Le chapitre 25 du Prince de Machiavel compare la Fortune à un fleuve qu'il convient d'endiguer aux temps calmes afin d'en détourner la fureur aux heures inquiètes de violence et d'incertitude et c'est entre le libre-arbitre de l'homme et les déterminations de la Fortune - cette divinité changeante, capricieuse et sadique qui commande la destinée des hommes - un jeu égal à cinquante cinquante. Mais ces brèves lignes, si importantes pour comprendre la conception machiavélienne de l'art de gouverner - ne sont pas qu'une simple analogie, un ornement littéraire (dont l'oeuvre, dans son écriture sèche, est tout à fait dénuée, mis à part l'appel enflammé à l'unité de l'Italie sur lequel il se clôt) . La comparaison se rapporte à un fait, historiquement documenté dans les archives de la Seigneurie.
Machiavel participa, entre août et octobre 1504, aux gigantesques travaux de détournement du fleuve qui traverse la cité, l'Arno, afin d'assécher le port ennemi et la rivale de toujours, la ville de Pise. Ce qu'on sait moins, c'est que cette entreprise qui devait échouer lamentablement mit en relation Machiavel avec... Léonard de Vinci.
Cette histoire, si prompte à exciter l'imagination, m'était connue par le livre de Roger D. Masters," Fortune as a River, Leonardo da Vinci and Nicollo Machiavelli's Magnificent Dream to Change the Course of Florentine's History" [Penguin, New-York, 1999]. Patrick Boucheron reconstitue dans un merveilleux petit livre, Léonard et Machiavel*, que je viens de découvrir, le parcours de ces deux hommes dont - chose étonnante - aucun ne parle jamais de l'autre, bien qu'ils furent associés à ce projet et que le Secrétaire de la Seigneurie apposa, le 4 mai 1504, sa signature à l'acte notarié qui commandait au Maître la réalisation de la Bataille d'Anghiari au mur d'une salle du couvent de Santa Maria Novella (l'autre mur fut confié à Michel-Ange). Peu de temps auparavant, tous deux s'étaient trouvés aux côtés de Cesar Borgia dont la figure occupe une si large place dans Le Prince.
Parce que Patrick Boucheron est un d'abord un historien de métier, il n'invente rien et ne va pas au-delà de ce que nous savons et qui est bien peu. Mais il nous livre l'éblouissante reconstitution de cette Italie du début de XVIe siècle, déchirée par les guerres intestines et les invasions étrangères, et, en bref, le parcours de ces deux créateurs dont le seul nom est l'évocation de tout un monde et qui, à plusieurs reprises, se rencontrèrent assez durablement pour que notre imagination s'empare et comble le manque des traces absentes. L'historien s'interdit cette liberté que nous, lecteur, avons, mais du moins la suscite-t-il. La grande réussite de cet petit bijou réside dans son pouvoir d'évocation, qui va bien au-delà de l'érudition.
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* Verdier poche, 2008
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 20 juillet 2019
lundi 15 juillet 2019
L'impossible noblesse de l'âme
"Aux âmes nobles et libres, il ne convient guère de rechercher partout l'utile", écrit Aristote dans Politique (1338 a-b). Et bien sûr c'est l'adverbe qui supporte le sens nuancé de la phrase. Mais peut-on la faire tout à fait sienne - aussi disposé soit-on à l'adopter - si la notion d'"âme noble et libre" est devenue la métaphore d'on ne sait quoi au juste ? Traduite en termes modernes, l'idée évoquerait l'intention désintéressée, la conscience morale, la bonne volonté, et notre référence serait Kant, non les Anciens ou les humanistes de la Renaissance. Fort bien ! mais ce serait là perdre ce qui faisait la distinction unique de certaines figures que les Grecs et les Romains tenaient et donnaient en exemple : non pas leur moralité entendue comme un devoir universel de nature rationnelle - Kant lui-même admet qu'elle ne peut jamais être prouvée - mais une certaine manière d'être, de se tenir, de se montrer dans le monde avec tout ce que cette "éthique" véhicule de valeurs sociales et de comportements individuels, riches et complexes, tout un monde en somme d'adhésions partagées, qui n'est ni celui de l'utilitarisme généralisé ni non plus celui de la rationalité pratique, où se révèle quelque chose qui approcherait et donnerait à voir, dans ces incarnations évidentes et indiscutables, mais non nécessairement universelles, l'humanité la plus haute de l'homme vers laquelle, à notre tour, nous devons tendre.
