Un des arguments au cœur de l'idéologie libérale de la torture voudrait que ce soit là un moyen désespéré certes mais le dernier disponible en vu de sauver des vies face à l'imminence d'un attentat, lorsque le membre d'un réseau terroriste disposant d'informations cruciales refuse de parler et que les méthodes légales d'interrogatoire ont échoué. Combien de fois a-t-on entendu cette justification aux Etats-Unis au lendemain du 11 septembre, dans un contexte paranoïaque scénarisé par la fable de la "bombe à retardement" où il n'était plus question d'avoir les mains liées par les règles du droit domestique et international mais de garantir, à tout prix, la sécurité des citoyens. Jusqu'à ce jour, pourtant, aucune autorité ayant signé de sa plus belle plume l'utilisation de la torture n'a jamais pu apporter la preuve qu'un attentat aurait été déjoué par ce moyen qui ne constitue pas seulement une violation manifeste de la loi et des droits humains fondamentaux, mais, selon les spécialistes eux-mêmes, une méthode d'obtention de renseignements tout simplement inefficace. Mais ce n'est là que l'aspect le plus scandaleux des politiques publiques menées dans le cadre de la « guerre contre la terreur ».
Moins barbares que les tortionnaires mais tout aussi discrètes, les agences américaines de renseignement, en particulier la NSA (National Security Agency), ont secrètement mis au point un système mondial de surveillance dont l'ampleur, qui s'étend bien au-delà des frontières des Etats-Unis, est apparue grâce aux révélations de l'informaticien Edward Swoden.
Suite à une plainte déposée par l'activiste conservateur, Larry Klayman, le juge fédéral Richard Léon du tribunal civil de Washington a estimé, lundi 16 décembre, que le programme d'écoutes de millions de communications téléphoniques et électroniques de la NSA est "peut-être inconstitutionnel". L'homme paraissait pourtant digne de confiance : il avait été nommé par le président Bush. Mais à qui donc peut-on se fier aujourd'hui ? Dans sa décision motivée de plus de soixante pages, la critique est cinglante : « Je ne peux imaginer une intrusion plus arbitraire et dénuée de discernement que cette collecte et cette conservation systématique, au moyen d'outils technologiques perfectionnés, de données personnelles sur quasiment chaque citoyen ». On s'étonne qu'il ait fallu attendre plus de douze ans après le vote du USA PATRIOT Act* (26 octobre 2001) pour qu'un juge en vienne à reconnaître ce qui semble être une évidence. Je dis "semble" parce que le juge Leon se contente d'un prudent "peut-être" et que jusqu'à présent la Cour Suprême des Etats-Unis n'a pas remis en cause la constitutionnalité de la loi, ni les multiples modifications législatives qui l'ont accompagné. En cas d'appel de la décision du juge, elle sera vraisemblablement saisie de l'affaire et enfin contrainte de se prononcer. Mais il y a plus intéressant encore et qui fait le lien avec l'utilité prétendue de la torture. Le juge Léon émet « de sérieux doutes sur l'efficacité du programme de collecte de métadonnées en tant qu'outil permettant de mener des enquêtes rapides dans des affaires concernant des menaces terroristes » et il ajoute, selon Le Monde d'hier, que « l'Etat fédéral n'a pas été en mesure de citer un seul exemple d'attentat imminent qui aurait été déjoué grâce à cette masse de données recueillies par les services d'écoutes américains ». Où l'on voit comment des politiques attentatoires aux libertés individuelles, légitimée par des fins sécuritaires, se nourrissent de fictions qui constituent, en réalité, une perversion de l'imagination et de l'esprit avant de conduire à une perversion de la société démocratique dans son ensemble. C'est là une des conclusions les plus frappantes, et qui fut la plus difficile à trouver, auxquelles aboutit le livre que j'ai consacré à la torture.
Il faut s'en tenir aux principes, certes, mais on peut toujours les discuter. Les faits, eux, sont implacables et ils apportent un démenti à la justification que les plus hauts responsables de l'Etat américain ne cessent de présenter comme une nécessité lorsqu'il s'agit d'arbitrer entre la défense des droits et la garantie de la sécurité. Nombre de citoyens américains - mais ils sont loin d'être majoritaires, même dans le camp démocrate - se désolent que le président Obama ait cédé à ces sirènes et signé une prolongation pour une durée de quatre ans des trois dispositions principales de la loi de 2001 (PATRIOT Sunsets Extension Act of 2011), sans parler de son refus de fermer Guantanamo ou du recours institutionnalisé aux exécutions ciblées qui, au regard du droit international, sont tout simplement des assassinats. Mais là, il n'y a personne, nul proche ou famille, pour se tourner vers le juge et le droit est violé en toute impunité.
