La liberté d'expression est tout à la fois une liberté publique fondamentale, garantie par la Constitution de 1958 et la Convention européenne des droits de l'homme, et une liberté encadrée par la loi. Selon l'article 2 de la Convention, « l'exercice de ces libertés, comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaine formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi ». C'est ainsi que la loi Gayssot du 13 juillet 1990 tend à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, ainsi que le négationnisme, à quoi il faut ajouter l'apologie du terrorisme, requalifiée en délit pénal par la loi du 13 novembre 2014. Échappe à ces restrictions législatives le blasphème, l'outrage à Dieu ou à la religion, dont l'expression publique n'est pas considérée, dans une république laïque et pluraliste, comme un délit. Et nul ne regrettera qu'il en soit ainsi. Si Dieudonné est poursuivi par l'État devant le tribunal correctionnel de Paris, c'est au motif que le mot publié sur sa page Facebook au soir des manifestations du 11 janvier - « ce soir, je me sens Charlie Coulibaly » - constitue un délit pénal, dès lors que « l'apologie consiste à présenter ou commenter des actes terroristes en portant sur eux un jugement favorable ».
Beaucoup de citoyens, d'enseignants en particulier, semblent être désarçonnés par la critique qui dénonce, en cette affaire, la partialité des autorités publiques. Dieudonné serait victime d'un usage à géométrie variable de la liberté d'expression, du refus arbitraire de respecter, dans son cas, un principe dont la défense a jeté dans la rue des millions de Français, au lendemain de la tuerie du 7 janvier. Deux poids, deux mesures ?
C'est oublier que Charlie Hedbo n'a nullement échappé, dans le passé, à des procédures judiciaires, initiées, il est vrai, non par l'État, mais par des associations qui s'étaient constituées parties civiles. La société éditrice du journal satirique fut poursuivie, en 2006, après la publication de trois caricatures du prophète Mahomet, non pas sur le motif de blasphème, mais d'injure. Les caricatures incriminées constitueraient « une attaque personnelle et directe dirigée contre une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse. » Les parties civiles furent déboutées et le journal relaxé. Par conséquent, on ne voit pas en quoi les poursuites dont fait l'objet Dieudonné témoigneraient d'une manifeste inégalité de traitement. Pour l'heure, il est toujours présumé innocent et il appartiendra aux juges de se prononcer sur le fond, comme ce fut le cas en 2006 pour Charlie Hebdo. Outre le fait que, comme tout justiciable, il disposera, s'il est condamné, de tous les moyens d'appel et de recours devant une juridiction nationale et, ultimement, devant la Cour européenne des droits de l'homme.
Il est heureux que dans cette affaire, ce soit le juge qui soit appelé à trancher le conflit entre les parties en motivant son verdict sur l'appréciation de la loi, s'agirait-il de la loi antiterroriste de 2004 dont les formes de justice expéditive font, par ailleurs, l'objet d'inquiétudes légitimes. Plus discutable, par contre, était la mesure d'interdiction d'un spectacle de Dieudonné prise, en 2014, par le ministre de l'Intérieur de l'époque, Manuel Valls, et validée par le Conseil d'État, en raison d'un risque de trouble à l'ordre public. La Ligue des droits de l'homme avait protesté qu'à la censure, qui porte atteinte à la liberté d'expression, aurait dû être préféré le défèrement devant un juge. Cette fois-ci nous y sommes. Nul arbitraire donc dans cette procédure.
Elle a, cependant, une conséquence inédite qui a été peu remarquée. Si l'État agit aujourd'hui dans le respect de la loi, alors nous sommes en droit d'attendre que les politiques publiques continuent de respecter le droit dans le traitement de la lutte contre le terrorisme. En l'occurrence, qu'elles ne cèdent pas à la tentation de réduire le contrôle du juge sur les mesures de surveillance, laissées à la seule appréciation des services de police et de renseignement. Ceux-ci exercent pourtant aujourd'hui de fortes pressions pour que la législation évolue. Le drame des démocraties occidentales, et il s'est noué aux États-Unis dès le lendemain des attentats du 11-Septembre, c'est d'avoir autorisé un ensemble de mesures en violation totale du droit national et international : la pratique de la torture, les transfert extrajudiciaires de supposés terroristes dans des centres de détention secrets à l'étranger. A quoi s'est bientôt ajouté le « Patriot Act », qui a accru - et c'est ce qui nous menace aussi - la licence laissée aux services de sécurité de mettre en place tout un dispositif de surveillance, au détriment de la protection des libertés civiles et de l'autorité du juge. Un nouvel attentat aurait-il lieu demain en France, il est à craindre que les verrous qui résistent encore sauteraient. Il faut pourtant le dire avec la plus grande fermeté. Nous ne gagnerons le combat extraordinairement difficile et éprouvant contre le terrorisme que dans la fidélité et le respect de nos principes. Jusqu'au bout et quoiqu'il advienne. Non par le recul du droit auquel ont cédé les administrations Bush et Obama. Jusqu'à présent, la France a résisté à ces dérives.
Les poursuites dont fait l'objet Dieudonné témoignent, à leur manière, de ce respect salutaire du droit. Ici rappelé, ce respect doit servir de règle à la conduite de l'État face à un ennemi dont le premier but n'est pas de faire des morts, mais de miner de l'intérieur notre système démocratique et de nous contraindre à renoncer aux principes qui, plus que jamais, doivent structurer notre société. Dans le grand espace mondial de liquéfaction des repères et des normes, la règle de droit est la seule ossature qui nous reste. Mais elle est plus que jamais terriblement fragile.