On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mercredi 3 mars 2021

La tyrannie du mérite, qu'est-il advenu du bien commun ? A propos du dernier ouvrage de Michael Sandel

Qui pourrait le contester ? Les places sociales les plus élevées et les avantages qui leur sont afférents, en termes de revenu ou de reconnaissance, doivent être ouverts à tous dans une condition d'égalité des chances. C'est le mérite qui doit être récompensé, non l'appartenance à une classe sociale qui accorde aux uns des places dont les autres sont naturellement privés et à laquelle ils ne pourront jamais accéder. Nul n'admettrait aujourd'hui que la répartition héréditaire des charges et des bénéfices constitue le modèle d'une société juste. Parce qu'elle fixe chacun dans un état de la hiérarchie sociale qui est définitif, elle ignore cette mobilité qui offre à tous, quelque soit son point de départ dans la société, la possibilité de s'élever jusqu'au sommet. La dynamique de l'ascension sociale est commandée par le principe du mérite et nos démocraties s'honorent de n'admettre d'autre raison aux inégalités, ainsi légitimées, qui distinguent les individus entre eux. S'il est un défaut à ce système, il ne réside pas dans ses principes, mais dans sa mise en œuvre qui n'est jamais à la hauteur des exigences, quoique ce soit à des degrés variables d'imperfection. La mobilité sociale se fige dans la reproduction d'élites qui se perpétuent par toutes sortes de moyens, les places les meilleures – par exemple, l'accès aux écoles les plus prestigieuses - étant très largement réservées aux mêmes catégories socio-professionnelles, de sorte que c'est une tâche à jamais recommencée que de donner sa chance à chacun. Les politiques publiques divergeront dans la réalisation de cette finalité – faut-il, par souci d'équité, favoriser ou non la discrimination positive ? - mais l'objectif ne fait pas débat. Tout individu a un droit naturel à pouvoir réaliser ses talents et ses compétences, puis à bénéficier des avantages de ce qu'il ne doit qu'à lui seul. Cet idéal méritocratique aura nourri les discours des hommes politiques de tous bords, mais est-il sans conséquence ni prix à payer ?
Ce modèle qui remplace, en théorie du moins, les aristocraties de lignage par des aristocraties du talent et dans lesquelles la distribution des places est rebattue en permanence, constitue-t-il la meilleure manière de nouer des relations de civilité et de solidarité entre les citoyens d'une communauté politique unis dans la poursuite du bien commun ? Ne présuppose-t-il pas plutôt la compétition permanente entre des individus, mus par la seule considération de leur intérêt particulier, en vue de l'obtention des places les plus avantageuses ? De fait on hésite à qualifier ces compétiteurs, où les gagnants se séparent des perdants, de « citoyens », car la notion de citoyenneté (au sens classique de la civitas) répond à une conception profondément différente du lien social. Est-il seulement possible d'établir des liens civiques sur de telles bases ? Les présupposés d'une société méritocratique rendent tout à fait impossible de susciter entre les citoyens des liens de loyauté et de dévouement de chacun au bien public que la tradition appelle « le républicanisme civique » ou le « vivere civile ». C'est là une objection fondamentale.
Il se pourrait même que la crise de la civilité, de la commune appartenance à une société dont les citoyens se sentent membres et à laquelle ils tiennent profondément, soit le résultat de ce que Michael Sandel appelle « la tyrannie du mérite »1. De fait, telle est la thèse principale qu'il soutient et argumente patiemment dans son dernier livre*, non encore traduit en français. Près de quarante après la publication du Libéralisme et les limites de la justice, dans lequel il avait longuement discuté la critique du mérite que John Rawls mène dans sa Théorie de la justice, il revient sur la question, d'une manière moins spéculative, et il l'aborde, non à partir d'une ontologie de l'identité, mais dans un contexte social et politique marqué par l'apparition, dans nos sociétés démocratiques contemporaines de puissants mouvements populistes : l'élection en 2016 de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le Brexit au Royaume-Uni, la montée des partis extrémistes et souverainistes en Europe.

