On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

vendredi 14 mars 2025

Le bien n'est-il pas plus profond que le mal ?

Conférence Collège Supérieur de Lyon
13 mars 2025


Je tiens, tout d’abord, à remercier Marie Grand de m’avoir de nouveau invité au Collège Supérieur de Lyon pour venir parler avec vous de ce sujet que je lui avais proposé après ma dernière conférence, ici, il y a deux ans à peu près. A l’époque, je venais de publier un ouvrage sur la littérature et le bien, intitulé plus précisément Ce bien qui fait mal à l’âme, la littérature comme expérience morale. L’intention première de ce travail était et demeure de remettre en question l’affirmation qu’avait tenue Georges Bataille, lors d’un entretien télévisé en 1958 : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » Pour beaucoup seul le mal serait intéressant, et de fait c’est bien à ses différentes expressions que nombre de livres, pour ne pas parler des films ou des séries, sont consacrés, comme si c’était là une source inépuisable d’imaginations et d’inventions créatrices dont le bien serait dépourvu. Et bien que les personnages s’y livrent à toutes sortes d’actions, dont nous condamnons la nature immorale, et qu’elles soient commises par des individus que nous n’aurions nullement le désir de fréquenter dans notre vie quotidienne, nos yeux s’entr’ouvrent sur ce que nos doigts dissimulent, attirés par ce qui nous répugne, comme dans la parabole de Léontios au livre IV La République de Platon :

Léontios, fils d’Aglaion, remontait du Pirée, le long du mur du nord, à l’extérieur : il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et à la fois, au contraire, il était indigné et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! (439e-440a)

Le mal exerce ainsi une sorte de fascination, peut-être cathartique, qu’on ne s’explique pas tout à fait. En comparaison, le bien paraît plutôt efflanqué, et si on le loue, lorsqu’on le reconnaît, on peine à lui trouver une fécondité authentiquement créatrice, quand on ne dénonce pas les atours trompeurs qu’il prend, les hypocrisies dont il se revêt, les intérêts qu’il sert en secret. « Voir clair, c’est voir noir », dit Paul Valéry. La lucidité a, par nature, quelque chose de pessimiste, puisque que le bien est sujet à toutes sortes de tromperies au piège desquelles il ne s’agit pas de se faire prendre. Aussi le bien est-il bien plus une affaire d’apparence qu’une réalité à laquelle on pourrait se confier, et si on le fait, les esprits éclairés et intelligents, ou prétendument tels, n’auront pas de mal à montrer la naïveté à laquelle on cède. Dans l’horizon des actions humaines, le bien ne se montre jamais avec une évidence incontestable, alors qu’en son nom, c’est souvent le pire qui est commis. Lorsqu’on fait les comptes, ce n’est pas que le bien n’existe pas, mais il est quasiment invisible, et lorsqu’il se montre, c’est plutôt une invitation à ne pas se laisser avoir, à ne pas céder aux émotions d’une sensiblerie qui n’a pas plus de valeur que n’en ont, en littérature, les romans à l’eau de rose.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette invisibilité du bien, et les morales du soupçon qui l’accompagne. Nous pourrons en reparler, si vous le souhaitez. Après ce bref panorama, on l’aura compris : le bien n’a pas bonne presse.
Je voudrais montrer ce soir, à quel point l’idée que seul le mal est riche, intéressant et fécond, alors que du bien on ne sait ni quoi penser ni quoi en faire mérite une sérieuse réévaluation. Ma réflexion sera conduite par les propos que Hannah Arendt tenait, le 20 juillet 1963, dans une lettre à Gershom Sholem : « À l’heure actuelle, effectivement, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu’il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical. »
En quelle manière peut-on comprendre cette superficialité du mal ? Une affirmation qui ne conteste nullement qu’il soit extrême, et s’exerce sous formes de violences, de brutalités et de destructions, mais qui lui dénie toute profondeur et radicalité. A l’inverse, comment comprendre la profondeur du bien ? Existe-t-il un accès privilégié à sa manifestation ? Malgré l’affirmation de Georges Bataille, un tel accès, nous le verrons, est offert par la littérature, et certains très grands romans. Pour ne pas céder à la tendance que je dénonce d’accorder toujours plus de place au mal qu’au bien, je m’efforcerai d’expliquer, dans un premier temps, les raisons qui permettent de parler d’une superficialité du mal, que je trouve personnellement très juste, bien qu’elle soit terrifiante, puis, dans un second moment, j’envisagerai quelles expériences de la profondeur du bien nous pouvons faire, lorsqu’il fait effraction dans notre existence.