_____________
* USA PATRIOT est l'acronyme de "Uniting and Strengthening America by Providing Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism". Qu'on parle de loi (law) ou d'acte (act), dans les deux cas, il s'agit bel et bien, dans le droit américain, de lois, avec cette différence que la première traite de dispositions générales et la seconde de situations spécifiques.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
jeudi 19 décembre 2013
vendredi 6 décembre 2013
L'accès au droit : du droit au droit à l'insécurité juridique
En mémoire du pacificateur, aujourd'hui disparu, dont il n'est pas nécessaire de faire une icône pour que soient honorés son courage et sa grandeur d'âme. En tenue de prisonnier, en habit de président, l'homme avait l'allure et les modes d'un grand seigneur. Il est vrai qu'il était de descendance royale.
Conférence prononcée aujourd'hui à Sciences-Pô Aix, lors du colloque "L'accès au droit" :
« Expression élémentaire du souci de sécurité juridique, l'accès au droit est devenu le dogme par excellence […] Accéder au droit est aussi nécessaire qu'accéder au savoir ou aux soins : une condition du respect de la dignité de la personne humaine. Pour cette raison, l'accès au droit est désormais érigé en facteur de la lutte contre l'exclusion. », note le professeur Nicolas Molfessis de l'université Panthéon-Assas [« La sécurité juridique et l'accès aux règles de droit »]. Les politiques publiques et les textes législatifs qui ont mis en place, depuis les années 1990, les nouveaux dispositifs institutionnels de l'accès au droit répondent, en effet, à deux finalités complémentaires, l'une de sécurité juridique qui va bien au-delà des exigences traditionnelles d'accessibilité, d'intelligibilité et de prévisibilité des normes, l'autre de lutte contre les inégalités sociales dans la logique de solidarité et de garantie effective des droits individuels propre à l'Etat-providence.
Au-delà des droits formels
La capacité à connaître et à exercer ses droits est une composante essentielle de la citoyenneté dans une société démocratique et c'est sans doute une des plus formes les plus insidieuses de l'exclusion que de se trouver, pour des raisons diverses et pas seulement financières, incapable de connaître et de faire valoir ses droits, entendus en un sens bien plus large que les seuls droits juridiques. L'accès au(x) droit(s) – et la notion doit s'écrire aussi bien au singulier qu'au pluriel – est un principe reconnu et consacré par le droit positif français et européen [Dans un arrêt Golder c. Royaume-Uni, en date du 21 février 1975, la Cour européenne des droits de l’homme consacre un droit d’accès à un tribunal ; voir également le célèbre arrêt Dame Lamotte du Conseil d’État par lequel la Haute juridiction reconnaît un droit au recours ouvert, même en l’absence de texte, contre tout acte administratif.] Mais il ne suffit pas de consacrer un droit pour qu'il soit effectif. Il demeure purement formel et abstrait si des franges entières de la population ne peuvent y avoir recours. La finalité des nouveaux dispositifs législatifs est de restaurer tout à la fois l'accès au droit et le lien social chez les populations les plus vulnérables et cette double finalité ne saurait se réaliser sans le concours d'acteurs multiples, appartenant autant à la puissance publique qu'au milieu associatif, dans un maillage serré qui va au-devant de ceux et de celles qui ont perdu jusqu'au désir de faire valoir leurs revendications légitimes. Les objectifs sont multiples, mais tous obéissent à l'intention de développer, voire de rétablir l'autonomie des personnes, en particulier des personnes les plus démunies, par la prise de conscience de leurs droits. Le but est de restaurer leur sentiment abimé d'estime de soi, « de les valoriser socialement, de faire en sorte qu'elles soient le plus possible actrices de leur vie et non pas spectatrices des déterminismes qui les accablent » note Jacques Faget [« Accès au droit et pratiques citoyennes. Les métamorphoses d'un combat social »].
