Faisons retour sur un événement que le récit évoque comme en passant, et dont nombre de commentateurs ont noté l’importance, sans toutefois en tirer toutes les conclusions qui s’imposent.
En 1932, à quelque temps de l’arrivée de Hitler au pouvoir, Darlington Hall est le théâtre d’une réunion secrète qui réunit un certain nombre de hautes personnalités européennes favorables à une révision des termes du Traité de Versailles. C’est que le patron de Stevens, nous l’apprenons alors, est un sympathisant des nazis. Le fait que parmi les invités figure Oswald Mosley, un anti sémite notoire, proche de Mussolini, qui avait fondé l’Union britannique des Fascistes (British Union of Fascists) et se trouvait à la tête des “Chemises noires”, indique assez dans quel sens s’orientaient les opinions politiques de Lord Darlington. Quoique ce fût pour des raisons qui tiennent plus d’une certaine forme de donquichottisme que d’une quelconque ambition personnelle : la façon dont les Allemands étaient traités, en particulier par les Français, lui paraissait tout simplement inique. En outre, il est présenté comme un homme sincèrement animé de préoccupations sociales, partisan d’une intervention active (keynésienne) de l’Etat en faveur des plus démunis. Néanmoins, influencé sans doute par les idées de ses amis d’extrême droite, on le voit soudain proférer en public des propos hostiles aux Juifs. Et bien que par la suite il regrettera la décision prise ce jour-là, à quelque temps de l’ouverture de la réunion, à laquelle devait également participer Ribbentrop, Lord Darlington convoque son majordome pour l’enjoindre de congédier tout membre du personnel d’origine juive. Il se trouve que deux jeunes servantes, qui avaient donné parfaite satisfaction, sont concernées par cette mesure dont l’annonce est pour le domestique une entière surprise et qu’il désapprouve en son for intérieur : “Tous mes instincts s’opposaient à l’idée de les congédier” (p. 162). Mais voici la question : comment devait réagir en pareille circonstance un homme animé de la volonté de se comporter toujours en “grand” majordome ? Quelle attitude appelait le souci de la “dignité”, c’est-à-dire l’exigence d’habiter parfaitement son rôle professionnel, sans jamais faire montre de ses sentiments personnels, c’est-à-dire de ce qui relève de son for intérieur ? Posée en ces termes, la réponse est sans surprise : n’était possible qu’une obéissance parfaite, engageant une exécution immédiate de l’ordre donné, qu’il était hors de question de mettre en cause et de discuter. Et de fait, c’est ainsi que Stevens s’exécuta : “Cependant, mon devoir, en l’occurrence, était parfaitement clair, et à mes yeux, il n’y avait rien à gagner à afficher de façon irresponsable les doutes que j’éprouvais” (p. 162).Toute autre est la réaction de l’intendante lorsqu’il lui communique l’injonction de “Sa Seigneurie” : elle menace de donner sa démission si elle est effectivement appliquée.
Particulièrement significative est la façon dont Stevens lui répond lorsqu’elle témoigne de sa désapprobation et de son refus d’obtempérer au motif qu’une telle décision “n’est tout simplement pas bien” (p. 163) :
“Miss Kenton, je vous demanderai de ne pas vous énerver et de vous conduire d’une façon seyant à votre position. Cette affaire est parfaitement simple. Si Sa Seigneurie souhaite qu’il soit mis fin à certains contrats de travail, il n’y a pas grand chose à ajouter.
-Je vous préviens, Mr Stevens, je ne continuerai pas à travailler dans une maison pareille. Si on renvoie mes filles, je partirai aussi.
- Miss Kenton, je suis étonné de vous voir réagir de cette manière. Je ne devrais pas avoir à vous rappeler que professionnellement nous ne devons pas nous soumettre à nos penchants et à nos sentiments, mais aux vœux de notre employeur.
- Je vous le dis, Mr Stevens, si vous renvoyez mes filles demain, ce sera mal, ce sera un péché entre tous les péchés, et je ne continuerai pas à travailler dans une maison pareille” (p. 163-164).
Il importe de souligner que tous deux sont conscients du caractère “mauvais” de la décision de leur employeur. A cette différence près que le premier dissimule et refoule sa désapprobation au nom d’une éthique du devoir professionnel, pompeusement mis au compte de la “dignité”, et que la seconde désigne ouvertement le mal comme tel, annonçant son intention de quitter une maison où de telles actions se déroulent.. Dans la suite du récit, on apprendra qu’en réalité elle n’en fit rien et est demeurée à Darlington Hall, malgré le départ brutal des jeunes filles, offrant au majordome matière à de plaisantes moqueries.
