De l'utilité de l'anthropologie en particulier, et des sciences humaines en général, dans la mise en perspective critique de nos représentations et de nos normes.
Le visage (de la femme en particulier) ne devrait jamais être dissimulé dans l'espace public, sauf à nuire gravement aux modalités de l'interaction sociale. Ce principe (ajouté à celui de l'égalité) est au centre de la loi française du 7 octobre 2010, dite loi sur le voile intégral, dont l'article 1 dispose : "Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage". La philosophe américaine, Martha Nussbaum, fait cependant remarquer, dans La nouvelle intolérance religieuse, que nul, en France, ne se voit interdit de porter à la montagne une cagoule et des lunettes de ski. Si le principe admet ainsi des exceptions qui ne posent aucun problème, c'est que, en réalité, il est utilisé à des fins et en direction de catégories plus ciblées. Mais passons sur ce point.
Voici pourtant ce que je lis dans l'ouvrage d'Erving Goffman, Stigmate, les usages sociaux du handicap [Les éditions de Minuit, trad. Alain Kihm, 1975, p. 73] : "Un cas intéressant à titre de comparaison est celui des Touaregs d'Afrique occidentale chez qui les hommes se voilent le visage, ne laissant qu'une mince fente à hauteur des yeux ; là-bas, apparemment, la face en tant que point d'ancrage de l'identité personnelle se trouve remplacé par l'aspect général du corps et l'allure du maintien."
On dira que cette pratique vestimentaire s'explique par le mode de vie de ces nomades du désert, exposés aux vents et aux fréquentes tempêtes de sable. Mais en quoi cette raison serait-elle plus acceptable en soi que les obligations liées à telle interprétation de la religion ? Je ne dispute pas du fond, mais du poids de l'argument qui ne poserait pas de problème lorsque la raison est matérielle et "faible" et inacceptable lorsque la pratique tient à des injonctions religieuses, telles qu'elles se transmettent dans une tradition particulière. C'est cela dont on devrait discuter. La réponse n'est peut-être pas aussi évidente qu'on le voudrait.
Quoiqu'il en soit, il y a bien des manières sociales de désigner et de reconnaître ce qui fait l'identité d'une personne. Pour nous, et avec Emmanuel Lévinas, dont on sait la place qu'il occupe dans la philosophie éthique contemporaine, c'est le visage - les yeux, dit-on, ces "fenêtres de l'âme". Mais voyez que sont tout aussi identifiables, pour qui sait les interpréter, "l'aspect général du corps et l'allure du maintien".
10 commentaires:
Nussbaum a bien entendu raison, cette loi vise à discriminer une certaine population et est en tout cas lamentablement énoncée. Dans les années 50-60, combien de femmes portaient des énormes lunettes de soleil et un foulard qui leur recouvrait plus de la moitié de la tête? C’était tout à fait courant et même de bon goût. Quid de la règle catholique (et peut-être chrétienne) stipulant qu’une femme doit entrer coiffée et l’homme doit apparaître tête nue dans une église? Ce n’est pas ce dont la loi parle bien évidemment.
Mais dans un autre sens, peut-être plus féministe, peut-on ne pas s’attrister lorsque se couvrir le visage devient une obligation et plus un choix? Car c’est peut-être là que la loi veut en venir. Mais ça ne semble être qu’un ricochet alors que ça aurait dû être le fondement de celle-ci.
L'image associée au port du voile, autrement dit à la dissimulation du visage, semble être un débat portant sur une possible séparation, entre l'autre et soi. Je rejoins le précédent commentaire : nous semblons oublier que dans de nombreux cas, nous avons pu apercevoir des têtes recouvertes de quelconques tissus, pour de quelconques raisons.
Ce qui semble en réalité graviter autours de cette question de l'identité dissimulée, c'est un peur de s'écarter d'une certaine harmonisation souhaitée au sein d'une communauté, d'un pays, d'une planète... Cependant cette harmonisation est utopique car le propre de l'homme, c'est sa diversité, et cette diversité est le garant de cette dite identité...
