On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 30 septembre 2024

L'auto-perpétuation des illusions du psychisme et les raisons du mal

Je fais souvent ce rêve, et aujourd'hui encore : j'essaye désespéremment d'éteindre le son d'une radio en appuyant frénétiquement sur les touches qui activent cette fonction, mais le son se perpétue sans fin, jusqu'à me rendre presque fou. Ce rêve, je le fais souvent, en effet, lorsqu'à mon réveil je me connecte, tôt le matin, sur France Inter pour connaître les premières informations du jour. J'écoute un moment, puis le sommeil me reprend et comme pour se protéger et m'empêcher de me réveiller, mon psychisme produit ce rêve. C'est là une manifestation des pouvoirs fascinants, quoique ordinaires, du cerveau humain. Je me retrouve, malgré moi, enfermé, par le mécanisme d'infinies connexions neuronales, dans une situation où tout ce que mon oreille perçoit est transformé en images trés réalistes. Telle personnalité politique, interrogée par la journalistes de la matinale, devient un personnage du rêve. Et c'est ainsi que ce dernier se poursuit, malgré toutes mes tentatives pour arrêter le son, jusqu'à devenir un cauchemar.
Mais voici, cette faculté qu'a le psychisme de nous enfermer dans ses représentations ne se manifeste-t-elle pas également dans l'état de veille et de conscience ordinaire, où nous avons pourtant la certitude d'être en relation avec la réalité ? Après tout, tel était également le cas dans le rêve. Ne serions-nous pas enfermés, à l'état de veille, dans l'espace de ce que nous prenons pour le réel comme nous l'étions à l'état de sommeil dans le rêve ? Nous savons que nous ne dormons pas, et pourtant nous sommes attachés et souvent englués dans nos peurs, nos ressentiments, nos haines, nos émotions négatives, notre vision des êtres et des choses, au point d'être totalement incapables d'en prendre conscience, plus encore de nous en libérer. C'est là ce qui fait la différence avec le rêve et l'angoisse qu'il produit : là du moins, cherchons-nous à y échapper, même si ce n'est pas en désirant s'éveiller, puisque le rêve est inconscient de son état. Dans l'état de veille et de conscience ordinaire, nous adhérons, au contraire, pleinement aux émotions, souvent négatives, qui nous emprisonnent et font notre malheur, autant que celui des autres. C'est que nous pensons et ne doutons pas un instant que les raisons qui les nourrissent sont vraies et, si nous éprouvons ou bien de la colère, ou bien du ressentiment, et toute la panoplie des émotions qui nous dressent les uns contre les autres, nous avons raison de les éprouver et, plus encore, d'agir en conséquence.
N'est-ce pas cette adhésion sans faille qui engendre les relations les plus négatives et destructrices entre les êtres humains, dont résultent ces conflits sans fin qui les opposent ? N'est-ce pas cette illusion d'avoir raison parce qu'on a des raisons qui est à l'oeuvre au sein des familles et qui déchirent les membres entre eux ? N'est-ce pas cette même capacité qu'à le psychisme de nous engluer qui perpétue la haine entre les peuples, et engendre une violence qui se perpétue sans fin et dont il n'est pas davantage possible de sortir qu'il ne l'était d'un rêve qu'on voudrait pourtant interrompre ? N'est-ce pas, en somme, cette capacité d'auto-illusionnement du mental qui est la source du mal que les hommes s'infligent les uns aux autres ? Mais comment s'y prendre pour échapper à ces maléfices ?
Certaines expériences nous donnent à saisir ce qu'il pourrait en être, si, d'aventure, nous prenions conscience que ce que nous prenons pour le réel ne l'est pas. Ainsi, l'usage de certains psychotropes, tels l'ayahuasca ou la mescaline, qui ouvrent les portes de la perception, les expériences, dites de mort imminente, qui donnent accès à des connaissances d'une intensité, défiant toute intelligence scientifique et transformant à jamais les personnes qui les ont faites, ou encore, la méditation, lorsqu'elle est pratiquée de façon approfondie, conduisant aux connaissances spirituelles les plus hautes.
Les pouvoirs du psychisme et du mental sont prodigieux, mais ils ne sont pas tous bénéfiques. Ils peuvent même se révéler puissamment destructeurs, lorsqu'ils nous maintiennent, individuellement et collectivement, dans des états intérieurs négatifs d'enfermement et sclérose avec une puissance dont il est difficile de prendre conscience, et plus encore de se libérer. C'est parfois seulement au terme d'une longue thérapie ou d'une constante pratique de la méditation ou de la vie spirituelle que les choses apparaissent dans leur nature irréelle. Les représentations psychiques, et cela inclue les émotions, les sentiments, ne sont pas plus vraies (au sens où elles nous feraient connaître la réalité telle qu'elle est) que ne l'étaient les images par lesquelles le rêve s'auto-entretenait pour éviter l'éveil. C'est pourtant à cet éveil de la conscience que nous devons travailler, afin de réaliser avec quelle puissance, quelle inventivité, le psychisme et le mental se mobilisent pour entretenir la folie destructice des hommes. Nul besoin de faire appel aux génies du mal : l'homme est à lui-même son propre démon. Il est pourtant possible de s'en délivrer. Mais cela demande une pratique et, plus encore, une formation, une éducation dont notre modernité, libératrice sous bien des plans, est, hélas, devenue oublieuse.La conscience ne se réduit pas au mental. Elle exige même de s'en libérer. Telle est la voie de la paix et de l'apparemment impossible harmonie entre les hommes.

vendredi 24 novembre 2023

An Open Letter on the Misuse of Holocaust Memory by Omer Bartov, Christopher R. Browning, Jane Caplan, Debórah Dwork, Michael Rothberg, et al.

Lettre ouverte, publiée dans le New York Review of Books, le 20 novembre 2023, signée par les meilleurs historiens de l'Holocauste et de l'antisémitisme, expliquant que la référence à la mémoire de l'Holocauste obscurcit notre compréhension de l'antisémitisme que rencontrent les Juifs aujourd'hui et mésinterprète dangereusement les causes de la violence en Israël et en Palestine :

"Particular examples have ranged from Israeli Ambassador to the UN Gilad Erdan donning a yellow star featuring the words “Never Again” while addressing the UN General Assembly, to US President Joe Biden saying that Hamas had “engaged in barbarism that is as consequential as the Holocaust,” while Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu told German Chancellor Olaf Scholz that “Hamas are the new Nazis.” US Representative Brian Mast, a Republican from Florida, speaking on the House floor, questioned the idea that there are “innocent Palestinian civilians,” claiming, “I don’t think we would so lightly throw around the term ‘innocent Nazi civilians’ during World War II.”

Antisemitism often increases at times of heightened crisis in Israel-Palestine, as do Islamophobia and anti-Arab racism. The unconscionable violence of the October 7 attacks and the ongoing aerial bombardment and invasion of Gaza are devastating, and are generating pain and fear among Jewish and Palestinian communities around the world. We reiterate that everyone has the right to feel safe wherever they live, and that addressing racism, antisemitism, and Islamophobia must be a priority.

It is understandable why many in the Jewish community recall the Holocaust and earlier pogroms when trying to comprehend what happened on October 7—the massacres, and the images that came out in the aftermath, have tapped into deep-seated collective memory of genocidal antisemitism, driven by all-too-recent Jewish history.

However, appealing to the memory of the Holocaust obscures our understanding of the antisemitism Jews face today, and dangerously misrepresents the causes of violence in Israel-Palestine. The Nazi genocide involved a state—and its willing civil society—attacking a tiny minority, which then escalated to a continent-wide genocide. Indeed, comparisons of the crisis unfolding in Israel-Palestine to Nazism and the Holocaust—above all when they come from political leaders and others who can sway public opinion—are intellectual and moral failings. At a moment when emotions are running high, political leaders have a responsibility to act calmly and avoid stoking the flames of distress and division. And, as academics, we have a duty to uphold the intellectual integrity of our profession and support others around the world in making sense of this moment.

