Conférence "Travail de mémoire, travail de deuil : les infortunes du cas français", prononcée, le 11 juillet, lors du colloque "Justice transitionnelle et mémoire", organisé par le professeur Xavier Philippe à la faculté de droit d'Aix-en-Provence. Merci à tous pour leur bienveillance et leur chaleureuse présence.
« Le devoir de mémoire, écrit Paul Ricœur, est le devoir de rendre justice, par le souvenir à un autre que soi » [La mémoire, l'histoire et l'oubli, 2000, p. 108]. Mais qu'advient-il lorsque la mémoire est interdite ou bien tronquée ou bien manipulée, lorsque le rapport à l'autre disparaît et, avec lui, le souci de justice ? Ce sont là autant de facteurs qui interdisent à un individu ou à une société, de se forger une identité, dès lors que celle-ci consiste avant tout dans ce que Paul Ricœur appelle « le pouvoir originaire de se raconter » soi-même [id., p. 580]. Sur ce point, il y a une analogie frappante entre ce qui joue au niveau de la psychologie individuelle et de la psychologie collective : l'impossibilité d'accéder à sa propre histoire lorsqu'elle laisse des trous, des failles, des silences, des zones obscures, qui ne font pas disparaître les traumatismes mais qui les conduit à se reformuler sous des formes plus ou moins pathologiques qui « ne passent pas », dès lors que l'inconscient est comme le dit Freud zeitlos, éternel : « Un peu comme l'inconscient dans la théorie freudienne, la mémoire dite « collective » existe d'abord dans ses manifestations, dans ce par quoi elle se donne à voir, explicitement ou non » [Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, 1987, 2000, p. 18]. Le refoulement de l'histoire dans sa complexité, quelles que soient les formes que prend ce refoulement, a des conséquences dévastatrices pour une société précisément parce que ce qui n'a pas été assumé ni fait l'objet d'un travail de mémoire et de deuil ne disparaît pas, mais laisse des séquelles qui ne mettent pas en cause simplement des exigences de justice et de réparation mais la possibilité même pour une société de se forger une identité transmissible. Il se pourrait bien que la grande difficulté que la société française éprouve aujourd'hui de savoir ce qu'elle est dans un monde ouvert à la pluralité et à la mondialisation soit le résultat névrotique d'une incapacité à assumer les périodes les plus sombres de son histoire récente, en particulier le régime de Vichy et la Guerre d'Algérie. L'identité nationale ne peut pas se constituer et se transmettre en faisant simplement appel à un récit national dont le caractère fictif apparaîtra pour beaucoup, non seulement construit et abstrait, c'est-à-dire mort, mais également mensonger et finalement aliénant. L'exigence dont je voudrais parler aujourd'hui n'est pas l'exigence de réparer les torts faits aux victimes au nom d'une demande de justice et qui peut conduire, du reste, à une funeste concurrence des revendications mémorielles, mais plutôt à cette exigence de vérité, de vérité approchée et jamais définitive, qui résulte d'un regard critique sur soi et d'un déplacement du regard qui laisse place à l'altérité – le regard de l'autre - sans lequel une société ne peut assumer les troubles du passé, en faire le deuil, s'ouvrir à l'avenir et peut-être au pardon.
