Conférence prononcée au Congrès international de PLURIEL : « L’islam au Pluriel. Pensée, foi et société » (Université catholique de Lyon, 6-9 septembre 2016)
Puisque ce colloque a été placé sous la belle enseigne de la pluralité, il convient, tout d'abord, de savoir de quoi l'on parle lorsqu'on emploie cette notion ? En quoi se distingue-t-elle de la relativité et du relativisme des valeurs ? Qu'a-t-elle de si prometteur et qui échappe, semble-t-il, aux inévitables conséquences nihilistes d'une approche purement descriptive et positiviste des normes ? J'envisagerai cette notion qui en appelle à l'ouverture et au multiple, sans se rapporter nécessairement à la transcendance divine, dans l'intention très modeste de savoir comment l'Islam pourrait s'inscrire sans se renier dans ce mouvement des idées qui fut, après tout, en Occident, le fruit d'une longue et tumultueuse évolution.
Mon intervention portera sur les différents usages de la raison dans son rapport à la loi et, plus généralement, au droit. Je partirai des doctrines classiques du droit naturel et, plus particulièrement, de ce qu'en disait le cardinal Joseph Ratzinger dans son dialogue passionnant avec le philosophe Jürgen Habermas. Le droit naturel, explique-t-il, « est resté, spécialement dans l'Eglise catholique, la structure d'argumentation par laquelle elle en appelle à la raison commune dans ses dialogues avec la société séculière et avec d'autres communautés religieuses, par laquelle aussi elle cherche les fondements d'une entente mutuelle à propos des principes éthiques du droit, dans une société séculière et pluraliste. »1 Cette déclaration - remarquable chez celui qui, avant d'être élu pape, était préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi - met à l'écart la Révélation et le corpus théologique et dogmatique de l'Eglise catholique pour s'appuyer sur « la raison commune » en tant qu'instance de dialogue et de communication avec d'autres traditions religieuses, dont l'Islam, et les sociétés ayant pris acte de la mort de Dieu. L'usage de la raison dont il est ici question n'a plus rien à voir avec les finalités traditionnelles qui visaient à prouver la vérité de la foi chrétienne, que pouvait encore rechercher un homme comme Pascal, ni avec l'intention de prouver sa rationalité supérieure par rapport aux autres religions du Livre. La finalité de la raison n'est pas apologétique mais normative, lorsque l'Eglise a affaire avec ces figures de l'altérité que sont le monde et les autres religions. Cela ne veut pas dire que l'Eglise renonce à dire la vérité révélée, ni aux dogmes constitutifs de la foi chrétienne, mais dans son dialogue avec le monde et les religions concurrentes, elle les met de côté et s'en tient aux vertus harmonisatrices de la raison commune et du droit naturel.
Bref rappel des doctrines classiques du droit naturel
Que disent en substance les théoriciens classiques du droit naturel ? Selon les jusnaturalistes qui s'inscrivent dans la tradition rationaliste, la raison est en l'homme une faculté qui lui fait connaître par intuition, en vertu d'une « lumière naturelle », des principes universels de justice et de sociabilité ; principes qui ont vocation à s'appliquer à toutes les sociétés humaines et à servir d'étalon aux jugements de valeur qu'on peut légitimement porter à leur endroit. Selon la formule de Grotius, ces principes existent en vertu de leur rationalité naturelle quand bien même Dieu n'existerait pas, et ils s'imposent à sa volonté autant qu'à la nôtre. Sans entrer dans les détails d'une longue controverse théologico-métaphysique, les normes ne résultent pas, comme le pensaient d'autres jusnaturalistes, tel Pufendorf, d'un acte divin qui les aurait créés librement du seul fait de la toute-puissance de sa volonté impénétrable et transcendante. Ils procèdent des « maximes de la droite raison », de telle sorte que nous devons les suivre parce que nous sommes des êtres doués de raison, et non parce que nous sommes des créatures tenues d'obéir aux prescriptions divines par fidélité et obéissance.