La loi de 2010 portant sur l'interdiction de dissimuler son visage dans l'espace public est un sujet polémique et controversé, qui intervient dans le cadre de l'apparition, en France, du voile intégral chez les femmes de confession musulmane. Bien que ladite loi n'énonce pas dans ses dispositions le port du voile et ne fait aucune allusion à religion, elle est bien une manière déguisée de réagir à cette problématique. De plus, la menace d'être condamnée par la Cour Européenne des Droits de l'Homme pour non-respect du droit à la liberté de conscience et de religion explique l'orientation sémantique choisie.
Indépendamment des considérations et subtilités juridiques, cette interdiction légale et le port du voile intégrale soulèvent des questions sur le rapport à la liberté, à la pratique de la religion et à l'égalité entre les hommes et les femmes. Autrement dit, il s'agit d'une question de valeurs qui s'entrechoquent et qui nécessite de fait d'être discutée.
Est-il présomptueux de penser que l'individu est un être rempli de valeurs ? S'interroger sur la question de la valeur permet d'entrevoir la problématique du port du voile intégrale sous un autre angle. En effet, elle met la logique binaire entre ce qui est bien et ce qui est mal de côté afin d'aborder le fond de la problématique, à savoir : ce qui caractérise chez l'individu à préférer tel impératif et à rejeter tel autre. Dans le §335 du Gai savoir, Nietzsche écrit : " lorsque l’homme décide que « cela est bien ainsi », lorsqu’il conclut ensuite que « c’est pour cela qu’il faut que cela soit », et lorsque, enfin il fait ce qu’il a ainsi reconnu juste et désigné comme nécessaire — alors l’essence de son acte est morale ! »." Les actes par lesquels nous agissons répondent ainsi à une morale, c'est-à-dire à une conception de la vie contraignante qui nous incite à entrevoir les choses de la manière que nous considérons comme étant la plus juste ou la plus bonne. Cependant, cette conception n'est aucunement interrogée, elle figure au sein de nous, sans que nous la percevons et, souvent, sans que nous la contestons. C'est tout le sens de la suite des propos de Nietzsche: "Pourquoi considères-tu cela, et cela en particulier, comme juste ? — « Parce que ma conscience me l’indique ; la conscience ne parle jamais immoralement, car c’est elle qui détermine ce qui doit être moral ! » — Mais pourquoi écoutes-tu la voix de ta conscience ? Et en quoi as-tu un droit à accepter comme vrai et infaillible un pareil jugement ? Pour cette croyance, n’y a-t-il plus là de conscience ? Ne sais-tu rien d’une conscience intellectuelle ? D’une conscience derrière ta « conscience » ? Ton jugement « cela est bien ainsi » a une première histoire dans tes instincts, tes penchants, tes antipathies, tes expériences et tes inexpériences ; il te faut demander : « Comment s’est-il formé là ? » et encore après : « Qu’est-ce qui me pousse en somme à l’écouter ? » Tu peux prêter l’oreille à son commandement, comme un brave soldat qui entend les ordres de son officier." Ainsi, nos actions sont gouvernées par une croyance d'agir dans le bon sens, qui résultent in fine de nos valeurs qui ont conditionné notre existence. De fait, s'interroger sur la valeur des valeurs qui poussent à agir dans tel ou tel sens est donc une nécessité.
En premier lieu, il est nécessaire de définir ce qu'on entend par valeur. En effet, selon Patrick Wotling, la notion de valeur désigne "une préférence infra-consciente qui caractérise la forme d'existence d'un type de vivant particulier. [...] elle fixe de manière contraignante, en effectuant un tri au sein de la réalité, donc en l'interprétant, les objectifs ressentis comme devant impérativement être poursuivis, et inversement les choses qui doivent absolument être évitées." Il ajoute que les valeurs "constituent des conditions de vie propres à ce type de vivant, et varient donc considérablement en fonction de la diversité des types considérés."
