Je fais souvent ce rêve, et aujourd'hui encore : j'essaye désespéremment d'éteindre le son d'une radio en appuyant frénétiquement sur les touches qui activent cette fonction, mais le son se perpétue sans fin, jusqu'à me rendre presque fou.
Ce rêve, je le fais souvent, en effet, lorsqu'à mon réveil je me connecte, tôt le matin, sur France Inter pour connaître les premières informations du jour. J'écoute un moment, puis le sommeil me reprend et comme pour se protéger et m'empêcher de me réveiller, mon psychisme produit ce rêve. C'est là une manifestation des pouvoirs fascinants, quoique ordinaires, du cerveau humain. Je me retrouve, malgré moi, enfermé, par le mécanisme d'infinies connexions neuronales, dans une situation où tout ce que mon oreille perçoit est transformé en images trés réalistes. Telle personnalité politique, interrogée par la journalistes de la matinale, devient un personnage du rêve. Et c'est ainsi que ce dernier se poursuit, malgré toutes mes tentatives pour arrêter le son, jusqu'à devenir un cauchemar.
Mais voici, cette faculté qu'a le psychisme de nous enfermer dans ses représentations ne se manifeste-t-elle pas également dans l'état de veille et de conscience ordinaire, où nous avons pourtant la certitude d'être en relation avec la réalité ? Après tout, tel était également le cas dans le rêve. Ne serions-nous pas enfermés, à l'état de veille, dans l'espace de ce que nous prenons pour le réel comme nous l'étions à l'état de sommeil dans le rêve ? Nous savons que nous ne dormons pas, et pourtant nous sommes attachés et souvent englués dans nos peurs, nos ressentiments, nos haines, nos émotions négatives, notre vision des êtres et des choses, au point d'être totalement incapables d'en prendre conscience, plus encore de nous en libérer. C'est là ce qui fait la différence avec le rêve et l'angoisse qu'il produit : là du moins, cherchons-nous à y échapper, même si ce n'est pas en désirant s'éveiller, puisque le rêve est inconscient de son état. Dans l'état de veille et de conscience ordinaire, nous adhérons, au contraire, pleinement aux émotions, souvent négatives, qui nous emprisonnent et font notre malheur, autant que celui des autres. C'est que nous pensons et ne doutons pas un instant que les raisons qui les nourrissent sont vraies et, si nous éprouvons ou bien de la colère, ou bien du ressentiment, et toute la panoplie des émotions qui nous dressent les uns contre les autres, nous avons raison de les éprouver et, plus encore, d'agir en conséquence.
N'est-ce pas cette adhésion sans faille qui engendre les relations les plus négatives et destructrices entre les êtres humains, dont résultent ces conflits sans fin qui les opposent ? N'est-ce pas cette illusion d'avoir raison parce qu'on a des raisons qui est à l'oeuvre au sein des familles et qui déchirent les membres entre eux ? N'est-ce pas cette même capacité qu'à le psychisme de nous engluer qui perpétue la haine entre les peuples, et engendre une violence qui se perpétue sans fin et dont il n'est pas davantage possible de sortir qu'il ne l'était d'un rêve qu'on voudrait pourtant interrompre ? N'est-ce pas, en somme, cette capacité d'auto-illusionnement du mental qui est la source du mal que les hommes s'infligent les uns aux autres ?
Mais comment s'y prendre pour échapper à ces maléfices ?
Certaines expériences nous donnent à saisir ce qu'il pourrait en être, si, d'aventure, nous prenions conscience que ce que nous prenons pour le réel ne l'est pas. Ainsi, l'usage de certains psychotropes, tels l'ayahuasca ou la mescaline, qui ouvrent les portes de la perception, les expériences, dites de mort imminente, qui donnent accès à des connaissances d'une intensité, défiant toute intelligence scientifique et transformant à jamais les personnes qui les ont faites, ou encore, la méditation, lorsqu'elle est pratiquée de façon approfondie, conduisant aux connaissances spirituelles les plus hautes.
Les pouvoirs du psychisme et du mental sont prodigieux, mais ils ne sont pas tous bénéfiques. Ils peuvent même se révéler puissamment destructeurs, lorsqu'ils nous maintiennent, individuellement et collectivement, dans des états intérieurs négatifs d'enfermement et sclérose avec une puissance dont il est difficile de prendre conscience, et plus encore de se libérer. C'est parfois seulement au terme d'une longue thérapie ou d'une constante pratique de la méditation ou de la vie spirituelle que les choses apparaissent dans leur nature irréelle. Les représentations psychiques, et cela inclue les émotions, les sentiments, ne sont pas plus vraies (au sens où elles nous feraient connaître la réalité telle qu'elle est) que ne l'étaient les images par lesquelles le rêve s'auto-entretenait pour éviter l'éveil. C'est pourtant à cet éveil de la conscience que nous devons travailler, afin de réaliser avec quelle puissance, quelle inventivité, le psychisme et le mental se mobilisent pour entretenir la folie destructice des hommes. Nul besoin de faire appel aux génies du mal : l'homme est à lui-même son propre démon. Il est pourtant possible de s'en délivrer. Mais cela demande une pratique et, plus encore, une formation, une éducation dont notre modernité, libératrice sous bien des plans, est, hélas, devenue oublieuse.La conscience ne se réduit pas au mental. Elle exige même de s'en libérer. Telle est la voie de la paix et de l'apparemment impossible harmonie entre les hommes.