C'était là élargir au domaine du droit la thèse volontariste sur la création des vérités éternelles, soutenue par Descartes dans les lettres au Père Mersenne d'avril et mai 1630. Dieu, en somme, aurait pu faire des montagnes sans vallée et que 2 plus 2 égalent 5. Comme on le voit, quoique les principes du droit naturel s'imposent à tous les hommes du fait de leur rationalité intrinsèque, la dispute portait sur leur fondement et elle était loin d'être secondaire. Si l'on admet que les principes de justice ne résultent pas de la volonté du Dieu créateur, mais qu'ils sont inscrits dans l'ordre même des choses, dans la nature éternelle et incréée, alors ces principes peuvent, en effet, s'appliquer à tous indépendamment de la foi en Dieu. Dieu cessant d'être le Souverain et la Source des principes de justice, l'universalité des normes éthico juridiques peut ainsi parfaitement faire l'économie de la transcendance divine et de toute forme d'obéissance au Créateur ; ce qui dans l'univers religieux islamique est un pur et simple blasphème.
Une autre controverse centrale portait, au XVIIe siècle, sur la question de savoir en quelle manière la raison humaine a ou non été corrompue par le péché originel. À ce propos, Pascal porte jusque en ce domaine des normes les conséquences dévastatrices de la conception augustinienne du péché d'Adam que partageaient autant les jansénistes que les luthériens ou les calvinistes : « Il y a sans doute des lois naturelles ; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu », écrit l'auteur des Pensées dans le fragment où l'on trouve la célèbre formule « Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »2 Le scepticisme pascalien et le conformisme subversif qui en résulte – il faut obéir aux lois quand bien même elles sont, en réalité, arbitraires – résulte d'une conception anthropologique de la chute dont la noirceur ne se trouve que dans la branche occidentale du christianisme de tradition augustinienne.
Il est clair néanmoins que Joseph Ratzinger se démarque de cette tradition théologique pessimiste pour adopter une position rationaliste, d'inspiration néo-thomiste, si aisément partagée aujourd'hui qu'elle semble pouvoir faire l'économie de toute justification.
Si j'ai cru bon de rappeler brièvement les termes de ces longues controverses, c'est pour montrer à quel point la conception occidentale dominante des droits de l'homme – française plus qu'américaine, il est vrai - s'est construite en détachant leur universalité de tout fondement divin transcendant. C'est là, évidemment, un point majeur de divergence avec la conception islamique des droits de l'homme, telle qu'elle est exprimée aussi bien dans la Charte arabe des droits de l'homme et, plus encore, dans la Déclaration islamique des droits de l'homme où la souveraineté de Dieu est le principe et la source unique de l'universalité de la Loi.
L'autonomie du droit positif
Si les versions rationalistes du droit naturel avaient déjà rompu les liens avec toute fondation divine, tel devait plus encore être le cas avec l'apparition concomitante de la théorie de la souveraineté de l'Etat et du droit positif chez Hobbes. Hobbes fait une distinction fondamentale entre la souveraineté de la République, instaurée comme un tiers par les contractants, et la toute-puissance divine. Dans l'ordre des choses politiques, seul l'Etat, quel que soit le type de régime politique qu'il emprunte, est souverain, même si cette souveraineté absolue n'est pas sans conditions (le respect des fins de l'ordre civil et, principalement, la sécurité des citoyens). Cette disjonction entre souveraineté et toute puissance est constitutive de la conception moderne de l'Etat et elle s'accompagne de l'affirmation que seul l'Etat est source de la loi, puisque, selon Hobbes, il n'existe pas de principes de justice éternels ou naturels. Aux théories classiques du droit naturel, le philosophe anglais oppose une conception purement positiviste de la norme. Le propre de la conception positiviste du droit, c'est, comme l'explique Hans Kelsen, d'affirmer ultimement le caractère arbitraire du droit, ce qui ne veut pas dire que le droit est gratuit ou irrationnel, mais qu'il résulte d'un acte de la volonté, qu'elle soit divine ou humaine. Nous retrouvons ici la conception volontariste du droit positif divin qui oblige les hommes à l'obéissance et non à suivre les impératifs de la raison, sauf qu'ici - chez Kelsen - la source de la norme, ce n'est pas la volonté divine, mais seulement la volonté humaine. Il est clair que cette conception purement humaine et totalement relativiste des normes juridiques est à l'extrême opposée du droit islamique. On a évidemment là une divergence majeure dès lors que la tradition islamique rejette ces deux piliers de la modernité politique que sont la souveraineté (limitée ou non) de l'Etat, établi comme un tiers pacificateur entre les hommes, et l'arbitraire de la loi humaine qui n'a d'autre source de légitimité que la volonté du législateur.