S'agissant du voile intégral, Qu'en est-il des femmes qui le portent ? La journaliste Camille Sarret, en 2010, pour le compte de TV5, a rencontré des jeunes françaises, âgées entre 17 et 21 ans, qui ont fait le choix du niqab. Lycéenne, étudiante ou en échec scolaire, toutes sont issues de famille de confession musulmane, elles ont en commun de subir la réprobation de l'autorité parentale sur la question du niqab, même de la part des plus pieux. Le port du voile intégral est d'abord porté pour Dieu, il s'agit, pour elles, de la seule soumission qu'elles acceptent. Elles considèrent le niqab comme une obligation divine. Il est intéressant de rapporter les propos d'Henri Pena-Ruiz, sur ce sujet. En effet, il témoigne son étonnement face au fait que Dieu, cet être omniscient et intemporel, consacre dans le Coran une pratique contemporaine d'une époque donnée, laissant ainsi planer le doute sur l'origine divine du voile. En tout état de cause, le voile est vu comme une protection vis-à-vis des hommes de leur quartier et de leur manque de respect. Elles trouvent dans le voile intégral une certaine chasteté qui les rendent pleinement heureuses de le porter, il reflète une identité à part entière. D'autres interviews mettent en exergue la solidarité qu'elles trouvent auprès de leurs nouvelles "sœurs". Parfois, ce choix est inspiré par une rencontre amoureuse qui a incité à épouser une nouvelle religion et une nouvelle vie. Ces témoignages manifestent des choix opérés par ces femmes, qui toutes déclarent face au rejet et au condamnation de soumission de l'avoir fait avec liberté.
La liberté est ainsi le maître mot et elle est souvent arguée contre toute forme d'interdiction. Effectivement, lorsque le projet de loi sur l'interdiction de dissimuler le visage dans l'espace public était débattu, nombreux ont été ceux qui s'y opposaient, au nom de la liberté de se vêtir comme on l'entend ou de pratiquer librement sa religion. La déclaration de l'ancien Président des Etats-Unis, Barack Obama, en juin 2009, au Caire, exprime en ce sens cette opposition : "Il importe que les pays occidentaux évitent d'empêcher les musulmans de pratiquer leur religion comme ils le souhaitent, par exemple en dictant ce qu'une musulmane devrait porter. En un mot, nous ne pouvons pas déguiser l'hostilité envers la religion sous couvert de libéralisme". Prenant l'exemple des États-Unis, il ajoute : "La liberté en Amérique est indissociable de celle de pratiquer sa religion. (...) C'est pour cette raison que le gouvernement des États-Unis a recours aux tribunaux pour protéger le droit des femmes et des filles à porter le hijab et pour punir ceux qui leur contesteraient ce droit." Cette déclaration atteste que la liberté, du moins une certaine conception de la liberté, anime la vision sociétale de ce pays. Dans le même sens, Martha Nussbaum écrit dans son ouvrage La nouvelle intolérance religieuse, que nul, en France, ne se voit interdit de porter à la montagne une cagoule et des lunettes de ski. Il y a de la part de la philosophe américaine la volonté de mettre sur le même plan le port du voile intégral et celui de la cagoule et des lunettes de ski. Cette objection de Martha Nussbaum résulte d'une conception particulière de la notion de liberté. En effet, la liberté est une valeur et celle-ci n'est aucunement universelle car elle repose sur une interprétation qui est propre à chaque individu. Cependant, des interprétations communes existent, ce qui démontre qu'elles ne sont pas le produit exclusif d'un individu et qu'elles proviennent d'un processus de conditionnement. C'est tout le sens des propos d'Hannah Arendt dans La condition de l'homme moderne. Elle déclare que : "Les hommes sont des êtres conditionnés parce que tout ce qu'ils rencontrent se change immédiatement en condition de leur existence." et elle ajoute : "L'influence de la réalité du monde sur l'existence humaine est ressentie, reçue comme force de conditionnement." Par conséquent, le conditionnement d'un individu est le produit de faits extérieurs à lui. Il en va ainsi de l'éducation, de l'environnement social, de la culture et de l'histoire du pays dans lequel on vit. Effectivement, l'histoire d'un pays est une construction sociale dans laquelle des orientations ont été réalisées par rapport à des valeurs bien définies, qui sont souvent le produit d'un processus singulier. L'exemple des Etats-Unis permet de comprendre cette position.