Israeli leaders and others are using the Holocaust framing to portray Israel’s collective punishment of Gaza as a battle for civilization in the face of barbarism, thereby promoting racist narratives about Palestinians. This rhetoric encourages us to separate this current crisis from the context out of which it has arisen. Seventy-five years of displacement, fifty-six years of occupation, and sixteen years of the Gaza blockade have generated an ever-deteriorating spiral of violence that can only be arrested by a political solution. There is no military solution in Israel-Palestine, and deploying a Holocaust narrative in which an “evil” must be vanquished by force will only perpetuate an oppressive state of affairs that has already lasted far too long.


Insisting that “Hamas are the new Nazis”—while holding Palestinians collectively responsible for Hamas’s actions—attributes hardened, antisemitic motivations to those who defend Palestinian rights. It also positions the protection of Jewish people against the upholding of international human rights and laws, implying that the current assault on Gaza is a necessity. And invoking the Holocaust to dismiss demonstrators calling for a “free Palestine” fuels the repression of Palestinian human rights advocacy and the conflation of antisemitism with criticism of Israel.

In this climate of growing insecurity, we need clarity about antisemitism so that we can properly identify and combat it. We also need clear thinking as we grapple with and respond to what is unfolding in Gaza and the West Bank. And we need to be forthright in dealing with these simultaneous realities—of resurgent antisemitism and widespread killing in Gaza, as well as escalating expulsions in the West Bank—as we engage with the public discourse.

We encourage those who have so readily invoked comparisons to Nazi Germany to listen to the rhetoric coming from Israel’s political leadership. Prime Minister Benjamin Netanyahu told the Israeli parliament that “this is a struggle between the children of light and the children of darkness” (a tweet from his office with the same phrase was later deleted). Defense Minister Yoav Gallant proclaimed, “We are fighting human animals and we act accordingly.” Such comments, along with a widespread and frequently cited argument that there are no innocent Palestinians in Gaza, do indeed bring to mind echoes of historical mass violence. But those resonances should serve as an injunction against wide-scale killing, not as a call to extend it.

As academics we have a responsibility to use our words, and our expertise, with judgment and sensitivity—to try and dial down inciteful language that is liable to provoke further discord, and instead to prioritize speech and action aimed at preventing further loss of life. This is why when invoking the past, we must do so in ways that illuminate the present and do not distort it. This is the necessary basis for establishing peace and justice in Palestine and Israel. This is why we urge public figures, including the media, to stop using these kinds of comparisons."

Karyn Ball Professor of English and Film Studies, University of Alberta

Omer Bartov Samuel Pisar Professor of Holocaust and Genocide Studies, Brown University

Christopher R. Browning Professor of History Emeritus, UNC-Chapel Hill

Jane Caplan Emeritus Professor of Modern European History, University of Oxford

Alon Confino Professor of History and Jewish Studies, University of Massachusetts, Amherst

Debórah Dwork Director of the Center for the Study of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity, Graduate Center—City University of New York

David Feldman Director, Birkbeck Institute for the Study of Antisemitism, University of London

Amos Goldberg The Jonah M. Machover Chair in Holocaust Studies, The Hebrew University of Jerusalem

Atina Grossmann Professor of History, Cooper Union, New York

John-Paul Himka Professor Emeritus, University of Alberta

Marianne Hirsch Professor Emerita, Comparative Literature and Gender Studies, Columbia University

A. Dirk Moses Spitzer Professor of International Relations, City College of New York

Michael Rothberg Professor of English, Comparative Literature, and Holocaust Studies, UCLA

Raz Segal Associate Professor of Holocaust and Genocide Studies, Stockton University

Stefanie Schüler-Springorum Director, Center for Research on Antisemitism, Technische Universität Berlin

Barry Trachtenberg Rubin Presidential Chair of Jewish History, Wake Forest University

