Mon ami et collègue, Louis Allix, nous propose une réflexion fort éclairante sur les émotions : sont-elles inévitablement néfastes ou, également, parfois, rationnelles et utiles ?
1. A première vue, les émotions s’opposent à la raison et nous conduisent à la ruine
Nos émotions semblent aller contre notre intérêt. (a) Tout d’abord, parce qu’elles sont souvent incontrôlables : l’amour rend aveugle, la peur nous paralyse et la colère – cf. en latin : « ira furor brevis » – ressemble à de la folie. (b) Nos émotions semblent en outre impénétrables par la raison. Ainsi, j’ai peur des souris quoique je sache qu’elles sont parfaitement inoffensives. Tout se passe, alors, comme si mon corps me dirigeait contre mon jugement informé. Du reste, je ressens la force de l’affect physiquement : mon organisme frissonne de froid, ma gorge est sèche, etc. Ensuite, (c) l’émotion fait juger trop vite, rendant impossible la prise de décision rationnelle. Je me mets de la sorte en colère contre mon voisin parce qu’il fait du bruit, sans attendre de savoir si oui ou non ce vacarme est justifié (ce qui peut être le cas, par exemple, si son enfant vient de se blesser gravement). Enfin, (d) l’émotion semble, souvent, n’être basée sur rien. Ainsi par exemple, la personne dont je suis amoureux semble pouvoir être n’importe qui. Ce ne sont pas ses qualités propres que j’aime mais elle, globalement, inexplicablement. La preuve en est que si l’élue de mon cœur disparaissait et était remplacée par son sosie, je n’aimerais pas cette deuxième personne, quoiqu’elle soit exactement ressemblante à la première et alors que ses qualités seraient précisément les mêmes que celles de la personne que j’aime.
Ce caractère irréfléchi et immaîtrisable de nos émotions nous rapproche des animaux. De même, comme les animaux, nous sommes souvent emportés par des passions collectives. La raison individuelle, alors, se tait, submergée par la mentalité du troupeau, l’esprit grégaire. Plus loin, l’histoire des hommes semble n’être que la procession sans fin de nos folies collectives, comme si nous étions des automates, programmés pour être conformistes et fascinés par le pouvoir de l’autorité ou pour suivre toujours, majoritairement, l’opinion la plus déraisonnable.
Certes, on rétorquera que nos colères, nos chagrins, nos peurs, etc., peuvent être raisonnés, lorsque nous découvrons que l’objet de ces émotions était illusoire. Une meilleure connaissance de la situation modifie alors notre émotion. Mais il est vrai, aussi, que dans ces cas-là, très souvent, au lieu d’être dégrisés nous partons à la recherche d’une émotion de remplacement, comme si nous cherchions à tout prix à légitimer l’état émotionnel qui nous a emportés. De la sorte, par une sorte de transmutation, une émotion injustifiée est remplacée par une autre, tout aussi injustifiée. Ainsi, j’ai eu peur parce que mon fils n’est rentré que très tard de l’école mais, lorsqu’il est arrivé et que j’ai été soulagé, je l’ai accueilli en le grondant : « où étais-tu, vilain garçon ? ». Ma peur est devenue colère, sans raison.
En outre, nos émotions sont souvent manipulées par notre inconscient. Ainsi, ce qui est connu de nous – ou nous a déjà été présenté de façon subliminale – produit en nous des émotions positives et, à rebours, ce qui est inconnu crée peur ou méfiance. Cette préférence pour le connu fait que nous nous laissons, par exemple, tromper par quelqu’un dont la tête nous est familière, que nous nous acharnons avec passion à défendre des traditions qui n’ont plus lieu d’être ou que nous développons racisme, xénophobie, ethnocentrisme ou bigoterie religieuse. Et le pire, c’est que pour justifier ces émotions bâties uniquement sur la familiarité, nous inventons des raisons imaginaires de croire à ces sottises. Alors que ce sont nos émotions qui ont informées nos décisions, nous croyons encore que la raison a, seule, agi !
Nos émotions semblent donc être à la fois irréductiblement subjectives, opposées à la raison et de pures illusions à bannir parce qu’elles ne nous apprennent rien sur le monde. Au mieux, ce ne sont que des distractions par rapport aux affaires sérieuses de l’existence et sont, donc, sans importance. Au pire, étant incontrôlables par la raison, elles justifient tous les comportements même les plus odieux et, par conséquent, rendent impossible quelque débat sérieux à leur égard.
2. Les émotions peuvent être rationnelles et utiles
Nos émotions ne sont cependant pas toujours incontrôlables. La preuve en est que nous sommes souvent blâmés ou loués pour les émotions que nous avons : notre colère peut être condamnée ou être considérée comme étant juste ; une peur peut être raisonnable ou non ; une admiration peut être légitime ou indue, etc. En outre, le fait même de nous être rendus capables d’avoir une émotion peut fait l’objet d’une louange ou d’une condamnation. Nous sommes en effet tenus pour responsables de nos dispositions émotionnelles autant que de nos émotions, ce qui montre que nous ne croyons pas, au fond de nous-mêmes, que nos émotions contrôlent complètement nos vies.