Les politiques de l'accès au droit ont vocation à aller au-delà de la simple aide juridictionnelle, prévue pat la loi de 1991. Il ne s'agit pas non plus de promouvoir seulement un meilleur accès à l'information juridique ou encore de favoriser le règlement à l'amiable des litiges pour conjurer la juridicisation croissante des rapports sociaux, même si ce sont là les finalités premières de la loi 1998. Ces lois ne sauraient être interprétées seulement, ni peut-être même principalement, comme une réponse de la puissance publique à des droits-créances, sortes de réclamations indéfinies des individus envers l'Etat en général et les tribunaux en particulier : il s'agit bien plutôt de restaurer la conscience d'être un acteur social à part entière, un sujet porteur de droits et d'obligations, chez ceux qui, dans le pire des cas, ont cessé de réclamer quoi que ce soit, sont devenus invisibles et ne demandent donc rien. Les politiques d'accès au droit ne doivent donc pas être comprises seulement comme la réponse adéquate à une demande sociale de droits, même si, fort heureusement, celle-ci existe également et constitue peut-être l'essentiel du travail accompli par les conseils départementaux de l'accès au droit (CDAD), quoi que soit de façon très inégale selon l'intérêt que les collectivités territoriales portent à cette mission d'utilité publique.
La priorité du « aller vers »
Dans cette affaire, le rôle historique d'aiguillon, si j'ose dire, de certaines associations militantes, telle l'association Droits d'urgence, mérite d'être souligné, et il faut aussitôt souligner le partenariat qu'elles ont développé avec les professionnels s'occupant des personnes les plus démunies puis, le temps étant enfin venu, avec les pouvoirs publics eux-mêmes.
Le premier point que je voudrais souligner, et je ne crois pas forcer le trait, est que la finalité qui devrait animer les politiques publiques de l'accès au droit, et qui les anime diversement selon les situations locales et les acteurs en présence, ne vise pas seulement à donner les moyens, financiers, intellectuels, etc. en vue de satisfaire une revendication légitime de droits. Il vise ou devrait viser prioritairement à recréer les conditions d'une telle demande chez les personnes qui l'ont perdue. Il convient donc partir des situations extrêmes d'exclusion, et pas simplement de précarité ou de pauvreté relative, pour saisir ce dont il s'agit, puis, par degré d'intensité décroissante, de descendre du plus dramatique au plus ordinaire. C'est ainsi seulement que l'on peut comprendre en quelle manière les politiques d'accès au droit peuvent répondre à des finalités diverses mais qui ont toutes pour but le renforcement (empowerment) de l'identité et le sentiment d'estime de soi des individus qui sont privés non seulement de biens matériels mais de ces biens intangibles que constituent, selon le chercheur américain Stephen Golub, la capacité à défendre ses droits.
En partant des situations où l'accès au droit se trouve le plus mis en péril – malades mentaux, détenus, personnes sans domicile fixe ou en situation de désocialisation - on comprend que la possibilité effective d'exercer librement ces droits est l'une des conditions d'exercice de la citoyenneté et, plus encore qu'un droit abstrait, formellement garanti, une capacité fondamentale, inscrite dans la dignité humaine. La difficulté, c'est que, dans certains cas, cette capacité ne peut s'exercer sans un premier mouvement qui consiste à « aller vers », dès lors que les plus pauvres ne vont pas vers les recours qui leur sont destinés et qu'ils subissent le droit bien plus qu'ils n'en sont les acteurs, ainsi que le souligne Nicole Maestracci, membre depuis mars 2013 du Conseil Constitutionnel et qui est à l'origine de la notion controversée de « droit opposable ».
On pourrait formuler l'hypothèse que si les politiques d'accès au droit se sont progressivement imposées comme une sorte d'obligation et peut-être même d'urgence démocratique, c'est en raison de cette ouverture asymétrique qui ne répond à aucun appel, une ouverture venue du monde associatif mais appelée à se propager progressivement au législateur et à la puissance publique et qui consiste à « aller vers » vers les populations et les individus qui, par eux-mêmes, sont incapables d'un pareil mouvement. Mais, dans cette affaire, ce ne sont ni la loi ni la puissance publique, nationale ou territoriale, qui ont eu l'initiative du commencement1 et le commencement à quoi il faut donner la priorité, ce sont précisément les plus démunis qui échappent aux dispositifs d'aide et que les institutions n'ont pas pour « culture » d'aller débusquer. Comme le dit encore Nicole Maestracci : « Aller vers », c’est une révolution pour l’ensemble des dispositifs sociaux et pas seulement pour les Maisons de justice et du droit. » De là sans doute la résistance ou l'indifférence de certains départements à mettre en place des CDAD qui soit autre chose que des organismes fantômes ou inefficaces.
