Conférence donnée à Rencontres et Débats
Avignon,15 janvier 2025
Cher Monsieur, je vous remercie vivement de m’avoir invité à réfléchir avec vous sur ce sujet qui, appliqué aux situations présentes suscite, parfois jusqu’entre amis et au sein des familles, des débats incendiaires. Je m’efforcerai de l’aborder de façon aussi objective que possible, ce qui ne signifie pas de manière « neutre ». Monsieur Glasser m’a suggéré de ne pas m’en tenir à la torture, mais d’élargir la réflexion à la façon dont j’appréhende à présent les choses. Ayant consacré au moins trois livres à des sujets liés à différentes formes de violence, le premier sur la justifiction de la torture en régime démocratique, le second sur le terrorisme, ses origines idéologiques et ses effets sur nos sociétés, le dernier à la pensée de Machiavel et aux leçons morales qu’on peut en tirer aujourd’hui, il m’a fallu faire des choix. J’aborderai donc la question de la violence en politique à partir de deux aspects qui envisagent, l’une, la légitimation de la violence dans les résistances à l’injustice, l’autre à partir de la légitimité de la violence, telle qu’elle a été élaborée dans les théories modernes de l’État. Il convient, en effet, de faire la distinction entre légitimation et légitimité, parce qu’il existe entre les deux une asymétrie de principe. La première sera toujours sujette à contestation et réprimée par l’Etat, quel que soit la nature du régime en place, démocratique ou non, pour la raison que lui seul est dépositaire de l’usage légitime de la violence.
Historiquement dans le passé, et aujourd’hui encore, la question du recours à la violence se pose lorsque les hommes et les femmes sont confrontés à des situations sociales et politiques d’oppression, de domination et d’injustice, qui violent leurs droits fondamentaux, et que les moyens pacifiques de désobéissance civile et de résistance non-violente ont échoué à obtenir le résultat désiré. En pareil cas, ne serait-il pas légitime d’y avoir recours ? La responsabilité, dit-on, n’incombera pas tant à ceux qui l’exercent qu’à l’État oppressif qui ne laisse pas le choix des armes. Tous les mouvements de résistance à l’oppression ont rencontre le dilemme entre non-violence et lutte armée. Je voudrais à cette occasion rappeler les propos tenus par Gandhi en 1920, que l’on cite parfois de façon tronquée : « Je crois vraiment que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence [...] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence [...] Le véritable courage de l’homme fort, c’est de résister au mal et de combattre l’injustice en prenant le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que celui de tuer pour ne pas mourir. Le plus grand courage, c’est de résister au mal en refusant d’imiter le méchant. » En résumé, Gandhi préfère la violence à la lâcheté - mais il rajoute : Je crois que la non-violence est infiniment plus efficace que la violence.
Néanmoins, ceux qui ont recours à la violence ne sauraient s’exempter de la conscience de la nature des actes qu’ils commettent, et d’en payer le prix s’ils vont jusqu’à donner la mort.
Est-il possible de déterminer des règles morales à l’usage de la violence, alors que tout semble opposer violence et morale, quelques soient les justifications politiques dont elle peut faire l’objet ? Et qu’en est-il des rapports entre violence et droit, lorsque certaines circonstances conduisent les Etats à transgresser les normes juridiques constitutives de la structure des démocraties ? La légitimation de la violence ouvre à des problématiques très différentes, selon qu’on l’envisage dans le cadre de luttes de résistance ou des politiques d’État. C’est ce que nous essaierons d’expliquer.
Les fins de la violence
Dans un premier temps, la question de violence, pour générale et théorique qu’elle soit, se rapporte à nombre de situations historiques, telles celles ouvertes par les mouvements de résistance contre la colonialisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Algérie par exemple. Et elle avait mise aux prises les plus grands intellectuels de l’époque, tels Sartre, Merleau-Ponty ou Camus, sans compter Franz Fanon.
On peut en bref présenter l’état des débats de la façon suivante :
Les arguments philosophiques développés par Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur distinguent entre différentes formes de violence, et acceptent celles qui travaillaient à l'avènement d'un monde humain : « La question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est “progressive” et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer ». Dès lors que « tous les régimes sont criminels », ce n'est pas la morale pure qui peut décider quels sont justes et quels ne sont le sont pas, mais les intérêts qu'ils servent, les fins qu'ils visent, l'émancipation des hommes ou leur aliénation, et la dynamique historique qui les conduit : « Il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un régime dans la totalité historique à laquelle il appartient ».
Dans le contexte de la guerre froide, où s’opposaient deux blocs idéologiques, les Etats-Unis d’une part, incarnant l’impérialisme occidental, l’autre l’Union Soviétique, censée promouvoir la libération des peuples de l’aliénation du système capitaliste, force était de choisir son camp. Et la plupart des intellectuels de l’époque s’engagèrent en faveur d’un Etat, censé incarné l’aspiration des hommes à la liberté, et travaillant à la réaliser.
Cette justification perdit sa validité face à un régime dont on apprenait qu'il perpétuait la pratique de la terreur et qu'il « tournait le dos à ses fins ». Et bien que Merleau-Ponty fut d'accord avec Sartre que le choix n'est pas entre la pureté et la violence, puisque la violence est partout, celle-ci avait perdu toute légitimité dès lors que « l'élément de terreur » l'emportait sur « l'élément humaniste » : « À moins d'être illuminé, on admettra que ces faits remettent entièrement en question la signification du système russe […] Il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est aux camps » », écrit-il dans L'URSS et les camps. À la différence de Sartre, qui restera toujours un intellectuel contestataire, traversé de tensions assumées entre engagement et réflexion critique, « un homme de trop », jamais tout à fait à sa place, Merleau-Ponty se réfugia dans le retrait et le silence mélancolique de « sa vie profonde ». Confronté à la réalité des camps, Sartre s’interroge : “Jusqu'où peuvent-ils aller ?” et “Jusqu'où puis-je les suivre ?” Il y a une morale de la politique – sujet difficile, jamais clairement traité – et, quand la politique doit trahir sa morale, choisir la morale c'est trahir la politique. Allez-vous débrouiller avec cela : surtout quand la politique s'est donné pour but l'avènement du règne humain". Et je ne parle pas des positions que prit Sartre lors de la guerre d’Algérie et les propos terribles qu’il tint dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, qui est, à chaque page, un appel au meurtre des colons. Aujourd’hui encore Fanon reste une référence dans les mouvements de libération palestiniens.