Remarquons quelques points saillants.
L’un et l’autre sont confrontés à l’obligation d’exécuter un ordre qu’ils jugent inique. Stevens obtempère sans discuter, s’interdisant tout droit d’en contester la justice, et ce par conformité à son éthique professionnelle qui consiste à mettre ses sentiments de côté. Miss Kenton, à l’inverse, exprime ouvertement l’indignation que suscite en elle aussi bien l’ordre lui-même que la façon nonchalante dont le majordome lui présente l’affaire : “Mr Stevens, cela me scandalise de vous voir assis là et de vous entendre prononcer de telles paroles comme si vous parliez des prochaines commandes d’épicerie” (p. 163). En réalité, au bout du compte, à défaut d’appliquer elle-même la sentence, elle laissera faire, sans tenter de s’y opposer, ni mettre sa menace de départ à exécution. Interrogée plus tard sur les raisons de sa conduite, elle exposera une série d’arguments matériels (qu’étant sans famille et sans ressources, elle n’aurait nulle part où aller) tout en avouant sa faute morale : “Je me suis montrée lâche, Mr Stevens. Lâche tout simplement” (p. 168). Mais de toute évidence elle n’adresse ce reproche qu’à elle-même et non au majordome. Notons enfin que Lord Darlington reconnaîtra plus tard, après avoir rompu avec la “nature hideuse” de l’organisation des “Chemises noires”, que ce qui s’est passé était un “mal” (p.166) et qu’il convient d’apporter quelque compensation à ces victimes.
Que nous voyons dans cet épisode sinon l’alliance qui unit certaine conception de l’éthique avec la mise en œuvre du mal ? Une éthique qui se rapporte à une conception servile de la “dignité”, c’est-à-dire, et c’est le point essentiel, une éthique qui ferme le sujet à tout ce qui relève de sa subjectivité, une éthique de l’identification de l’être avec la fonction, c’est-à-dire de la mauvaise foi, qui rabat entièrement l’individu privé sur le “personnage professionnel” et s’interdit toute marge. Là est, nous l’avons vu, ce qui fait la différence entre le “grand” majordome et le majordome de “moindre envergure”. Ce dernier joue un rôle, mais laisse place en lui à un jeu, entendu ici au sens d’une distance, comme deux pièces qui ne sont pas parfaitement ajointées l’une à l’autre. Le serviteur qui a atteint à la perfection de son métier, qui agit donc avec une réelle “dignité”, a hermétiquement fermé en lui toute possibilité d’une pareille fracture ou béance. Pourtant, et l’auteur nous le fait secrètement comprendre, c’est dans une telle fracture, un tel “jeu” précisément, que s’inscrit la possibilité d’une action qui eût été réellement digne. Dignité qui n’eût pas consisté simplement à manifester sa désapprobation, mais à agir en conséquence. Ce dont les deux protagonistes de l’histoire se montrèrent incapables. Dans un entretien, Kazuo Ishiguro expliquera : “J”étais intéressé par la façon dont les gens se mentent à eux-mêmes afin de rendre les choses agréables, et donner de la dignité à leurs manquements (dignify their failures)”.
La négation de tout ce qui relève des sentiments personnels, et, d’une manière générale, de l’autonomie du sujet sur quoi un être pourrait s’appuyer pour refuser d’obéir à une injonction maléfique, est élevé au rang d’une vertu ou d’un devoir. Est-il besoin de préciser quel régime avait porté cette négation de la sensibilité et de l’autonomie au nom d’une morale inflexible de l’obéissance au Chef, et ce jusque dans toutes ses exigences sacrificielles ? Il me paraît tout à fait clair que ce n’est pas sans de profondes raisons que Kazuo Ishiguro fait de Lord Darlington un fasciste, sympathisant de l’Allemagne nazie. Et bien que le maître de la maison reste un personnage somme toute secondaire, l’orientation politique de ses engagements n’a rien d’anecdotique : elle jette une lumière nouvelle sur le type d’homme incarne le majordome Stevens. Pas simplement un être un peu ridicule et comique engoncé dans son costume et qui est incapable de s’ouvrir aux promesses de l’amour, pas simplement, au plan philosophique, une incarnation de la figure sartrienne de la “mauvaise foi”, mais plus dangereusement un être servile et docile d’autant plus prompt à se soumettre à des ordres destructeurs qu’il a élevé le renoncement et l’absence à soi, à son moi véritable, au rang d’une vertu parfaite. Dès lors, il cesse définitivement de nous faire sourire et d’éveiller notre sympathie. Car la servilité dont il fait montre dans l’exécution d’un ordre qu’il estime maléfique, mais qu’il s’interdit de juger et plus encore de contredire, fait secrètement signe vers ce que Eichmann appela lors de son procès à Jérusalem, l’“obéissance du cadavre” (Kadavergehorsam).