Pour commencer, je voudrais donc prendre au sérieux la thèse de Ricœur, selon laquelle l'identité n'a rien de substantiel. Au plan national, elle ne se peut forger simplement au creuset d'un récit fait de héros, de figures tutélaires et de mythes fondateurs, ni peut-être dans l'idée libérale qu'une nation est essentiellement une « communauté de valeurs ». Elle s'enracine dans la capacité des acteurs sociaux à pouvoir raconter une histoire commune qui s'approche autant que possible de la complexité de la « vérité historique ». Il y a ici un lien étroit entre complexité et pluralité. La complexité comme mise en relation de facteurs multiples et selon des perspectives diverses (politiques, économiques, culturelles, idéologiques, etc.) et la pluralité qui implique la présence d'acteurs nombreux, aux origines éventuellement diverses, mais en relation les uns avec les autres. Comment dans ces conditions tisser un lien commun qui tienne compte de la subjectivité des personnes et de leur expérience des événements, sans tomber dans une sorte de narcissisme de l'individualité dont le premier effet serait de dissoudre toute idée de communauté. A la suite des périodes de grandes épreuves historiques où la société s'est fracturée – par exemple, en France au lendemain de l'Occupation ou à l'époque de la guerre d'Algérie – la question se posera longtemps avec une actualité particulière, et cela d'autant plus que le passé n'aura jamais été véritablement assumé, laissant place à des représentations largement faussées ou bien tout simplement à l'indifférence ou à l'oubli, éventuellement favorisé par des mesures imprudentes d'amnistie. Le travail de l'historien et l'enseignement jouent ici un rôle capital, ne serait-ce que parce qu'ils exigent une mise à distance d'une nature tout à fait différente de celle qui est recommandé au juge. Pour le dire en bref, la connaissance historique est un facteur essentiel de la constitution de l'identité nationale, dès lors qu'elle envisage avec autant d'objectivité que possible le passé, dans ses ombres et ses lumières, laissant place à ce travail de deuil et à l'oubli sans lesquels les scènes refoulés ne cessent de se rejouer au présent sous des formes plus ou moins névrotiques. Telle est la conclusion que peut l'on peut tirer de trois ouvrages dont je voudrais dire quelques mots, l'un d'un philosophe, les autres de deux historiens : La mémoire, l'histoire et l'oubli de Paul Ricœur, Le syndrome de Vichy de Henry Rousso, enfin La gangrène et l'oubli, La mémoire de la guerre d'Algérie de Benjamin Stora.
La mythologie « résistancialiste »
Nul événement au XXe siècle n'a laissé place à davantage de constructions mythologiques que la période de l'Occupation en France pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier le mythe de la résistance du peuple français tout entier, passant sous silence, jusqu'aux années soixante-dix, la reconnaissance de la réalité peu glorieuse de la Collaboration ou de la passivité d'une large part de la population française. A l'origine de cette mythologie qui donnera naissance à ce qu'on appelle le « résistancialisme », le célèbre discours de de Gaulle, prononcé le 25 août 1944 à l'Hôtel de Ville de Paris, qui pose les premières pierres d'un formidable déni de la réalité : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l'appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle » Ainsi que le demande Henry Rousso : « Mais alors si la France est intacte, quelle place accorder dans ce système à Vichy et à la Collaboration [p. 30-31]. Ainsi commence ce long travail de « mise entre parenthèses » de Vichy dont de Gaulle dira, le même jour, qu'il « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Ce n'est pas seulement le régime de Pétain qui est ici occulté, la réalité complexe et composite de l'Occupation, mais également les résistants, les déportés des camps, etc. à la faveur de l'idée sentimentale, politiquement utile mais historiquement fausse, d'un peuple tout entier en résistance, d'une nation dressée comme un seul homme contre l'ennemi, émanation de la France de Jeanne d'Arc. Marguerite Duras qui attendait dans l'angoisse le retour de son mari, Robert Antelme, de Dachau dira sa révolte : « De Gaulle a dit cette phrase criminelle : « Les jours de pleurs sont passés. Les jours de gloire sont revenus ». Nous ne pardonnerons jamais. » [cité par H. Rousso, p. 41]. Il faudra attendre presque vingt-cinq années pour que le voile soit levé sur ce que fut la réalité de la Collaboration, en particulier grâce au document de Marcel Ophuls, André Harris et Alain de Sédouy, Le chagrin et la pitié, interdit pendant douze ans de diffusion sur la chaîne télévisée nationale, les premiers travaux des historiens, d'abord américains puis français – La France de Vichy de Robert Paxton date de 1966 et sera traduit en français en 1973, puis, plus tard, les procès contre des hommes comme Paul Touvier, chef de la milice lyonnaise sous l'Occupation, gracié par Pompidou en 1971 mais condamné en 1994 pour « crimes contre l'humanité », ou encore Maurice Papon. Et combien de temps faudra-t-il pour que le public français commence de s'intéresser de près à l'Holocauste et au témoignage des rescapés juifs des camps de concentration et d'extermination ? Quoiqu'il en soit, le mythe résistancialiste constitue un de ces flagrants dénis de la réalité historique dont la remise en cause ne conduit nullement à ces formes d'autoflagellation, négatrice de notre identité, que dénoncent Alain Finkielkraut dans L'identité malheureuse, ou, plus récemment, Eric Zémour dans Le suicide français (où, notons-le, il s'en prend à Paxton et défend l'idée que Pétain agissait au nom de la « raison d'Etat »).