nybooks.com

mardi 14 novembre 2023

Raphaël Liogier, le retour de la métaphysique

Comment comprendre que la grande promesse d'émancipation et de liberté qui est au cœur de la modernité se soit retournée contre l'homme, enfin affranchi de toutes les tutelles et servitudes anciennes, et historiquement en voie d'en réaliser les immenses possibilités intellectuelles, sociales et politiques ? Quelles sont les raisons, les facteurs explicatifs du retournement de la technique contre son instigateur, nous donnant à penser – pure fiction cependant - que celle-ci obéirait à une loi autonome de progrès et de développement selon un principe d'inertie qui se déploie, sans fin communément voulue ni humainement désirable, installant entre nous une ère de l'aliénation qui ne saurait pourtant exister sans la collaboration de chacun ? D'où vient que le monde que l'on avait voulu plus humain, plus démocratique, plus respectueux, plus tolérant, plus libre, plus ouvert, se soit transformé, à notre insu mais non pas sans nous, en une grande machine conduisant l'humanité à sa perte et à son anéantissement, non pas seulement physique, mais moral et spirituel ? Était-ce là le destin inéluctable de la modernité, dès lors qu'elle aurait détruit toutes les arches protectrices qui encadraient l'existence humaine dans les limites transmises de générations en générations et la mesurant à l'aune de hiérarchies bien établies et de transcendances acceptées ? Rejetant un ordre des choses dont on ne saurait plus admettre qu'il existe en soi, avons-nous libéré de la boite de Pandore des forces échappant à tout contrôle et toute maîtrise et qu'il serait désormais impossible de faire entrer dans la bouteille ? De tout cela, faut-il incriminer la modernité elle-même ? Telles sont les questions que Raphaël Liogier examine, à nouveau frais, dans son dernier ouvrage, Khaos, la promesse trahie de la modernité [Les liens qui libèrent, 2023]. Le titre est à lui seul une indication de sa thèse principale, déclinée de façon puissante, conceptuellement charpentée et formidablement argumentée dans une perspective qui est d''abord et avant tout – belle audace en ces temps post-métaphysiques ! – ontologique.
Prenant à contre-pied l'idée généralement partagée - non sans raison, c'est le moins qu'on puisse dire - que la modernité révélerait désormais au grand jour ce qu'elle contient de destructivité débridée, de démesure dévastatrice, Raphaël Liogier affirme, au contraire, que l'hubris doit être essentiellement entendu de façon positive comme dépassement de soi et libéralité infinie, s'enracinant dans le sans-fond de l'Être, le Réel étant irréductible à toutes les représentations, seraient-elles scientifiques et rationnelles, qui introduisent de l'intelligibilité dans le Khaos, une notion qu'il convient de distinguer du désordre ou du chaos. La modernité, c'est d'abord l'avènement historique, et rompant avec toutes les ontologies fixistes, d'une transcendance délivrée de ses structurations traditionnelles, que l'auteur nomme “la transcendance brute”. La vocation de la modernité n'était pas d'ouvrir les temps de la disparition progressive de la métaphysique, la fantomisation du divin que Pascal voit à l'oeuvre dans la figure cartésienne du Dieu des philosophes avant que ne soit constaté et prononcé sa mort ; ce n'est pas non plus le triomphe d'une raison politique constructiviste, ni la néantisation de l'être réduit à n'être plus qu'un fond disponible, indéfiniment extractable, que Heidegger nomme Gestell, Arraisonnement, la réquisition de toute chose en vue de servir à l'ordre productiviste et technologique du dispositif capitaliste, que Liogier nomme d'un concept générique, l'industrialisme. Ces événements historico-ontologiques sont le résultat d'une négation radicale de ce que la modernité contenait dans ses possibilités émancipatrices et fraternelles, dans sa “promesse” : “Se porter vers l'avant et vers l'ailleurs qui n'est jamais prédéterminé, vers le pro-grès, avec étonnement et sens critique, c'est l'attitude proprement moderne ”[p. 135]. D'où vient alors que se soit produit ce grand et redoutable retournement ?
Selon Raphaël Liogier, les raisons, envisagées sous l'angle psychique, tiennent à l'angoisse suscitée par le vertige d'une telle liberté, à la peur du vide, de l'hubris dont il fallait se garantir dès lors que l'hubris apparaît comme surgissant de rien et autorisant toutes les possibilités d'une créativité insubstantielle. Or le vide n'est pas le rien, mais le Réel dans son indétermination ontologique, dont selon Liogier on ne saurait faire l'économie. N'est-il pas toujours là, mais oublié, jusque au cœur des grandes révolutions de la physique quantique ? Cette irréductibilité de l'être est aussi celle de la subjectivité humaine qui n'est pas celle d'un moi égoïste, enfermé dans les sphères étroites de ses intérêts et de ses calculs, une subjectivité qu'il faut, du reste, élargir à tout vivant. Sur cette base, l'auteur se livre à un formidable réquisitoire contre toutes les formes de réduction, à la fois philosophiques et sociales, qu'opèrent le scientisme, le rationalisme exacerbé, inconscient de ses limites et de ses conditions de possibilité, la clôture de la réalité comprise comme un simple ensemble de faits, puis de ces mêmes faits ramenés à n'être plus que des données statistiquement accumulables, quantifiées et mises en relation comme des profils par des machines expertes, formatant l'existence singulière de chacun dans un espace de transparence et de visibilité, sans profondeur, ni intériorité, ni différence.
Résumant le cœur de son propos, Raphaël Liogier insiste sur les trois points suivants :“ / avant l'ère industrialiste, l'humain n'avait jamais vécu sans ontologie, c'est-à-dire sans relation à l'être, sans relation à soi-même comme autre chose qu'une chose ; 2/ une ontologie préserve toujours un certain rapport à l'autre être, alors qu'avec l'industrialisme, il n'y a plus d'êtres-en-rapport et donc plus de rapports à l'autre ; et 3/ la modernité est certes un moment unique, mais nullement dépourvu d'être, puisqu'elle consiste justement à mettre en relation la pluralité des ontologies, les modes .d'être dans les différentes cultures” [ p. 199]. La nécessité de tenir fermement à une métaphysique de l'être ou plutôt dirait-on de l'inter-être, compris de façon non-substantielle et relationnelle, tient à ce que seul cet écart ouvre à la conscience et au respect de l'altérité, s'agirait-il de la transcendance du réel, irréductible à toutes les représentations construites que la science peut légitimement produire, ou à la transcendance de subjectivités libres : “Pour croire à la liberté humaine, il faut d'abord en effet avoir foi en un sujet inconditionné participant à un monde qui n'est pas réduit à des faits entièrement conditionnés. Cette double inconditionnalité des choses et des êtres est la raison métaphysique de l'action morale et de la politique au sens moderne”[p. 102].
Le propre de la modernité est donc de s'opposer par avance à la nécessité causale qui déterminerait le monde des choses et dont seule la raison pourrait connaître les lois, pour ensuite s'autoriser à les introduire dans l'ordre humain, de façon inévitablement totalitaire. La modernité, c'est, selon Raphaël Lioger, l'ouverture, pleine de promesses, de liberté et de créativité, à l'inconditionné, à l'indéterminé, à la transcendance du vide qui n'est pas le rien, mais quantiquement Khaos, mais“ aussi à l'hybridation, au métissage, refusant l'enfermement dans des identités définitivement constituées et potentiellement meurtrières. De là vient qu'il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans métaphysique. On s'interrogera néanmoins sur cette conception univoque de la modernité, cette vision dualiste où le sens authentique du projet se dresse contre ses nombreux dévoiements positivistes, scientistes, rationalistes, etc. : Et ce sont presque avec des accents manichéens qu'est évoquée “la lutte au corps à corps entre deux sciences, deux ordres de possibles, deux grandes orientations qui se combattent depuis le XIXe siècle” [p. 193]. Peu de références, hormis Kant, nous disent chez quels penseurs la rupture se déploie en une période nouvelle, caractérisée par l'avènement du doute, de l'esprit critique, d'un relativisme fécond, en conséquence de quoi il faut dire du rationalisme de Descartes, compris comme “extrémisme théologico-mathématique”, qu'il n'est “pas du tout moderne” [p. 135]. Le jugement expéditif surprend. C'est toute la grande tradition du Grand Siècle, incarnée non seulement par l'auteur des Méditations, mais par Malebranche, Leibniz, Fénelon, Spinoza, qui passe ainsi à la trappe, comme s'il était entendu que la modernité émerge lorsque disparaît enfin la prétention de la raison à connaître, dans la lumière naturelle de l'esprit des vérités indubitables, s'imposant comme des évidences. Se priver de la raison, ainsi comprise c'est aussi s'interdire d'accéder à une place dans laquelle tous les hommes sont appelés à se rencontrer et à s'entendre, à condition qu'ils s'échappent aux déterminations culturelles qui les distinguent et les séparent. C'est toute une tradition de l'universalité qui se trouve ainsi mise au rebut. Que le rationalisme classique ait rencontré de puissantes critiques chez des philosophes aussi novateurs que Hume ou Kant, ne conduit pas à l'exclure du champ de la modernité. La modernité ne serait-elle pas plutôt multiple, traversée par des tensions contraires, la raison se présentant à la fois dans ses certitudes, éventuellement constructivistes, et ses révisions critiques, pensant l'homme soit comme un sujet pensant, soit comme un individu asocial et anhistorique, détaché de toute transcendance, et obéissant à une rationalité purement instrumentale, alors que dans la réalité, il ne saurait exister indépendamment de toute appartenance sociale et culturelle. Ce sont là des questions anciennes. Le grand mérite du livre de Raphaël Lioger est de renouveler le débat avec une force de conviction, une vision même, qu'on ne saurait sous-estimer.

mercredi 12 juillet 2023

In Memoriam Milan Kundera,

Ce texte, publié le 2 avril 2011, fut rédigé à l'occasion de l'édition en deux volumes de l'Oeuvre de Milan Kundera, parus, sous la direction de François Ricard*, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard - un honneur et une consécration rarement réservés à un auteur encore vivant :

Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes  apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.

Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.

L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.

La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.

Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.

Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.

Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
  Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».

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* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.

Milan Kundera, Eloge de la défection

Lorsque les héros kundériens dénoncent la séduction des illusions lyriques, qu'elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, renonçant aux aveuglements de l'innocence et à toutes les expressions funestes de l'angélisme, aux clowneries des « danseurs » (politiques mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus (le personnage de Berck dans La lenteur*) qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser, lorsque donc ces grands "incroyants" résistent à « l'imagologie », le culte de l'image et des opinions en politique, ou encore lorsqu'ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent sans péril les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des justes causes, seraient-elles humanitaires (la faim en Somalie) - ceux-là, et l'on songe immanquablement à tel "philosophe" contemporain à l'éblouissante chemise blanche qu'il n'est point besoin de nommer, ne vous laissent d'autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud si vous ne répondez pas à l'instant à leur appel impérieux, ou aux siens comme un imbécile qui s'est fait avoir -, autrement dit lorsqu'ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » - « l'accord catégorique avec l'être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité, toutes en réalité purement abstraites ?
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, et des plus féroces, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera ne conduit à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grande figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge.
Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil – Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment qui l'attend – où l'existence est en réalité et contre attente plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous trouvent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, partageant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne prétendait pas être « maître et possesseur de la natture », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard**, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la vraie compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]
C'est donc se tromper, et de beaucoup, que de voir seulement en Kundera ce que Nancy Huston appelle (dans un livre au demeurant fort pertinent et qui vise souvent juste), un "professeur de désespoir".***

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* Toutes les références se rapportent ici à l'édition Folio des romans de Kundera.
** « Le point de vue de Satan », le très beau commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).
*** Professeurs de désespoir, Actes Sud, Poche, 2005.

lundi 11 juillet 2022

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Paradoxalement, c'est en travaillant, dans le cadre d'un prochain ouvrage, sur l'expérience de la cécité qu'a surgi, les mois derniers, un intérêt sérieux pour la photographie et plus généralement pour les arts picturaux. Ce n'est pas seulement que quiconque devient aveugle compense cette perte terrible par le développement d'autres facultés cognitives. Ce qu'il développe surtout, c'est une attention aiguë au monde, plus grande que celle du voyant ordinaire à qui, exception faite de l'artiste et du poete, le monde est donné, mais qu'il ne voit pas ou si peu. La photographie, tout comme la peinture et la poésie, s'efforcent de retrouver cette expérience de la présence au monde que, nous autres voyants, avons perdue autant par négligence et indifférence que par la place qu'occupent dans nos societes les abstractions réifiantes.

michelterestchenko.com

samedi 2 avril 2022

« Ces choses qui ne se font pas » Le relativisme inconséquent de Philippe Descola, qui est aussi le nôtre.