En effet, la liberté est consubstantielle de leur mode de vie. Elle est l'aboutissement de plusieurs faits historiques et d'habitudes de vie. La liberté est au cœur de leurs fondements culturels, institutionnels, économiques et politiques des Etats-Unis. La liberté y est sacralisée et toute ingérence est perçue comme une atteinte intolérable. Par ailleurs, l'histoire américaine s'est construite au travers de communautés de cultures différentes ayant des religions propres, ce qui a contribué à concevoir des valeurs et des principes qui sont le résultat d'un déroulement historique. Le multiculturalisme est le mode par lequel coexistent des cultures de natures différentes, il n'y a nulle primauté d'une culture sur une autre et encore moins d'une religion sur une autre. Toutes cultures, toutes communautés, toutes religions se valent, chacunes sont libres de vivre selon leurs modes de vie choisis. Autrement dit, la liberté américaine trouve son fondement dans le multiculturalisme et in fine l'égalitarisme. Ainsi, la valeur de la liberté américain réside dans l'égalitarisme.
De fait, la conception américaine de la liberté est différente de la française. En effet, la conception française de la liberté est fondée sur des valeurs qui sont issues d'un parcours historique propre à la France. La France a été marquée durant son histoire par l'importance et la suprématie de la religion catholique débouchant sur différentes guerres de religion. L'apparition des Lumières, période où les dogmes et le pouvoir de l'Église sont contestés, mais aussi de l'affirmation de l'esprit critique, initie un changement de paradigme irrémédiable. Depuis 1789, un mouvement de laïcisation et de sécularisation se met en marche, qui verra une première séparation de l'Eglise et de l'Etat, le 21 février 1795, puis la période du Concordat de 1801 où le catholicisme n’est plus la religion officielle de l’État napoléonien, qui est fondé sur la neutralité et la pluralité des cultes. L'épilogue de ce mouvement se trouve dans la loi du 10 décembre 1905. Cette loi de séparation de l'Eglise catholique de France et de l'Etat a pour conséquence la proclamation de la liberté conscience, qui garantit le libre exercice des cultes et son corollaire, la neutralité de l’État face à toutes les religions et à toutes les croyances. Cette loi instaure la laïcité.
Le terme laïcité vient du grec laos qui fait référence à l'unité du peuple, conçue comme indivisible, c'est-à-dire comme exclusive de tout privilège. Selon Henri Pena-Ruiz, cette unité se fonde sur trois exigences fondamentales : la liberté de conscience assortie de l'émancipation personnelle, l'égalité de tous les citoyens et la visée de l'intérêt général comme seule raison de l'État. Cette définition de la laïcité est le produit de l'histoire de la France, elle en exprime les valeurs qui sont au cœur de sa culture.
L'émancipation est le fondement de la conception française de la liberté, c'est par l'autonomie qu'on devient libre. Autrement dit, c'est en s'arrachant à l'hétéronomie que nous devenons autonome. C'est à cette condition que nous pouvons disposer de notre liberté.