Sartre, en septembre 1961, prenant fait et cause pour la révolution algérienne, rédigea la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, où l'on trouve ces lignes : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Hannah Ardent critiquera sévèrement ces paroles emphatiques et irresponsables qui feront encore dire à Sartre dans une formule qui a l'insouciance d'un bon mot : « Guérirons nous ? Oui. La violence comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. »
Si Sartre poussait plus que Fanon l'apologie du meurtre et de la violence, les Damnés de la terre consacrent plus d'une centaine de pages à la justification de la lutte armée dans une vision manichéenne, assumée comme telle, du « eux ou nous », qui affirme que seule la violence absolue du colonisé est en mesure de chasser la violence coloniale, de restaurer, au prix d' « actes irréversibles », la dignité bafouée de l'homme colonisé, et d'unifier dans une cause commune le peuple en lutte : « Travailler, c'est travailler au meurtre du colon », le principe est répété à chaque page sous toutes les coutures, jusqu'aux formules les plus excessives : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Pas d'échappatoire ni de compromis possible, le mal absolu est la seule réponse au mal absolu : « Tout le reste est littérature ou tentative de trahison.»
Dans ses Cahiers pour la morale, rédigés entre 1947 et 1948, Sartre avait déjà consacré de longues réflexions à la légitimation de la violence dans le détail desquelles nous n'entrerons pas ici. L'idée générale est que le meurtre commis contre le Maître, non seulement ne doit pas être considéré ni vécu par son auteur comme un crime ou une transgression morale, ce qui est encore une manière d'intérioriser les valeurs du Maître, mais comme la seule expression possible de sa liberté. À l'opposé absolument de Camus et dans un paragraphe intitulé « La révolte », Sartre écrit : « Il faut des siècles de culture pour que l'opprimé projette de construire un ordre nouveau et considère l'ordre établi à partir de l'ordre qu'il veut établir, c'est-à-dire envisage la destruction comme simple condition nécessaire et préalable de l'ordre nouveau. » La justification philosophique du meurtre de l'oppresseur, à laquelle Sartre se livre en 1961, n'avait rien donc de nouveau : « Puisque l'esclavage est l'ordre, la liberté sera désordre, anarchie, terrorisme », écrit-il encore dans ses Cahiers. Le choix du Mal est assumé sans la moindre inquiétude : « Quand le Bien est aliéné, c'est-à-dire qu'il est dans les mains de l'Autre, la liberté n'a d'autre ressources que dans le Mal ». On est là à mille lieux des précautions morales de Camus. L'on comprend mieux le mépris avec lequel Sartre accueillit L'homme révolté.
Albert Camus, pour sa part, ne cessera de se confronter aux égarements du mal et de la violence en politique, aussi bien dans ses œuvres, Les Justes, L'homme révolté ou ses Actuelles consacrées à la guerre d'Algérie, que dans ses articles et prises de position publiques et privées. Et il défendait, face à ce que Marc Crépon appelle « le consentement meurtrier » , une morale de la mesure, de la limite et du relatif que beaucoup lui reprochèrent. C'est que, pour Camus, les moyens doivent être examinés indépendamment des fins poursuivies qui, seraient-elles “bonnes” et humainement souhaitables, ne justifient pas tout. La question n'est pas de savoir si la violence travaille ou non à l'avènement d'un monde plus humain, fait de dignité et de liberté. Il est des actes sur lesquels est placé l'interdit d'un Non irrévocable, quelle que soit la fin poursuivie. Autrement dit, « tout n’est pas permis ». Tel est le cas des attentats terroristes qui frappent des civils innocents que s’interdisaient des commettre les « meurtriers délicats » qui sont les héros de sa pièce de théâtre Les justes, tel l’anarchiste russe Kaliayev.
Le bras soudain affaibli, le corps pris de tremblement – signe que l'homme n'avait pas disparu sous le militant de l'Organisation - Kaliayev s'était retenu de lancer la bombe lorsqu'il avait vu dans la calèche, assis à côté du grand-duc et de la grande-duchesse, ces incarnations de la tyrannie qu'il s'apprêtait à assassiner, leurs deux enfants, assis droits, le regard dans le vide, trop petits dans leurs habits de parade : "Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! Je n'ai pas pu ».
De l’importance en politique du scrupule
La question de la limite dans l’usage de la violence légitime, ou de ce que Machiavel, « le bon usage de la cruauté », interroge les rapports, évoqués par Sartre, entre morale et politique. Il serait bon de rappeler à ce propos ce que nous enseigne l’auteur du Prince, Nicolas Machiavel : la nécessité tragique pour l’homme politique responsable de commettre parfois certaines actions que la morale, ou les préceptes religieux, réprouvent. Ici plusieurs choses doivent être soulignées. Tout d’abord, le fait que la nécessité du recours à la violence, et par conséquent au mal, s’adresse, non pas à un tyran dénué de principes et de limites, mais à un « prince bon », c’est-à-dire à un homme qui a des convictions morales, appelé dans certaines circonstances à « entrer dans le mal », s’il veut éviter la ruine de son état, ou pour quelque autre raison essentielle.
Les exigences de l’intégrité morale ne sont pas celles auxquelles doit exclusivement obéir un homme politique responsable. Le grand sociologue allemand, Max Weber, théorise cet antagonisme dans l’opposition entre ce qu’il appelle « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». Les responsabilités de l’homme politique conduiront par exemple à entrer en guerre, avec toutes les violences qui l’accompagnent, alors que le chrétien fidèle aux enseignements du Christ refusera de porter les armes. Tolstoï a écrit sur ce thème une lettre remarquable au jeune Gandhi, dans laquelle s’oppose radicalement la loi de l’amour, prônée par le Christ, et la violence.*
Si l’on en revient à la leçon de Machiavel, et à ce qu’on peut en tirer aujourd’hui, l’action politique ne peut faire l’économie de la violence, ou pour le dire selon les mots de Max Weber : « La violence est le moyen décisif de la politique ». L’homme politique responsable ne peut donc échapper à la nécessité de la violence et du mal. Mais le point important, c’est qu’il doit le savoir. Savoir que s’il transgresse les principes moraux et religieux, il commet le mal, en sorte que le mal ne soit jamais appelé bien, quels que soient les raisons et les situations. Ensuite, si l’homme politique agit ainsi, il doit le faire, non seulement en toute connaissance de cause, mais avec scrupules, de sorte que le mal commis sera un « moindre mal ».
