Daniel Van Eeuwen, professeur de science politique et ancien directeur délégué de l'IEP d'Aix-en-Provence, est décédé mercredi dernier d'une longue maladie. Ses obsèques ont été célébrées aujourd'hui à l'Espace funéraire de Luynes, en présence d'une nombreuse assemblée de proches et d'amis, réunie autour de sa compagne Larenka qui de sa voix magnifique de mezzo accompagna la pensée des uns, la prière des autres, nous bouleversant tous. Il était aimé, il était respecté. C'était un ami. Discret, sensible, délicat et un hôte grand seigneur. Comme on dit chez moi : "Mémoire éternelle".
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 29 juin 2013
mercredi 19 juin 2013
Quand Platon s'invite devant la cathédrale
La dernière étudiante entra enfin dans la salle où nous étions trois à faire passer aujourd'hui l'épreuve redoutée du Grand Oral de Sciences-Pô à Aix. Sa prestation n'avait rien d'exceptionnel, mais elle se débrouillait fort bien dans son commentaire d'un texte difficile lorsqu'elle fit discrètement allusion à ses voyages au Mali, en Ethiopie et ailleurs dans le monde. Durant la conversation qui suivit, je lui demandai de nous raconter davantage ces expériences. Et tout d'un coup, sans qu'aucun d'entre nous s'y attende, ce fut un choc comme je n'en ai jamais connu. Avec une parfaite simplicité, la jeune fille nous fit le récit de sa vie auprès des Maliens pendant l'intervention française. Un vigile à la sortie d'un magasin de sport où elle avait acheté un sac de voyage lui avait parlé de la situation dans le pays ; trois jours plus tard, elle avait acheté son billet. Profitant des trois semaines que l'Institut accordait aux étudiants en vu de la préparation du diplôme, elle était partie, pour la plus grand inquiétude de ses parents, qui la voyait de nouveau s'éloigner dans une contrée lointaine, animée par le seul désir de voir de ses propres yeux la réalité de la guerre dont les journaux rendaient si mal compte : "J'avais le sentiment que non, le Mali n'était pas à feu et à sang comme le disaient les médias. Durant tout mon séjour je suis restée au Sud. J'ai fait plus de 2000 km par tous les moyens imaginables en dépensant en tout et pour tout cinquante euros sur place. J'ai vécu, nous expliqua-t-elle, dans des conditions précaires, mais qui étaient loin d'être misérables." Et elle n'en était pas à son coup d'essai, ayant fait précédemment un long séjour auprès de populations pauvres en Ethiopie. Il y avait dans le naturel de son attitude, de ses mots, la justesse de ses analyses (sur l'Irak également, la Libye, la Syrie aujourd'hui) quelque chose de profondément bouleversant qui nous cloua littéralement sur nos chaises. Sur ces situations complexes, c'est elle qui nous faisait la leçon avec une intelligence profonde, dénuée de toute intention politique ou militante.
Après la proclamation des résultats – nous lui avions décerné une note rare – je la trouvais sur le parvis de l'Institut seule en face de la cathédrale. Alors que je la félicitais, lui disant combien nous avions été touchés par son oral, je sentais une émotion irrésistible monter en moi, j'étais littéralement sur le point de fondre en larmes (la journée, il est vrai, m'avait mis au bord de l'épuisement physique). Ma fille, Angéline, m'avait envoyé le sujet d'invention qu'elle avait traité le matin même à son bac de français : « Vous proposerez le portrait d'un être ordinaire qui sous votre regard prendra une dimension extraordinaire ». Eh bien, c'est très exactement cela qui s'était passé et qui se poursuivait alors que j'interrogeais la jeune fille sur ses projets d'avenir et les raisons, pour elle si naturelles, de ses engagements : une étudiante qui n'avait rien de plus talentueux que les autres s'était transfigurée sous mes yeux. Je lui demandais si elle accepterait que je publie sur ce blog les carnets de voyage qu'elle a tenus, ce qu'elle accepta avec joie. J'attends donc qu'elle me les envoie et les mettrais aussitôt en ligne. L'émotion qui m'avait gagné n'avait rien d'intellectuel, je puis l'interpréter seulement comme la réaction sensible de l'âme lorsqu'elle perçoit qu'elle est en présence ineffable de quelque chose de Bien et du Beau, et c'est à dessein que j'écris ces mots en majuscule. Vous me trouverez peut-être désespérément idéaliste, mais, non, ce ne sont pas des concepts seulement, ce sont des réalités vivantes. Les Idées de Platon étaient là, manifestement incarnées dans la personnalité remarquable et les actions étonnamment courageuses de cette jeune fille ordinaire de vingt-trois ans que nul ne s'attendait à rencontrer et qui m'a touché au plus profond. Elle se prénomme Fanny. J'espère que nous la retrouverons bientôt.