Principes de la méritocratie

Ces mouvements, selon Michael Sandel, sont largement dus aux effets corrosifs du système méritocratique qui, établissant de nouvelles hiérarchies sociales, non seulement ne répond pas aux fins qu'il prétend servir – l'égal accès de tous aux positions les plus avantageuses – mais instaure une compétition, source d'humiliation pour les perdants et justifiant l'orgueil des gagnants, qui dissout les liens de la solidarité et délite les relations de civilité entre les citoyens. Loin d'être la modalité la plus égalitaire et démocratique de distribution des positions et des charges, le principe de la sélection par le mérite se révèle socialement dévastateur et politiquement ruineux, sans compter qu'il est profondément néfaste au plan psychologique.
L'idéologie de la méritocratie repose sur deux convictions principales : la première est que nous sommes des agents libres, capables de nous élever et de réussir grâce à nos mérites ; la seconde est que ceux qui réussissent, méritant seuls leur succès, ont un droit légitime à en tirer tous les avantages, alors que les perdants sont les uniques responsables de leur infortune et ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Cette dépréciation morale, note Sandel, a un effet profondément démoralisant sur les laissés-pour-compte de la compétition sociale qui reçoivent la rhétorique de l'ascension sociale davantage comme une insulte que comme une source d'élan et d'inspiration.
L'idéologie du mérite est inséparable de l'attachement porté aux vertus de l'éducation, compris comme moteur de l'ascension sociale : « Si l'égalité des chances constitue le projet politique et moral primordial, développer l'accès à une éducation plus élevée est l'impératif par excellence des politiques publiques ». Mais ainsi que le souligne Thomas Frank : « Mais cela n'est nullement une réponse : c'est le jugement moral de ceux qui ont réussi et qui vient de leur propre succès. La classe professionnelle est désignée par sa réussite en matière d'éducation, mais chaque fois qu'elle dit au pays que ce dont il a besoin, c'est plus d'éducation, en réalité ce qu'elle dit c'est : l'inégalité n'est pas un échec du système, c'est votre propre échec. ». « Remarquant, ajoute Sandel, que la productivité augmenta durant les années 1980 et 1990 mais non les salaires, il [Thomas Frank] exprima de forts doutes sur le fait que l'inégalité était principalement due à un manque d'éducation ». La classe professionnelle qui ne cessait aux États-Unis et ailleurs de vanter les mérites du système éducatif et l'accès aux positions sociales les plus élevées trouva à s'incarner dans les discours de la plupart des gouvernants en exercice, qu'ils soient de droite ou de gauche, et plus particulièrement chez le président Obama  qui en fit un de ses thèmes de prédilection. Mais cette rhétorique produisit inévitablement un sentiment d'exclusion et de rejet chez tous qui n'avaient pas suivi de parcours universitaire, et elle engendra un sentiment d'exclusion et de déconsidération qui explique en partie pour quelle raison ils élurent pour succéder au président Obama, un homme qui était ouvertement hostile aux élites en place. En 2016, rappelle Sandel, 2/3 des blancs sans diplôme universitaire votèrent pour Donald Trump, alors que Hillary Clinton attira les vois de 70% des électeurs qui avaient un diplôme du supérieur. « Les études électorales découvrirent que c'est l'éducation, non le revenu, qui permettait de prédire le soutien à Trump ».

La justification des inégalités

Plutôt que chercher à réduire les inégalités sociales, l'idéologie du mérite conduit bien plutôt à les justifier : « Allouer les emplois et les opportunités selon le mérite ne réduit pas le mérite, écrit Sandel. Cela conduit à reconfigurer l'inégalité afin qu'elle s'accorde avec la capacité [ability]. Mais cette reconfiguration crée la présomption que les gens ont ce qu'ils méritent. Et cette présomption accroît le fossé entre les riches et les pauvres. ». Il se pourrait cependant que le problème posé par la méritocratie ne soit pas qu'il ait échoué à être pleinement réalité. C'est l'idéal lui-même est défectueux. « La première objection met en doute qu'une méritocratie, même pleinement réalisée, dans laquelle les emplois et les salaires reflètent parfaitement les efforts et les talents de chacun, serait une société juste. La seconde objection s'inquiète de ce que, même si une méritocratie était juste [fair], elle ne serait pas pour autant une bonne société. Elle susciterait hubris et anxiété parmi les vainqueurs, humiliation et ressentiment parmi les perdants – des attitudes qui sont à l'opposé de l'accomplissement humain et qui sont corrosives pour le bien commun. ». Pour le dire en termes brefs : « L'idéal méritocratique n'est pas une solution à l'inégalité, il est une justification de l'inégalité ». Deux raisons fondamentales conduisent à remettre en cause cet idéal. La première tient à ceci qu'avoir un talent n'est pas de mon fait, mais une affaire de chance. Or nous ne méritons pas les bénéfices (ou les charges) qui résultent de la chance ou de la fortune : « Si nos talents sont des dons dont nous sommes débiteurs – que ce soit envers la loterie génétique ou envers Dieu -, c'est alors une erreur et une fausse prétention d'affirmer que nous méritons les bénéfices qui en découlent. ». La seconde est que si nous vivons dans une société qui accorde du prix à des talents que nous avons la chance d'avoir, ce n'est pas là un avantage dont nous puissions réclamer avoir le mérite.