Nous avons donc, d'un côté, l'universalité de la norme, fondée sur une conception de la raison couplée à l'idée de nature humaine, et, d'autre part, une conception purement positiviste et relativiste qui soutient, à l'opposé, qu'il n'existe, ni dans les faits ni en soi, de principes universels de justice et de sociabilité. Il est tout à fait remarquable que les théoriciens contemporains du droit et de la justice aient cherché en Occident une tierce voie entre, d'une part, le rationalisme fondé sur des assises métaphysiques, devenues obsolètes pour la plupart des hommes aujourd'hui, et, d'autre part, le relativisme dont les conséquences nihilistes ne peuvent être ignorées. Vous me direz que les pays musulmans sont à l'abri de ce dilemme, mais il n'est pas certain qu'il faille se réjouir de cette sécurité relative. Tout le travail du droit aujourd'hui se fait dans l'effort pour trouver des modalités d'un accord rationnel sur les normes qui ignore tout fondement transcendant sans rien perdre du caractère d'obligation que celui-ci impliquait pour les croyants.
La raison communicationnelle
Ce travail de formation des normes se fait, pour l'essentiel, dans le cadre d'une éthique de la discussion entre acteurs de bonne volonté, respectueux les uns des autres, et désireux de chercher par l'échange d'arguments raisonnés, ce qui est tout à la fois raisonnable et juste. La légitimité des normes ainsi découvertes ne résulte pas de leur accord avec des principes transcendants ou avec les commandements d'une autorité divine, mais des procédures formelles par lesquelles elles sont établies. Ainsi que l'écrit Jürgen Habermas qui est le principal représentant de ce courant de pensée aux côtés de John Rawls : « Aux yeux de la conception procéduraliste du droit, les présuppositions communicationnelles et les conditions procédurales qui président à la formation démocratique de l'opinion et de la volonté sont, par conséquent, les seules sources de la légitimité »3. Telle est, en substance, la voie de la pluralité qui constitue une tierce voie entre l'universalité et la relativité. Elle présuppose tout à la fois la bonne volonté des partenaires de la discussion et l'accord sur les modalités d'une argumentation raisonnable où il ne s'agit pas pour chacun d'imposer son point de vue, mais plutôt de rechercher ensemble la position la meilleure. L'usage de la raison se résume, pour l'essentiel, aux règles de l'argumentation – raison communicationnelle donc, qui n'est ni intuition noétique ni calcul instrumental. Il faut ajouter qu'elle ne peut être mise en œuvre que si chacun est disposé à prendre au sérieux les arguments de l'autre. Autrement dit, l'éthique de la discussion a pour condition une disposition à la sympathie, au sens philosophique du terme, à savoir une manière de se mettre à la place de l'autre, de se voir dans le regard de l'autre et, par ce déplacement des points de vue où chacun s'avance vers l'autre, de rechercher un « point de convergence », un consensus qui n'est pas présupposé mais découvert.