En prouvant qu'il n'y a pas un seul principe de justice
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable
.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire

Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.

Une subjectivité à l'oeuvre

Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.

Un aveu d'impuissance

Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar. La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :

Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3

Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause. Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.

Eloge du contexte

Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie. La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :

« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4

Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.

Nous sommes des relativistes inconséquents

Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue. <

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1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.

mercredi 16 mars 2022

Le soldat nu ou la dépolitisation du monde.

Ce ne sont pas les citoyens des Etats qui déclenchent la guerre, mais les Etats et leurs gouvernants et si ces mêmes citoyens, généralement des hommes, s'affrontent ensuite à mort sur le théâtre des opérations, c'est que une fois revêtus de l'uniforme et intégrés dans un corps d'armée où ils devront obéir aux ordres de la hiérarchie, se réalise une sorte de transubstantiation négative où l'individu, dépouillé de sa singularité unique et du sens de l'humanité commune, est politiquement transformé en un « soldat » dont la tâche est de combattre et de détruire « l'ennemi ». S'il convient de placer ces mots entre guillemets, c'est qu'ils ne désignent plus les êtres humains et leurs relations que sous la forme atrophiée de pures et simples abstractions. Le combattant est désormais réduit à cette identité factice, quoique cette réduction soit rarement assez entière pour le conduire à s'engager et à combattre de tout son être ; quant à l'ennemi, il n'y aura pas grande difficulté à le déshumaniser, à le réifier, voire à l'animaliser et ce sera ou bien un « sale Boche », « un Jaune », « un cafard », tout ce qu'on voudra, les mots ne manquent pas à la propagande officielle pour conduire les hommes à se massacrer et à s'exterminer les uns les autres sans états d'âme. Tout cela appartient, on le sait trop hélas, au monde de la guerre, à sa rhétorique bestialisante, à sa raison meurtrière. Mais que se passe-t-il si, effaçant la figure abstraite de l'ennemi, de la cible à abattre, réapparait soudain la réalité de l'homme dans son humanité, sa fragilité et sa vulnérabilité ? Telle est l'expérience que fit Georges Orwell pendant la Guerre d'Espagne où il s'était engagé pour lutter contre le fascisme, et dont le récit se rapporte à de nombreuses expériences semblables1 :

À cet instant, un homme qui devait probablement porter un message à un officier jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié nu (half dressed) et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m'abstins de tirer sur lui. Il faut dire que je suis un assez piètre tireur, guère capable de toucher un homme en pleine course à cent mètres de distance […] Reste que ce si je n'ai pas tiré, c'est en partie à cause de ce petit détail de pantalon. J'étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n'est pas un « fasciste », c'est manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable, sur lequel vous n'avez pas envie de tirer (and you don't fell like shooting at him).

La retenue dont Orwell fit preuve en cette occasion ne résulte pas de l'obéissance à un devoir moral ou à un commandement religieux qui se serait imposé dans sa majesté impérieuse et implacable. Ni la morale ni la religion ne permettent de rendre compte de ce qu'il éprouva lorsque apparut soudain dans son viseur ce soldat courant demi-nu sur le parapet, tenant à deux mains son pantalon. Toute la formidable entreprise mentale et idéologique qui avait placé sur l'ennemi l'étiquette générique de « fasciste » - et les guillemets indiquent très précisément cet étiquettage déshumanisant – s'était à l'instant même effondrée pour ne plus laisser place qu'à la vision d'un pauvre petit gars, surpris dans le comique et le dérisoire d'une condition commune, « manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable ». Ce n'est pas un interdit qui retint le doigt d'Orwell d'appuyer sur la gachette, rien de plus que la conscience que, dans cette situation-là et face à cet homme-là « vous n'avez juste pas envie de tirer ». Ce qui est bien peu au regard des obligations fortes de la conscience morale, mais suffisant, et c'est assez et c'est immense, pour arrêter l'entreprise meurtrière qu'autorise la guerre. Ce qui rend celle-ci possible, la condition de son déploiement, cesserait aussitôt si à chaque fois disparaissait la figure abstraite de l'ennemi, la cible à abattre, pour laisser place ce qu'il est réellement et que nous sommes tous : métaphoriquement, des êtres à demi-nus retenant des deux mains notre pantalon de tomber.
Si nous devions réunir en un seul trait le travail de « dépolitisation du monde » qui constitue selon Stefan Zweig, la tâche de l'artiste et auquel son profond pacifisme le conviait2, il tiendrait à soi seul dans ce petit détail du pantalon. Dépolitiser le monde, c'est échapper à l'enfermement politique auquel nous condamnent les Etats-nations, avec leurs frontières, leurs identités qui intègrent autant qu'elles excluent, et voir en tout homme ce semblable qu'il est, un pauvre petit gars, saisi à demi-nu dans son humanité fragile et vulnérable, que l'on ne peut ni viser ni tuer, non parce que cela est interdit – en cas de guerre, abattre l'ennemi est tout au contraire un devoir – mais parce qu'on en a tout simplement « pas envie », qu'on ne se sent pas de le faire. Le petit détail du pantalon que rapporte George Orwell est plus qu'une anecdote : présent à l'esprit, il suffirait à constituer, à soi seul, un coup d'arrêt à l'effroyable entreprise politique de destruction qu'est la guerre. Seulement voilà, l'emportent généralement l'étiquette qui fera de l'homme une cible, l'uniforme avec son arsenal d'armes de combat et le doigt sur la couture du pantalon, non pas abaissé, mais dressé sur les jambes d'un corps droit comme un I.

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1. Voir Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chap. 9, trad.Simone Chambon et Anne Wicke, Folio, Gallimard, 2006.
2. L'expression « dépolitisation du monde », se trouve dans le chapitre intitulé « En quoi l'art et la science peuvent-ils contribuer à rapprocher de nouveau les peuples », in Ecrits littéraires, d'Homère à Tolstoï, trad. Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 2021, p.234.

lundi 14 mars 2022

La guerre d'Ukraine ou le retour des démons du passé.