Hayek et Rawls, deux critiques

Ainsi que le rappelle Sandel, deux modèles théoriques ont proposé une version alternative de ce qu'est une société juste, le modèle libéral du marché ouvert et le modèle de l'État-providence, le premier a été défendu par Friedrich Hayek, le second par John Rawls. Si Hayek s'oppose à toute intervention étatique pour réduire les inégalités, c'est parce qu'une telle finalité ne peut se réaliser qu'au détriment des libertés, la seule égalité compatible avec la liberté étant l'égalité formelle des citoyens devant la loi. Mais que Hayek refuse toute activité redistributive de l'État afin de réduire les inégalités ne le conduit nullement à mettre les inégalités sociales au compte du mérite. Hayek établit une distinction entre le mérite et la valeur. Les résultats du marché n'ont rien à voir avec le mérite. Ils reflètent simplement la valeur que les consommateurs place dans l'offre de biens et de services. Le mérite implique une évaluation sur ce que à quoi les individus ont moralement droit, la valeur désigne simplement le prix à payer pour un bien ou un service. « C'est une erreur, rappelle Sandel, de surestimer la nature morale des récompenses économiques en affirmant qu'ils reflètent le mérite de ceux qui en bénéficient ». « Dans une société libre, mon revenu et a richesse reflètent la valeur des biens et des services que j'ai à offrir, mais cette valeur est déterminée par les contingences de l'offre et de la demande. Cela n'a rien à voir avec le mérite ou la vertu ou l'importance morale de la contribution que j'apporte. ». Ainsi le fait d'avoir un talent auquel la société accorde de la valeur n'est pas quelque chose qui puisse m'être imputé à titre personnel, cela dépend uniquement de l'état contingent des choses ou de la chance.
Selon John Rawls, l'argument de la contingence conduit également à mettre en cause l'idéal du mérite. Nul ne mérite les talents naturels qui sont les siens ni l'avantage que procure de naître dans une position sociale favorable. Nul n'a de titre à tirer non plus bénéfice de sa réussite laquelle dépend de facteurs dont aucun n'est à mettre au compte du « mérite » et qui par conséquent constitue plutôt un atout collectif que ce à quoi j'aurai droit personnellement. Le mérite est toujours compris comme un mérite personnel, de sorte que celui qui en fait preuve a droit à en tirer tous les avantages. Or l'idée même qu'on ne doive qu'à soi seul sa réussite est une illusion. Ceux qui réussissent ne le doivent pas tant à eux-mêmes qu'à la société, au milieu pris au sens large, qui a rendu leur réussite personnelle possible et à laquelle il s'agit donc de rendre ce que l'on a reçu selon une logique qui n'est pas celle de l'appropriation et du profit, mais du don et du contre-don. En effet, naître dans une société dont les institutions et les politiques publiques favorisent la réalisation des capacités personnelles ne saurait, de toute évidence, constituer une qualité individuelle qu'on puisse s'attribuer à soi-même et dont on attendra qu'elle soit reconnue, financièrement et symboliquement. Être conscient du rôle de la chance (ou de la Providence) dans sa propre réussite suscitera, au contraire, un sentiment intérieur d'humilité et de reconnaissance envers les autres (Dieu ou les hommes) à l'opposé de la conscience orgueilleuse de sa propre valeur qui s'accompagne sourdement d'un mépris envers les faillis du système, considérés comme les seuls responsables de leur sort. Après tout, ils n'avaient qu'à davantage faire effort !
Aussi bien Hayek que Rawls rejettent le mérite comme un principe de répartition des biens et des charges dans une société juste. Les inégalités sociales, par exemple de revenu, ne tiennent pas au mérite des uns et au démérite des autres, mais au fait que le marché valorise certaines activités plutôt que d'autres. Cette valorisation différenciée n'a strictement aucune signification morale : répondre par chance à une demande du marché n'a aucune équivalence avec le fait de réellement contribuer au bien de la société.
Quelles solutions alors ? L'ouvrage se contente de proposer quelques pistes.
Selon Michael Sandel, il convient tout d'abord de redonner sa dignité au travail humain et de renouer avec des modalités de recrutement des élites qui effacent cette fausse idée de mérite. Ainsi suggère-t-il d'établir, à titre expérimental, un système de recrutement – en particulier dans les écoles et les universités les plus prestigieuses - par tirage au sort. Ceux qui seraient ainsi choisis ne pourraient prétendre que c'est à leur mérite qu'ils doivent d'y avoir été admis. Plus essentiel encore est d'assurer à tous les citoyens les conditions sociales de l'estime de soi et de l'égal respect, ce sentiment d'avoir une valeur reconnue par tous que la concurrence pour les positions et la distribution entre gagnants et perdants tend à éroder. À l'heure où ce sont les partis extrêmes qui drainent à eux l'immense frustration et ressentiment qu'engendre le système méritocratique, rien n'est plus nécessaire.
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Michael J. Sandel, The Tyranny of Merit, What's Become of the Common Good ? Allen Lane, Pengin Books, 2020.