Mais ce type de falsification de l'histoire, qui passe sous silence et jette dans l'oubli des pans entiers de la réalité, sous prétexte qu'elle est incompatible avec la « France éternelle » et l'idée qu'elle se fait d'elle-même, prédispose-t-elle à développer parmi les citoyens un esprit de résistance à l'égard de bien des politiques publiques – aujourd'hui par exemple en matière de sécurité ou de traitement de l'immigration – qui devraient éveiller au minimum leur esprit critique et leur vigilance ? Je ne le crois pas. Songeons que lorsque France 2 entreprit, en 2010, de reproduire la fameuse expérience de Stanley Milgram sous la forme d'un jeu télévisé, les proportions d'obéissance à des ordres conduisant à infliger des décharges électriques à un sujet innocent furent encore plus élevés que dans le protocole précédent (80% au lieu de 66%), malgré tout ce que les participants avaient appris sur les horreurs de l'Holocauste et la place accordée dans la République à l'esprit de la Résistance. La crise de l'identité française à laquelle nous assistons aujourd'hui est le résultat de cette histoire qui ne s'est pas dite, d'un travail de deuil qui ne s'est pas fait. Faire appel à des mythes comme celui de la Résistance n'est certainement pas le meilleur moyen pour une nation d'assumer son passé et de s'en libérer. Le retour du refoulé se paye toujours très cher.
La guerre d'Algérie, une guerre qui ne dit pas son nom
Près de dix ans plus tard, la défense de l'Algérie française et la lutte contre l'indépendance se réclamera encore de cet esprit de la Résistance pour le retourner contre de Gaulle, jugé traître non seulement à ses propres engagements mais à cette France éternelle dont il prétendait incarner les valeurs : « Le refus de la défaite de 1940 et de l'épisode vichyssois avait réhabilité des valeurs patriotiques tombées en déshérence. Avec la guerre d'Algérie se brise le pacte des souvenirs convenables. » [Benjamin Stora, p. 112-113]. De fait, la guerre d'Algérie, qui ne sera jamais présentée comme telle, constitue un autre moment de déni de la réalité dont les séquelles se feront longtemps ressentir dans la société française. Tout d'abord, parce que le contingent – près de deux ou trois millions d'hommes – et les hommes tombés au combat ne seront jamais honorés, ni leurs souffrances reconnues, pas plus que ne le sera le sort malheureux réservé aux harkis ou aux pieds-noirs lors de leur arrivée en France. Mais également parce que l'Etat français n'admettra jamais la réalité des pratiques, de torture spécialement, mises en œuvre pour lutter contre ceux dont on ne sait s'il faut les nommer des résistants ou des terroristes. Plus encore que la Collaboration, la guerre d'Algérie sombrera bientôt dans l'effacement d'un passé que nul ne veut voir, alors que la société est tout entière emportée par la frénésie de la croissance et de la consommation : « La mémoire de la guerre d'Algérie, écrit Benjamin Stora, va s'enkyster comme à l'intérieur d'une forteresse invisible. Non pour être « protégée », mais pour être dissimulée, telle la figure irregardable d'une Gorgone. » [p. 215]. Tragédie dont la réalité sera dissimulée à la faveur des diverses lois d'amnistie, en particulier la loi du 24 juillet 1968 qui efface la peine pénale, liée aux « événements d'Algérie. » et qui, à la différence des deux guerres mondiales, ne fera l'objet d'aucune commémoration, comme si le régime de la Ve République avait « honte de sa naissance » [Stora, p. 222] : « Le consensus qui s'édifie avec le mythe mobilisateur de la Résistance, ne vise, dans les faits, qu'à surmonter les amertumes, cacher les brisures » [ibid.] « Pour la majorité de ceux qui composent la « génération algérienne », la guerre a détruit l'idée d'une société harmonieuse. La brutalité des comportements individuels, le cynisme de l'Etat, l'absence de morale sont entamé sérieusement la volonté de porter un projet de « société idéale » [id., p. 223-224]. Réalité d'une guerre plongée dans le sarcophage de l'oubli, en particulier par les lois d'amnistie - après toutes les autres, celle enfin du 16 juillet 1974, passé grâce à l'article 49.3, qui efface toutes les condamnations prononcées pendant ou après la guerre d'Algérie et réintègre dans le cadre de réserve les huit généraux putchistes de l'OAS : « La levée des sanctions à l'égard de responsables d'atrocités commises pendant la guerre d'Algérie interdit de vider l'abcès, puisqu'il y a effacement des repères qui distinguent entre ce qui est crime et ce qui ne l'est pas » [id., p. 283]. Mais, ajoute Stora : « L'amnistie qui veut masquer, évacuer, prépare d'autres conflits, d'autres régressions. » [id.].