Un des aspects les plus tragiques de cette agression, c'est qu'elle marque, à contre-courant de l'histoire, une résurgence du passé dans un monde confronté à des défis – et le plus urgent de tous est l'urgence climatique – qui exige des formes (morales, juridiques, politiques) d'inventivité et de résolution totalement nouvelles. Manifestement passéiste et anachronique est le projet de restaurer la grandeur, largement imaginaire, de la Russie impériale, comme une vengeance abolissant par la violence les affronts et les humiliations subies dans l'histoire récente. Face à ces troupes qui saccagent les villes et sèment la mort sur leur passage, nous pouvons bel et bien dire : Ah nous en sommes donc encore là ! Rien de nouveau alors sous le soleil ! répétant l'ancienne formule de la sagesse de Salomon : Vanité des vanités ! Bien que nous ayions affaire à une effraction dans le présent qui dépasse toute conjecture, nous pouvons néanmoins penser cette entreprise meurtrière à partir de schèmes intellectuels constitués et qui remontent à Thucydide, à Machiavel ou à Hobbes ; de même sommes-nous autorisés à juger et à condamner cette agression selon des catégories morales et juridiques qui sont entrées depuis longtemps dans nos traités et dans nos documents juridiques. Le réalisme politique dira ce que ces luttes pour la souveraineté et la domination sont consubtantielles aux Etats-nations, et que la morale s'épuise en vain à dénoncer l'absence de conscience et de restriction dont ils font preuve lorsqu'ils ont recours à la guerre et qu'ils le peuvent. Seulement voilà, les défis existentiels auxquels sont confrontés les hommes et les femmes d'aujour'hui, et plus encore les générations futures, adressent leur urgence à la communauté humaine, bien au-delà de ses constructions étatiques et des logiques de puissance auxquelles celles-ci ne cessent pas et n'ont jamais cessé d'obéir.
Le peuple d'Ukraine, et c'est atroce et insupportable, est sacrifié sur l'autel de rationalités – gardons-nous d'y voir un geste de folie - qui résurgissent comme les démons politiques du passé, nous détournant des mesures révolutionnaires qui devraient être prises dans le cadre d'un état d'urgence écologique mondial. Nous habitons un monde commun dont les conditions de vie sont menacées et détruites d'une manière qui est partiellement déjà irréversible. Ce n'est pas le moindre des crimes de l'agresseur que de détourner notre attention de cette réalité, au nom d'une vision d'ores et déjà obsolète de l'histoire humaine . Il faut pourtant lier les deux : les conditions sociales et politiques de socialité, de justice et de paix communes ne sauraient être séparées des conditions eco-systémiques d'habitabilité de la Terre. Si l'on ne peut encore tout à fait se débarrasser des Etats-nations avec leurs frontières et leur logique de puissance, le nouveau cadre, et qui impose de nouvelles institutions, est celui de la communauté humaine globale, unie et pacifiée (non sans conflit) dans la quête de justice et la préservation de son habitat.

jeudi 10 mars 2022

Brèves réflexions sur la guerre et la morale

Il n'est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu'il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n'en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes "veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu'ils en ont le pouvoir" et qu'il n'y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L'exigence de justification, serait-elle d'une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l'intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n'a pas entièrement été effacée. Qu'elle soit instrumentalisée et rien de plus qu'un moyen de propagande en vu d'obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu'au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu'elle est pourtant. Il ne s'agit pas de rêver, mais de voir plus au fond.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.

mardi 8 mars 2022

Ukraine, le retour à l'état de nature ?

On se sera souvent mépris sur le sens que Hobbes donne dans le Léviathan à cet état de guerre qui est le propre de la relation entre les hommes lorsqu'ils ne sont pas tenus en respect par le gant de fer d'un pouvoir commun. Si la conflictualité est naturellement engendrée par l'égalité des revendications à la possession des biens et à la reconnaissance, toute l'affaire est de la faire diminuer en intensité afin que chacun se trouve ultimement mis à l'abri du risque d'être tué et que la sécurité de sa vie soit garantie. Au cœur même de l'état de nature est à l'oeuvre une loi rationnelle, trop souvent oubliée, qui vise à la modération des appétits et à la pacification des relations. L'état de nature, en effet, est travaillé de l'intérieur par une dynamique (une loi de nature) qui vise à établir entre les hommes les conditions sociales d'un état de paix où chacun puisse vaquer tranquillement à ses propres affaires. Or ces modalités de la pacification et de la modération reposent seulement sur le libre engagement des partenaires à tenir leur promesse de respecter les conventions et les règles communes de socialité, autrement dit sur leur bonne volonté. Reste toujours possible que surgisse un homme qui ne respecte pas ces engagements et fasse usage, pour le plaisir qu'il en retire ou pour toute autre raison, d'une violence brutale que rien, ni sa conscience ni personne, ne limitera. L'état de nature n'est pas une condition de l'humanité où la guerre est permanente, mais un état où elle est toujours possible et donc toujours à craindre. L'état de nature connaîtra peut-être de longues périodes de confiance réciproque et de paix, mais celles-ci ne suffiront pas à établir les conditions d'un véritable état de paix. On connaît la solution de Hobbes : celles-ci ne seront établies et surtout garanties que lorsque les hommes auront contractuellement institué entre eux un tiers – une instance politique souveraine - autorisé à exercer sur eux et en leur nom une coercition absolue. « La nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix, » (XIII, 30). Seule l'institution politique du souverain, quelle que soit la nature du régime, apporte cette assurance et cette garantie.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.

mercredi 19 janvier 2022

L'impossible commandement d'aimer.

Ces réflexions ont été rédigées en vue de la conférence sur le Pur Amour, donnée, le 18 janvier 2022, aux étudiants préparant le concours aux écoles supérieures de commerce du Lycée Hoche à Versailles  :

« Tu aimeras ton Dieu de toute ton âme, de tout ton cœur, de tout ton être », le premier commandement des Tables de la Loi s'accompagne inséparablement du deuxième : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », auquel Jésus Christ ajoute le devoir d'aimer nos ennemis, sans quoi qu'est-ce qui distinguerait les fils de Dieu des païens ? Que ce-dernier commandement soit contre nature – comment pourrait-on aimer qui nous veut et nous fait du mal ? - ne lève pas l'absurdité  qui fait de l'amour une obligation.
L'amour est un sentiment – s'agirait-il pour les théologiens d'un effet de la grâce divine - que l'on éprouve de façon indélibérée et qui ne peut être suscité par un mouvement de la volonté. Dès lors, comment pourrrait-il être exigible ? Respecter les commandements divins, fort bien ! Traiter autrui avec respect, cette obligation morale se comprend. En prendre soin, s'il est dans le besoin et dans la détresse, cela s'entend encore. Mais l'aimer, le chérir d'amour tendre, comment cela pourrait-il être exigé ? « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la pensée célèbre de Pascal plonge l'affectivité humaine dans une nuit à tout jamais inaccessible aux conclusions claires et lumineuses du raisonnement et de l'argumentation. S'il y a quelque chose de désespérant dans l'injonction « Aime-moi », cela tient au fait que, aussi désireux soit-on de répondre à cette demande éperdue et de « plier la machine » », il est tout bonnement impossible de faire advenir en soi un sentiment que l'on éprouve pas. La sécheresse du cœur ne fera pas davantage naître le sentiment d'amour que l'aridité du désert ne fait tomber l'eau du ciel. Et cette impossibilité n'est pas une faute dont il pourrait nous être fait reproche.
« Tu aimeras, écrit Franz Rosenzweig, – quel paradoxe dans ces mots! Peut-on commander à l’amour ? L’amour n’est-il point destin et saisissement, et s’il est libre, n’est-il pas offrande libre ? Et voilà qu’on le commande? Non, certes, on ne peut commander l’amour; nul tiers ne peut le commander ni l’obtenir par la force. »1
Désireux de donner malgré tout un sens au commandement évangélique d'aimer son prochain, Kant fait une distinction entre l'amour pathologique et l'amour pratique, lequel est une maxime de bienveillance. « Dans ce noyau de toutes les lois, lit-on dans la Critique de la raison pratique, il n’est donc question que de l’amour pratique. Aimer Dieu signifie dans ce sens exécuter volontiers ses commandements; aimer son prochain : remplir volontiers tous ses devoirs envers lui. »2, lesquels me commandent de traiter l'humanité en moi-même et en tout autre comme une fin en soi et non comme un moyen. L'amour pratique du prochain se ramène au devoir d'agir moralement envers autrui par obéissance à l'impératif de la loi. Seulement voilà, et Kant en reconnaît l'évidence, le respect auquel nous sommes contraints n'est pas l'amour. N'avait-il pas montré dans la Fondation de la métaphysique des moeurs que le secours d'autrui est d'autant plus méritoire qu'il est denué de toute incitation émanant du sentiment et de la sensibilité ? L'action d'un philanthrope sera de plus haute valeur morale s'il continue de répandre autour de lui le bien alors même qu'il se trouve dans un état intérieur « d'insensibilité mortelle », que lorsqu'il était spontanément porté à secourir la détresse humaine par sympathie, pitié ou compassion. Pour froide et glaciale que paraisse cette interprétation rationnelle du commandement évangélique, Kant, pourtant, n'innovait pas entièrement.
Confrontés au même problème interpétatif, les théoriciens du Pur Amour avaient distingué au XVIIe siècle l'amour affectif de l'amour effectif. Si le premier ne peut être exigé parce qu'il ne relève pas d'un acte de la volonté mais d'une détermination de la sensibilité et du cœur, il n'en va pas de même de l'amour effectif, autrement appelé « amour d'exécution », lequel désigne les œuvres de l'amour. Tels sont les gestes, ces actions extérieures, libres de tout inclination affective, à quoi conduit le commandement d'aimer lorsque la contrainte du devoir remplace l'impulsion du sentiment et de la spontanéité. De là vient que l'on puisse produire des attestations, manifestes et probantes, de l'amour en l'absence de tout sentiment d'amour. Plus encore, ces actes, ces preuves d'amour tiennent lieu d'amour, non pas parce qu'ils jaillissent d'un même fond affectif, mais, au contraire, parce qu'ils se substituent au sentiment défaillant, et cela sur le mode du "comme si" : « Il est donc dit, écrit Antoine Sirmond dans La défense de la vertu, publié en 1641, que nous aimerions Dieu mais effectivement, opere et veritate, faisant sa volonté comme si (souligné par moi) nous l'aimions affectivement, comme si cet amour sacré brûlait nos cœurs, comme si le motif de la charité nous y portait. »3
Dans ce « comme si », il ne faut pas voir les artifices de l'hypocrisie ou de la tromperie, l'honnêteté commandant de quitter l'être qui n'est plus aimé. Cette leçon moderne fait du sentiment le critère de l'authenticité de l'amour, mais une telle injonction à la sincérité conduit inévitablement à ériger la rupture, la séparation ou le divorce en devoir moral. Ne voit-on pas, cependant, que relations humaines se trouvent ainsi placées sous le joug d'un destin plus impitoyable que le décret arbitraire des dieux : l'inconstance du sentiment sur lequel nulle volonté ne peut rien. La morale du devoir rétablit la liberté humaine au cœur d'un commandement dont l'exécution se fait dans la lumière de l'acte, sans plus dépendre des obscures et involontaires intermittences du coeur. Agir « comme si » n'est pas un faux-semblant, c'est attester d'une liberté qui s'affirme lorsque, dans la froideur du cœur, se donne tout ce que nous pouvons donner et qui, en l'absence d'amour, est encore et bel et bien une preuve d'amour.