Après la proclamation des résultats – nous lui avions décerné une note rare – je la trouvais sur le parvis de l'Institut seule en face de la cathédrale. Alors que je la félicitais, lui disant combien nous avions été touchés par son oral, je sentais une émotion irrésistible monter en moi, j'étais littéralement sur le point de fondre en larmes (la journée, il est vrai, m'avait mis au bord de l'épuisement physique). Ma fille, Angéline, m'avait envoyé le sujet d'invention qu'elle avait traité le matin même à son bac de français : « Vous proposerez le portrait d'un être ordinaire qui sous votre regard prendra une dimension extraordinaire ». Eh bien, c'est très exactement cela qui s'était passé et qui se poursuivait alors que j'interrogeais la jeune fille sur ses projets d'avenir et les raisons, pour elle si naturelles, de ses engagements : une étudiante qui n'avait rien de plus talentueux que les autres s'était transfigurée sous mes yeux. Je lui demandais si elle accepterait que je publie sur ce blog les carnets de voyage qu'elle a tenus, ce qu'elle accepta avec joie. J'attends donc qu'elle me les envoie et les mettrais aussitôt en ligne. L'émotion qui m'avait gagné n'avait rien d'intellectuel, je puis l'interpréter seulement comme la réaction sensible de l'âme lorsqu'elle perçoit qu'elle est en présence ineffable de quelque chose de Bien et du Beau, et c'est à dessein que j'écris ces mots en majuscule. Vous me trouverez peut-être désespérément idéaliste, mais, non, ce ne sont pas des concepts seulement, ce sont des réalités vivantes. Les Idées de Platon étaient là, manifestement incarnées dans la personnalité remarquable et les actions étonnamment courageuses de cette jeune fille ordinaire de vingt-trois ans que nul ne s'attendait à rencontrer et qui m'a touché au plus profond. Elle se prénomme Fanny. J'espère que nous la retrouverons bientôt.
mardi 11 juin 2013
La locomotive et les idées
"On commence à comprendre que, s'il ne peut y avoir de force que dans une chaudière, il ne peut y avoir de puissance que dans un cerveau ; en d'autres termes, que ce qui mène et entraîne le monde, ce ne sont pas les locomotives mais les idées. Attelez les locomotives aux idées, c'est bien ; mais ne prenez pas le cheval pour le cavalier", écrit Hugo dans Les Misérables (VI, 2).
