On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

mardi 24 mars 2020

Milan Kundera, Éloge de la défection

Lorsque les héros kundériens, ces grands incroyants, renoncent à la séduction des illusions lyriques, qu'elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, aux aveuglements de l'innocence et à toutes les expressions funestes de l'angélisme, aux clowneries des « danseurs » politiques qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser - mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus - , à « l'imagologie », le culte de l'image et des opinions en politique, ou encore lorsqu'ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des « justes causes », seraient-elles humanitaires, ne vous laissant d'autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud, ou aux siens comme un imbécile qui s'est fait avoir, autrement dit lorsqu'ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » - « l'accord catégorique avec l'être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité ?
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera n'ouvre à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grand figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge. Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil. Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment que lui vaut sa trop grande liberté. Mais cette existence est en réalité, et contre attente, plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous rencontrent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, retrouvant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne se prétendait pas « maître et possesseur de la nature », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard*, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]

_________________ « Le point de vue de Satan », le commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).

5 commentaires:

Jean-Pierre Ménage a dit…

Les Ouvriers du Monde

J’aime beaucoup cette idée de <> qui permettrait d’échapper au ‘‘principe d’identification’’ - à partir duquel on définit un être humain en fonction de son rôle économique à l’intérieur du Système - inlassablement à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Ainsi, faire un <> c’est brouiller les pistes pour ne plus être assujetti à l’obligation pesante de par-aître conforme. On devient une ombre in-identifiable qui avance lentement tout en étant ‘‘en dehors’’ du rythme accéléré du Capitalisme. Dépouillé de tout apparat social, cette conversion-là, avec magie, nous donne une légèreté qui est éthérée. Alors, transportés, nous nous retrouvons exiler à la périphérie du Monde, endroit où la terre et les étoiles s’en-joignent dans une même ligne bleue. C’est à ce moment-là que nous pouvons réellement travailler et avoir entre nos mains, le ciel comme outil…

Je ne connaissais pas La Lenteur de Kundera, je pense que je vais me le procurer, merci à vous.

Jean-Pierre Ménage étudiant de l’Urca (année 2019-2020)

Jean-Pierre Ménage a dit…

Les Ouvriers du Monde (version corrigée)

J’aime beaucoup cette idée de ''voie latérale'' qui permettrait d’échapper au ‘‘principe d’identification’’ - à partir duquel on définit un être humain en fonction de son rôle économique à l’intérieur du Système - inlassablement à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Ainsi, faire un ''pas de côté'' c’est brouiller les pistes pour ne plus être assujetti à l’obligation pesante de par-aître conforme. On devient une ombre in-identifiable qui avance lentement tout en étant ‘‘en dehors’’ du rythme accéléré du Capitalisme. Dépouillé de tout apparat social, cette conversion-là, avec magie, nous donne une légèreté qui est éthérée. Alors, transportés, nous nous retrouvons exiler à la périphérie du Monde, endroit où la terre et les étoiles s’en-joignent dans une même ligne bleue. C’est à ce moment-là que nous pouvons réellement travailler et avoir entre nos mains, le ciel comme outil…

Je ne connaissais pas La Lenteur de Kundera, je pense que je vais me le procurer, merci à vous.

Jean-Pierre Ménage étudiant de l’Urca (année 2019-2020)

Alex P. a dit…



Voici quelques remarques suscitées par la lecture de votre article :


Aveuglements de l’innocence : Il y a une innocence naïve, prête à pécher pourrait-on dire, mais aussi une innocence juste et forte.

les donneurs de leçon : tout donneur de leçon n’est pas à critiquer.

les faux semblants : (fausses vertus) il faut discerner les faux-semblant et les réprimandes honnêtes et justes.

vie authentique : (responsabilité et fidélité à soi) Cette vie authentique prônée par Havel me semble être à la fois une vie spirituelle authentique mais aussi une vie engagée, c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler une vie authentique totale.

vie plus heureuse : (accord avec eux mêmes) Kundera prônerait quant à lui non pas une vie authentique totale mais une vie spirituelle authentique, sans son versant politique, une vie authentique désengagée, sobre, quasi décroissante.

« La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force » : oui et non, disons que c’est plus facile d’être bon envers un puissant qu’envers un homme vulnérable, mais cependant dans les deux cas la bonté peut être pure.

« Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent » : Kundera laisse supposer que la manière (abjecte il faut bien le dire et en contradiction avec le droit protégeant les animaux) dont le système industriel traite les animaux est comme la matrice de toutes les horreurs.

Djogbe FIFA a dit…

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Florent Kohlenbacj a dit…


Une question que vous soulevez, me semble t’-il, avec l’éloge kunderien de la défection est la question d’un projet existentiel, du rapport que ces personnages entretiennent avec leur existence. Car ce que présente Kundera à travers ses anti-héros sont ses « virtualités potentielles » selon son expression, des existences qu’il aurait pu mener car inspirées de son mode d’être-au-monde. Mais comment doit-on comprendre ce rapport à l’existence ? Par quoi les existences de Tomas ou Franz sont-elles guidées ? Des principes – moraux, politiques ou philosophiques ? Enfin, que nous disent-elles des possibilités de vies qui s’offrent à nous ? Je me permettrai ici de recentrer ces lignes sur les héros de l’Insoutenable légèreté de l’être.
L’hypothèse d’une existence qui serait exclusivement guidée par des principes moraux ne saurait, comme vous le soulignez, refléter fidèlement l’originalité de la vie kunderienne. Si l’auteur n’est pas insensible aux questions morales suscitées par les événements historiques (en remettant en perspective notre fascination pour les Révolutionnaires, Robespierre grâce au mythe de l’éternel retour de Nietzsche), il fait de ses personnages avant tout des êtres libres, avant qu’ils ne soient moraux. Il critique même les excès de cette morale, avec l’arrogant sourire de « la supériorité morale satisfaite » d’un collègue d’hôpital de Tomas, qui le juge en attendant sa rétractation. La liberté semble privilégiée. Nos héros se retirent, abandonnent leur position pour se soustraire définitivement à un système répressif – ils invoquent le droit de se libérer des idéologies abstraites qui nous détournent de la vie. Ceux qui comme Franz, admirent plutôt la Marche de l’Histoire au Cambodge se heurtent à l’ironie la plus totale, celle-ci étant freinée par un simple pont.
Ainsi, c’est dans cette ironie tragique que la liberté est embrassée par Kundera. Accepter la liberté consiste à un payer son prix, si terrible soit-il pour retrouver une existence plus simple, originelle ; réconciliée avec le monde sensible et le silence émouvant des bêtes, par la mort de Karénine. C’est une liberté ne s’oppose donc pas radicalement à la morale, mais esquisse des gestes pour une existence plus compassionnelle, plus humaine.