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1. Franz Rosenzweig, L’étoile de la rédemption, trad. A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2003, p. 210.
2. V, 83. Cité par Florence Salvetti, "Une relecture critique du commandement d'amour évangélique", Institut Catholique de Paris, « Transversalités » 2013/2 N° 126, pages 81 à 93.
3. Voir notre Amour et désespoir, Le Seuil, 2000, p. 94.

jeudi 16 décembre 2021

Brève synthèse de la pensée politique d'Hannah Arendt

Au centre de la pensée de Hannah Arendt se trouve l'identité , en permanence réaffirmée, entre la liberté et la politique : « Etre libre et vivre-dans-une polis étaient en un certain sens une seule et même chose »*, écrit-elle à propos des Grecs. La politique est comprise comme la participation des citoyens aux affaires publiques – c'est ainsi que Benjamin Constant définit également la liberté des Anciens dans une conférence restée célèbre** - lesquelles sont décidées entre pairs (selon le principe de l'isonomia) au terme de discussions, d'échanges d'opinion dans l'espace public où les hommes s'apparaissent les uns aux autres dans leur pluralité et entrent en confrontation – la vie politique est tout à la fois pacifique et agonale - en vue de la distinction des meilleurs. Et la politique demande que les hommes, éventuellement prêts à sacrifier leurs intérêts particuliers et même leur vie, s'affranchissent de la sphère privée des relations familiales et ne soient pas assujettis aux nécessités de la vie, c'est-à-dire par l'obligation de travailler pour satisfaire leurs besoins biologiques fondamentaux. Pour les Grecs la vie politique est la forme de vie la plus haute et la plus noble, mais non la plus parfaite, cette excellence étant, ainsi que le rappelle Léo Strauss, le propre de la vie philosophique. Cependant la philosophie n'a rien à voir avec la politique laquelle ouvre entre les hommes un espace de pluralité où la vérité n'a pas sa place, dès lors qu'il ne s'agit pas de connaître passivement dans la contemplation de l'intellect les Idées qui se donnent à voir, mais de discuter activement en commun de ce qu'il convient pour la cité de décider et de faire.
Telle est la grande leçon de la démocratie athénienne qu'il s'agit en permanence de réactualiser – la pensée de John Stuart Mill était un siècle auparavant déjà tout entière traversée par cette intention - et avec laquelle la conception moderne de la politique est en profonde opposition. Celle-ci est dominée, depuis Hobbes, par la figure hégémonique de l'Etat-Nation lequel est autorisé par les citoyens à exercer en leur nom une coercition et une violence légitimes afin de garantir la sécurité de leurs vies et la possession de leurs biens et qu'ils puissent vaquer tranquillement à leurs affaires personnelles. La théorie libérale apportera bientôt une restriction à ce nouvel absolutisme  : la souveraineté de l'Etat doit être limitée par la défense des droits individuels lesquels s'exercent dans le retrait de la sphère privée où chacun est libre de conduire son existence comme il l'entend selon la conception qu'il se fait de la bonne vie et dont aucune n'est meilleure qu'une autre. Telle est la conséquence du principe moderne de tolérance.Cette forme de vie individualiste et la conception de la liberté qui la soutient, sont propres aux démocraties libérales modernes, et elles sont, selon Hannah Arendt, par nature non politiques : « Si l'on entend par politique tout ce qui est simplement nécessaire à la vie en commun des hommes, pour leur permettre ensuite en tant qu'individus ou en tant que communauté nouvelle une liberté au-delà de la sphère politique et des nécessités, il est effectivement légitime de prendre pour critère de chaque corps politique de degré de liberté […] qu'il tolère, c'est-à-dire le périmètre de liberté non politique qu'il contient et assure. »***
Dans la conception moderne de l'Etat, les citoyens restent certes en dernier ressort les « auteurs » des décisions publiques qui sont prises en leur nom, mais ce n'est que dans le cadre de l'Etat représentatif (comme chez Hobbes) ou de la démocratie représentative laquelle est dominée par la professsionalisation de la vie politique et le système des partis auxquels Hannah Ardent était hostile. L'Etat a désormais pour tâche de prendre en charge la vie sociale et, en particulier, d'en assurer le bon fonctionnement économique. Cette assignation de la politique, non à la liberté, mais à ce que Hannah Arendt, appelle d'un concept global « la vie – comprenant par là les nécessités économiques, telles qu'elles sont exacerbées dans la société de consommation – constitue une négation de la politique : « Entre ces deux conceptions – celle selon laquelle l'Etat et le politique constituent une institution indispensable pour la liberté, et celle qui voient en eux une institution indispensable à la vie – réside une contradiction insurmontable »**** Hannah Arendt ne remettra jamais en question cette opposition radicale entre ce qui relève de la politique (qui exige engagement, désintéressement et sens du sacrifice et que l'on retrouve dans la grande tradition du vivere civile, de la vie civique) et ce qui relève de la vie, l'une étant l'élément dans lequel se meut la liberté humaine, l'autre relevant de la nécessité des besoins biologiques fondamentaux aussi bien que des aspirations demesurées à la possession des hiens. Le sens de la politique se perd lorsque l'Etat devient le grand ordonnateur de la vie sociale et des intérêts économiques privés et que la liberté humaine retire de l'espace public commun.
La politique et les conditions nécessaires à la pluralité ne retrouvent leur sens que lorsque les hommes, se libérant des inégalités sociales et des régimes qui les oppressent, retrouvent la capacité de se réunir ensemble, de prendre la parole, et de décider en commun de leur avenir. Tel fut historiquement le cas, du moins pour un temps, lors des grands moments révolutionnaires aux Etats-Unis et en France à la fin du XVIIIe siècle (quoiqu'ils y aient de grandes différences entre les deux, et que Hannah Arendt était critique à l'égard des abstractions idéologiques dont se nourrissait la Révolution française et qui conduisirent au règne de la Terreur), puis lors de l'insurrection hongroise en 1956 et plus proches de nous, lors des Printemps arabes en Tunisie et en Egypte en 2011 ou encore en Ukraine en 2014 où les places publiques, Tahrir, Maïdan, investies par des citoyens ivres de discours, consacrèrent un instant la liberté politique retrouvée avant que celle-ci ne disparaîsse vers de nouveaux hivers.
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* La politique a-t-elle encore un sens ? Carnets, éditions de l'Herne, 2017, p. 12.
** La liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, 1819.
*** La politique a-t-elle encore un sens ?, p. 49.
**** Id., p. 65.