Quelles soient ces différences et l'origine de ces politiques, ce à quoi nous assistons, malgré tout, c'est à un souci de la part de la puissance publique de garantir ce « droit au droit » dont personne ne doit se trouver exclu. Et c'est en considérant la situation la pire, qu'on saisit à quel point la capacité effective d'exercer ce droit est impliquée dans le principe normatif de sécurité juridique. Mais dans le même moment, et ce point mérité également d'être souligné, l'inflation croissante du droit, à la fois national et communautaire, conduit à une situation d'insécurité juridique généralisée de plus en plus grande dans un paradoxal mouvement en sens inverse.
Une insécurité juridique croissante
L'accès au droit est évidemment une manière de répondre à la présomption de connaissance du droit en vigueur par les justiciables. Selon l'adage bien connu, nul n'est censé ignoré la loi et cela vaut pour toute personne résidant sur le territoire national, quel que soit son niveau d’éducation et son statut (étranger en séjour dans le pays ou citoyen français, majeur ou mineur, infirme ou valide). Ainsi que le fait remarquer Emmanuel Cartier de l'université Paris I : « Cette présomption traduit une fiction : celle d’une société de juristes éclairés. La société juridique est bâtie sur une fiction qui a comme conséquence indirecte l’obligation pour tout justiciable de se tenir informé des règles juridiques qui régissent la grande variété des relations qu’il peut entretenir dans la société » [« Accessibilité et communicabilité du droit », Jurisdoctoria n° 1, 2008]. Mais comment peut-on répondre à cette obligation, elle-même fondée sur une fiction, dès lors qu'on assiste à une inflation exponentielle du droit positif (national et communautaire) ? Quel accès au droit dans ces conditions ?
«Les normes édictées doivent être claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles», rappelle le Conseil d'Etat dans son rapport critique de 2006, intitulé « Insécurité juridique et complexité du droit ». La sécurité juridique est un principe général de droit communautaire reconnu par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européenne [arrêt Bosch du 6 avril 1962] . En France, le Conseil constitutionnel reconnaît, dans une décision du 16 décembre 1999, une valeur constitutionnelle à l'objectif « d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi » ; principe réaffirmé à l'occasion de l'examen de la loi de finances pour 2006 : dans sa décision du 29 décembre 2005, il censure une disposition relative au plafonnement global des avantages fiscaux, en raison de son excessive complexité, qu'aucun motif d'intérêt général ne suffit à justifier. Le Conseil d'Etat, qui en fait déjà application dans l’exercice de ses fonctions consultatives, consacre le principe de sécurité juridique dans une décision du 24 mars 2006 [Société KPMG et autres]. En matière judiciaire, la Cour de cassation prend également en compte les exigences découlant de ce principe.
Le nombre de textes de portée générale en vigueur ne cesse pourtant de croître : on estime qu'aux 9 000 lois et 120 000 décrets recensés en 2000 sont venus s’ajouter, en moyenne, 70 lois, 50 ordonnances, et 1 500 décrets par an. A titre d’exemple, le Code du travail comporte 2 000 pages. Le Code général des impôts compte, pour sa part, plus de 2 500 pages et regroupe 4 000 articles législatifs et réglementaires. Il résulte de cette prolifération que le droit devient de plus en plus instable, illisible et peu prévisible.
Ce ne sont pas ici seulement les plus démunis qui se trouvent perdus dans ce dédale de normes et de règlementations, mais les citoyens dans leur ensemble, les entreprises elles-mêmes qui se désespèrent et souvent les professionnels du droit, magistrats y compris, de sorte que l'idée noble d'un accès de règles accessibles à tout citoyen relève davantage d'un fantasme que d'un but réalisable. On pourrait tout de même se demander dans quelle mesure une telle inflation législative et réglementaire est compatible avec le principe libéral de limitation de la souveraineté de l'Etat, mais c'est là une question plus générale qui dépasse de loin notre sujet du jour. Accès au droit, oui, mais restriction du droit, ce ne serait pas mal non plus pour pouvoir mieux le connaître, le comprendre et s'y tenir. On est loin de cette évolution qui obéit, paradoxalement à des logiques opposées. L'accès au droit protège et socialise, l'inflation du droit rend la société entière plus instable. Sécurité d'un côté, insécurité de l'autre. Plaisante application dans notre République laïque du précepte évangélique selon lequel la main gauche doit ignorer ce que fait la main droite !