Cet encadrement éthique de l’usage de la violence en fait un instrument circonstancié, limité et temporaire de l’action politique, aux prises avec les contraintes tragiques du monde, tel qu’il est, et elle exige, en celui qui s’y résout, une conscience tragique de la nature des actes commis, et de sérieux scrupules dans leur mise en oeuvre.
Tel était le cas des conjurés qui autour du comte von Stauufenberg ourdirent le complot contre Hitler en juillet 1944. Ces hommes savaient ce qu’ils faisaient et ils ne dénaturaient pas l’acte qu’ils s’apprêtaient à commettre par la monstruosité de l’homme qu’il visait. Ils appartenaient à l’élite de l’armée allemande, forte de l’éthique militaire prussienne de la disciple et de l’obéissance, et la foi protestante qu’ils professaient faisait du commandement divin « Tu ne tueras point » un impératif absolu. Et, pourtant, alors quecette éducation aurait dû arrêter ces officiersde la Wehrmarcht, ils ont passé outre, en toute connaissance de cause. Que l’attentat réussisse ou qu’il échoue, dans tous les cas, leur conscienceou leur vie devait payer le prix du sang versé. Nulle célébration ne viendrait clore la journée de leur succès. Et s’ils devaient échouer – tel fut en effet le cas – qu’il en soit ainsi : ils s’étaient déjà sacrifiés. On voit tout ce qui fait la différence entre cette attitude morale et l’absence de scrupule qu’exprime la déclaration triomphante du président Obama, le soir de l’exécution d’Oussama ben Laden : « Justice is done ».
Et cette absence de conscience morale, assassiner un homme est toujours assassiner un homme, s’agirait-il de Hitler ou de ben Laden, tient au fait que Barak Obama, à la différence des résistants, n’avait pas agi comme un individu ayant à payer le prix moral de sa décision, mais en tant que président de l’Etat, disposant de la prérogative exclusive de l’usage de la violence.
Le premier théoricien de l’État moderne qui a véritablement posé les bases théoriques de la légitimation de la violence est le philosophe Thomas Hobbes, qui pose la distinction classique entre état de nature et état social.
L’État et le monopole de la violence légitime
L’état de nature désigne une situation de conflictualité meurtrière, menaçant la vie de chacun, dont les individus cherchent rationnellement à sortir afin de préserver leur sécurité. Ce faisant, ils sont conduits à rechercher différentes modalités de pacification dont le problème est qu’aucune n’apporte de garanties suffisantes que tous les respecteront. Tel est l’état de ce qu’il nomme guerre de tous de tous, et qui désigne assez correctement les relations aujourd’hui entre les Etats. Nous pourrons y revenir. Pour résoudre cette aporie, les individus établissent entre eux un contrat qui institue l’État, ce tiers qui désormais exercera la violence en leur nom, afin de garantir la sécurité de leurs biens et de leurs personnes. Le contrat est donc un transfert juridique par lequel ils renoncent à leurs droits naturels, et à leurs libertés. De là vient la définition bien connue de l’État moderne qu’en donne, deux siècles plus tard, Max Weber : une institution qui dispose de l’usage légitime de la violence et, ajoutera Carl Schmitt, du droit souverain de déclarer la guerre, qui est la forme de violence ultime.
Un tel principe rencontre aussitôt l’objection que posaient les modalités de résistance à l’oppression que nous avons examinées précédemment, et qui sont, su point de vue de tout Etat, par nature, et quelles que soient les raisons morales supérieures évoquées, illégitimes.
La légitimation de la violence en politique est essentiellement asymétrique. Seuls l’État et ses représentants sont autorisés à y avoir recours, et toute expression sociale de la violence devra être réprimée.
L’unique manière, plus ou moins théoriquement acceptée au sein des démocraties, de lutter contre un système social et politique, considéré comme injuste au regard de principes supérieurs au droit positif, est la désobéissance civile, laquelle est par nature pacifique et exclue tout usage de la violence. C’est dans ce contexe , par exemple, que s’exerça la répression policière contre les manifestations des Gilets jaunes lorsqu’elles prirent une tournure violente qui exprimaient un désespoir que les organisations traditionnellement vouées à la médiation des conflits sociaux, à savoir les syndicats, avaient été incapables d’incarner. Ces manifestations se réclamaient d’une légitimité – l’appel désespéré à une société plus juste – que l’État, serait-il démocratique, ne pouvait tolérer, dès lors que les manifestants s’arrogeaient une prérogative dont seul l’État dispose. La question de la légitimation de la violence se pose dans le contexte théorique et juridique de cette asymétrie fondamentale, dont s’emparent tous les Etats, démocratiques ou non, pour réprimer les contestations sociales auxquelles n’auront pas été laissées d’autre choix que celui de la radicalité.
Légitimées par le droit à exercer seul la violence, l’État n’hésitera pas, face aux actes terroristes, à s’émanciper de toutes les limites et contraintes et à se livrer autant à des actes de torture que de destructions entières de populations civiles parfaitement innocentes. On l’a vu aux Etats-Unis au lendemain du 11-Septembre, on le voit chaque jour encore, depuis la journée fatidique du 7 octobre 2023, sur la terre meurtrie et dévastée de Palestine. Pour meurtriers et effroyables qu’ils soient, les actes terroristes n’autorisent pas la violation de toutes les règles du respect de la vie humaine et des normes du droit humanitaire international. Je vous remercie de votre attention.
_____________________
Lettre de Tolstoï
A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique
7 septembre 1910, Kotschety,
J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjouis ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
Plus je vis, - et surtout à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort – plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe : c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à a communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sens au plus profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité : hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en des termes nets que cette Loi contient toute la loi et les Prophètes. Mais il y a plus : prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelque cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci : dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion ; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que : gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps.
Aujourd'hui, la question se pose ainsi : oui ou non, il faut choisir ! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis.
Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième : « Tu ne tueras point ! « Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question : « Est-il toujours et dans tous les cas défendus de tuer par la loi de Dieu ? » Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient : « - Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer. » Cependant, une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière : « - Le meurtre est-il toujours péché ? » rougit et répondit, émue et décidée : « Toujours ! » Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer – et cela déjà par le Vieux Testament : quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire le mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habilité oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta. Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur les progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille. Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout état de chose témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour, et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve au centre de nos intérêts ; et elle est la plus importante de toutes celles aujourd'hui sur la terre ; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres, peuvent se dire : « Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes. »
Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, probablement tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des Etats ne pourraient se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux Etats. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique, que par le nôtre Russe ; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'Etat. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.
Léon Tolstoy
MICHEL TERESTCHENKO
PHILOSOPHIE
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
jeudi 16 janvier 2025
lundi 30 septembre 2024
L'auto-perpétuation des illusions du psychisme et les raisons du mal
Je fais souvent ce rêve, et aujourd'hui encore : j'essaye désespéremment d'éteindre le son d'une radio en appuyant frénétiquement sur les touches qui activent cette fonction, mais le son se perpétue sans fin, jusqu'à me rendre presque fou.
Ce rêve, je le fais souvent, en effet, lorsqu'à mon réveil je me connecte, tôt le matin, sur France Inter pour connaître les premières informations du jour. J'écoute un moment, puis le sommeil me reprend et comme pour se protéger et m'empêcher de me réveiller, mon psychisme produit ce rêve. C'est là une manifestation des pouvoirs fascinants, quoique ordinaires, du cerveau humain. Je me retrouve, malgré moi, enfermé, par le mécanisme d'infinies connexions neuronales, dans une situation où tout ce que mon oreille perçoit est transformé en images trés réalistes. Telle personnalité politique, interrogée par la journalistes de la matinale, devient un personnage du rêve. Et c'est ainsi que ce dernier se poursuit, malgré toutes mes tentatives pour arrêter le son, jusqu'à devenir un cauchemar.
Mais voici, cette faculté qu'a le psychisme de nous enfermer dans ses représentations ne se manifeste-t-elle pas également dans l'état de veille et de conscience ordinaire, où nous avons pourtant la certitude d'être en relation avec la réalité ? Après tout, tel était également le cas dans le rêve. Ne serions-nous pas enfermés, à l'état de veille, dans l'espace de ce que nous prenons pour le réel comme nous l'étions à l'état de sommeil dans le rêve ? Nous savons que nous ne dormons pas, et pourtant nous sommes attachés et souvent englués dans nos peurs, nos ressentiments, nos haines, nos émotions négatives, notre vision des êtres et des choses, au point d'être totalement incapables d'en prendre conscience, plus encore de nous en libérer. C'est là ce qui fait la différence avec le rêve et l'angoisse qu'il produit : là du moins, cherchons-nous à y échapper, même si ce n'est pas en désirant s'éveiller, puisque le rêve est inconscient de son état. Dans l'état de veille et de conscience ordinaire, nous adhérons, au contraire, pleinement aux émotions, souvent négatives, qui nous emprisonnent et font notre malheur, autant que celui des autres. C'est que nous pensons et ne doutons pas un instant que les raisons qui les nourrissent sont vraies et, si nous éprouvons ou bien de la colère, ou bien du ressentiment, et toute la panoplie des émotions qui nous dressent les uns contre les autres, nous avons raison de les éprouver et, plus encore, d'agir en conséquence.
N'est-ce pas cette adhésion sans faille qui engendre les relations les plus négatives et destructrices entre les êtres humains, dont résultent ces conflits sans fin qui les opposent ? N'est-ce pas cette illusion d'avoir raison parce qu'on a des raisons qui est à l'oeuvre au sein des familles et qui déchirent les membres entre eux ? N'est-ce pas cette même capacité qu'à le psychisme de nous engluer qui perpétue la haine entre les peuples, et engendre une violence qui se perpétue sans fin et dont il n'est pas davantage possible de sortir qu'il ne l'était d'un rêve qu'on voudrait pourtant interrompre ? N'est-ce pas, en somme, cette capacité d'auto-illusionnement du mental qui est la source du mal que les hommes s'infligent les uns aux autres ? Mais comment s'y prendre pour échapper à ces maléfices ?
Certaines expériences nous donnent à saisir ce qu'il pourrait en être, si, d'aventure, nous prenions conscience que ce que nous prenons pour le réel ne l'est pas. Ainsi, l'usage de certains psychotropes, tels l'ayahuasca ou la mescaline, qui ouvrent les portes de la perception, les expériences, dites de mort imminente, qui donnent accès à des connaissances d'une intensité, défiant toute intelligence scientifique et transformant à jamais les personnes qui les ont faites, ou encore, la méditation, lorsqu'elle est pratiquée de façon approfondie, conduisant aux connaissances spirituelles les plus hautes.
Les pouvoirs du psychisme et du mental sont prodigieux, mais ils ne sont pas tous bénéfiques. Ils peuvent même se révéler puissamment destructeurs, lorsqu'ils nous maintiennent, individuellement et collectivement, dans des états intérieurs négatifs d'enfermement et sclérose avec une puissance dont il est difficile de prendre conscience, et plus encore de se libérer. C'est parfois seulement au terme d'une longue thérapie ou d'une constante pratique de la méditation ou de la vie spirituelle que les choses apparaissent dans leur nature irréelle. Les représentations psychiques, et cela inclue les émotions, les sentiments, ne sont pas plus vraies (au sens où elles nous feraient connaître la réalité telle qu'elle est) que ne l'étaient les images par lesquelles le rêve s'auto-entretenait pour éviter l'éveil. C'est pourtant à cet éveil de la conscience que nous devons travailler, afin de réaliser avec quelle puissance, quelle inventivité, le psychisme et le mental se mobilisent pour entretenir la folie destructice des hommes. Nul besoin de faire appel aux génies du mal : l'homme est à lui-même son propre démon. Il est pourtant possible de s'en délivrer. Mais cela demande une pratique et, plus encore, une formation, une éducation dont notre modernité, libératrice sous bien des plans, est, hélas, devenue oublieuse.La conscience ne se réduit pas au mental. Elle exige même de s'en libérer. Telle est la voie de la paix et de l'apparemment impossible harmonie entre les hommes.