La superficialité du mal

On comprendra mieux en quel sens on peut parler de la « superficialité » du mal, si l’on saisit le manque de profondeur morale, de densité personnelle, de conscience des responsabilités et du prix à payer à nos actions, qui caractérise les exécuteurs, les bourreaux et les assassins. La psychologie criminelle nous enseigne le caractère infantile des meurtriers, incapables de discerner l’existence de l’autre et d’imaginer les émotions qu’il éprouve. Cette insensibilité, véritable maladie de l’empathie, constitue l’un des traits scientifiquement les mieux documentés de la personnalité psychopathe. À cela s’ajoutent une absence totale de sentiments de culpabilité, de remords ou de honte, un mépris affiché à l’égard de toute notion de responsabilité, perçue comme une limitation de soi, imposée par la société, et qui serait, à les entendre, le propre des imbéciles, des lâches, des nuls, tout juste bons à être écrasés, piétinés, éliminés.
Ces traits distinctifs de la psychopathie révèlent tous un manque, et la violence ainsi libérée ne désigne pas un accroissement de l’être mais son appauvrissement. Le sentiment de liberté se trouvera peut être multiplié chez l’individu que n’entrave aucun obstacle moral, ni souci de l’autre et qui se sent tout puissant, mais c’est là une illusion qui dissimule l’aliénation que provoque la soumission à des pulsions incontrôlées. Nulle grandeur, nulle profondeur dans cette impunité qui laisse libre cours à la plus meurtrière des suffisances.
La frontière entre « l’esprit psychopathe » et l’individu sain d’esprit n’est pourtant pas aussi marquée. Certaines institutions sociales et politiques réussissent à inhiber le sens moral de personnes en tous points « normales », ce jusqu’à les conduire à nuire gravement, dans certaines circonstances, à leurs semblables. Tel fut le résultat des expériences sur la soumission à l’autorité, menées par Stanley Milgram au début des années 1960 : dans le protocole de base de l’expérience, près des deux tiers des sujets ont accepté d’envoyer des décharges d’intensité maximale à un mauvais « élève », simplement parce que ordre leur en avait été donné. Le but initial – et il fut atteint au-delà de toute attente – était de comprendre comment le régime nazi était parvenu à organiser un système génocidaire de masse, exigeant la collaboration de tant de citoyens disposés à le faire fonctionner, en inversant les principes les mieux établis de la civilisation. « Les tyrannies, écrit Milgram, sont perpétrées par des hommes timorés qui n’ont pas le courage de vivre à la hauteur de leurs idéaux».
Au reste, le criminel de guerre n’est souvent qu’un petit homme ordinaire qui cache sa nullité et son insignifiance derrière l’obéissance aux ordres, la rigidité de l’uniforme, l’adhésion à l’idéologie officielle et une passivité endurcie par l’entretien d’un rapport servile à la hiérarchie, d’une reconnaissance aveugle de l’autorité. Nul plus qu’Eichmann, du moins tel que Hannah Arendt le présente, n’incarne mieux cette « nullité » qui serait pathétique si elle n’avait été aussi meurtrière. Les malheurs que ces individus sont susceptibles d’infliger seront sans limites, mais eux-mêmes ne sont souvent que des êtres de façade, des instruments dociles, des hommes dans un étui, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Tchékhov, dont la vacuité se révèle au grand jour lorsqu’ils sont contraints de rendre compte de leurs actes, et qu’ils se défaussent de toute responsabilité personnelle : « Je ne pouvais pas faire autrement ». Écart insupportable entre l’infinité du mal, son caractère « extrême » – qui pourra un jour sonder l’abîme des souffrances que l’homme inflige à l’homme ? –, et la médiocrité étriquée des individus sans la collaboration desquels il n’aurait pu être commis. Hannah Arendt voyait en Eichmann une « marionnette » dénuée de toute spontanéité et Nadejda Mandelstam, la femme du grand poète russe Ossip Mandelstam, mort au Goulag, considérait les officiers du NKVD1 à l’époque stalinienne comme de dérisoires « poupées de chiffon ».
Telle est l’insoutenable « banalité du mal », pour reprendre la formule célèbre d’Hannah Arendt, qui se répand à la surface de la terre comme une infestation ou une épidémie.
Qu’y a de plus facile, de plus immédiat, que de répondre au mal par le mal ? L’histoire contemporaine en apporte mille exemples désastreux. Il suffit de songer à l’archipel de la torture que les Etats-Unis ont aussitôt développé au lendemain du 11-Septembre. C’était là la réponse la plus bête, la plus violente, la plus inefficace que l’administration en place pouvait apporter, la preuve en sera apportée par la commission d’enquête du Sénat américain qui dénoncera ces méthodes totalement illégales et contraires aux principes fondamentaux du droit, dont les résultats ont été nuls. Et ne parlons pas des dizaines de milliers de morts en terre de Palestine, en réponse aux attentats du 7 octobre.
Ce sont là des illustrations de cycles de violences qui se perpétuent sans fin, se propageant, en effet, comme une épidémie contagieuse, mais qui sont incapables de résoudre durablement, c’est-à-dire politiquement, les conflits qui opposent les hommes, et répondant aux situations avec un mélange de brutalité sans limite et de sottise absolue. Combattre une armée de terroristes n’impliquait de raser de la surface de la terre un territoire entier et de faire des dizaines de milliers de victimes civiles, hommes, femmes et enfants, déchiquetés par les bombes, alors que l’avenir des survivants ne nous glace pas moins d’effroi. Ce n’est pas seulement la cruauté de ces actions qui nous laisse sidérés, mais, au-delà de leur horreur manifeste, leur absence totale de ce qui fait l’intelligence et le courage des actions humaines. Quelle profondeur pourrait-on dans ces logiques de vengeance qui sont à l’absolu opposé des mécanismes institutionnels de résolution de conflit qui, un jour ou l’autre, devront succéder à la guerre et à la violence ?