12 commentaires:

REBOULET Solène, étudiante en première année de Master Philosophie a dit…

La méritocratie est problématique. Le mérite n'est pas la seule condition de l'ascension sociale, considérée comme réussite en fonction des conditions d'existence propres aux différentes classes sociales.
Accorder le mérite à une personne pour sa réussite professionnelle, c'est établir un jugement personnel sur son droit à jouir de ce qu'elle possède actuellement et des conforts qui sont désormais à sa portée. Comment constituer un jugement recevable et cohérent au sujet de ce dit mérite ? En effet, les conditions de vie de chacun différent selon la classe sociale, et cela est un facteur non négligeable dans la quantité des efforts administrés en vue d'un but. Certes, il existe un droit naturel à la réalisation des compétences, mais n'oublions pas que cette réalisation dépend du milieu dans lequel vit l'individu.
Croire être en détention d'un droit de jugement sur la situation nouvelle obtenue par les efforts plus ou moins grands d'un individu, c'est croire en une supériorité face à ce-dernier. Cette évaluation personnelle du "mérite" d'autrui semble contenir en elle un fondement de stratification sociale donc d'une certaine concurrence à l'obtention d'une place plus élevée socialement ou au maintien de cette place. Cela semble comporter une toile de sentiments humains tels que la défiance, la jalousie, ou le dédain. Plus que cela, un certain conservatisme semble refléter au travers de la méritocratie.

Bernard a dit…

Les chemins de l' enfer sont pavés de bonnes intentions......Vous allez remplacer la méritocratie par quoi ?? Vous allez donc accepter de vous faire opérer par un chirurgien qui n' a pas forcement de bonnes compétences ? Et le sport dans tout ça ??? Les meilleurs ne gagneront plus ??? La méritocratie n' est pas parfaite par contre un autre système deviendra vite un enfer.

Bernard a dit…

Dans son essai La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch analyse, dans les années 70 aux États-Unis, certains phénomènes qui aboutiront in fine au désastre ci-dessus décrit. L’érosion de toutes les formes d’autorité dans une société de plus en plus permissive, l’auto-observation agressive qu’aucun surmoi social ne freine plus et la vulgate des thérapeutes pour qui « santé mentale signifie suppression des inhibitions et gratification immédiate des pulsions » ont contribué à l’avènement du « moi recroquevillé ». De plus, à l’inverse des espoirs progressistes placés en elle, l’éducation de masse a conduit à l’abaissement des niveaux intellectuels et « a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes ». Ce déclin « atteint aussi les universités prestigieuses. » De plus en plus, écrit-il, l’excellence intellectuelle, identifiée à l’élitisme, est remplacée par un égalitarisme qui avilit la qualité de l’éducation et finalement « menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle. »