Mais voici, cette faculté qu'a le psychisme de nous enfermer dans ses représentations ne se manifeste-t-elle pas également dans l'état de veille et de conscience ordinaire, où nous avons pourtant la certitude d'être en relation avec la réalité ? Après tout, tel était également le cas dans le rêve. Ne serions-nous pas enfermés, à l'état de veille, dans l'espace de ce que nous prenons pour le réel comme nous l'étions à l'état de sommeil dans le rêve ? Nous savons que nous ne dormons pas, et pourtant nous sommes attachés et souvent englués dans nos peurs, nos ressentiments, nos haines, nos émotions négatives, notre vision des êtres et des choses, au point d'être totalement incapables d'en prendre conscience, plus encore de nous en libérer. C'est là ce qui fait la différence avec le rêve et l'angoisse qu'il produit : là du moins, cherchons-nous à y échapper, même si ce n'est pas en désirant s'éveiller, puisque le rêve est inconscient de son état. Dans l'état de veille et de conscience ordinaire, nous adhérons, au contraire, pleinement aux émotions, souvent négatives, qui nous emprisonnent et font notre malheur, autant que celui des autres. C'est que nous pensons et ne doutons pas un instant que les raisons qui les nourrissent sont vraies et, si nous éprouvons ou bien de la colère, ou bien du ressentiment, et toute la panoplie des émotions qui nous dressent les uns contre les autres, nous avons raison de les éprouver et, plus encore, d'agir en conséquence.
N'est-ce pas cette adhésion sans faille qui engendre les relations les plus négatives et destructrices entre les êtres humains, dont résultent ces conflits sans fin qui les opposent ? N'est-ce pas cette illusion d'avoir raison parce qu'on a des raisons qui est à l'oeuvre au sein des familles et qui déchirent les membres entre eux ? N'est-ce pas cette même capacité qu'à le psychisme de nous engluer qui perpétue la haine entre les peuples, et engendre une violence qui se perpétue sans fin et dont il n'est pas davantage possible de sortir qu'il ne l'était d'un rêve qu'on voudrait pourtant interrompre ? N'est-ce pas, en somme, cette capacité d'auto-illusionnement du mental qui est la source du mal que les hommes s'infligent les uns aux autres ? Mais comment s'y prendre pour échapper à ces maléfices ?
Certaines expériences nous donnent à saisir ce qu'il pourrait en être, si, d'aventure, nous prenions conscience que ce que nous prenons pour le réel ne l'est pas. Ainsi, l'usage de certains psychotropes, tels l'ayahuasca ou la mescaline, qui ouvrent les portes de la perception, les expériences, dites de mort imminente, qui donnent accès à des connaissances d'une intensité, défiant toute intelligence scientifique et transformant à jamais les personnes qui les ont faites, ou encore, la méditation, lorsqu'elle est pratiquée de façon approfondie, conduisant aux connaissances spirituelles les plus hautes.
Les pouvoirs du psychisme et du mental sont prodigieux, mais ils ne sont pas tous bénéfiques. Ils peuvent même se révéler puissamment destructeurs, lorsqu'ils nous maintiennent, individuellement et collectivement, dans des états intérieurs négatifs d'enfermement et sclérose avec une puissance dont il est difficile de prendre conscience, et plus encore de se libérer. C'est parfois seulement au terme d'une longue thérapie ou d'une constante pratique de la méditation ou de la vie spirituelle que les choses apparaissent dans leur nature irréelle. Les représentations psychiques, et cela inclue les émotions, les sentiments, ne sont pas plus vraies (au sens où elles nous feraient connaître la réalité telle qu'elle est) que ne l'étaient les images par lesquelles le rêve s'auto-entretenait pour éviter l'éveil. C'est pourtant à cet éveil de la conscience que nous devons travailler, afin de réaliser avec quelle puissance, quelle inventivité, le psychisme et le mental se mobilisent pour entretenir la folie destructice des hommes. Nul besoin de faire appel aux génies du mal : l'homme est à lui-même son propre démon. Il est pourtant possible de s'en délivrer. Mais cela demande une pratique et, plus encore, une formation, une éducation dont notre modernité, libératrice sous bien des plans, est, hélas, devenue oublieuse.La conscience ne se réduit pas au mental. Elle exige même de s'en libérer. Telle est la voie de la paix et de l'apparemment impossible harmonie entre les hommes.
vendredi 24 novembre 2023
An Open Letter on the Misuse of Holocaust Memory by Omer Bartov, Christopher R. Browning, Jane Caplan, Debórah Dwork, Michael Rothberg, et al.
Lettre ouverte, publiée dans le New York Review of Books, le 20 novembre 2023, signée par les meilleurs historiens de l'Holocauste et de l'antisémitisme, expliquant que la référence à la mémoire de l'Holocauste obscurcit notre compréhension de l'antisémitisme que rencontrent les Juifs aujourd'hui et mésinterprète dangereusement les causes de la violence en Israël et en Palestine :
"Particular examples have ranged from Israeli Ambassador to the UN Gilad Erdan donning a yellow star featuring the words “Never Again” while addressing the UN General Assembly, to US President Joe Biden saying that Hamas had “engaged in barbarism that is as consequential as the Holocaust,” while Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu told German Chancellor Olaf Scholz that “Hamas are the new Nazis.” US Representative Brian Mast, a Republican from Florida, speaking on the House floor, questioned the idea that there are “innocent Palestinian civilians,” claiming, “I don’t think we would so lightly throw around the term ‘innocent Nazi civilians’ during World War II.”
Antisemitism often increases at times of heightened crisis in Israel-Palestine, as do Islamophobia and anti-Arab racism. The unconscionable violence of the October 7 attacks and the ongoing aerial bombardment and invasion of Gaza are devastating, and are generating pain and fear among Jewish and Palestinian communities around the world. We reiterate that everyone has the right to feel safe wherever they live, and that addressing racism, antisemitism, and Islamophobia must be a priority.
It is understandable why many in the Jewish community recall the Holocaust and earlier pogroms when trying to comprehend what happened on October 7—the massacres, and the images that came out in the aftermath, have tapped into deep-seated collective memory of genocidal antisemitism, driven by all-too-recent Jewish history.