La manifestation du Bien

À l’inverse, il n’est nul besoin de définir le bien pour le reconnaître intuitivement lorsqu’il se manifeste et se montre dans des gestes de bonté, parfois excessifs et insensés, parfois ordinaires. Telle est cette manifestation du bien que nous reconnaissons et louons dans les actes des sauveteurs des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Magda Trocmé ouvre sa porte, un soir de l’hiver 1940, à la première réfugiée juive venue frapper à sa porte : « Naturellement, entrez, entrez ». Des milliers d’autres suivront, hommes, femmes, enfants, vieillards, accueillis, protégés, cachés sous de fausses identités par les habitants du Chambon-sur-Lignon et tout un réseau local de solidarité dirigé par son mari, le pasteur André Trocmé. Cette spontanéité désintéressée, répondant à un appel de détresse et à une urgence, a plus de sens, de beauté, de profondeur, de courage évident, d’intelligence de la situation, de noblesse indiscutable que toutes les obéissances servile aux circonstances, aux structures hiérarchiques, par lesquelles les hommes s’abandonnent à la facilité du mal. La chose a, je crois, un caractère d’évidence. Il est actes qui témoignent, au-delà de tout soupçon, d’une manifestation du Bien dans sa réalité mystérieuse et sa puissante fécondité créatrice.
Tournons-nous maintenant vers ce lieu qu’est la littérature lorsque le bien s’y donne à voir dans une manifestation si évidente qu’elle équivaut pour le bénéficiaire, personnage ou le lecteur, à un véritable traumatisme. En particulier, plus que nul part ailleurs peut-être, dans Les Misérables, et plus particulièrement dans la scène où Jean Valjean est ramené par les gendarmes, après avoir été arrêté en possession des chandeliers qu’il avait volé à l’évêque Bienvenu.
S’enchaîne soudain une série de stupeurs.lorsque ce dernier lui fait presque reproche de n’avoir emporté qu’une partie des objets qu’il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donnéles chandeliers aussi. […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? […] Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre. » L’émotion qui saisit l’ancien forçat, la stupeur qui le pétrifie au contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don auquel rien ne prépare, peut seulement être comparée – l’effroi en plus – à l’aveuglement qui attend le prisonnier platonicien au sortir de la caverne, alors que, libéré de ses chaînes et de ses passions, il entre dans la lumière des formes divines et contemple l’idée du Bien qui est au-delà de toute essence : « Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir. » Paroles libératrices, certes – le prisonnier est aussitôt relâché –, mais qui annoncent celles qui vont à jamais l’attacher à un joug plus implacable que toutes les chaînes. Voici, en effet, le marché anti-faustien entre Bienvenu et Jean Valjean qui arrache ce dernier au mal et le tournera au bien ; rupture inaugurale qui ouvre au parcours dont Les Misérables feront le récit : « N’oubliez pas, n’oubliez jamais que m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. » Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec solennité : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence paradoxale – « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » – que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme. »
L’action de l’évêque n’est pas seulement un geste de bonté, mais une manifestation du Bien produisant en l’âme de Jean Valjean, une commotion si profonde, si « violente » qu’elle transforme à existence à jamais, bien plus que ne l’avaient fait les souffrances endurées pendant dix-sept ans au bagne de Toulon. Mais ce n’est pas le personnage du roman qui est saisi au plus profond de lui-même par cette effraction, tout à la fois traumatisante et libératrice, du Bien, c’est également nous autres lecteurs. En lisant ces pages, nous ne sommes pas simplement les spectateurs passifs d’une histoire que le romancier raconte. Le mal que l’évêque fait à l’âme de Jean Valjean, nous l’éprouvons à notre tour. Et ce n’est pas seulement une expérience morale que nous faisons, mais une expérience spirituelle d’une intensité inouïe, profondément bouleversante, non seulement de la profondeur du bien, mais de sa transcendance et de son autorité. « Le bien est toujours au-delà du donné, et c’est de cet au-delà qu’il exerce son autorité », écrit Iris Murdoch, dans La Souveraineté du bien.
Le lecteur n’est pas un spectateur indifférent, mis à l’abri par la distance de l’oeuvre. En réalité, il se trouve à son insu convoqué par elle. Aussi, prise au sérieux, la lecture est-elle bien plus qu’une source de distraction, un capital de culture. Elle est une expérience hautement inspirante et implicatrice ou, comme le dit Hugo, transfiguratrice. Toute grande oeuvre d’art est, selon George Steiner, un « appel radical au changement », dès lors qu’elle fait l’objet non pas d’une simple vision, lecture ou audition, mais d’une expérience vécue qui est en même temps une injonction. Une expérience métaphysique qui est tout à la fois une contemplation et une invitation à l’action, et qui conduit à une transformation de soi, à une sortie de la sphère étriquée de notre petit moi, puisque quelque chose de plus grand que nous s’y montre et nous appelle. « Ici aussi, écrit Steiner, l’image en résumé est celle d’une Annonciation, d’une “beauté terrible” [Yeats], d’une gravité qui force son entrée dans la petite demeure de notre être précautionneux. Si nous avons entendu correctement le battement d’ailes et la provocation de cette visite, notre demeure ne peut plus être habitée exactement de la même manière qu’auparavant. »
Je vous remercie de votre attention.