Même si nous ne savons plus de quoi nous parlons au juste, doit-on rayer de notre langue et de notre pensée toute idée de grandeur et de noblesse et tenir la notion d'âme pour une de ces vieilleries dont il convient de se débarrasser ? Et s'il en est ainsi pourrons-nous jamais lire Platon, Aristote, Cicéron ou Pétrarque en comprenant un peu ce dont ils parlent et qui nous est devenu si étranger ? Il restait des traces de ces grandeurs anciennes chez Marcel Mauss pour lequel le conflit agonique du don est d'abord une affaire d'honneur, et c'est pourquoi il était en mesure de le comprendre comme tel. Mais le retour de l'archaïque auquel il nous invite, quelle place les sociétés modernes pourraient-elles bien lui faire si nous manquent ces solides racines de la tradition humaniste, s'il ne nous reste de l'utilité que le pauvre sens étriqué que lui donne la rationalité économique et qu'est à jamais perdue la grande distinction cicéronienne entre l'utilitas et l'honestas, ce qui est utile en vu d'autre chose et ce qui mérite d'être recherché et défendu pour ses qualités propres ? La chose n'est aisée en aucune manière. C'est peu de le dire.
Nous n'avons peut-être plus les mots pour les nommer ou alors est-ce tout simplement que nous n'osons pas, mais nous n'avons nullement perdu l'idée de ce que les Anciens n'hésitaient pas à appeler vertu et beauté morale et qui est avant tout une certaine forme d'élégance dans la conduite ici-bas, le propre du "gentleman" dès lors que l'aristocratie dont il est question est de nature morale et spirituelle et non sociale, évidemment. Est-ce là tout ce que nous devons viser ? La chose se discute puisque face aux exigences de cet idéal humain se dresse, ou du moins s'est longtemps dressée, la quête chrétienne de la sainteté avec ses ascèses impossibles. Ce n'est pas dans notre civilisation et dans notre histoire seulement que se rencontrent ces deux mondes mais en chacun d'entre nous également selon le niveau de perfection morale que nous nous fixons. Mais c'est là l'histoire d'un tout autre conflit avec ses codes, aujourd'hui très largement obsolètes et incompris.
Mais c'est là l'histoire d'un tout autre conflit avec ses codes, aujourd'hui très largement obsolètes et incompris. A titre personnel, j'ajouterais : Hélas ! Car il y avait une somme infinie de fécondités perdues - je ne dis pas de vérités - dans ces rencontres intellectuelles souvent tumultueuses dont on ne retient que les aspects politiquement meurtriers pour finalement jeter le bébé avec l'eau du bain et se retrouver perdu dans une histoire qui nous aura échappé parce que nous ne comprenons plus le passé dont nous venons ni l'avenir qui s'écrit à notre insu.
Mon Dieu, je voulais faire un billet simple et voilà qu'il s'est affreusement compliqué ! Mais voyez comme les choses se tiennent, c'est un piège : on croit saisir un fil, c'est la pelote toute entière qui vient et encore, je ne l'ai que très grossièrement dévidée !