samedi 4 décembre 2021

Colloque franco-allemand sur la liberté au temps de la pandémie

La chaîne Arte, en collaboration avec l'Institut Gœthe et la mairie de Mannheim, organise un colloque philosophique franco-allemand au Théâtre National de Mannheim, dimanche prochain à partir de 10h, sur le thème : "La liberté au temps de la pandémie".
La discussion proprement dite débutera à 11h entre la philosophe allemande, Lore Hühn, professeur à l'université de Fribourg, et moi-même. Vous pourrez y assister en direct en cliquant le lien suivant :

samedi 20 novembre 2021

L'esprit de tolérance dans l'Islam

Que la religion puisse être source de paix et de tolérance, bien peu de personnes seraient aujourd'hui disposées à l'admettre. Et si nous ajoutions à cette suggestion la particularité suivante : de toutes les religions du Livre, la plus tolérante est l'Islam, nul doute que nous susciterions plus de protestation que de perplexité, tant la violence est aujourd'hui associée à l'Islam pour les raisons que l'on sait. Telle est pourtant la thèse principale que soutient le chercheur Reza Shah-Kazemi dans son beau et savant livre, L'esprit de tolérance en Islam, Fondements doctrinaux et aperçus historiques [trad. Jean-Claude Perret, Editions Tasnim, 2016].
Notre auteur s'appuie, dans une première partie, sur de multiples sources historiques pour montrer que les sociétés islamiques traditionnelles pratiquaient un respect de la pluralité religieuse qui faisait défaut à la plupart des sociétés de leur temps. Tel était le cas de la condition des non-musulmans, juifs et chrétiens, dans l'empire ottoman qui dura près de sept cents ans et à propos duquel Bernard Lewis écrit : « Cette société pluri-éthnique et multi-religieuse a remarquablement fonctionné ». « L'esprit de tolérance, note Shah-Kazemi, était le principe directeur de cette structure dans laquelle les communautés religieuses étaient autorisées à se gouverner elles-mêmes en retour du paiement de la gizya (impôt local) et de la reconnaissance de l'autorité politique de l'Etat ottoman. » Quoique les musulmans y jouissaient d'un statut supérieur et que les minorités religieuses fussent reléguées à un statut de « seconde classe » (sur le statut des Dhimmi et des « minorités protégées », voir pages 116-128), ces inégalités de condition ne conduisaient ni à des persécutions ni à des formes sociales d'intolérance ; rien qui soit comparable aux pillages et à la barbarie pratiqués par les puissances occidentales, l'Espagne catholique en tête, à partir du Xve siècle. Et notre historien d'emprunter d'autres exemples mémorables de tolérance dans la société moghole, en particulier sous le règne du roi Akbar au XVIe siècle, ou encore sous la dynastie des Fatamides en Egypte, à qui l'on doit la fondation, en 960,  de l'université théologique Al-Ahzar au Caire : « Les autorités fatimides [n'ont] eu guère, écrit-il, qu'à établir un cadre global défini par les principes de la loi islamique, à l'intérieur duquel les communautés étaient libres de fonctionner en conformité de leurs propres normes et coutumes religieuses, et en accord avec les lois du marché. » Dernier exemple : l'âge d'or que constitua, pour les Juifs en particulier, l'Espagne des Omeyyades (Al-Andalus) où l'esprit de tolérance était vif et la persécution rare, selon Maria Rosa Menocal.
En conclusion de cette première partie, intitulée « Coup d'œil historique », Reza Shah- Kazemi note qu'il serait cependant « simpliste et erroné de prétendre qu'avant les massacres et les expulsions du Xve siècle, la tolérance n'était pratiquée que par les Musulmans, et l'intolérance par les seuls Chrétiens […] Mais ce qui devrait être clair est que la tolérance musulmane était la norme, dont l'intolérance n'était qu'une déviation ; une norme qui n'était pas d'ailleurs pas simplement observable a posteriori dans la loi musulmane et gouvernée par un esprit éthique façonné par la révélation coranique. Les exemples de tolérance chrétienne, au contraire, sont des exceptions fortuites et occasionnelles dans une attitude générale d'antipathie si ce n'est d'hostilité envers les non-chrétiens. » La Reconquête de l'Espagne, achevée avec la chute de Grenade en 1492, s'accompagnera du meurtre ou de la conversion forcée de tous les Musulmans et Juifs, lesquels trouveront accueil et refuge dans les pays d'Afrique du Nord. Le remarquable esprit de tolérance qui avait gouverné l'Espagne musulmane pendant des siècles s'était incarné dans le plus célèbre soufi espagnol, Ibn Arabi, dont Shah-Kazemi cite ces quelques vers : « Mon cœur est devenu capable de toutes les formes / Il est pâturage pour les gazelles et couvent pour le moine / Temple pour les idoles et Kaaba pour le pèlerin / Il est les tables de la Torah et livre du Coran / Je professe la religion de l'Amour quelque soit le lieu vers lequel se dirigent ses caravanes. »
Pareille ouverture authentiquement œcuménique à l'Autre religieux n'était pas une singularité propre à l'Andalousie musulmane, c'était l'application de l'esprit du Coran et de son enseignement fondamental, tel que le formule le verset 48 de la sourate 5, « La Table servie » : « Nous avons donné, à chacun d'entre eux, une Loi et une Voie. Si Dieu l'avait voulu, Il n'aurait fait de vous qu'une seule communauté, mais afin de vous éprouver par ce qu'il vous a donné [Il vous a faits ce que vous êtes]. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. A Dieu vous retournerez tous, et Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ». Laissant de côté les autres illustrations historiques que présente Shah-Kazemi (en particulier les actions de l'Emir Abdelkader à Damas en 1860), il importe d'insister sur la dimension proprement théologique et spirituel de la tolérance dans la religion musulmane.
Tout ici tient à ce que la pluralité des religions et des cultes, par lesquels les hommes célèbrent Dieu, loin de constituer un défaut ou un mal est en soi un bien, dès lors que cette pluralité a été voulue par Dieu lui-même. Quoique les Musulmans soient trop souvent oublieux de cette vérité fondamentale, le principe est, nous dit Shah-Kazemi, intangible et il est inscrit au cœur la révélation coranique  : « Dieu a voulu qu'il existe diverse traditions et communautés religieuses. L'obligation de la tolérance découle logiquement de ce principe spirituel et éthique enraciné dans le Coran ; d'où la qualité remarquable – sinon même unique – de la religion islamique : la tolérance envers l'Autre religieux est un corollaire de la foi musulmane dans la nature même de la Révélation. » Les diverses traditions religieuses, loin d'être l'expression d'un égarement de l'humanité chassée du paradis originel, sont enracinées dans la volonté divine et elles expriment sa sagesse aux lumières multiples, bien que le Coran soit la révélation la plus complète de Dieu à l'humanité : « Toutes les religions révélées sont des lumières, ,écrit Ibn Arabi. ¨Parmi elles, la religion révélée à Muhammed est comme la lumière du soleil parmi les lumières des étoiles. »
La doctrine islamique de la tolérance se résume à quatre points principaux : « 1/ Le Coran confirme et protège toutes les révélations qui le précèdent […] 2/ La pluralité des révélations, comme la pluralité des communautés, est divinement voulue […] 3/ Cette pluralité et cette diversité visent à stimuler une saine “compétition”, un enrichissement mutuel des bonnes œuvres […] Les différences de dogmes, de doctrines, de perspectives et d'opinions sont les conséquences inévitables des multiples sens inclus dans les diverses révélations. » « L'une des gloires du Coran, affirme Reza Shah-Kazemi, est d'être le couronnement des révélations précédentes, une sorte de cristallisation de la quintessence de toute révélation possible ; la conscience de cette universalité permet aux Musulmans tolérants de respecter et d'admirer toutes les révélations précédentes, et toutes leurs traditions de sainteté, de beauté et de vertu, sans crainte de diluer, encore moins de trahir l'essence de leur propre foi ». Plus fondamentalement encore, et les raisons sont ici métaphysiques : « Plutôt que désigner une seule religion, islam désigne la disposition fondamentale de l'âme à être guidée par une révélation divine. » Quant à la diversité des religions, celles-ci expriment, tout comme les Qualités divines, les infinies possibilités de l'Essence divine sans remettre en cause son unicité : « Car l'Essence est à la fois absolument Une et infiniment variée […] Par analogie, les différences irréductibles entre les religions sont les expressions vitales de l'infinie créativité de leur unique source ». Le rejet par le Prophète de toute forme d'arrogance religieuse s'exprime de façon hautement significative dans son refus de nommer une religion précise quand on lui demandait celle que Dieu aimait le plus : « La religion primordiale et tolérante. »
Il résulte naturellement de ce principe de tolérance et de respect qu'en dépit des stéréotypes véhiculés par la propagande des islamistes radicaux et, comme en miroir, par les islamophobes, l'Islam prohibe l'usage de la violence et de la contrainte, de la « guerre sainte » par conséquent, en vue de répandre la religion, conformément à l'enseignement du Prophète lui-même : « Nulle contrainte dans la religion ». Seule la guerre défensive est autorisée. Et il est totalement faux, fait remarquer Reza Kazemi, citant Thomas Arnold, d'affirmer que l'Islam s'est répandu par l'épée. Citons en conclusion de cette belle leçon sur l'esprit de tolérance dans l'Islam, les paroles prononcées par le Prophète dans son célèbre « Sermon d'adieu », lors de son dernier pèlerinage en 632 : « Vous êtes tous frères, vous êtes tous égaux. Aucun d'entre vous ne peut prétendre à un privilège ou à une supériorité quelconques. Un Arabe n'est pas préférable à un non-arabe, ni un non-arabe à un Arabe. »
Voilà ce qu'il était nécessaire de rappeler en nos sombres temps où les principes les plus hauts de la religion musulmane sont violés par l'extrémisme islamiste autant qu'ils sont ignorés par tant de contempteurs de l'Islam qui ignorent tout de son éblouissante beauté et de sa profonde spiritualité. Combien de violences trouvent d'abord leur origine dans l'ignorance et dans la peur que celle-ci engendre  ?