jeudi 16 janvier 2025

Légitimation et légitimité de la violence en politique : une asymétrie fondamentale

Conférence donnée à Rencontres et Débats
Avignon,15 janvier 2025




Cher Monsieur, je vous remercie vivement de m’avoir invité à réfléchir avec vous sur ce sujet qui, appliqué aux situations présentes suscite, parfois jusqu’entre amis et au sein des familles, des débats incendiaires. Je m’efforcerai de l’aborder de façon aussi objective que possible, ce qui ne signifie pas de manière « neutre ». Monsieur Glasser m’a suggéré de ne pas m’en tenir à la torture, mais d’élargir la réflexion à la façon dont j’appréhende à présent les choses. Ayant consacré au moins trois livres à des sujets liés à différentes formes de violence, le premier sur la justifiction de la torture en régime démocratique, le second sur le terrorisme, ses origines idéologiques et ses effets sur nos sociétés, le dernier à la pensée de Machiavel et aux leçons morales qu’on peut en tirer aujourd’hui, il m’a fallu faire des choix. J’aborderai donc la question de la violence en politique à partir de deux aspects qui envisagent, l’une, la légitimation de la violence dans les résistances à l’injustice, l’autre à partir de la légitimité de la violence, telle qu’elle a été élaborée dans les théories modernes de l’État. Il convient, en effet, de faire la distinction entre légitimation et légitimité, parce qu’il existe entre les deux une asymétrie de principe. La première sera toujours sujette à contestation et réprimée par l’Etat, quel que soit la nature du régime en place, démocratique ou non, pour la raison que lui seul est dépositaire de l’usage légitime de la violence.
Historiquement dans le passé, et aujourd’hui encore, la question du recours à la violence se pose lorsque les hommes et les femmes sont confrontés à des situations sociales et politiques d’oppression, de domination et d’injustice, qui violent leurs droits fondamentaux, et que les moyens pacifiques de désobéissance civile et de résistance non-violente ont échoué à obtenir le résultat désiré. En pareil cas, ne serait-il pas légitime d’y avoir recours ? La responsabilité, dit-on, n’incombera pas tant à ceux qui l’exercent qu’à l’État oppressif qui ne laisse pas le choix des armes. Tous les mouvements de résistance à l’oppression ont rencontre le dilemme entre non-violence et lutte armée. Je voudrais à cette occasion rappeler les propos tenus par Gandhi en 1920, que l’on cite parfois de façon tronquée :   « Je crois vraiment que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence [...] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence [...] Le véritable courage de l’homme fort, c’est de résister au mal et de combattre l’injustice en prenant le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que celui de tuer pour ne pas mourir. Le plus grand courage, c’est de résister au mal en refusant d’imiter le méchant. » En résumé, Gandhi préfère la violence à la lâcheté - mais il rajoute : Je crois que la non-violence est infiniment plus efficace que la violence.
Néanmoins, ceux qui ont recours à la violence ne sauraient s’exempter de la conscience de la nature des actes qu’ils commettent, et d’en payer le prix s’ils vont jusqu’à donner la mort.
Est-il possible de déterminer des règles morales à l’usage de la violence, alors que tout semble opposer violence et morale, quelques soient les justifications politiques dont elle peut faire l’objet ? Et qu’en est-il des rapports entre violence et droit, lorsque certaines circonstances conduisent les Etats à transgresser les normes juridiques constitutives de la structure des démocraties ? La légitimation de la violence ouvre à des problématiques très différentes, selon qu’on l’envisage dans le cadre de luttes de résistance ou des politiques d’État. C’est ce que nous essaierons d’expliquer.