Conférence prononcée aujourd'hui à Sciences-Pô Aix, lors du colloque "L'accès au droit" :
« Expression élémentaire du souci de sécurité juridique, l'accès au droit est devenu le dogme par excellence […] Accéder au droit est aussi nécessaire qu'accéder au savoir ou aux soins : une condition du respect de la dignité de la personne humaine. Pour cette raison, l'accès au droit est désormais érigé en facteur de la lutte contre l'exclusion. », note le professeur Nicolas Molfessis de l'université Panthéon-Assas [« La sécurité juridique et l'accès aux règles de droit »]. Les politiques publiques et les textes législatifs qui ont mis en place, depuis les années 1990, les nouveaux dispositifs institutionnels de l'accès au droit répondent, en effet, à deux finalités complémentaires, l'une de sécurité juridique qui va bien au-delà des exigences traditionnelles d'accessibilité, d'intelligibilité et de prévisibilité des normes, l'autre de lutte contre les inégalités sociales dans la logique de solidarité et de garantie effective des droits individuels propre à l'Etat-providence.
Au-delà des droits formels
La capacité à connaître et à exercer ses droits est une composante essentielle de la citoyenneté dans une société démocratique et c'est sans doute une des plus formes les plus insidieuses de l'exclusion que de se trouver, pour des raisons diverses et pas seulement financières, incapable de connaître et de faire valoir ses droits, entendus en un sens bien plus large que les seuls droits juridiques. L'accès au(x) droit(s) – et la notion doit s'écrire aussi bien au singulier qu'au pluriel – est un principe reconnu et consacré par le droit positif français et européen [Dans un arrêt Golder c. Royaume-Uni, en date du 21 février 1975, la Cour européenne des droits de l’homme consacre un droit d’accès à un tribunal ; voir également le célèbre arrêt Dame Lamotte du Conseil d’État par lequel la Haute juridiction reconnaît un droit au recours ouvert, même en l’absence de texte, contre tout acte administratif.] Mais il ne suffit pas de consacrer un droit pour qu'il soit effectif. Il demeure purement formel et abstrait si des franges entières de la population ne peuvent y avoir recours. La finalité des nouveaux dispositifs législatifs est de restaurer tout à la fois l'accès au droit et le lien social chez les populations les plus vulnérables et cette double finalité ne saurait se réaliser sans le concours d'acteurs multiples, appartenant autant à la puissance publique qu'au milieu associatif, dans un maillage serré qui va au-devant de ceux et de celles qui ont perdu jusqu'au désir de faire valoir leurs revendications légitimes. Les objectifs sont multiples, mais tous obéissent à l'intention de développer, voire de rétablir l'autonomie des personnes, en particulier des personnes les plus démunies, par la prise de conscience de leurs droits. Le but est de restaurer leur sentiment abimé d'estime de soi, « de les valoriser socialement, de faire en sorte qu'elles soient le plus possible actrices de leur vie et non pas spectatrices des déterminismes qui les accablent » note Jacques Faget [« Accès au droit et pratiques citoyennes. Les métamorphoses d'un combat social »].
Les politiques de l'accès au droit ont vocation à aller au-delà de la simple aide juridictionnelle, prévue pat la loi de 1991. Il ne s'agit pas non plus de promouvoir seulement un meilleur accès à l'information juridique ou encore de favoriser le règlement à l'amiable des litiges pour conjurer la juridicisation croissante des rapports sociaux, même si ce sont là les finalités premières de la loi 1998. Ces lois ne sauraient être interprétées seulement, ni peut-être même principalement, comme une réponse de la puissance publique à des droits-créances, sortes de réclamations indéfinies des individus envers l'Etat en général et les tribunaux en particulier : il s'agit bien plutôt de restaurer la conscience d'être un acteur social à part entière, un sujet porteur de droits et d'obligations, chez ceux qui, dans le pire des cas, ont cessé de réclamer quoi que ce soit, sont devenus invisibles et ne demandent donc rien. Les politiques d'accès au droit ne doivent donc pas être comprises seulement comme la réponse adéquate à une demande sociale de droits, même si, fort heureusement, celle-ci existe également et constitue peut-être l'essentiel du travail accompli par les conseils départementaux de l'accès au droit (CDAD), quoi que soit de façon très inégale selon l'intérêt que les collectivités territoriales portent à cette mission d'utilité publique.