Ce refus de la mémoire aura des conséquences décisives, et particulièrement destructurantes, sur les jeunes issus de l'immigration, en particulier algérienne. L'incapacité de faire le récit de ce que leurs parents ont vécu est, on le sait maintenant, une des causes des phénomènes de radicalisation et de reconstitution d'une identité factice sur le mode de l'engagement djihadiste. La religion n'y est pour rien, mais les causes liées aux troubles de la mémoire, de la transmission et, plus généralement, de l'identité y sont, elles, pour beaucoup. Pour en revenir à la thèse de Ricœur, ce qui advient là, c'est véritablement l'impossibilité, pour les acteurs (parents et enfants), issus de l'immigration, de faire le récit de leur propre histoire. A cet égard, ce ne sont pas simplement les politiques d'intégration qui font preuve de leur échec. C'est plutôt l'échec inévitable d'une identité qui se trouve vidée de sa substance parce qu'elle s'est construite, non seulement sur une fiction, mais sur la négation sociale de la figure du père et la mémoire de toute une génération [Benjamin Stora, id., p. 298].
Les lois d'amnistie et l'effacement de la mémoire
Pour finir, il nous faut revenir sur les effets pervers de l'amnistie qui frappe d'interdit le passé et empêche autant la cicatrisation des plaies que la possibilité même du pardon, alors même que l'amnistie se donne pour projet la paix civique et la réconciliation entre citoyens ennemis. Le modèle le plus ancien, rappelé par Aristote dans La Constitution d'Athènes, est tiré du décret promulgué à Athènes en 403 av. J. C., après la victoire de la démocratie sur l'oligarchie des Trente laquelle s'était imposée, avec force abus, après la défaite de la guerre du Péloponèse [voir : Nicole Loriaux, La cité divisée, L'oubli dans la mémoire d'Athènes, Paris, Payot, 1997 ; cité par Ricœur, p. 586]. La formule est double. D'une part, le décret lui-même : « il est interdit de rappeler les maux [les malheurs] », d'autre part, le serment prononcé nominativement par les citoyens pris un à un : « Je ne rappellerai pas les maux [les malheurs] du passé ». « La guerre est finie, est-il proclamé solennellement, commente Ricœur […] Un imaginaire civique est mis en place où l'amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l'arbitrage est placé au-dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de les trancher » [p. 586-587]. Dans cet acte qui frappe d'oubli les violences du passé et en interdit jusqu'à l'évocation, la parole, se voit un trait de la souveraineté du pouvoir politique, non moins significatif, que la déclaration de guerre et de la situation d'exception qui en est, selon Carl Schmitt, la manifestation la plus indiscutable.