Les fins de la violence

Dans un premier temps, la question de violence, pour générale et théorique qu’elle soit, se rapporte à nombre de situations historiques, telles celles ouvertes par les mouvements de résistance contre la colonialisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Algérie par exemple. Et elle avait mise aux prises les plus grands intellectuels de l’époque, tels Sartre, Merleau-Ponty ou Camus, sans compter Franz Fanon.
On peut en bref présenter l’état des débats de la façon suivante :
Les arguments philosophiques développés par Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur distinguent entre différentes formes de violence, et acceptent celles qui travaillaient à l'avènement d'un monde humain : « La question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est “progressive” et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer ». Dès lors que « tous les régimes sont criminels », ce n'est pas la morale pure qui peut décider quels sont justes et quels ne sont le sont pas, mais les intérêts qu'ils servent, les fins qu'ils visent, l'émancipation des hommes ou leur aliénation, et la dynamique historique qui les conduit : « Il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un régime dans la totalité historique à laquelle il appartient ».
Dans le contexte de la guerre froide, où s’opposaient deux blocs idéologiques, les Etats-Unis d’une part, incarnant l’impérialisme occidental, l’autre l’Union Soviétique, censée promouvoir la libération des peuples de l’aliénation du système capitaliste, force était de choisir son camp. Et la plupart des intellectuels de l’époque s’engagèrent en faveur d’un Etat, censé incarné l’aspiration des hommes à la liberté, et travaillant à la réaliser.
Cette justification perdit sa validité face à un régime dont on apprenait qu'il perpétuait la pratique de la terreur et qu'il « tournait le dos à ses fins ». Et bien que Merleau-Ponty fut d'accord avec Sartre que le choix n'est pas entre la pureté et la violence, puisque la violence est partout, celle-ci avait perdu toute légitimité dès lors que « l'élément de terreur » l'emportait sur « l'élément humaniste » : « À moins d'être illuminé, on admettra que ces faits remettent entièrement en question la signification du système russe […] Il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est aux camps » », écrit-il dans L'URSS et les camps. À la différence de Sartre, qui restera toujours un intellectuel contestataire, traversé de tensions assumées entre engagement et réflexion critique, « un homme de trop », jamais tout à fait à sa place, Merleau-Ponty se réfugia dans le retrait et le silence mélancolique de « sa vie profonde ». Confronté à la réalité des camps, Sartre s’interroge : “Jusqu'où peuvent-ils aller ?” et “Jusqu'où puis-je les suivre ?” Il y a une morale de la politique – sujet difficile, jamais clairement traité – et, quand la politique doit trahir sa morale, choisir la morale c'est trahir la politique. Allez-vous débrouiller avec cela : surtout quand la politique s'est donné pour but l'avènement du règne humain". Et je ne parle pas des positions que prit Sartre lors de la guerre d’Algérie et les propos terribles qu’il tint dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, qui est, à chaque page, un appel au meurtre des colons. Aujourd’hui encore Fanon reste une référence dans les mouvements de libération palestiniens.
Sartre, en septembre 1961, prenant fait et cause pour la révolution algérienne, rédigea la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, où l'on trouve ces lignes : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Hannah Ardent critiquera sévèrement ces paroles emphatiques et irresponsables qui feront encore dire à Sartre dans une formule qui a l'insouciance d'un bon mot : « Guérirons nous ? Oui. La violence comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. »