La priorité du « aller vers »
Dans cette affaire, le rôle historique d'aiguillon, si j'ose dire, de certaines associations militantes, telle l'association Droits d'urgence, mérite d'être souligné, et il faut aussitôt souligner le partenariat qu'elles ont développé avec les professionnels s'occupant des personnes les plus démunies puis, le temps étant enfin venu, avec les pouvoirs publics eux-mêmes.
Le premier point que je voudrais souligner, et je ne crois pas forcer le trait, est que la finalité qui devrait animer les politiques publiques de l'accès au droit, et qui les anime diversement selon les situations locales et les acteurs en présence, ne vise pas seulement à donner les moyens, financiers, intellectuels, etc. en vue de satisfaire une revendication légitime de droits. Il vise ou devrait viser prioritairement à recréer les conditions d'une telle demande chez les personnes qui l'ont perdue. Il convient donc partir des situations extrêmes d'exclusion, et pas simplement de précarité ou de pauvreté relative, pour saisir ce dont il s'agit, puis, par degré d'intensité décroissante, de descendre du plus dramatique au plus ordinaire. C'est ainsi seulement que l'on peut comprendre en quelle manière les politiques d'accès au droit peuvent répondre à des finalités diverses mais qui ont toutes pour but le renforcement (empowerment) de l'identité et le sentiment d'estime de soi des individus qui sont privés non seulement de biens matériels mais de ces biens intangibles que constituent, selon le chercheur américain Stephen Golub, la capacité à défendre ses droits.
En partant des situations où l'accès au droit se trouve le plus mis en péril – malades mentaux, détenus, personnes sans domicile fixe ou en situation de désocialisation - on comprend que la possibilité effective d'exercer librement ces droits est l'une des conditions d'exercice de la citoyenneté et, plus encore qu'un droit abstrait, formellement garanti, une capacité fondamentale, inscrite dans la dignité humaine. La difficulté, c'est que, dans certains cas, cette capacité ne peut s'exercer sans un premier mouvement qui consiste à « aller vers », dès lors que les plus pauvres ne vont pas vers les recours qui leur sont destinés et qu'ils subissent le droit bien plus qu'ils n'en sont les acteurs, ainsi que le souligne Nicole Maestracci, membre depuis mars 2013 du Conseil Constitutionnel et qui est à l'origine de la notion controversée de « droit opposable ».
On pourrait formuler l'hypothèse que si les politiques d'accès au droit se sont progressivement imposées comme une sorte d'obligation et peut-être même d'urgence démocratique, c'est en raison de cette ouverture asymétrique qui ne répond à aucun appel, une ouverture venue du monde associatif mais appelée à se propager progressivement au législateur et à la puissance publique et qui consiste à « aller vers » vers les populations et les individus qui, par eux-mêmes, sont incapables d'un pareil mouvement. Mais, dans cette affaire, ce ne sont ni la loi ni la puissance publique, nationale ou territoriale, qui ont eu l'initiative du commencement1 et le commencement à quoi il faut donner la priorité, ce sont précisément les plus démunis qui échappent aux dispositifs d'aide et que les institutions n'ont pas pour « culture » d'aller débusquer. Comme le dit encore Nicole Maestracci : « Aller vers », c’est une révolution pour l’ensemble des dispositifs sociaux et pas seulement pour les Maisons de justice et du droit. » De là sans doute la résistance ou l'indifférence de certains départements à mettre en place des CDAD qui soit autre chose que des organismes fantômes ou inefficaces.
