On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 17 février 2012

Samuel Hutington, Le choc des civilisations



Peu d’ouvrages ont déclenché dans le monde entier autant de controverses et de polémiques que celui, paru en 1996, de Samuel Huntington (1927-2008), professeur de sciences politiques à l’université de Havard, Le choc des civilisations. Toutefois, il s’agit d’un livre important, souvent plus connu par ouï-dire que réellement lu, d’un de ces livres qui oblige à considérer les choses sous un angle inaccoutumé et qui propose à la fois une synthèse – la synthèse d’un immense savoir – et un modèle d’interprétation du monde simple et puissant, mais en même temps formidablement contestable. Que nous dit-il en substance ? La configuration des relations entre les Etats, héritée de la Seconde Guerre mondiale, et qui opposait deux superpuissances rivales, a disparu avec l’effondrement du système communiste à la fin des années quatre-vingt. Mais l’espoir qui s’ensuivit de l’émergence d’un « nouvel ordre mondial », marqué par le triomphe des valeurs libérales occidentales, la fin des conflits idéologiques et l’avancée inexorable de la « démocratie de marché », a rapidement fait long feu. Une nouvelle réalité géopolitique s’est progressivement imposée : la recomposition de la politique globale selon des « axes culturels » que Huntington appelle, et la formule lui a été vivement reprochée, des « blocs civilisationnels ». Sous l’impulsion de facteurs essentiellement ethniques et religieux se dessine un nouveau système conflictuel d’alliances, qui n’est plus bipolaire mais multipolaire et qui, par conséquent, est infiniment plus dangereux et incontrôlable que tout ce que nous avons connu par le passé. Tel est, en bref, le constat.
La « civilisation » n’est pas l’apanage seulement de l’Occident, comme on l’a trop souvent cru depuis le XVIIIe siècle. D’autres vastes ensembles prennent aujourd’hui conscience de leur puissance politique, économique et militaire et, ce qui compte davantage, de leur capacité à définir pour les individus, déboussolés par les conséquences de la modernité, leur identité. L’émergence de ces « blocs civilisationnels » - Huntington en dénombre sept (les civilisations chinoise, japonaise, hindoue, musulmane, occidentale, latino-américaine, et, potentiellement, africaine) – est à la fois le produit de la modernité et, mis à part chez nous, l’expression du refus d’identifier la modernité avec l’Occident. Si le « nouvel ordre des civilisations » a pour trait commun de confronter le monde européano-américain à une mise en cause parfois radicale de ses valeurs fondatrices et son mode de vie, la lutte menée contre l’Occident par certaines grandes « cultures » - dans le monde musulman, mais aussi, d’une manière moins virulente, en Chine, en Inde ou au Japon – entend montrer qu’on peut être moderne sans être nécessairement « occidental ». La notion de « choc des civilisations », que Huntington emprunte à Bernard Lewis, désigne ainsi, tout d’abord, la diversité des réponses sociales et culturelles à ce fait universel qu’est la « modernité », apportant ainsi un démenti au fantasme de l’uniformisation du monde – le fameux « homme unidimensionnel » dont parlait Marcuse - qui serait la conséquence inévitable de la mondialisation ou de la globalisation économique des échanges. Malheureusement, d’autres conséquences sont plus inquiétantes.
Chaque « bloc civilisationnel » se constitue autour d’« Etats phares », autour desquels gravitent, par cercles concentriques, des Etats de moindre importance, délimitant un espace à la fois géographique, politique et culturel, relativement clos. Or la relation naturelle entre ces Etats phares est fondamentalement, selon Huntington, la rivalité. Et aucun antagonisme n’est davantage animé par la haine et la violence que celui qui oppose l’islam au monde occidental et, dans une moindre mesure, celui-ci à toutes les autres puissances régionales, appelées à s’unir pour lutter contre son hégémonie. C’est ici qu’on passe d’une analyse purement descriptive à une prédiction de l’avenir dans laquelle l’Occident apparaît comme une forteresse assiégée de tous côtés par des ennemis dont le plus durablement menaçant est le monde musulman, pris dans son ensemble. Prédiction à laquelle les attentats terroristes du 11 septembre 2001 auraient apporté confirmation, donnant au paradigme de Huntington une puissance visionnaire sans précédent. Mais c’est précisément ce dont on peut douter. Non seulement parce que la présentation proposée de l’islam tient peu compte de son extrême diversité et de ses liens complexes avec l’Occident, mais, plus généralement, parce que les relations entre les Etats semblent n’être animées que par une seule passion destructrice : la haine contre ce que Huntington appelle « l’occidentoxication », comme si les principes humanistes que notre tradition a favorisés étaient incapables d’être accueillies ailleurs dans leur universalité et leur autorité morale et ne constituaient pas le socle à l’élaboration possible d’un monde commun, respectueux de la diversité des cultures humaines.
La vision d’un monde multipolaire laisse place à une conception manichéenne dans laquelle la civilisation occidentale , historiquement en déclin, et minée de l’intérieur par une très grave crise spirituelle, notamment du fait de la tendance à favoriser le multiculturalisme et le relativisme des valeurs, est mise en péril par l’hostilité que lui voue le reste du monde, donnant à craindre que se produise un jour le « choc total » entre la Civilisation et la barbarie et que s’abatte sur le monde un « âge de ténèbres » sans précédent. On comprend que de telles thèses aient pu susciter de très vives réactions…