Si Sartre poussait plus que Fanon l'apologie du meurtre et de la violence, les Damnés de la terre consacrent plus d'une centaine de pages à la justification de la lutte armée dans une vision manichéenne, assumée comme telle, du « eux ou nous », qui affirme que seule la violence absolue du colonisé est en mesure de chasser la violence coloniale, de restaurer, au prix d' « actes irréversibles », la dignité bafouée de l'homme colonisé, et d'unifier dans une cause commune le peuple en lutte : « Travailler, c'est travailler au meurtre du colon », le principe est répété à chaque page sous toutes les coutures, jusqu'aux formules les plus excessives : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Pas d'échappatoire ni de compromis possible, le mal absolu est la seule réponse au mal absolu : « Tout le reste est littérature ou tentative de trahison.»
Dans ses Cahiers pour la morale, rédigés entre 1947 et 1948, Sartre avait déjà consacré de longues réflexions à la légitimation de la violence dans le détail desquelles nous n'entrerons pas ici. L'idée générale est que le meurtre commis contre le Maître, non seulement ne doit pas être considéré ni vécu par son auteur comme un crime ou une transgression morale, ce qui est encore une manière d'intérioriser les valeurs du Maître, mais comme la seule expression possible de sa liberté. À l'opposé absolument de Camus et dans un paragraphe intitulé « La révolte », Sartre écrit : « Il faut des siècles de culture pour que l'opprimé projette de construire un ordre nouveau et considère l'ordre établi à partir de l'ordre qu'il veut établir, c'est-à-dire envisage la destruction comme simple condition nécessaire et préalable de l'ordre nouveau. » La justification philosophique du meurtre de l'oppresseur, à laquelle Sartre se livre en 1961, n'avait rien donc de nouveau : « Puisque l'esclavage est l'ordre, la liberté sera désordre, anarchie, terrorisme », écrit-il encore dans ses Cahiers. Le choix du Mal est assumé sans la moindre inquiétude : « Quand le Bien est aliéné, c'est-à-dire qu'il est dans les mains de l'Autre, la liberté n'a d'autre ressources que dans le Mal ». On est là à mille lieux des précautions morales de Camus. L'on comprend mieux le mépris avec lequel Sartre accueillit L'homme révolté.
Albert Camus, pour sa part, ne cessera de se confronter aux égarements du mal et de la violence en politique, aussi bien dans ses œuvres, Les Justes, L'homme révolté ou ses Actuelles consacrées à la guerre d'Algérie, que dans ses articles et prises de position publiques et privées. Et il défendait, face à ce que Marc Crépon appelle « le consentement meurtrier » , une morale de la mesure, de la limite et du relatif que beaucoup lui reprochèrent. C'est que, pour Camus, les moyens doivent être examinés indépendamment des fins poursuivies qui, seraient-elles “bonnes” et humainement souhaitables, ne justifient pas tout. La question n'est pas de savoir si la violence travaille ou non à l'avènement d'un monde plus humain, fait de dignité et de liberté. Il est des actes sur lesquels est placé l'interdit d'un Non irrévocable, quelle que soit la fin poursuivie. Autrement dit, « tout n’est pas permis ». Tel est le cas des attentats terroristes qui frappent des civils innocents que s’interdisaient des commettre les « meurtriers délicats » qui sont les héros de sa pièce de théâtre Les justes, tel l’anarchiste russe Kaliayev.
Le bras soudain affaibli, le corps pris de tremblement – signe que l'homme n'avait pas disparu sous le militant de l'Organisation - Kaliayev s'était retenu de lancer la bombe lorsqu'il avait vu dans la calèche, assis à côté du grand-duc et de la grande-duchesse, ces incarnations de la tyrannie qu'il s'apprêtait à assassiner, leurs deux enfants, assis droits, le regard dans le vide, trop petits dans leurs habits de parade : "Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! Je n'ai pas pu ».