laurent BANITZ a dit…

La thèse défendue dans l'ouvrage que vous avez commenté me parait faire écho à certains aspects de la critique contemporaine de la Théorie de la justice de John Rawls. Un des axes de cette critique, développée notamment par Amartya Sen, dans son ouvrage L'idée de justice (2009), était le caractère abstrait de la liberté de l'individu rawlsien, celle d'un être purement rationnel, sur un pied de parfaite égalité avec les autres acteurs du même jeu social, vis-à-vis de sa capacité à exprimer ses revendications et à défendre sa conception personnelle du bien. Une abstraction qui feint d'ignorer l'abîme qui sépare le fait théorique de disposer d'une liberté inaliénable de la possibilité réelle de l'exercer dans une situation socio-économique donnée.
Il me semble que le fait de fonder le lien social sur un pur jeu compétitif, dont la justesse - la légitimité morale pourrait-on dire - est réputée garantie par l'égalité des chances, comporte le même vice fondamental. Ce vice est double: d'une part il pose comme cause suffisante d'une société juste ce qui en réalité en serait la conséquence si celle-ci l'était. Il y a une tautologie de l'égalité des chances. D'autre part, elle entretient la confusion entre égalité des droits et égalité des chances, qui sont deux principes bien différents. Si le premier constitue un idéal politique bien identifiable et bien circonscrit - parce que mesurable au fur et à mesure de l'évolution des normes juridiques, le second relève encore au mieux d'une méthode Coué qui se voile la face devant l'implacable mécanique de reproduction des positions établies et des positions de force.

laurent BANITZ a dit…

Un bémol tout de même. Incontestablement, le questionnement développé par Michael Sandel est extrêmement intéressant et stimulant, par sa remise en question du primat du mérite comme fondement d'une société juste, primat qui semblait être devenu isolé de toute forme de critique.
Il est cependant difficile d'être aussi convaincu par certaines des pistes qu'il propose. Même à titre expérimental, un système de recrutement dans les établissements les plus prestigieux est-il vraiment de nature à répondre au problème? N'en serait-il pas plutôt un avatar détourné? Quel message délivera-t-on à celui qui obtiendra par le tirage au sort ce qu'il saura n'avoir pas pu obtenir par son seul travail? Que le mérite soit une idée biaisée et pernicieuse, qu'elle soit infectée de jugement moral, tout cela importera peu à celui qui sentira au fond de lui l'humiliation du passe-droit. En définitive, comment un tel tirage au sort serait-il compris par son bénéficiaire, sinon que "tu n'as pas été à la hauteur de la compétition alors nous t'avons exempté de compétition".
Mais l'exemption ne sape pas la règle, elle ne fait que la confirmer par son existence-même. Le tirage au sort ne constituerait nullement une sortie du cercle vicieux du mérite. A l'humiliation du perdant, on substituerait l'humiliation du faux-gagnant. Là ne se trouve sûrement pas la clé du respect et de l'inaliénable valeur humaine.

Vanessa Nga Tch a dit…

Selon la thèse de l'auteur, le mérite en plus de justifier les inégalités, déresponsabilise et déculpabilise les individus ou même encore les sociétés les plus privilégiés sur la surface de la planète. En effet, comme nous le rappelle l’Abbé Pierre « L'injustice, ce n'est pas l'inégalité, c'est le non partage ». Ainsi le mérite qui servirait à définir et récompenser les plus méritants qui auraient fournir le plus d’effort ‘’personnel’’ et qui ne doivent que à eux même et non à un partage ou encore une coopération ne peut réduire l’injustice. En effet, même si l’inégalité est atténuée car de nos jours, en France par exemple l’école reste gratuite et donc l’accès à l’éducation est accessible à tous. Mais nous n’avons au final pas beaucoup de choix pour atteindre l’épanouissement qui dans une société dite capitaliste passe par une liberté financière. En effet, nous remarquons par exemple que dès la naissance certains enfants sont plus privilégié que d’autres dans leur éducation, par exemple ceux qui auront eu des parents professeurs et qui de fait auront été initié tôt aux techniques d’apprentissage scolaire ou encore à la lecture. Ainsi l'égalité sociale à travers l'éducation à tout prix ne reste qu'un illusion, cette éducation qui elle même ne cesse de mettre l'accent sur le mérite. Devrons-nous alors dire que ces enfants en grandissant qui auront plus de facilité à réussir par exemple les concours des grandes écoles auront plus de mérite d’avoir réussi que celui ou celle qui n’aura pas eu la chance ou la malchance d’avoir un environnement favorable pour répondre au critère d’ascension sociale et ‘’d’égalité ‘’ que prône la société. On voit bien ici que la chance est un facteur non négligeable. De même, un enfant issu d’une famille pauvre au Darfour par exemple, devrait-il avoir moins de mérite d’intégrer une école de médecine ? Beaucoup dirons non, pourtant il sera très difficile pour cet enfant de réussir les concours, même si il aurait peut-être fait un bon médecin si la chance lui avait été donné. Mais on ne le saura jamais. De fait, on se demande qui est vraiment concerné par le principe du mérite ? Ce mérite ne vient –il pas justifier les inégalités comme nous la rappelle l’auteur Mickael Sandel. Ainsi je rejoins l’auteur qui rappelle que nous visons dans une époque qui creuse les écarts entre gagnants et perdants et engendre en réalité une mondialisation qui ne profite qu'aux élites tout en donnant aux citoyens ordinaires le sentiment d'être démunis. Tout en culpabilisant les uns de ne pas avoir assez fournir d’effort ou encore d’être mal nées et d’autres part en déresponsabilisant les autres, ceux qui seraient bien nées et auraient fournit suffisamment d’effort.