7 commentaires:

Alexandre.Gagner a dit…

Ne pensez-vous pas que la thèse du clash entre les civilisations a trouvé un certain écho lors des événements du 11 septembre ? Mais cette vision du monde laisse de coté tous les aspects de la mondialisation sociale, économique et politique qui ne vont pas dans son sens. Dans l’imposture du choc des civilisations (Pleins feux, 2002), Marc Crépon rappelle que les identités à grande échelle (nous sommes Européens par exemple) ne sont ni exclusives (nous pouvons avoir des identités multiples), ni ultimes (nous pouvons nous affirmer citoyen du monde), ni meurtrière (nous ne sommes pas condamnés à la guerre de tous contre tous). Par exemple je pense aux informaticiens indiens, qui sont à cheval sur plusieurs espaces civilisationnels, ceci n’a rien d’exceptionnel dans un monde de plus en plus intégré économiquement. Politiquement, des institutions comme le protocole de Kyoto, les tribunaux internationaux et la cour pénale internationale par exemple démontrent tous les jours l’existence de constructions politiques où le sentiment de responsabilité qu’éprouvent les individus quant au sort des autres dépasse de loin les frontières de leur pays et de leur continent. Surtout, c’est l’articulation entre civilisations et religion qui doit être remise en cause. Dans la sainte ignorance (2008) Olivier Roy analyse la construction des groupes religieux qui n’ont plus de base culturelle homogène : les défenseurs de la tradition anglicane sont nigérians, ougandais et kenyans, la Corée du Sud est le pays qui fournit en pourcentage le plus grand nombre de missionnaires protestants… La théorie du choc des civilisations, affirme O. Roy, ne permet pas de comprendre de tels phénomènes. Car loin d’être l’expression d’identités culturelles traditionnelles, le relativisme religieux est une conséquence de la mondialisation et de la crise de la culture

Emmanuel Gaudiot a dit…

Je suis d'accord avec vous, Alexandre, pour contredire l'éventualité d'un clash entre les civilisations. Même s'il est vrai que des affrontements sont possibles à cause de postures proprement antagonistes, je pense que la vie d'un homme ne se résume pas seulement à sa spiritualité, ni à son appartenance à une société (de consommation, par exepmle), et que les homme le savent: il ne leur reste plus qu'à l'admettre. D'ailleurs on l'a vu tout au long de l'histoire: chaque conflit s'est nourri d'un trait de caractère d'une société (religions, idéologies contraires). On peut alors espérer, je le pense, que les moyens d'accéder à l'autre -je pense notamment à l'internet- sont une menace grandissante pour les replis en tous genres; il convient pourtant de modérer cet optimisme, car si la diffusion de la culture est un moyen d'exister avec l'autre, on est loin d'un monde pacifié, avec des hommes libérés de tout endoctrinement: il faut savoir chercher l'autre, c'est un effort de chaque instant!