Nul besoin d’insister pour saisir à quelles extrémités de l’horreur peut conduire l’éthique professionnelle de l’obéissance aux ordres, surtout lorsqu’elle s’égare au point de se donner des fondements quasi métaphysiques (qu’ils répondent à l’essence de la “dignité” ou à l’obligation impérative de suivre les ordres du Führer, érigés en “loi fondamentale” de la moralité), exigeant de chacun qu’il se fasse oublieux de ses penchants prétendument “sentimentaux” ou égocentriques. Telle est la leçon que Kazuo Ishiguro nous enseigne discrètement et qui donne à son beau roman une profonde et durable portée morale. Et cette leçon est en parfait accord avec les analyses auxquelles se sont livrés les chercheurs en psychologie sociale ayant travaillé sur le phénomène de l’obéissance destructrice.
Une illustration des leçons de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité
Un des conclusions les plus remarquables que Stanley Milgram tire de ses fameuses expériences sur l’obéissance à l’autorité, c’est que les sujets qui acceptent d’envoyer des décharges maximales à “l’élève” ne sont nullement dénués de sentiments moraux, de nombreux symptômes attestant les émotions déplaisantes qu’ils éprouvent à obéir aux ordres et à infliger une souffrance à des “innocents” dont ils comprennent parfaitement la nature maléfique. Le fait est pourtant qu’ils résolvent le conflit entre leur conscience et l’autorité en faveur de cette dernière. Et ce pour une raison essentielle, c’est que celle-ci est revêtue à leurs yeux d’une légitimité qui exige, pensent-ils, qu’ils agissent dans le mépris et l’oubli de leur individualité singulière. La condition dans laquelle ils se sont placés, et que Milgram nomme “l’état agentique”, correspond, dans ses traits essentiels, à la manière dont Stevens répond à l’ordre de Lord Darlington.
Ce que nous apprennent les expériences en psychologie sociale, c’est que la capacité humaine à agir de façon malfaisante ne requiert nullement que les individus soient nécessairement malveillants, qu’ils veuillent positivement faire le mal ou soient dénués d’un équipement éthique de nature à leur faire comprendre la nature même de leurs actes. La molignité humaine résulte de la conjugaison à la fois de facteurs sociaux “situationnels” et d’une reconnaissance de la légitimité de l’autorité qui conduit les êtres à s’absenter à eux-mêmes, à démissionner de leur moi véritable, à fragmenter et à compartimenter leur personnalité.
Tel compartimentage est poussé à l’extrême par le majordome parfait que veut être Stevens parce que l’aliénation et la dépersonnalisation de soi se construit, dans son cas, sur une rhétorique de la dignité d’autant plus redoutable dans ses effets potentiels qu’elle prend les allures d’un idéal. Si l’on suit les leçons de Sartre sur la mauvaise foi, l’idéal de l’identification de soi à sa fonction ne peut jamais être -et il est heureux qu’il en soit ainsi- qu’une visée inaccessible. Le repli de l’être sur le devoir-être (même socialement et idéologiquement élaboré, comme dans l’éthique militaire du courage viril, de la discipline et de l’obéissance aveugle) n’abolit jamais la distance entre l’en-soi et le pour-soi qui est consfitutive de la conscience humaine et le fondement de sa responsabilité irrévocable. C’est pourquoi il n’est aucun homme qui puisse se réfugier derrière l’argument de l’obéissance à l’autorité, aussi radicalement l’ait-il accepté et pleinement fait sien, pour se défausser de la responsabilité à l’égard de ses propres actes.
Pareille conscience de la responsabilité personnelle, on sait combien elle est totalement étrangère à quiconque élève au rang d’un idéal moral l’éthique dépersonnalisé du devoir, et quoique ce faisant il ne fasse, en réalité, qu’intérioriser un discours social purement idéologique, cette inconscience n’est jamais une excuse lorsqu’elle conduit à faire de nous les exécuteurs dociles et silencieux du mal. Ce fut sur ce fondement philosophique que s’appuya, en son temps, le Tribunal de Nuremberg pour inculper et condamner les criminels de guerre nazis. A sa manière bien à lui, qui n’est pas celle d’un philosophe mais d’un romancier, et peut-être d’un moraliste, telle est la leçon que nous enseigne à son tour Kazuo Ishiguro dans Les vestiges du jour et qui donne à son héros, ou plutôt à son “anti-héros, en dépit de son apparence bonhomme et aimable, sa dimension proprement pitoyable.