Un modèle comparable, mais expression cette fois-ci de la souveraineté du monarque, se trouve dans les injonctions de l'édit de Nantes, promulgué par Henri IV. On y retrouve les deux aspects déjà signalés : l'effacement de la mémoire et l'interdit de la parole : « Article 1 : Premièrement, que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre part depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie comme de chose non advenue. Il ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux ni autres personnes quelconques, publiques ou privées, en quelque temps ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour ou juridiction que ce soit. - Article 2 : Défendons à tous nos sujets de quelque état et qualité qu'ils soient d'en renouveler la mémoire, s'attaquer, ressentir, injurier ni provoquer l'autre par reproche de ce qui s'est passé pour quelque cause ou prétexte que ce soit, en disputer, contester, quereller ni s'outrager ou offenser de fait et de parole ; mais pour se contenir et vivre paisiblement ensemble comme frères, amis et concitoyens sur peine aux contrevenants d'être punis comme infracteurs de paix et perturbateurs du repos public » [cité par Ricœur, p. 587].
La question évidente qui se pose est de savoir s'il est seulement possible d'établir un régime d'amitié entre les hommes sur la base d'une décision politique aussi arbitraire dont l'exigence est de faire taire « le non-oubli de la mémoire », pour reprendre la formule de Nicole Loriaux et la première conséquence de priver la communauté de cette « salutaire crise d'identité permettant une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique » [Ricœur, p. 589]. Souvenons-nous de ce mot de de Gaulle affirmant, le jour de la libération de Paris, que Vichy « fut toujours et demeure nul et non avenu ». Comment pouvait-on dès lors parler de ce qui n'avait pas existé ?
Après la Seconde Guerre mondiale une première loi d'amnistie, concernant les faits de collaboration ayant entraîné une peine de prison inférieure à quinze ans, est votée le 5 janvier 1951. Une seconde loi, très large, est votée le 6 août 1953. À la suite de cette amnistie, moins de cent personnes restent emprisonnées. Ces lois n'ont pas été particulièrement consensuelles : 327 voix contre 263 pour la première, 394 contre 212 pour la seconde.
Toute autre, et je finirai par là, est la conception de l'amnistie qui prévalut courageusement dans la fameuse commission « Vérité et Réconciliation » qui siégea de janvier 1996 à juillet 1998. La mission de cette commission, voulue par Nelson Mandela, président de la nouvelle Afrique du Sud et présidée par Mgr Desmond Tutu, était de « collectionner les témoignages, consoler les offensés, indemniser les victimes et amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques » [voir Sophie Pons, L'aveu et le pardon, Paris, Bayard, 2000, cité par Ricœur, p. 627]. Ainsi que l'explique Sophie Pons : « La plus grande innovation des Sud-Africains a tenu à un principe, celui d'une amnistie individuelle et conditionnelle, à l'opposé des amnisties générales octroyées en Amérique latine sous la pression des militaires. Il ne s'agissait pas d'effacer mais de révéler, non pas de couvrir les crimes mais au contraire de les découvrir. Les anciens criminels ont dû participer à la réécriture de l'histoire pour être pardonnés : l'immunité se mérite, elle implique la reconnaissance publique de ses crimes et l'acceptation des nouvelles règles démocratiques.
[…] Depuis la nuit des temps, il est dit que tout crime mérite châtiment. C'est au bout du continent africain, à l'initiative d'un ancien prisonnier politique et sous la direction d'un homme d'Eglise, qu'un pays a exploré une nouvelle voie : celle du pardon à ceux qui reconnaissent leurs offenses. » [id., p. 17-18]. Ce n'est pas à dire, bien sûr, que des décennies de souffrances, liées à l'apartheid pouvaient être guéries par quelques mois d'auditions publiques, du moins une voie, intelligente et équilibrée, avait été ouverte, servant de thérapie sociale, de travail de mémoire et, finalement, de travail de deuil. Ainsi était évité cet « oubli commandé » qu'est la loi d'amnistie générale, pratiquée par tous les régimes de la République française depuis 1791, dont la volonté de restaurer l'unité nationale et de pas ajouter les excès de la justice aux violences du combat laissait purulentes, quoique cachées, des plaies ouvertes aux implacables retours du refoulé. Il n'est pas sûr que la France ne continue pas de payer le prix de ces silences et de ces amnésies.