However, appealing to the memory of the Holocaust obscures our understanding of the antisemitism Jews face today, and dangerously misrepresents the causes of violence in Israel-Palestine. The Nazi genocide involved a state—and its willing civil society—attacking a tiny minority, which then escalated to a continent-wide genocide. Indeed, comparisons of the crisis unfolding in Israel-Palestine to Nazism and the Holocaust—above all when they come from political leaders and others who can sway public opinion—are intellectual and moral failings. At a moment when emotions are running high, political leaders have a responsibility to act calmly and avoid stoking the flames of distress and division. And, as academics, we have a duty to uphold the intellectual integrity of our profession and support others around the world in making sense of this moment.
Israeli leaders and others are using the Holocaust framing to portray Israel’s collective punishment of Gaza as a battle for civilization in the face of barbarism, thereby promoting racist narratives about Palestinians. This rhetoric encourages us to separate this current crisis from the context out of which it has arisen. Seventy-five years of displacement, fifty-six years of occupation, and sixteen years of the Gaza blockade have generated an ever-deteriorating spiral of violence that can only be arrested by a political solution. There is no military solution in Israel-Palestine, and deploying a Holocaust narrative in which an “evil” must be vanquished by force will only perpetuate an oppressive state of affairs that has already lasted far too long.
Insisting that “Hamas are the new Nazis”—while holding Palestinians collectively responsible for Hamas’s actions—attributes hardened, antisemitic motivations to those who defend Palestinian rights. It also positions the protection of Jewish people against the upholding of international human rights and laws, implying that the current assault on Gaza is a necessity. And invoking the Holocaust to dismiss demonstrators calling for a “free Palestine” fuels the repression of Palestinian human rights advocacy and the conflation of antisemitism with criticism of Israel.
In this climate of growing insecurity, we need clarity about antisemitism so that we can properly identify and combat it. We also need clear thinking as we grapple with and respond to what is unfolding in Gaza and the West Bank. And we need to be forthright in dealing with these simultaneous realities—of resurgent antisemitism and widespread killing in Gaza, as well as escalating expulsions in the West Bank—as we engage with the public discourse.
We encourage those who have so readily invoked comparisons to Nazi Germany to listen to the rhetoric coming from Israel’s political leadership. Prime Minister Benjamin Netanyahu told the Israeli parliament that “this is a struggle between the children of light and the children of darkness” (a tweet from his office with the same phrase was later deleted). Defense Minister Yoav Gallant proclaimed, “We are fighting human animals and we act accordingly.” Such comments, along with a widespread and frequently cited argument that there are no innocent Palestinians in Gaza, do indeed bring to mind echoes of historical mass violence. But those resonances should serve as an injunction against wide-scale killing, not as a call to extend it.
As academics we have a responsibility to use our words, and our expertise, with judgment and sensitivity—to try and dial down inciteful language that is liable to provoke further discord, and instead to prioritize speech and action aimed at preventing further loss of life. This is why when invoking the past, we must do so in ways that illuminate the present and do not distort it. This is the necessary basis for establishing peace and justice in Palestine and Israel. This is why we urge public figures, including the media, to stop using these kinds of comparisons."
Karyn Ball Professor of English and Film Studies, University of Alberta
Omer Bartov Samuel Pisar Professor of Holocaust and Genocide Studies, Brown University
Christopher R. Browning Professor of History Emeritus, UNC-Chapel Hill
Jane Caplan Emeritus Professor of Modern European History, University of Oxford
Alon Confino Professor of History and Jewish Studies, University of Massachusetts, Amherst
Debórah Dwork Director of the Center for the Study of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity, Graduate Center—City University of New York
David Feldman Director, Birkbeck Institute for the Study of Antisemitism, University of London
Amos Goldberg The Jonah M. Machover Chair in Holocaust Studies, The Hebrew University of Jerusalem
Atina Grossmann Professor of History, Cooper Union, New York
John-Paul Himka Professor Emeritus, University of Alberta
Marianne Hirsch Professor Emerita, Comparative Literature and Gender Studies, Columbia University
A. Dirk Moses Spitzer Professor of International Relations, City College of New York
Michael Rothberg Professor of English, Comparative Literature, and Holocaust Studies, UCLA
Raz Segal Associate Professor of Holocaust and Genocide Studies, Stockton University
Stefanie Schüler-Springorum Director, Center for Research on Antisemitism, Technische Universität Berlin
Barry Trachtenberg Rubin Presidential Chair of Jewish History, Wake Forest University
nybooks.com
"Particular examples have ranged from Israeli Ambassador to the UN Gilad Erdan donning a yellow star featuring the words “Never Again” while addressing the UN General Assembly, to US President Joe Biden saying that Hamas had “engaged in barbarism that is as consequential as the Holocaust,” while Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu told German Chancellor Olaf Scholz that “Hamas are the new Nazis.” US Representative Brian Mast, a Republican from Florida, speaking on the House floor, questioned the idea that there are “innocent Palestinian civilians,” claiming, “I don’t think we would so lightly throw around the term ‘innocent Nazi civilians’ during World War II.”
Antisemitism often increases at times of heightened crisis in Israel-Palestine, as do Islamophobia and anti-Arab racism. The unconscionable violence of the October 7 attacks and the ongoing aerial bombardment and invasion of Gaza are devastating, and are generating pain and fear among Jewish and Palestinian communities around the world. We reiterate that everyone has the right to feel safe wherever they live, and that addressing racism, antisemitism, and Islamophobia must be a priority.
It is understandable why many in the Jewish community recall the Holocaust and earlier pogroms when trying to comprehend what happened on October 7—the massacres, and the images that came out in the aftermath, have tapped into deep-seated collective memory of genocidal antisemitism, driven by all-too-recent Jewish history.
However, appealing to the memory of the Holocaust obscures our understanding of the antisemitism Jews face today, and dangerously misrepresents the causes of violence in Israel-Palestine. The Nazi genocide involved a state—and its willing civil society—attacking a tiny minority, which then escalated to a continent-wide genocide. Indeed, comparisons of the crisis unfolding in Israel-Palestine to Nazism and the Holocaust—above all when they come from political leaders and others who can sway public opinion—are intellectual and moral failings. At a moment when emotions are running high, political leaders have a responsibility to act calmly and avoid stoking the flames of distress and division. And, as academics, we have a duty to uphold the intellectual integrity of our profession and support others around the world in making sense of this moment.