Il y a pourtant bien de la dialectique entre la matière grise et le produit fabriqué. Si le travail de l'esprit vient en premier, il n'est libre que dans un horizon déterminé à l'avance par la finalité productiviste de la recherche. Face à la concurrence économique mondiale et les formes déloyales, humainement indécentes, que celle-ci revêt en de nombreux pays, ce n'est qu'en investissant dans les domaines les plus avancés de la recherche que les sociétés occidentales pourront rester dans la course. Fort bien ! Le cerveau avant les locomotives, que d'autres pourront produire à plus bas coût mais qui sont déjà obsolètes. Qui ne voit pourtant que la course est sans fin ; le cerveau est ici entraîné par la locomotive du progrès qui l'emporte dans un mouvement de folle allure, bouleversant le monde, cultures, sociétés et civilisations, sans que cela ait été voulu par aucune décision concertée ni choix délibéré. Avons-nous assez réfléchi à ce que ce phénomène historique a de nouveau et de troublant ? Hélas, contrairement à ce qu'écrit Hugo, moins lucide en cette affaire que Marx, à l'ère du progrès technologique sans fin le cerveau est tout à la fois aliéné et libre. Voilà ce qu'il advient lorsque nous sommes plus consommateurs que citoyens, et que l'économie a pris le pas sur la politique.
Il y a pourtant bien de la dialectique entre la matière grise et le produit fabriqué. Si le travail de l'esprit vient en premier, il n'est libre que dans un horizon déterminé à l'avance par la finalité productiviste de la recherche. Face à la concurrence économique mondiale et les formes déloyales, humainement indécentes, que celle-ci revêt en de nombreux pays, ce n'est qu'en investissant dans les domaines les plus avancés de la recherche que les sociétés occidentales pourront rester dans la course. Fort bien ! Le cerveau avant les locomotives, que d'autres pourront produire à plus bas coût mais qui sont déjà obsolètes. Qui ne voit pourtant que la course est sans fin ; le cerveau est ici entraîné par la locomotive du progrès qui l'emporte dans un mouvement de folle allure, bouleversant le monde, cultures, sociétés et civilisations, sans que cela ait été voulu par aucune décision concertée ni choix délibéré. Avons-nous assez réfléchi à ce que ce phénomène historique a de nouveau et de troublant ? Hélas, contrairement à ce qu'écrit Hugo, moins lucide en cette affaire que Marx, à l'ère du progrès technologique sans fin le cerveau est tout à la fois aliéné et libre. Voilà ce qu'il advient lorsque nous sommes plus consommateurs que citoyens, et que l'économie a pris le pas sur la politique.
dimanche 9 juin 2013
Entretien Castoriadis sur la démocratie athénienne
Entretien vidéo entre Chris Marker et Cornélius Castoriadis pour L'héritage de la chouette, une série de douze films diffusée en 1989 sur La Sept :
« Mais par rapport à ce problème de la représentation, l’essentiel c’est quoi ? C’est que les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça. Les individus modernes, c’est là que le bât blesse, ne se passionnent pas. D’où d’ailleurs ce phénomène tout à fait caractéristique du monde moderne : nous avons de longues périodes de plus ou moins grande apathie politique pendant lesquelles les affaires communes sont gérées par les politiciens professionnels, et puis nous avons, de façon paroxystique, comme des crises, des révolutions. Parce qu’évidemment, les professionnels gérant le domaine politique ont été trop loin, ou ce qu’ils font ne correspond plus à ce que la société veut, la société ne peut pas trouver des canaux normaux pour exprimer sa volonté, on est donc obligé d’avoir une révolution. L’activité politique dans la société moderne ne peut se réaliser que sous cette forme paroxystique de crises qui surviennent tous les dix, vingt, quarante ans, etc. Alors que dans l’histoire de la cité des Athéniens, nous avons trois siècles, – je laisse de côté le IVe qui est pour moi, en effet, le siècle où la démocratie s’atrophie, disparaît, dégénère après la défaite de 404 et la guerre du Péloponnèse –, nous avons trois siècles où il y a des changements de régime, mais où, en tout cas, ces trois siècles sont caractérisés par la participation constante, permanente, des citoyens dans le corps politique. Ça ne veut pas dire du 100 %, mais les plus récentes études, celle de Finley par exemple, montrent que quand une affaire importante était discutée dans l’Assemblée du peuple à Athènes, il y avait 15.000, 20.000 personnes sur 30.000 citoyens. Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion, de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil. Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer. Et ça, il faut l’opposer à une phrase, très bien dite, de Benjamin Constant, vers 1820, quand il oppose la démocratie chez les Modernes à la démocratie chez les Anciens, où il dit à peu près cela… Constant était un libéral, il était pour la démocratie représentative, pour le suffrage censitaire, il pensait que les ouvriers, étant donné leur occupation, ne pouvaient pas vraiment s’occuper de politique, donc il faut que les classes cultivées s’en occupent. Il dit que de toute façon pour nous autres, ce qui nous intéresse, nous autres, Modernes, n’est pas de participer aux affaires publiques. Tout ce que nous demandons à l’Etat c’est la garantie de nos jouissances. Cette phrase a été écrite pendant les premières années de la Restauration, il y a 160 ans, et elle dépeint tout à fait typiquement l’attitude moderne. Il demande à l’Etat la garantie de ses jouissances, c’est tout. »
www.mediapart
« Mais par rapport à ce problème de la représentation, l’essentiel c’est quoi ? C’est que les citoyens anciens considéraient effectivement que la communauté, la polis était leur affaire. Ils se passionnaient pour ça. Les individus modernes, c’est là que le bât blesse, ne se passionnent pas. D’où d’ailleurs ce phénomène tout à fait caractéristique du monde moderne : nous avons de longues périodes de plus ou moins grande apathie politique pendant lesquelles les affaires communes sont gérées par les politiciens professionnels, et puis nous avons, de façon paroxystique, comme des crises, des révolutions. Parce qu’évidemment, les professionnels gérant le domaine politique ont été trop loin, ou ce qu’ils font ne correspond plus à ce que la société veut, la société ne peut pas trouver des canaux normaux pour exprimer sa volonté, on est donc obligé d’avoir une révolution. L’activité politique dans la société moderne ne peut se réaliser que sous cette forme paroxystique de crises qui surviennent tous les dix, vingt, quarante ans, etc. Alors que dans l’histoire de la cité des Athéniens, nous avons trois siècles, – je laisse de côté le IVe qui est pour moi, en effet, le siècle où la démocratie s’atrophie, disparaît, dégénère après la défaite de 404 et la guerre du Péloponnèse –, nous avons trois siècles où il y a des changements de régime, mais où, en tout cas, ces trois siècles sont caractérisés par la participation constante, permanente, des citoyens dans le corps politique. Ça ne veut pas dire du 100 %, mais les plus récentes études, celle de Finley par exemple, montrent que quand une affaire importante était discutée dans l’Assemblée du peuple à Athènes, il y avait 15.000, 20.000 personnes sur 30.000 citoyens. Il faut savoir ce que cela veut dire. Ça veut dire qu’il y avait des gens qui partaient à deux heures du matin du cap Sounion, de Laurion ou de Marathon pour être sur la Pnyx au moment du lever du soleil. Les Prytanes annonçaient que la délibération était ouverte. Et ils faisaient ça pour rien. Le salaire ecclésiastique a été introduit beaucoup plus tard. Ils perdaient une journée de travail, leur sommeil pour aller participer. Et ça, il faut l’opposer à une phrase, très bien dite, de Benjamin Constant, vers 1820, quand il oppose la démocratie chez les Modernes à la démocratie chez les Anciens, où il dit à peu près cela… Constant était un libéral, il était pour la démocratie représentative, pour le suffrage censitaire, il pensait que les ouvriers, étant donné leur occupation, ne pouvaient pas vraiment s’occuper de politique, donc il faut que les classes cultivées s’en occupent. Il dit que de toute façon pour nous autres, ce qui nous intéresse, nous autres, Modernes, n’est pas de participer aux affaires publiques. Tout ce que nous demandons à l’Etat c’est la garantie de nos jouissances. Cette phrase a été écrite pendant les premières années de la Restauration, il y a 160 ans, et elle dépeint tout à fait typiquement l’attitude moderne. Il demande à l’Etat la garantie de ses jouissances, c’est tout. »
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