Jean-baptiste Richard a dit…

Que dire de cette théorie du "choc des civilisations" ? De nombreuses critiques de géopoliticiens ont déjà été formulées à son encontre. Notons seulement que ce découpage du monde en bloc de civilisations paraît on ne peut plus arbitraire et que l'amalgame de la civilisation et de la religion semble réducteur. De plus, cette théorie n'est pas apte à rendre compte des conflits internes à ces blocs de civilisations (cf. l'émission le dessous des cartes . Mais n'ayant pas lu le livre de Hutington et n'étant pas géopoliticien, je laisse les gens compétents discuter les détails de cette théorie.
D'un point de vue philosophique, on peut par analogie,calquer la phrase de Nietzsche sur les faits moraux et affirmer qu'il n'y a pas de faits géopolitiques mais seulement des interprétations géopolitiques de phénomènes.
Le choc des civilisations est une lecture, une interprétation géopolitique du monde.
Il faudrait, en bon lecteur de Nietzsche, en faire la généalogie.
Pourquoi recourir à une telle théorie ? Qu'est-ce qui se cache derrière cette lecture ? Ne serait-ce pas la peur ? la peur des "méchantes" autres civilisations ? la crainte que la civilisation occidentale perde de sa puissance ? Cette théorie n'est-elle pas un appel à protéger la civilisation occidentale des "méchantes" civilisations ? N'est-ce pas une crainte que notre ministre Claude Guéant partage avec Hutington ?
LE problème de cette lecture, à mes yeux, c'est que la peur qui en est le moteur va produire et engendrer de la haine et va ainsi alimenter le conflit et donc accréditer cette théorie, aux yeux de certains du moins.
cette lecture ne permet pas de résoudre une crise ou un conflit après en avoir compris les causes mais ne fait que raviver des braises chaudes.
Jean-baptiste Richard, élève de L3 au SEPAD

Marc Kons a dit…

Huntington semblait voir dans le relativisme le talon d’Achille de l’Occident, il voulait sans doute inviter notre civilisation à prendre conscience de sa différence pour se protéger. Peut-être aurait-il dû penser (je ne sais pas si c’est le cas) au nombre de victimes des toutes les politiques occidentales contre les autres civilisations pour se rendre compte que s’il y a une civilisation qui n’a jamais eu froid aux yeux, c’est bien l’occidentale.
Mais on peut envisager les choses d’une manière différente et cela me fait penser au relativisme tel que le conçoit Castoriadis et sa théorie de la « singularité occidentale » ou « singularité grecque ». Les Grecs auraient en effet inventé l’autocritique, la mise en question de soi, de la tradition et de la culture ; d’où la nécessité de faire des choix politiques basés sur l’autocritique dans une démocratie. Cette mise en question est à la base d’un certain relativisme des valeurs, mais en même temps de la relativité du relativisme lui-même puisque la culture occidentale serait la seule à contenir, au moins en germe, cette autocritique.
Le relativisme de la civilisation occidentale serait ainsi à la fois une faiblesse, car il peut aboutir aux camps de concentration (perte de l’autocritique), mais également une force, car il contient en lui-même la possibilité d’universalité ou de cadre commun aux différentes cultures, à savoir l’autocritique. En résumant grossièrement, si les civilisations sont égales en théorie, elles ne le sont plus quand il est question de faire des choix politiques, ne serait-ce que parce que nombre d’entre elles ne permettent pas de faire des choix politiques...