Quelles soient ces différences et l'origine de ces politiques, ce à quoi nous assistons, malgré tout, c'est à un souci de la part de la puissance publique de garantir ce « droit au droit » dont personne ne doit se trouver exclu. Et c'est en considérant la situation la pire, qu'on saisit à quel point la capacité effective d'exercer ce droit est impliquée dans le principe normatif de sécurité juridique. Mais dans le même moment, et ce point mérité également d'être souligné, l'inflation croissante du droit, à la fois national et communautaire, conduit à une situation d'insécurité juridique généralisée de plus en plus grande dans un paradoxal mouvement en sens inverse.
Une insécurité juridique croissante
L'accès au droit est évidemment une manière de répondre à la présomption de connaissance du droit en vigueur par les justiciables. Selon l'adage bien connu, nul n'est censé ignoré la loi et cela vaut pour toute personne résidant sur le territoire national, quel que soit son niveau d’éducation et son statut (étranger en séjour dans le pays ou citoyen français, majeur ou mineur, infirme ou valide). Ainsi que le fait remarquer Emmanuel Cartier de l'université Paris I : « Cette présomption traduit une fiction : celle d’une société de juristes éclairés. La société juridique est bâtie sur une fiction qui a comme conséquence indirecte l’obligation pour tout justiciable de se tenir informé des règles juridiques qui régissent la grande variété des relations qu’il peut entretenir dans la société » [« Accessibilité et communicabilité du droit », Jurisdoctoria n° 1, 2008]. Mais comment peut-on répondre à cette obligation, elle-même fondée sur une fiction, dès lors qu'on assiste à une inflation exponentielle du droit positif (national et communautaire) ? Quel accès au droit dans ces conditions ?
«Les normes édictées doivent être claires et intelligibles, et ne pas être soumises, dans le temps, à des variations trop fréquentes, ni surtout imprévisibles», rappelle le Conseil d'Etat dans son rapport critique de 2006, intitulé « Insécurité juridique et complexité du droit ». La sécurité juridique est un principe général de droit communautaire reconnu par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européenne [arrêt Bosch du 6 avril 1962] . En France, le Conseil constitutionnel reconnaît, dans une décision du 16 décembre 1999, une valeur constitutionnelle à l'objectif « d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi » ; principe réaffirmé à l'occasion de l'examen de la loi de finances pour 2006 : dans sa décision du 29 décembre 2005, il censure une disposition relative au plafonnement global des avantages fiscaux, en raison de son excessive complexité, qu'aucun motif d'intérêt général ne suffit à justifier. Le Conseil d'Etat, qui en fait déjà application dans l’exercice de ses fonctions consultatives, consacre le principe de sécurité juridique dans une décision du 24 mars 2006 [Société KPMG et autres]. En matière judiciaire, la Cour de cassation prend également en compte les exigences découlant de ce principe.
Le nombre de textes de portée générale en vigueur ne cesse pourtant de croître : on estime qu'aux 9 000 lois et 120 000 décrets recensés en 2000 sont venus s’ajouter, en moyenne, 70 lois, 50 ordonnances, et 1 500 décrets par an. A titre d’exemple, le Code du travail comporte 2 000 pages. Le Code général des impôts compte, pour sa part, plus de 2 500 pages et regroupe 4 000 articles législatifs et réglementaires. Il résulte de cette prolifération que le droit devient de plus en plus instable, illisible et peu prévisible.
Ce ne sont pas ici seulement les plus démunis qui se trouvent perdus dans ce dédale de normes et de règlementations, mais les citoyens dans leur ensemble, les entreprises elles-mêmes qui se désespèrent et souvent les professionnels du droit, magistrats y compris, de sorte que l'idée noble d'un accès de règles accessibles à tout citoyen relève davantage d'un fantasme que d'un but réalisable. On pourrait tout de même se demander dans quelle mesure une telle inflation législative et réglementaire est compatible avec le principe libéral de limitation de la souveraineté de l'Etat, mais c'est là une question plus générale qui dépasse de loin notre sujet du jour. Accès au droit, oui, mais restriction du droit, ce ne serait pas mal non plus pour pouvoir mieux le connaître, le comprendre et s'y tenir. On est loin de cette évolution qui obéit, paradoxalement à des logiques opposées. L'accès au droit protège et socialise, l'inflation du droit rend la société entière plus instable. Sécurité d'un côté, insécurité de l'autre. Plaisante application dans notre République laïque du précepte évangélique selon lequel la main gauche doit ignorer ce que fait la main droite !
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