La notion d'égalité est fondamentale pour comprendre les raisons et la défiance envers le voile. En premier lieu, il s'agit avant toute chose de l'égalité entre les femmes et les hommes, qui se manifeste par la volonté des femmes de pouvoir jouir des mêmes droits que les hommes. A contrario de la vision égalitariste de la société américaine, la conception française de l'égalité porte sur les droits en tant que tels. Ainsi, la crispation sur le voile intégral vient de cette rupture d'égalité des droits, en l'espèce au profit de l'homme, étant donné que seule la femme est soumise au port du voile intégral. Est-ce une inégalité de droits entre les sexes lorsque la décision provient de la principale intéressée ? Comment se fait-il que le voile intégral, ce vêtement, attire de telles contestations, n'est-on pas libre de vêtir comme on le souhaite ? Par ailleurs, qu'en serait-il si les hommes se voilaient aussi, à l'instar du Touareg dans le désert d'Afrique ? Les propos d'Élisabeth Badinter apportent un éclairage sur cette problématique : " la liberté d’habillement proclame en creux la liberté des droits : le droit à une sexualité libre, le droit de ne pas être vierge quand on arrive au mariage et de n’avoir de comptes à rendre à personne… Le port du voile intégral remet en cause la maîtrise de leur corps par les femmes et a une portée symbolique très forte en termes de sexualité." La liberté de se vêtir comme on l'entend n'est plus une liberté, lorsqu'elle se transforme en une obligation de ne plus se vêtir autrement, non pas parce qu'on l'a décidé, mais par devoir envers le commandement de la pudeur et de la pureté. Dans cette optique, le voile intégral transforme la liberté de se vêtir en un commandement à la pudibonderie. Elisabeth Badinter énonce que " Si, donc, on laisse le voile intégral se banaliser, il deviendra peu à peu, inévitablement, l’uniforme de la suprême pureté que l’on réclamera des jeunes filles et, à son tour, il gagnera progressivement des adeptes au sein des milieux les plus traditionnels où, évidemment, les jeunes filles ignorent leurs droits. Pour dire les choses brutalement, on prend la voie du : « la burqa, c’est mieux que le voile » – et alors il sera toujours plus difficile aux jeunes filles concernées de dire « non » au voile et de lui préférer la jupe. Or, si nous avons une liberté de se vêtir à défendre, c’est celle-là. »
Si le voile n'est pas un simple vêtement c'est au motif qu'il réduit la femme à dissoudre toutes libertés de se vêtir autrement, là où l'homme jouit du choix. Si le Touareg se voile en plein désert, cela répond aux conditions météorologiques extrêmes. Lorsqu'une femme se voile intégralement dans un climat tempéré comme la France, elle ne répond pas à la même cause que le Touareg, il en est de même pour le skieur en montagne qui subit le froid et l'éblouissement du soleil sur la neige.
Cependant, si on en revient aux témoignages de ces jeunes femmes portant le voile intégral. Elles revendiquent un agissement libre, bien que soumis à Dieu. Toutefois, elles déclarent aussi des difficultés par rapport à leur environnement, notamment vis-à-vis des hommes de leur quartier. Le voile intégral leur apparaît comme une protection et en même temps un symbole de pureté. L'origine du voile islamique se trouve dans la distinction entre les femmes se livrant à la prostitution de celle qui était pure. En voulant se protéger des hommes, elles affirment leur pureté et imposent vis-à-vis des autres le respect. On trouve derrière cette affirmation, une estime de soi-même, un sentiment de sa propre valeur, qui porte à se mettre au-dessus des autres. Elles se sentent dignes par leur acte, elles éprouvent de la fierté ainsi que de l'amour-propre. Elles affirment leur identité. En fin de compte, n'est-ce par l'orgueil, la valeur qui sous-tend leur action ? Autrement dit, cette volonté d'afficher sa pureté n'est-elle pas une tentative de sublimation de leurs conditions sociales et existentielles médiocres ?