En outre, les émotions sont utiles et même parfois vitales pour l’action intelligente. La peur permet de survivre parce qu’elle rend possible la fuite efficace ou parce qu’elle rend prudent (sur la route, par exemple). Elle fait aussi détecter les dangers plus vite et agir plus efficacement : c’est elle qui arrête le geste du chirurgien, du médecin urgentiste ou du démineur au bon moment. Quant à la colère, c’est elle qui permet le combat lorsqu’il est nécessaire, par exemple face à un agresseur violent qui terrorise tout un compartiment de métro. C’est elle aussi qui permet de conserver du cran et de la détermination lors des conflits qui durent longtemps. La joie, enfin, est un motivant important qui donne confiance en soi et produit, de ce fait, de la résolution et de l’allant. Elle nous fait donc tenter notre chance, ce qui peut entraîner des succès inespérés, en particulier dans les situations incertaines. Sans elle, nous agirions beaucoup moins souvent et beaucoup moins bien. En outre, même si elle nous amène à surestimer nos capacités, cette surestimation entraîne la confiance des autres et leur affection à notre égard.
De surcroît, les émotions rendent souvent nos actions plus opérantes parce qu’elles contribuent à concentrer notre attention sur ce qui est important. Si nous sommes détendus, notre attention se relâche, nos pensées s’éparpillent, les détails sans importance occupent notre esprit alors que, lorsque nous sommes anxieux ou en colère, nous nous concentrons sur un seul objet, écartant toutes nos autres pensées et tous les détails secondaires et pouvons alors agir plus efficacement.
Outre cela, les émotions nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes. Nous découvrons par nos réactions émotionnelles ce qui est important pour nous. De la sorte, si j’éprouve de la peine à la réussite d’autrui, cela me permet de comprendre que je l’appréciais en fait moins que je ne le croyais. Et, si à rebours j’éprouve de la colère à entendre dire du mal de mon voisin (alors que moi-même je ne me prive pourtant pas de le faire), cela me permet de découvrir que j’ai de l’affection pour lui. Nous découvrons même jusqu’à nos traits de caractères par nos émotions. Ainsi, si j’apprécie que l’on m’admire, même lorsque cela est parfaitement immérité (par exemple, lorsque j’ai été heureux qu’on me prenne dans la rue pour un grand écrivain, parce que je ressemble à cette personne), cela me montre que je suis vaniteux.
De même, les émotions ont des avantages sur la raison pure en matière de vie sociale. Par exemple, le sentiment de culpabilité – qui est à première vue désavantageux pour la survie, puisqu’il empêche de tricher même lorsque cela ne peut pas être détecté – permet d’un autre côté d’obtenir la confiance des autres : grâce à lui, la coopération est rendue possible, parce que je sais par la marque de ce sentiment en autrui que ce dernier est capable de culpabilité et, donc, tiendra sa promesse. Et, je suis certain de cela parce que le signal qui m’informe de l’existence de ce sentiment est quasiment incontrôlable : le visage de la personne rougit. De même, l’émotion amoureuse me donne l’assurance que mon partenaire sexuel n’ira pas voir ailleurs volontiers. Et, là encore, le signe est inimitable. On ne peut pas plus adopter à volonté les marques immédiates de l’état amoureux (tachycardie, pupilles dilatées, etc.) que l’on ne peut intentionnellement tomber amoureux.
Plus loin, les sentiments moraux, comme la tendresse, l’estime, la compassion, sont indispensables pour agir moralement. Pour se décider à agir moralement, il ne suffit pas en effet de suivre des maximes formelles ou de consulter des règles générales et de les appliquer aux différents cas particuliers. Il faut de l’empathie, de la compassion, de la bienveillance, de la culpabilité, de la fierté et autres émotions qui, seules, peuvent nous décider à agir moralement.
Le cœur et la raison sont donc des alliés et non pas des ennemis implacables entre lesquels il faudrait choisir. Nos émotions peuvent certes nous induire en erreur mais elles sont aussi parfois comme une sorte de rationalité supérieure qui sauve la raison d’elle-même : (a) elles rendent possible la vie sociale ; (b) elles facilitent l’action humaine, en cassant les blocages de la raison pure ; (c) elles fournissent même nombre de nos croyances rationnelles et de nos désirs les plus légitimes.
Nous prenons, au vrai, deux sortes de décisions. Les unes, effectuées lentement et avec minutie, sont fondées sur le raisonnement logique et les autres, rapides et imprécises, sont issues de nos émotions. Il ne faut pas opposer ces deux processus qui sont en réalité complémentaires, selon le temps et l’information dont nous disposons pour agir. Lorsque le temps ou l’information manquent, il faut privilégier l’émotion par rapport à la raison, parce qu’elle permet de changer rapidement d’activité dans un environnement changeant.
Il faut cependant aussi que nos émotions soient appropriées. Nous devons donc apprendre à reconnaître les situations-types qui appellent une émotion particulière plutôt qu’une autre et, par exemple, saisir que devant telle sorte de danger, il faut avoir peur et non pas se mettre en colère ou éprouver de la fierté ; qu’il faut avoir de la compassion devant la douleur ou le malheur d’autrui plutôt que cette joie mauvaise que les Allemands appellent la Schadenfreude ; qu’il faut se mettre en colère devant certains actes ou comportements odieux, plutôt que de rester indifférents. Outre cela, il faut apprendre à lutter pour avoir la bonne émotion mais de façon proportionnée et non pas exagérée : il ne faut pas être paralysé de peur devant une souris ou une araignée, par exemple. Il faut par conséquent avoir des émotions mais pas trop. Il faut viser le juste milieu, comme le préconisait Aristote. C’est l’affaire de toute une vie. Mais, notre vie est aussi, toute entière, affaire d’émotions.