Michel Terestchenko a dit…

Cher Marc, on trouve une même idée chez Kolakowski, qui est, hélas, moins connu que Castoriadis. Le propre de l'Europe et de la démocratie est le "self denial". Elle est également au coeur du bel essai de Jacques Dewitte, "L'exception européenne, ces mérites qui nous distinguent" (Michalon, Paris, 2008).
Merci à tous pour vos excellents commentaires.

Dominique Hohler a dit…

La vision du choc des civilisations de Huntington renvoie au discours de Vaclav Havel qu'on peut trouver sur ce blog. Le constat est partagé, la diversité des cultures humaines s'impose comme le paramètre intangible, la variable serait le caractère universel de l'humanisme européen; sa capacité à sortir de son berceau et à se répandre dans la diversité des cultures comme un fond commun. Capacité niée par la vision noire de Huntington qui prend forme d'augure, capacité affirmée par la vision pleine d'espoir de Havel, en forme de testament.
Si le langage des individus est performatif, pourquoi celui des collectivités incarnées par Huntington et Havel ne le serait-il pas ? Pourquoi ne pas décider que nous voulons Havel et que nous ne voulons pas Huntington ?
Tous deux ont raison mais nous pouvons décider que l'avenir donne tort à l'un d'eux. Et si nous ne le pouvions pas, ne serait-il pas là notre véritable déclin ?

Dominique Hohler

Miloud KOHLI a dit…

L'existence de civilisations différentes ayant adopté au cours d'histoires millénaires des modèles de vie et de croyances diverses est une réalité qui apparaît aux yeux de Huntington comme pouvant aboutir à un choc des civilisations. Personne ne le souhaite, car cela n'a aucunce raison d'être. Cela n'a aucune raison d'être car un tel choc ne peut reposer que sur la remise en cause des fondements même d'une civilisation. Et cela n'a pas de sens. Que des États soient en rivalité économique ou politique cela fait partie des rivalités saines car elles ne remettent pas en cause la nature et le fondement même sur lesquels se sont construits les sociétés. Le choc des civilisations c'est, on le sait bien, la critique des cultures, la critique des religions qui conduisent uniquement à des haines insensées basées sur des appréciations de ce qui n'est justement pas appréciable. Une civilisation ne peut revendiquer d'être meilleure qu'une autre, c'est de là que démarre les conflits. Aucune civilisation ne peut prétendre être meilleure que les autres. Une civilisation c'est la culture, c'est la religion, c'est une population, c'est souvent des millénaires d'histoire, penser un choc de civilisations c'est penser la remise en cause par une (des) civilisation (s) des fondements d'une (d'autres) civilisations, cela me paraît impensable. Par contre si une civilisation doit se rénover, elle ne pourra le faire que de l'intérieur ou avec l'aide, et non pas la rivalité, des autres civilisation. Je fais le lien ici avec le discours de Vaclav Havel à l'unversité de Harvard que vous aviez proposez, il y a quelques mois, dans lequel Havel aborde cette question de civilisations (il parle du sort de l'humanité entière) et y propose une réponse. En effet comme le souligne Havel, tous les individus sur cette terre ont un fond commun qui les unis, le sens moral, le sentiment du divin, le respect du vivant qui doit prévaloir sur la forme culturelle que prend ce fond commun. Pour Havel, les enjeux auxquelles doivent faire face aujourd'hui les dirigeants des grandes démocraties demandent de mettre en oeuvre plus que jamais, mais sans naiveté, les dimensions éthique et spirituelle de la Politique. Ici, il ne s'agit pas de naiveté mais de réalisme, l'unique voie pensable d'avenir ne doit pas être le choc mais la voie de la raison et de compréhension entre les civilisations grâce à ce fond commun qui nous unit et dont parle Vaclav Havel.