Thibaud Lescamela a dit…

L’idéal méritocratique prôné par les partis politiques de tout bord est la cristallisation étatique des luttes pour l’égalité des chances que les pays développés mènent depuis plusieurs années. Cette lutte est d’autant plus forte que le capitalisme accroît les hiérarchies entre les élites et la population. Cet idéal méritocratique puise donc ses origines dans une volonté de redistribution des richesses et plus largement d’égalité des citoyens entre eux.
Or, comme le remarque Sandel, il ne s’agit pas d’une solution mais d’une justification de l’inégalité. D’une part parce qu’on associe le talent à une volonté pure et au sacrifice de soi, ce qui responsabilise et individualise le citoyen face à son échec. D’autre part parce que la méritocratie, quand bien même elle serait parfaitement réalisée, accorderait des bénéfices annexés selon la loi contingente de l’offre et de la demande, ce qui risquerait de rendre arbitraire le niveau de gratification. Le mérite, au sens de mérite personnel, est une notion hautement subjective et qui est fonction de dispositions biologiques, sociales, psychologiques, environnementales, etc. De ce fait, le mérite ne peut pas être entièrement objectivé, et lorsqu’il s’associe à une récompense économique, il ne peut qu’être source d’injustice.
Nous gagnerions bien davantage, je pense, à réaliser une critique de la société capitaliste plutôt que de contrer ses effets pernicieux par un socialisme bancal. Limiter les hiérarchies, réduire les différences de richesses, trouver d’autres types de récompenses qu’économiques sont des projets plus justes que de laisser planer une fausse égalité. Ceci fait écho en moi à ce que Nietzche appelle, dans Par delà bien et mal, « les instincts démocratiques de l’âme moderne ». Dans la recherche de l’égalité, ne voulons-nous pas plutôt acter la différence ?

Maud LABERGRI a dit…

Il semble que l'importance accordée à ce débat est le résultat d'une difficulté croissante dans nos sociétés à penser les rapports entre l'individu et la société. Sous couvert de débats sur l'individualisme, sur la pluralité politique, sur le mal-être des universités et des écoles, on se dédouane de réfléchir sur le cœur du problème: quel idéal projetons-nous pour nous-mêmes ?

La question du mérite est sûrement une des pistes de recherche les plus stimulantes pour établir une première esquisse de ce rapport. On veut en effet nous faire penser que seul le mérite est responsable du succès social d'un individu. Seulement, où est la preuve que cette affirmation est vraie? Elle présuppose en effet une vision proprement individualiste du rapport de l'individu au monde, ce qui est culturellement récent. De même, il est intéressant de noter que, dans la pratique, la méritocratie est assez discutable. La philosophie qui confère un intérêt particulier à l'égalité des chances se heurte à des contradictions, que l'on ne cesse de qualifier d'externes mais qui sont, nous le pensons, internes: les élites ne changent que très peu et comme le montre Sandel, l'échec de cette philosophie amène à des contestations politiques inédites. De nos jours, l'ascenseur social est en effet discutable. Sandel remarque bien l'importance de la question sociale dans les interrogations sur le mérite.