Israeli leaders and others are using the Holocaust framing to portray Israel’s collective punishment of Gaza as a battle for civilization in the face of barbarism, thereby promoting racist narratives about Palestinians. This rhetoric encourages us to separate this current crisis from the context out of which it has arisen. Seventy-five years of displacement, fifty-six years of occupation, and sixteen years of the Gaza blockade have generated an ever-deteriorating spiral of violence that can only be arrested by a political solution. There is no military solution in Israel-Palestine, and deploying a Holocaust narrative in which an “evil” must be vanquished by force will only perpetuate an oppressive state of affairs that has already lasted far too long.
Insisting that “Hamas are the new Nazis”—while holding Palestinians collectively responsible for Hamas’s actions—attributes hardened, antisemitic motivations to those who defend Palestinian rights. It also positions the protection of Jewish people against the upholding of international human rights and laws, implying that the current assault on Gaza is a necessity. And invoking the Holocaust to dismiss demonstrators calling for a “free Palestine” fuels the repression of Palestinian human rights advocacy and the conflation of antisemitism with criticism of Israel.
In this climate of growing insecurity, we need clarity about antisemitism so that we can properly identify and combat it. We also need clear thinking as we grapple with and respond to what is unfolding in Gaza and the West Bank. And we need to be forthright in dealing with these simultaneous realities—of resurgent antisemitism and widespread killing in Gaza, as well as escalating expulsions in the West Bank—as we engage with the public discourse.
We encourage those who have so readily invoked comparisons to Nazi Germany to listen to the rhetoric coming from Israel’s political leadership. Prime Minister Benjamin Netanyahu told the Israeli parliament that “this is a struggle between the children of light and the children of darkness” (a tweet from his office with the same phrase was later deleted). Defense Minister Yoav Gallant proclaimed, “We are fighting human animals and we act accordingly.” Such comments, along with a widespread and frequently cited argument that there are no innocent Palestinians in Gaza, do indeed bring to mind echoes of historical mass violence. But those resonances should serve as an injunction against wide-scale killing, not as a call to extend it.
As academics we have a responsibility to use our words, and our expertise, with judgment and sensitivity—to try and dial down inciteful language that is liable to provoke further discord, and instead to prioritize speech and action aimed at preventing further loss of life. This is why when invoking the past, we must do so in ways that illuminate the present and do not distort it. This is the necessary basis for establishing peace and justice in Palestine and Israel. This is why we urge public figures, including the media, to stop using these kinds of comparisons."
Karyn Ball Professor of English and Film Studies, University of Alberta
Omer Bartov Samuel Pisar Professor of Holocaust and Genocide Studies, Brown University
Christopher R. Browning Professor of History Emeritus, UNC-Chapel Hill
Jane Caplan Emeritus Professor of Modern European History, University of Oxford
Alon Confino Professor of History and Jewish Studies, University of Massachusetts, Amherst
Debórah Dwork Director of the Center for the Study of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity, Graduate Center—City University of New York
David Feldman Director, Birkbeck Institute for the Study of Antisemitism, University of London
Amos Goldberg The Jonah M. Machover Chair in Holocaust Studies, The Hebrew University of Jerusalem
Atina Grossmann Professor of History, Cooper Union, New York
John-Paul Himka Professor Emeritus, University of Alberta
Marianne Hirsch Professor Emerita, Comparative Literature and Gender Studies, Columbia University
A. Dirk Moses Spitzer Professor of International Relations, City College of New York
Michael Rothberg Professor of English, Comparative Literature, and Holocaust Studies, UCLA
Raz Segal Associate Professor of Holocaust and Genocide Studies, Stockton University
Stefanie Schüler-Springorum Director, Center for Research on Antisemitism, Technische Universität Berlin
Barry Trachtenberg Rubin Presidential Chair of Jewish History, Wake Forest University
nybooks.com
mardi 14 novembre 2023
Raphaël Liogier, le retour de la métaphysique
Comment comprendre que la grande promesse d'émancipation et de liberté qui est au cœur de la modernité se soit retournée contre l'homme, enfin affranchi de toutes les tutelles et servitudes anciennes, et historiquement en voie d'en réaliser les immenses possibilités intellectuelles, sociales et politiques ? Quelles sont les raisons, les facteurs explicatifs du retournement de la technique contre son instigateur, nous donnant à penser – pure fiction cependant - que celle-ci obéirait à une loi autonome de progrès et de développement selon un principe d'inertie qui se déploie, sans fin communément voulue ni humainement désirable, installant entre nous une ère de l'aliénation qui ne saurait pourtant exister sans la collaboration de chacun ? D'où vient que le monde que l'on avait voulu plus humain, plus démocratique, plus respectueux, plus tolérant, plus libre, plus ouvert, se soit transformé, à notre insu mais non pas sans nous, en une grande machine conduisant l'humanité à sa perte et à son anéantissement, non pas seulement physique, mais moral et spirituel ? Était-ce là le destin inéluctable de la modernité, dès lors qu'elle aurait détruit toutes les arches protectrices qui encadraient l'existence humaine dans les limites transmises de générations en générations et la mesurant à l'aune de hiérarchies bien établies et de transcendances acceptées ? Rejetant un ordre des choses dont on ne saurait plus admettre qu'il existe en soi, avons-nous libéré de la boite de Pandore des forces échappant à tout contrôle et toute maîtrise et qu'il serait désormais impossible de faire entrer dans la bouteille ? De tout cela, faut-il incriminer la modernité elle-même ? Telles sont les questions que Raphaël Liogier examine, à nouveau frais, dans son dernier ouvrage, Khaos, la promesse trahie de la modernité [Les liens qui libèrent, 2023]. Le titre est à lui seul une indication de sa thèse principale, déclinée de façon puissante, conceptuellement charpentée et formidablement argumentée dans une perspective qui est d''abord et avant tout – belle audace en ces temps post-métaphysiques ! – ontologique.