De l’importance en politique du scrupule

La question de la limite dans l’usage de la violence légitime, ou de ce que Machiavel, « le bon usage de la cruauté », interroge les rapports, évoqués par Sartre, entre morale et politique. Il serait bon de rappeler à ce propos ce que nous enseigne l’auteur du Prince, Nicolas Machiavel : la nécessité tragique pour l’homme politique responsable de commettre parfois certaines actions que la morale, ou les préceptes religieux, réprouvent. Ici plusieurs choses doivent être soulignées. Tout d’abord, le fait que la nécessité du recours à la violence, et par conséquent au mal, s’adresse, non pas à un tyran dénué de principes et de limites, mais à un « prince bon », c’est-à-dire à un homme qui a des convictions morales, appelé dans certaines circonstances à « entrer dans le mal », s’il veut éviter la ruine de son état, ou pour quelque autre raison essentielle.
Les exigences de l’intégrité morale ne sont pas celles auxquelles doit exclusivement obéir un homme politique responsable. Le grand sociologue allemand, Max Weber, théorise cet antagonisme dans l’opposition entre ce qu’il appelle « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». Les responsabilités de l’homme politique conduiront par exemple à entrer en guerre, avec toutes les violences qui l’accompagnent, alors que le chrétien fidèle aux enseignements du Christ refusera de porter les armes. Tolstoï a écrit sur ce thème une lettre remarquable au jeune Gandhi, dans laquelle s’oppose radicalement la loi de l’amour, prônée par le Christ, et la violence.*
Si l’on en revient à la leçon de Machiavel, et à ce qu’on peut en tirer aujourd’hui, l’action politique ne peut faire l’économie de la violence, ou pour le dire selon les mots de Max Weber : « La violence est le moyen décisif de la politique ». L’homme politique responsable ne peut donc échapper à la nécessité de la violence et du mal. Mais le point important, c’est qu’il doit le savoir. Savoir que s’il transgresse les principes moraux et religieux, il commet le mal, en sorte que le mal ne soit jamais appelé bien, quels que soient les raisons et les situations. Ensuite, si l’homme politique agit ainsi, il doit le faire, non seulement en toute connaissance de cause, mais avec scrupules, de sorte que le mal commis sera un « moindre mal ».
Cet encadrement éthique de l’usage de la violence en fait un instrument circonstancié, limité et temporaire de l’action politique, aux prises avec les contraintes tragiques du monde, tel qu’il est, et elle exige, en celui qui s’y résout, une conscience tragique de la nature des actes commis, et de sérieux scrupules dans leur mise en oeuvre.
Tel était le cas des conjurés qui autour du comte von Stauufenberg ourdirent le complot contre Hitler en juillet 1944. Ces hommes savaient ce qu’ils faisaient et ils ne dénaturaient pas l’acte qu’ils s’apprêtaient à commettre par la monstruosité de l’homme qu’il visait. Ils appartenaient à l’élite de l’armée allemande, forte de l’éthique militaire prussienne de la disciple et de l’obéissance, et la foi protestante qu’ils professaient faisait du commandement divin « Tu ne tueras point » un impératif absolu. Et, pourtant, alors quecette éducation aurait dû arrêter ces officiersde la Wehrmarcht, ils ont passé outre, en toute connaissance de cause. Que l’attentat réussisse ou qu’il échoue, dans tous les cas, leur conscienceou leur vie devait payer le prix du sang versé. Nulle célébration ne viendrait clore la journée de leur succès. Et s’ils devaient échouer – tel fut en effet le cas – qu’il en soit ainsi : ils s’étaient déjà sacrifiés. On voit tout ce qui fait la différence entre cette attitude morale et l’absence de scrupule qu’exprime la déclaration triomphante du président Obama, le soir de l’exécution d’Oussama ben Laden : « Justice is done ».
Et cette absence de conscience morale, assassiner un homme est toujours assassiner un homme, s’agirait-il de Hitler ou de ben Laden, tient au fait que Barak Obama, à la différence des résistants, n’avait pas agi comme un individu ayant à payer le prix moral de sa décision, mais en tant que président de l’Etat, disposant de la prérogative exclusive de l’usage de la violence. Le premier théoricien de l’État moderne qui a véritablement posé les bases théoriques de la légitimation de la violence est le philosophe Thomas Hobbes, qui pose la distinction classique entre état de nature et état social.