Toutefois, peut-on sortir d'un échange entre défenseurs de la méritocratie et défenseurs de ce que l'on pourrait appeler l'ordre naturel ? Il semble qu'une des pistes de recherche intéressantes pour cette question réside dans le cœur de l'analyse de Sandel, celle du bien commun. Car, en effet, le mérite est un principe politique plus qu'il n'est philosophique; on regardera ici ses conséquences politiques directes, à savoir un manque de cohésion de la société : chacun se questionne sur le bien-fondé de son rôle.

Mais doit-on pour autant nier entièrement toute recevabilité philosophique au concept de mérite ? Doit-on exagérer l'analyse de Rawls au point de nier à tout individu l'existence de ses qualités, nous condamnant par là à un relativisme moral et social ? On constate que les deux positions radicales - qu'elles soient positives ou négatives - sur le mérite sont néfastes. Il est bien évidemment difficile de répondre à ces questions mais l'on ne saurait se réconforter dans une inversion des rôles: ne pas déifier l'individu, sa liberté et ses capacités comme le fait notre civilisation moderne, mais ne pas aussi le nier à travers les mêmes principes qui contribuent à l'extraire de sa réalisation propre: celui de contribuer à un projet de société qui le dépasse.


Maud LABERGRI, étudiante en M1 Philosophie

John Germond a dit…

S’il y a bien une qualité qu’il serait difficile de refuser à Michael Sandel, c’est son acuité. Bien au-delà de la profondeur de ses analyses, son envergure intellectuelle transparaît dans chaque problèmes qu’il choisit d’aborder. Les questions sociales relatives à la méritocratie sont fondamentales car elles permettent d’interroger le fondement politique de nos sociétés. Comment un régime politique qui se veut démocratique peut-il s'accommoder d'inégalités structurelles ? En effet, l’égalité n’est-elle pas le fondement même du régime démocratique ? Trop souvent les inégalités économiques ou culturelles ont été négligées pour ne se concentrer que sur l’égalité juridique. Plus encore, dans une société régie par les impératifs économiques, conserver des inégalités économiques fortes est un gage d’instabilité politique. Déjà au XIXe siècle, l’écrivain français Hippolyte Taine notait que, selon lui, la Révolution Française était une expérience “manquée” car elle ne conservait “qu’une seule inégalité, celle de la fortune”. Derechef, Alexis de Tocqueville remarquait à la même époque, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, que l’égalité de droit n'annule pas l'inégalité de fait. Bien qu’il faille indubitablement une hiérarchie pour ordonner la société, la problématique de la répartition des places apparaît comme fondamentale. Le formidable essor de l’idéologie libérale, consubstantielle au phénomène de mondialisation, semble avoir quelque peu émoussé l’intérêt du public en matière de méritocratie. Pour autant, la récente et vertigineuse recrudescence des inégalités économiques a eu pour effet de remettre ce questionnement au goût du jour.

John Germond (M1 Philosophie)

(Partie 1 sur 3)

John Germond a dit…

Le sociologue français Pierre Boudieu ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme que la méritocratie Républicaine est une illusion. Ceux qui réussissent sont ceux qui disposent déjà du bagage nécessaire à la réussite. L’élite produit un système et des concours (dans le cas de la France) indexés sur sa culture de classe. Toutefois, le rêve d’un monde parfaitement juste semble encore lointain. En voulant faire cesser la domination de la culture “bourgeoise”, n’avons-nous pas privé les milieux modestes de l’élévation sociale et culturelle, tout en séparant les différentes couches de la société, renvoyant chacune d’elle à sa culture ? L'intérêt de la pensée de Michael Sandel est de toujours voir en amont les problèmes induits par un système parfois inhumain, sans pour autant verser dans le manichéisme le plus plat. Il pointe du doigt les failles d’une organisation sociale surannée et, convenons-en, à bout de souffle, tout en prenant soin de préserver les éléments qui ont su faire sa grandeur. En définitive, on pourrait résumer sa pensée comme une promotion de l’égalité, et non de l’égalitarisme absolu. Il s’agit de remettre l'Université à la place qui fut autrefois la sienne : celle d’un arbitre d’opportunité. Le travail obtenu à la sortie d’école n’est pas un simple moyen de pourvoir à ses besoins, c’est également un moyen de contribuer au bien commun et, par conséquent, d’affirmer sa place et sa valeur au sein d’une communauté. Le travail doit transcender le simple cadre de la consommation, permettant ainsi de s’inscrire dans une communauté que l’on contribue à bâtir. La méritocratie s’impose donc comme le fondement même de nos sociétés.