Le Parlement français, en 2009, dans une démarche de comprendre le phénomène du voile intégral en France, institue une mission parlementaire. Au travers des auditions réalisées auprès de spécialistes de l'islam (Recteur de la Grande mosquée de Paris,Président du Conseil français du culte, philosophe, sociologue, historien, etc.), il a été rappelé qu'aucun verset du Coran ne demandait aux femmes de dissimuler leur visage. Juste de "ne montrer que le dehors de leur parure, de rabattre leurs voiles sur leur gorge". Ainsi, quelle est la raison d'être du voile intégral ? Plusieurs explications sont avancées, en premier lieu qu'il s'agit d'un "signe d'appartenance à une élite, à une avant-garde religieuse appelée à guider la communauté musulmane égarée". Puis, selon l'analyse d'Abdennour Bidar, "l'environnement occidental est considéré comme littéralement impie et appelle une réaction d'autoprotection et d'autodéfense, dont le voile est un moyen. [Les femmes portant le voile intégral] craignent la contagion et se barricadent comme pour échapper à un virus." De surcroît, il est aussi avancé le fait que "cette tenue marque une réaction à des pressions sexistes réelles. [En effet], les relations entre les deux sexes au sein de quartiers abritant des populations qui, par ailleurs, connaissent la précarité et en voie parfois de ghettoïsation, se sont gravement dégradées». Enfin, il est énoncé que "L'affichage religieux permet d'échapper aux tensions, d'acquérir un statut. En portant le niqab, d'adolescentes elles deviennent des adultes respectées notamment dans les quartiers populaires." Le rapport de la mission parlementaire pointe que le port du voile intégral fait l'objet d'une revendication pleine et entière, d'une servitude volontaire. Au travers, il y a la recherche de pureté par la pratique d’un culte plus austère et une prise de distance par rapport à une société jugée pervertie. Il fait mention aussi des libertés aliénées par le poids de l’environnement social, qui est le produit d'une propension au conformisme vis-à-vis des valeurs de la famille et de la communauté, ainsi que le souci d’une respectabilité dans un espace social menaçant. De plus, le rapport met en garde contre le risque d'une marque d’apartheid sexuel, la réification de la femme et le désir de voir disparaître les femmes de l’espace public. L’avènement de la ségrégation a lieu quand les victimes intègrent l’oppression et revendiquent leurs chaînes.
Marie Perret, de l'Union des familles laïques, auditionnée par ladite mission, énonce qu' "Au-delà de la liberté de se vêtir et d’affirmer ainsi sa féminité, d'autres principes tout aussi essentiels se jouent avec le voile intégral. Il s’agit d’un véritable déni de la personne dans ce qu’elle a de plus unique." Elle décrit un "phénomène de dépersonnalisation" et ajoute que « Le port du voile intégral n’a pas seulement pour effet de dérober l’identité de son porteur, mais aussi de le rendre indistinct, indifférenciable. Porter le voile intégral revient à signifier : « je ne suis personne ». Il s’agit d’un déni de singularité. Or, la singularité est indissociable du concept de citoyen. Un citoyen n’est pas un sujet abstrait, il doit être reconnu. Le port du voile intégral a également pour effet de rejeter l’autre à une distance infinie. La burqa est une façon de signifier que tout contact avec autrui est une souillure. Elle crée, de façon visible, une classe d’intouchables. » Au fond, cette pratique peut être interprétée comme la volonté de nier l'identité individuelle au profit d'une identité collective. L'identité de l'individu est superfétatoire face à l'idéal qu'elle se projette. Ainsi leurs valeurs apparaissent comme une nécessité absolue et ne peuvent ployer devant les valeurs temporelles. Pourtant être une identité c'est affirmer ce que je suis, ce que je représente. Mais alors, cette identité m'enferme dans la représentation que je me fixe au moment où je l'énonce. En l'occurrence, au travers du voile intégrale et de cette affirmation d'une identité, cela revient à enfermer l'individu dans la fixité d'un être, sans possibilité de devenir autre chose.
Au travers de l'ensemble des arguments des personnes entendues par la mission parlementaire, il en ressort que les valeurs de la France sont nécessairement portées vers l'idée de l'autonomie de l'individu et de la chose commune. En effet, la finalité qui découle des valeurs républicaines s'exprime par cette volonté de croire au progrès de l'individu vers une suprême indépendance. L'individu est conçu comme étant en mesure de s'émanciper de toute hétéronomie. Cette conception est vue comme l'idéal démocratique du genre humain. Toute idée allant vers la soumission de la raison est perçue comme rédhibitoire. Cet idéal est celui qui faut et c'est en ce sens qu'il a vocation à être universel. Il doit être partagé et devenir chose commune. C'est la raison pour laquelle l'égalité des droits est si essentielle dans cette conception car elle permet à chacun d'y accéder. En somme, les valeurs qui sous-tendent sont le besoin d'espérance d'un individu toujours meilleur.