Même si nous ne savons plus de quoi nous parlons au juste, doit-on rayer de notre langue et de notre pensée toute idée de grandeur et de noblesse et tenir la notion d'âme pour une de ces vieilleries dont il convient de se débarrasser ? Et s'il en est ainsi pourrons-nous jamais lire Platon, Aristote, Cicéron ou Pétrarque en comprenant un peu ce dont ils parlent et qui nous est devenu si étranger ? Il restait des traces de ces grandeurs anciennes chez Marcel Mauss pour lequel le conflit agonique du don est d'abord une affaire d'honneur, et c'est pourquoi il était en mesure de le comprendre comme tel. Mais le retour de l'archaïque auquel il nous invite, quelle place les sociétés modernes pourraient-elles bien lui faire si nous manquent ces solides racines de la tradition humaniste, s'il ne nous reste de l'utilité que le pauvre sens étriqué que lui donne la rationalité économique et qu'est à jamais perdue la grande distinction cicéronienne entre l'utilitas et l'honestas, ce qui est utile en vu d'autre chose et ce qui mérite d'être recherché et défendu pour ses qualités propres ? La chose n'est aisée en aucune manière. C'est peu de le dire.
Nous n'avons peut-être plus les mots pour les nommer ou alors est-ce tout simplement que nous n'osons pas, mais nous n'avons nullement perdu l'idée de ce que les Anciens n'hésitaient pas à appeler vertu et beauté morale et qui est avant tout une certaine forme d'élégance dans la conduite ici-bas, le propre du "gentleman" dès lors que l'aristocratie dont il est question est de nature morale et spirituelle et non sociale, évidemment. Est-ce là tout ce que nous devons viser ? La chose se discute puisque face aux exigences de cet idéal humain se dresse, ou du moins s'est longtemps dressée, la quête chrétienne de la sainteté avec ses ascèses impossibles. Ce n'est pas dans notre civilisation et dans notre histoire seulement que se rencontrent ces deux mondes mais en chacun d'entre nous également selon le niveau de perfection morale que nous nous fixons. Mais c'est là l'histoire d'un tout autre conflit avec ses codes, aujourd'hui très largement obsolètes et incompris.
Mais c'est là l'histoire d'un tout autre conflit avec ses codes, aujourd'hui très largement obsolètes et incompris. A titre personnel, j'ajouterais : Hélas ! Car il y avait une somme infinie de fécondités perdues - je ne dis pas de vérités - dans ces rencontres intellectuelles souvent tumultueuses dont on ne retient que les aspects politiquement meurtriers pour finalement jeter le bébé avec l'eau du bain et se retrouver perdu dans une histoire qui nous aura échappé parce que nous ne comprenons plus le passé dont nous venons ni l'avenir qui s'écrit à notre insu.
Mon Dieu, je voulais faire un billet simple et voilà qu'il s'est affreusement compliqué ! Mais voyez comme les choses se tiennent, c'est un piège : on croit saisir un fil, c'est la pelote toute entière qui vient et encore, je ne l'ai que très grossièrement dévidée !
samedi 13 juillet 2019
La maison de Jean Giono
Au bout d'un étroit chemin bordé de mûriers en fleur se tient, à peine indiquée, la petite maison, toute en hauteur, de Jean Giono à Manosque. Il y vécut sa vie durant et aujourd'hui encore, cinquante ans bientôt après sa mort, elle est pleine de la présence souveraine du Maître. L'extérieur ne paye vraiment pas de mine et certainement ne vous prépare-t-il à l'intérieur modeste et seigneurial qui vous attend. Car, de fait, c'est en souverain des lettres qu'il aménagea et habita ce lieu.
Sa bibliothèque est là avec ses huit mille livres, certains plus émouvants que d'autres, l'exemplaire de Moby Dick qui servit à la traduction de Joan Smith et de Lucien Jacques à laquelle il apporta une touche finale, comparable à la transfiguration que les grands peintres de la Renaissance apportaient au travail initial de leurs apprentis, l'édition intégrale de son cher Stendhal dont le cuir rouge de chaque volume est usé d'avoir été trop manié, l'oeuvre complète de Machiavel en français et italien dont il devait préfacer l'édition de la Pléiade, et dont il avait accompagné en esprit, avec tant de sympathie, les cavalcades tumultueuses. Quatre bureaux au total, que ce "voyageur immobile" habita à différentes époques de sa vie, avec leurs bibliothèques pleines à craquer, les tableaux de ses peintres amis, Lucien Jacques, Bernard Buffet, ses pipes, ses bouteilles d'encre qu'il faisait oxyder, laissées à demi pleine, le plaid dont il s'entourait pour lire le soir, ses trois pages d'écriture accomplies, ou pour écouter les compositeurs qu'il aimait, Schubert, Mozart.