L’État et le monopole de la violence légitime

L’état de nature désigne une situation de conflictualité meurtrière, menaçant la vie de chacun, dont les individus cherchent rationnellement à sortir afin de préserver leur sécurité. Ce faisant, ils sont conduits à rechercher différentes modalités de pacification dont le problème est qu’aucune n’apporte de garanties suffisantes que tous les respecteront. Tel est l’état de ce qu’il nomme guerre de tous de tous, et qui désigne assez correctement les relations aujourd’hui entre les Etats. Nous pourrons y revenir. Pour résoudre cette aporie, les individus établissent entre eux un contrat qui institue l’État, ce tiers qui désormais exercera la violence en leur nom, afin de garantir la sécurité de leurs biens et de leurs personnes. Le contrat est donc un transfert juridique par lequel ils renoncent à leurs droits naturels, et à leurs libertés. De là vient la définition bien connue de l’État moderne qu’en donne, deux siècles plus tard, Max Weber : une institution qui dispose de l’usage légitime de la violence et, ajoutera Carl Schmitt, du droit souverain de déclarer la guerre, qui est la forme de violence ultime.
Un tel principe rencontre aussitôt l’objection que posaient les modalités de résistance à l’oppression que nous avons examinées précédemment, et qui sont, su point de vue de tout Etat, par nature, et quelles que soient les raisons morales supérieures évoquées, illégitimes.
La légitimation de la violence en politique est essentiellement asymétrique. Seuls l’État et ses représentants sont autorisés à y avoir recours, et toute expression sociale de la violence devra être réprimée.
L’unique manière, plus ou moins théoriquement acceptée au sein des démocraties, de lutter contre un système social et politique, considéré comme injuste au regard de principes supérieurs au droit positif, est la désobéissance civile, laquelle est par nature pacifique et exclue tout usage de la violence. C’est dans ce contexe , par exemple, que s’exerça la répression policière contre les manifestations des Gilets jaunes lorsqu’elles prirent une tournure violente qui exprimaient un désespoir que les organisations traditionnellement vouées à la médiation des conflits sociaux, à savoir les syndicats, avaient été incapables d’incarner. Ces manifestations se réclamaient d’une légitimité – l’appel désespéré à une société plus juste – que l’État, serait-il démocratique, ne pouvait tolérer, dès lors que les manifestants s’arrogeaient une prérogative dont seul l’État dispose. La question de la légitimation de la violence se pose dans le contexte théorique et juridique de cette asymétrie fondamentale, dont s’emparent tous les Etats, démocratiques ou non, pour réprimer les contestations sociales auxquelles n’auront pas été laissées d’autre choix que celui de la radicalité.
Légitimées par le droit à exercer seul la violence, l’État n’hésitera pas, face aux actes terroristes, à s’émanciper de toutes les limites et contraintes et à se livrer autant à des actes de torture que de destructions entières de populations civiles parfaitement innocentes. On l’a vu aux Etats-Unis au lendemain du 11-Septembre, on le voit chaque jour encore, depuis la journée fatidique du 7 octobre 2023, sur la terre meurtrie et dévastée de Palestine. Pour meurtriers et effroyables qu’ils soient, les actes terroristes n’autorisent pas la violation de toutes les règles du respect de la vie humaine et des normes du droit humanitaire international. Je vous remercie de votre attention.

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Lettre de Tolstoï


A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique

7 septembre 1910, Kotschety,

J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjouis ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
Plus je vis, - et surtout à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort – plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe : c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à a communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sens au plus profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité : hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en des termes nets que cette Loi contient toute la loi et les Prophètes. Mais il y a plus : prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelque cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci : dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion ; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que : gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps. Aujourd'hui, la question se pose ainsi : oui ou non, il faut choisir ! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis. Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième : « Tu ne tueras point ! « Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question : « Est-il toujours et dans tous les cas défendus de tuer par la loi de Dieu ? » Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient : « - Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer. » Cependant, une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière : « - Le meurtre est-il toujours péché ? » rougit et répondit, émue et décidée : « Toujours ! » Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer – et cela déjà par le Vieux Testament : quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire le mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habilité oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta. Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur les progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille. Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout état de chose témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour, et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve au centre de nos intérêts ; et elle est la plus importante de toutes celles aujourd'hui sur la terre ; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres, peuvent se dire : « Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes. »
Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, probablement tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des Etats ne pourraient se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux Etats. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique, que par le nôtre Russe ; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'Etat. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.

Léon Tolstoy