Revenons à la question du voile en tant que telle. Qu'observe-t-on lorsqu'on est face à un voile intégral ? On est confronté à une forme dont il n'est pas possible de distinguer d'éléments d'identification. Cela induit que l'individu qui porte le voile intégral ne veut pas être vu et connu. Le voile intégral est une barrière à la connaissance de l'autre. Il y a une forme de sécession entre le porteur du voile intégral et ce qui est extérieur. Pourtant, le porteur du voile intégral voit l'autre, il peut identifier qui il est.
Emmanuel Levinas écrit dans Éthique et infini que "l'accès au visage est d'emblée éthique. C'est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c'est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n'est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c'est ce qui ne s'y réduit pas." Qu'en est-il lorsque le visage est voilé et qu'il ne reste plus que les yeux d'une femme, c’est être condamné à s’adresser à cette personne humaine comme à un objet. Le visage est une présentation, on identifie quelqu'un par son visage plus que par son dos. C'est à partir du visage qu'on pense autrui et qu'on entrevoie le rapport à autrui. Corine Pelluchon énonce que "Dans le visage d'autrui, dans son visage, autrui m'apparaît dans sa fragilité, dans sa nudité, dans sa mortalité, dans sa vulnérabilité et c'est pourquoi le visage ouvre à l'humanité. Le visage d'un individu, toujours unique dont je ne fais jamais le tour, n'est semblable à aucun autre. Autrui c'est l'altérité comme positivité de la différence. Ce n'est pas vraiment un exemplaire du genre humanité, c'est cette singularité, quelqu'un d'imprévisible, d'unique." Elle ajoute que "derrière le visage d'autrui il y a toute l'humanité. Cela me renseigne sur ma responsabilité que je ne suis pas seulement l'ensemble des décisions pour moi-même que je prends, mais que je suis dérangé par autrui et que, peut-être, les relations sociales ne sont pas seulement une juxtaposition d'être indifférent ou en rivalité." Or le voile intégral empêche toute possibilité d'établir un rapport à autrui, d'apercevoir l'identité singulière de l'individu. En somme le voile intégral chosifie la femme qui le porte. Le danger qui sous-tend c'est la coupe de tout lien social avec ce qui est autre que soi.
Abdennour Bidar insiste sur la violence symbolique représentée par le port du voile intégral qui rend, selon lui, impossible toute vie sociale et toute empathie interpersonnelle. Il rappelle l’importance du visage dans les relations sociales : "la condition première pour rencontrer quelqu’un est d’avoir affaire à son visage. Comme le disait Emmanuel Lévinas, "le visage de l’autre me parle". Dans notre tradition culturelle, cette partie du corps a toujours été le miroir de l’âme. En ne me donnant pas à voir son visage, l’autre oppose une fin de non-recevoir à l’exigence de communication inhérente à l’espace public. À ce titre, je suis fondé à considérer son comportement comme une violence symbolique qui m’est infligée."
En conclusion, le voile intégral et la loi relative à l'interdiction de dissimuler le visage répondent toutes deux à des considérations de valeurs, qui s'entrechoquent et s'opposent frontalement. Cette opposition conduit à des rapports conflictuels qui sont animés par la volonté d'imposer ses valeurs, qui sont dans chacun des camps, considérées comme moralement bonnes. Ainsi, comment définir les valeurs qui sont celles qui doivent être promues, sauf à le faire de manière arbitraire ? Le modèle américain et le modèle français n'apportent guère de solutions satisfaisantes puisque l'un prône une société communautariste où chacun est libre de choisir son mode de vie jusqu'à permettre la négation de l'individuation et de l'individualité. Tandis que l'autre affirme la primauté de valeurs abstraites dans l'idée d'une humanité totalement éclairée et autonome. Une solution serait d'aller dans le sens d'un vitalisme et rejeter l'ascétisme. En somme, donner sa préférence aux valeurs qui vont dans le sens de préserver la vitalité et la jouissance de la vie.
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