Je voudrais pour finir citer de nouveau Habermas qui n'a cessé de réfléchir sur les modalités d'élaboration de normes communes en l'absence d'autorités indiscutables, qu'il s'agisse de la Raison ou de Dieu :
« Sur quoi se fonde, dès lors, la légitimité des règles que le Législateur politique peut à tout moment modifier ? Cette question devient plus aiguë, notamment dans les sociétés pluralistes dans lesquelles les visions du monde inclusives et les éthiques dotées de force obligatoire collective se sont désintégrées et où la morale post-traditionnelle qui subsiste et qui n'est fondée que sur la conscience morale de chacun, n'offre plus de base suffisante pour fonder un droit naturel autrefois légitimité par la religion ou la métaphysique. De toute évidence, dans un contexte post métaphysique, la seule source de légitimité est la procédure démocratique par laquelle le droit est généré. D'où cette procédure tire-t-elle cependant sa force de légitimation ? A cette question, la théorie de la discussion apporte une réponse simple, à première vue invraisemblable : en effet, la procédure démocratique permet le libre jeu des thèmes et des contributions, des informations et des raisons, elle assure à la formation de la volonté politique son caractère de discussion et justifie ainsi la supposition faillibiliste que les résultats obtenus grâce à cette procédure sont plus ou moins raisonnables »4. On voit tout ce qui distingue cette méthode de la casuistique à laquelle les docteurs de la foi islamique se livrent lorsqu'il s'agit d'appliquer une prescription générale aux cas particuliers.
Quelle place alors pour la religion et la piété dans cette méthode post-métaphysique qui s'édifie sur la mort de Dieu, l'autonomie du sujet et le respect de la pluralité des croyances ? De toute évidence, les principes de base du libéralisme politique conduisent les Eglises traditionnelles à de sérieux processus d'adaptation, et tel fut historiquement le cas en France. Mais se pourrait-il que les Eglises et, plus largement, les religions aient encore quelque chose à apporter de précieux et d'unique à une approche rationnelle en permanence menacée de verser dans la froideur des abstractions ? Je dirai, à ce propos, que la rencontre entre les visions religieuses du monde et ceux qui s'en tiennent aux procédures et aux représentations purement rationnelles doit être pensée non pas en terme de vérité mais de fécondité. La vision religieuse du monde et de l'homme est d'une richesse et d'une profondeur qui ne constituent nullement un défi pour la raison, mais une réserve de sens à laquelle il importe au plus haut que la raison s'ouvre. Telle reconnaissance exige une humilité partagée, dès lors qu'il existe, ainsi que le reconnaît le cardinal Ratzinger, des pathologies extrêmement dangereuses dans les religions, exigeant qu'elles soient contrôlées et régulées par « la lumière divine de la raison », de même qu'il existe des pathologies de la raison, une hubris – la bombe atomique dans le passé ou aujourd'hui, plus dramatiquement encore, la dévastation de la nature – qui recommandent que la raison prenne conscience de ses limites et développe une « capacité d'écoute par rapport aux grandes traditions religieuses »5. Autrement dit, les vertus d'ouverture et d'attention à l'autre qui sont le propre de l'éthique de la discussion sont appelées à animer le dialogue sans cesse renouvelé entre la raison et la foi et certainement l'immense fonds de la tradition islamique devrait-il être appelé à participer plus que ce n'est le cas aujourd'hui à ce généreux échange. Telles sont les promesses du chemin de la pluralité.
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Notes :
1. Jürgen Habermas, Joseph Ratzinger, Raison et religion, La dialectique de la sécularisation, Paris, Editions Salvator, 2010, p. 75
2. Pascal, Pensées, Frag. 294, éd. Brunschvicg
3. Jürgen Habermas, Droit et démocratie, entre faits et normes, Paris, Gallimard, 1997, p. 480
4. Id., p. 478
5. Jürgen Habermas, Joseph Ratzinger, op. cit, p. 83.