mercredi 10 novembre 2021

Le monde enchanté d'Isabelle Sorente

Il est des romans qui ont l'allure de cérémonies : il faut un temps de préparation et apporter sur l'autel les éléments du rituel avant que l'esprit prenne son envol et entende la parole des dieux. Tel est le cas de la dernière œuvre d'Isabelle Sorente, La femme et l'oiseau, publié aux éditions Jean-Claude Lattès.
Chaque personnage entre en scène avec ses traits distinctifs, aussi reconnaissables que les ornements bigarrés des prêtres : Elisabeth – on l'imagine vétue d'un tailleur bleu nuit – directrice à quarante-quatre ans d'une société de production, archétype de la self-made woman parisienne à qui tout réussit, sauf peut-être l'éducation de sa fille de quatorze ans Vina, obtenue par gestation pour autrui d'une mère biologique indienne, enfant surdouée et tourmentée – par son corps, par ses origines - soudainement emportée par un acte de violence inexpliqué qui la fait exclure provisoirement de son lycée, et avec elle à n'en pas douter la couleur serait rouge sang. Si l'on ajoute que le mari et le père est mort, on a là tous les ingrédients de ce qui pourrait être un épisode de Thérapie. Sauf que ce n'est pas chez l'analyste que ces deux-là vont chercher guérison de leurs manques et de leurs traumatismes, mais chez un grand-oncle, âgée de 91 ans, Thomas, dont on apprendra qu'enrôlé de force par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale, ce « Malgré-nous » a connu avec son frère, le père d'Elisabeth, les horreurs de la captivité par les Soviétiques dans le camp 188 de Tambov, situé à quelques centaines de kilomètres de Moscou. Entre le vieil homme solitaire et sa nièce, l'amour qui les liait autrefois s'est relâché avec le temps et la distance, et puis il y a cet enfant qu'il ne connaît pas. D'où vient alors qu'entre ces trois là, si mal préparés à se rencontrer, va s'accomplir une chimie des éléments cicatrisant leurs blessures et leurs angoisses?
Chez Isabelle Sorente, les névroses humaines ne se résolvent pas dans une connaissance de l'origine, la fracture inaugurale, dont il convient de faire le récit. Les êtres s'en sortent par le haut, et le haut, c'est le domaine du ciel et des oiseaux, tels ces faucons à qui Thomas apporte chaque matin dans la forêt des morceaux de viande fraîche, et avec lesquels il partage de s'envoler dans le vaste ciel « où l'on perçoit d'un côté le passé et de l'autre l'avenir ». À cette vision, Thomas a été initié dans le camp de Tambov aux pires heures de son existence, lorsque les morts qu'il fallait enterrer et brûler, ces centaines de corps empilés comme des faguots, ouvraient l'esprit à la prière – que pouvait-il donc faire d'autre, sinon prier pour chacun d'entre eux ? - et que l'esprit découvrait qu'il pouvait s'envoler « au-dessus des barbelés et des miradors ». Non pour fuir le carnage dans une sorte d'illusion mystique qui serait lâcheté mais pour, et c'est un courage extrême, relier en ce lieu infernal les vivants aux morts et l'amour à la vie. Cet envol de l'esprit qui conduit à la réconciliation au cœur de l'enfer, le vieil homme en fait le récit à Vina et ce récit est une thérapie et une initiation, une ouverture à la bienveillance, à la compréhension mutuelle et à l'amour, l'apprentissage du grand Oui qui se déploie dans les aspects les plus concrets de l'existence, Vina « qui n'aimait pas la vie », qui aussi loin qu'elle s'en souvienne se sentait exclue, en découvrira bientôt les merveilleuses possibilités : « Tout ce qu'elle commençait à percevoir, cette paix qu'elle commençait à peine à ressentir... » Car tels sont pour Isabelle Sorente les fruits de l'esprit lorsque nous faisons corps avec l'âme du monde. Coulent alors les mots pour décrire l'aiguisement de la conscience dans une magnifique langue poétique où les personnages – centré sur la trame principale du roman, nous sommes loin de les avoir tous introduits – se trouvent enfin eux-mêmes dans le rétablissement d'un lien - présence à soi, au monde et aux autres - qui est d'abord et avant tout spirituel. Qui ne voudrait partager avec elle cet acte de foi ?