John Germond (M1 Philosophie)

(Partie 2 sur 3)

John Germond a dit…

La notion de mérite conduit fréquemment à la dégradation du lien social. Les individus ayant “réussi” tendent à vouloir s’attribuer l’ensemble du mérite attaché à la réussite, tant ils semblent convaincus qu'il leur est entièrement dû. Ainsi, il devient malaisé de se mettre à la place de l’autre, tant notre amour propre nous aveugle sur les véritables conditions ayant présidé à notre réussite sociale. Il ne s’agit pas de nier la notion même de mérite. Cependant, il serait vain de vouloir nier le poids des déterminismes sociaux ou biologiques. Le travail n’est pas l’unique ingrédient de la réussite. Le paradoxe du mérite tient en ce qu’il sanctionne et distingue des individus à l’issu d’une compétition biaisée dès l’origine. L’expérience nous fait quotidiennement la démonstration que l’origine sociale des individus détermine, dans une large mesure, leur réussite sociale. Il semblerait donc que le mérite et le bien commun se trouvent encore enchevêtrés de façon insidieuse pour un certain temps.

John Germond (M1 Philosophie)

(Partie 3 sur 3)

Margot MOUILLE étudiante en M1 Philosophie EAD URCA a dit…

La notion de mérite paraît, de prime abord, plutôt justifiée et cohérente, il semble logique qu'un individu soit récompensé, ait accès à telles études ou à tel travail en fonction de la quantité d'engagement et de volonté fournis. Mais avant tout, la notion de mérite est subjective, la mettre véritablement en place reviendrait à prendre en compte chaque aspect de la vie de chacun. Car si deux individus fournissent exactement la même force et le même temps de travail, pourrait-on dire qu'ils sont inévitablement autant méritant l'un que l'autre ? Peut-être que si on prend en compte les conditions de vie de l'un comparativement à celles de l'autre, on s'apercevra qu'il fut plus aisé pour le premier de fournir ce travail car il vit seul, que pour ce père de famille isolé avec deux enfants à charge. Pourtant, en quoi serait-il légitime de féliciter le second et non pas le premier ? Ce dernier est-il coupable d'avoir une vie "plus simple" ? Evidemment que non. Par conséquent, procéder comme suit reviendrait à créer des inégalités qui n'auraient pas lieu d'être, et donc en quelque sorte aller à l'encontre de la notion de mérite.

Concernant la notion plus globale de la méritocratie qu'aborde Michael Sandel ici, elle est utilisée par différentes politiques actuelles comme une notion garantissant l'égalité, mais il s'agit finalement d'une gigantesque hypocrisie. On peut observer ce phénomène simplement en s'arrêtant sur les grandes écoles privées hors de prix. Tout d'abord, elles se trouvent la plupart du temps dans les capitales, endroit où peu de provinciaux peuvent se permettre d'aller vivre. Elles demandent des fonds phénoménaux pour financer ne serait-ce qu'une année de scolarité et, étant donné leur prestigieuse réputation, recrutent en grande majorité des étudiants provenant eux-mêmes de grandes écoles privées. Or, rien ne prouve que ces derniers ont davantage de mérite, ont produit davantage de quantité de travail, que l'étudiant venant d'un établissement public. De plus, comme l'explique Michael Sandel, cette notion a également une incidence psychologique, d'abord sur le fléau de notre temps : la comparaison à autrui. La méritocratie participe au mal-être de beaucoup d'individus qui, s'ils ne parviennent pas à la formation ou au travail désirés, se mettent à grandement se sous-estimer. Comme si ce qu'il valait en tant qu'individu dépendait de cette notion de mérite proclamée par des institutions, puisque s'ils n'ont pas été retenu, c'est parce qu'ils ne méritaient pas de l'être. Et dans ce cas là, tout ce qu'ils ont pu accomplir auparavant s'effondre pour eux. Or, ces portes leur était déjà fermées avant même qu'ils y prétendent, car cette notion de méritocratie ne passe absolument pas au-dessus des inégalités sociales, elle les renforce.