Il est des reproches qui n'ont pas d'âge. A des années de distance, des décennies parfois, on les ressert avec la même assurance, comme si ce n'était pas une affaire d'époque, mais de nature. Ainsi en est-il des accusations lancées à l'endroit des intellectuels : rêveurs idéalistes, moralistes patentés, donneurs de leçons, bourrés de principes et de certitudes, jetés avec arrogance à la face de ceux qui ont les mains dans le cambouis, et se gardant bien d'y plonger les leurs, sortant de leur domaine de compétence où ils auront acquis quelque notoriété, mais en abusant « au nom d'une conception globale et dogmatique de l'homme », l'intellectuel serait par excellence, aux dires de Sartre, « quelqu'un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. » Sorte de parasite que le système économique et social tolère parce qu'il le nourrit – ne fait-il pas partie de « l'industrie culturelle » ? - et qu'il tolère sans crainte : la critique qu'il pratique n'ira pas au-delà de belles abstractions. Cette soupape a ses violences, mais elle ne conduit à aucun engagement concret. Qu'on se rassure : au bout du compte, tout rentrera dans l'ordre.
Ce qui est nouveau, mais la nouveauté n'est pas si récente, c'est que aujourd'hui l'intellectuel a moins besoin (sinon du tout) d'avoir une œuvre ou une compétence reconnue : les média et les réseaux sociaux lui offriront un espace de publicité où l'essentiel est de faire parler de soi, de faire « le buzz » comme on dit, et peu importe la reconnaissance de ses pairs. Qu'on ne s'étonne pas, dans ces conditions, qu'il ait perdu tout crédit. Inutile de citer des noms, ceux du passé et qui parfois étaient grands ont disparu. Ils s'égaraient peut-être, on les combattait sur tous les fronts et avec véhémence - du moins n'étaient-ils ils pas objet d'indifférence ou de mépris. C'est aussi qu'ils avaient une autre conception de l'engagement et qui n'était pas dénuée de conscience.
Conscience tout d'abord que c'est une pure illusion de se contenter de dénoncer le système auquel on appartient et l'idéologie dominante avec des mots ou des concepts, précisément parce que cet arsenal théorique est lui-même au service du système et qu'il n'existe pas de position en surplomb, de « conscience en survol », celle d'une raison universelle ou d'un moi désengagé. Ou plutôt cette raison, il en adopte les réquisits scientifiques de vérité et d'universalité, alors même que, dans la pratique, elle est au service d'une hégémonie. De là la contradiction qui le définit, dont il doit sortir sans que cela soit tout à fait possible.
A la différence du « faux intellectuel » qui pèse le pour et le contre et renvoie dos à dos les uns et les autres, l'intellectuel – telle est l'idée que s'en fait Sartre – est, par nature, radical : engagé du côté des opprimés et refusant la symétrie des positions (par exemple entre Palestiniens et Israéliens, autrefois entre militants de la décolonisation et l'Etat français), prenant part à l'histoire sans savoir ce qu'elle fait, et acceptant avec discipline la violence inévitable quoique ce soit avec un esprit critique qui interroge les moyens et les fins, mais inévitablement de façon rétrospective : « Il ne s'agit pas pour l'intellectuel de juger l'action avant qu'elle soit commencée […] Mais, au contraire, de la prendre en marche, à son niveau de force élémentaire (grève sauvage ou canalisée déjà par les appareils), de s'y intégrer, d'y participer physiquement, de se laisser pénétrer et porter par elle et seulement alors, dans la mesure où il prend conscience que c'est nécessaire, de déchiffrer sa nature et de l'éclairer sur son sens et ses possibilité […] Banni par les classes privilégiées, suspect aux classes défavorisées (à cause de la culture même qu'il met à leur disposition), il peut commencer son travail ».
L'intellectuel véritable est, par nature – et Claude Lefort reprendra l'expression pour en faire le titre d'un livre consacré à Alexandre Soljénitsyne : un homme de trop. Tout engagement est une cécité volontaire, assumée comme telle et s'il l'on s'en défait ou qu'on s'en libère : désespérante. Ne reste plus alors qu'à cultiver son jardin, à se replier sur sa vie intérieure, ou à s'en remettre à Dieu. Dans tous les cas, à se résigner au monde comme il va : à ses errances. Le reste n'est que vibrations médiatiques. A peine une ride sur un océan de souffrances.
2 commentaires:
Mais qu'est-ce qu'un intellectuel ? Un spécialiste ou un polymathe ? Le risque avec la position d'homme de trop, c'est d'avoir des opinions tranchées sur des sujets que l'on ne connait que superficiellement. On se souviendra de la phrase de Sartre, "un anti-communiste est un chien", qui illustre le propos. Il ne connaissait pas la réalité de l'expérience communiste et pourtant il était tout de même capable d'affirmer une chose pareille. Avant d'être un homme de trop, il aurait dû connaitre son sujet et ne pas tomber dans les affres de la pensée motivée et des biais de confirmation. Cela n'est pas sans rappeler la notion de bullshit développée par Dynel qui renvoie " à des affirmations dont le locuteur ne peut pas juger du degré de véracité et qu'il présente néanmoins comme si elles étaient fiables ou véraces".
Commentaire de Tom :
L’intellectuel n’est pas le sage.
Un temps plongé dans la spiritualité, je suis arrivé à une conclusion : la sagesse, c’est l’inaction, c’est la passivité face au mouvement et l’indifférence à la politique. On le sait, le sage dans l’acception habituelle se situe quelque part entre l’ermite et le moine : il a vu, il a compris, et pour lui, tout est pour le mieux. En un sens, le sage est entre le sceptique et le stoïque. Pour Sartre, cette définition choisie du sage est celle du « faux intellectuel » qui, je cite l’article « pèse le pour et le contre et renvoie dos à dos les uns et les autres (…) »
L’intellectuel sartrien, lui, est un homme engagé qui est dans le mouvement, avec réflexion mais sans recul « « Il ne s’agit pas pour l’intellectuel de juger l’action avant qu’elle soit commencée (…) Mais au contraire, de la prendre en marche, à son niveau de force élémentaire (…) ». Ce refus de la « symétrie des positions », l’acceptation de l’impossibilité de cette « conscience en survol » et cette cécité volontaire : autant de positions qui témoignent d’une sorte de prise de partie par dépit. L’intellectuel sartrien a conscience que le monde est un chaos complexe et dynamique, mais il décide de prendre parti quitte à être dans l’erreur, quitte à reconnaître a posteriori (est-ce une attitude Sartrienne ou le penseur de l’existentialisme était-il obstiné ?) une position trompée par le manque de recul. Les historiens Pascal Ory et Jean-François Sirinelli définissent l’intellectuel : « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie » : ici aussi, ainsi, l’intellectuel se rapproche du politique dans sa participation au débat public et dans son action. Autrement dit, l’acception de l’intellectuel se distingue largement de celle du sage dans sa « participation au monde », l’importance de son action, qui s’ajoute à la couche de son expertise et de sa compréhension du monde.
Où se situe le philosophe dans cette échelle qui relie l’intellectuel au sage ?
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