Ce n'est pas un musée, mais une maison-atelier qu'aurait quitté un instant auparavant celui qui l'avait investie de son travail et de son génie. La visite n'accueille pas plus de cinq ou six personnes, et la guide qui vous entraîne dans cette aventure si émouvante a la passion du partage. On la comprend. Si vous passez dans les parages, faites le détour (il faut s'adresser au Centre Giono pour réserver son heure).
Ce maître artisan de la littérature, qui n'est d'aucune époque, à mes yeux le dernier Pindare, au panthéisme si peu chrétien, malgré la fréquentation des Pensées dont il tira le titre "Un roi sans divertissement", cet écrivain qui défendait l'écologie avant que le nom fut inventé, qui devient pacifiste après avoir vécu les horreurs de la Première Guerre mondiale et qui paya le prix de ses engagements, cette âme généreuse et ardente est bien plus vivante dans cette maison qui irradie encore de la chaleur de sa présence que dans le cimetière de la ville où sa tombe est laissée presque à l'abandon. Ce n'est que justice. Plus que dans le lieu qu'il habita, Jean Giono est vivant dans son oeuvre et elle est immortelle. Mais quel ami ce devait être !
Sa bibliothèque est là avec ses huit mille livres, certains plus émouvants que d'autres, l'exemplaire de Moby Dick qui servit à la traduction de Joan Smith et de Lucien Jacques à laquelle il apporta une touche finale, comparable à la transfiguration que les grands peintres de la Renaissance apportaient au travail initial de leurs apprentis, l'édition intégrale de son cher Stendhal dont le cuir rouge de chaque volume est usé d'avoir été trop manié, l'oeuvre complète de Machiavel en français et italien dont il devait préfacer l'édition de la Pléiade, et dont il avait accompagné en esprit, avec tant de sympathie, les cavalcades tumultueuses. Quatre bureaux au total, que ce "voyageur immobile" habita à différentes époques de sa vie, avec leurs bibliothèques pleines à craquer, les tableaux de ses peintres amis, Lucien Jacques, Bernard Buffet, ses pipes, ses bouteilles d'encre qu'il faisait oxyder, laissées à demi pleine, le plaid dont il s'entourait pour lire le soir, ses trois pages d'écriture accomplies, ou pour écouter les compositeurs qu'il aimait, Schubert, Mozart.
Ce n'est pas un musée, mais une maison-atelier qu'aurait quitté un instant auparavant celui qui l'avait investie de son travail et de son génie. La visite n'accueille pas plus de cinq ou six personnes, et la guide qui vous entraîne dans cette aventure si émouvante a la passion du partage. On la comprend. Si vous passez dans les parages, faites le détour (il faut s'adresser au Centre Giono pour réserver son heure).
Ce maître artisan de la littérature, qui n'est d'aucune époque, à mes yeux le dernier Pindare, au panthéisme si peu chrétien, malgré la fréquentation des Pensées dont il tira le titre "Un roi sans divertissement", cet écrivain qui défendait l'écologie avant que le nom fut inventé, qui devient pacifiste après avoir vécu les horreurs de la Première Guerre mondiale et qui paya le prix de ses engagements, cette âme généreuse et ardente est bien plus vivante dans cette maison qui irradie encore de la chaleur de sa présence que dans le cimetière de la ville où sa tombe est laissée presque à l'abandon. Ce n'est que justice. Plus que dans le lieu qu'il habita, Jean Giono est vivant dans son oeuvre et elle est immortelle. Mais quel ami ce devait être !
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