Prenant à contre-pied l'idée généralement partagée - non sans raison, c'est le moins qu'on puisse dire - que la modernité révélerait désormais au grand jour ce qu'elle contient de destructivité débridée, de démesure dévastatrice, Raphaël Liogier affirme, au contraire, que l'hubris doit être essentiellement entendu de façon positive comme dépassement de soi et libéralité infinie, s'enracinant dans le sans-fond de l'Être, le Réel étant irréductible à toutes les représentations, seraient-elles scientifiques et rationnelles, qui introduisent de l'intelligibilité dans le Khaos, une notion qu'il convient de distinguer du désordre ou du chaos. La modernité, c'est d'abord l'avènement historique, et rompant avec toutes les ontologies fixistes, d'une transcendance délivrée de ses structurations traditionnelles, que l'auteur nomme “la transcendance brute”. La vocation de la modernité n'était pas d'ouvrir les temps de la disparition progressive de la métaphysique, la fantomisation du divin que Pascal voit à l'oeuvre dans la figure cartésienne du Dieu des philosophes avant que ne soit constaté et prononcé sa mort ; ce n'est pas non plus le triomphe d'une raison politique constructiviste, ni la néantisation de l'être réduit à n'être plus qu'un fond disponible, indéfiniment extractable, que Heidegger nomme Gestell, Arraisonnement, la réquisition de toute chose en vue de servir à l'ordre productiviste et technologique du dispositif capitaliste, que Liogier nomme d'un concept générique, l'industrialisme. Ces événements historico-ontologiques sont le résultat d'une négation radicale de ce que la modernité contenait dans ses possibilités émancipatrices et fraternelles, dans sa “promesse” : “Se porter vers l'avant et vers l'ailleurs qui n'est jamais prédéterminé, vers le pro-grès, avec étonnement et sens critique, c'est l'attitude proprement moderne ”[p. 135]. D'où vient alors que se soit produit ce grand et redoutable retournement ?
Selon Raphaël Liogier, les raisons, envisagées sous l'angle psychique, tiennent à l'angoisse suscitée par le vertige d'une telle liberté, à la peur du vide, de l'hubris dont il fallait se garantir dès lors que l'hubris apparaît comme surgissant de rien et autorisant toutes les possibilités d'une créativité insubstantielle. Or le vide n'est pas le rien, mais le Réel dans son indétermination ontologique, dont selon Liogier on ne saurait faire l'économie. N'est-il pas toujours là, mais oublié, jusque au cœur des grandes révolutions de la physique quantique ? Cette irréductibilité de l'être est aussi celle de la subjectivité humaine qui n'est pas celle d'un moi égoïste, enfermé dans les sphères étroites de ses intérêts et de ses calculs, une subjectivité qu'il faut, du reste, élargir à tout vivant. Sur cette base, l'auteur se livre à un formidable réquisitoire contre toutes les formes de réduction, à la fois philosophiques et sociales, qu'opèrent le scientisme, le rationalisme exacerbé, inconscient de ses limites et de ses conditions de possibilité, la clôture de la réalité comprise comme un simple ensemble de faits, puis de ces mêmes faits ramenés à n'être plus que des données statistiquement accumulables, quantifiées et mises en relation comme des profils par des machines expertes, formatant l'existence singulière de chacun dans un espace de transparence et de visibilité, sans profondeur, ni intériorité, ni différence.
Résumant le cœur de son propos, Raphaël Liogier insiste sur les trois points suivants :“ / avant l'ère industrialiste, l'humain n'avait jamais vécu sans ontologie, c'est-à-dire sans relation à l'être, sans relation à soi-même comme autre chose qu'une chose ; 2/ une ontologie préserve toujours un certain rapport à l'autre être, alors qu'avec l'industrialisme, il n'y a plus d'êtres-en-rapport et donc plus de rapports à l'autre ; et 3/ la modernité est certes un moment unique, mais nullement dépourvu d'être, puisqu'elle consiste justement à mettre en relation la pluralité des ontologies, les modes .d'être dans les différentes cultures” [ p. 199]. La nécessité de tenir fermement à une métaphysique de l'être ou plutôt dirait-on de l'inter-être, compris de façon non-substantielle et relationnelle, tient à ce que seul cet écart ouvre à la conscience et au respect de l'altérité, s'agirait-il de la transcendance du réel, irréductible à toutes les représentations construites que la science peut légitimement produire, ou à la transcendance de subjectivités libres : “Pour croire à la liberté humaine, il faut d'abord en effet avoir foi en un sujet inconditionné participant à un monde qui n'est pas réduit à des faits entièrement conditionnés. Cette double inconditionnalité des choses et des êtres est la raison métaphysique de l'action morale et de la politique au sens moderne”[p. 102].
Le propre de la modernité est donc de s'opposer par avance à la nécessité causale qui déterminerait le monde des choses et dont seule la raison pourrait connaître les lois, pour ensuite s'autoriser à les introduire dans l'ordre humain, de façon inévitablement totalitaire. La modernité, c'est, selon Raphaël Lioger, l'ouverture, pleine de promesses, de liberté et de créativité, à l'inconditionné, à l'indéterminé, à la transcendance du vide qui n'est pas le rien, mais quantiquement Khaos, mais“ aussi à l'hybridation, au métissage, refusant l'enfermement dans des identités définitivement constituées et potentiellement meurtrières. De là vient qu'il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans métaphysique. On s'interrogera néanmoins sur cette conception univoque de la modernité, cette vision dualiste où le sens authentique du projet se dresse contre ses nombreux dévoiements positivistes, scientistes, rationalistes, etc. : Et ce sont presque avec des accents manichéens qu'est évoquée “la lutte au corps à corps entre deux sciences, deux ordres de possibles, deux grandes orientations qui se combattent depuis le XIXe siècle” [p. 193]. Peu de références, hormis Kant, nous disent chez quels penseurs la rupture se déploie en une période nouvelle, caractérisée par l'avènement du doute, de l'esprit critique, d'un relativisme fécond, en conséquence de quoi il faut dire du rationalisme de Descartes, compris comme “extrémisme théologico-mathématique”, qu'il n'est “pas du tout moderne” [p. 135]. Le jugement expéditif surprend. C'est toute la grande tradition du Grand Siècle, incarnée non seulement par l'auteur des Méditations, mais par Malebranche, Leibniz, Fénelon, Spinoza, qui passe ainsi à la trappe, comme s'il était entendu que la modernité émerge lorsque disparaît enfin la prétention de la raison à connaître, dans la lumière naturelle de l'esprit des vérités indubitables, s'imposant comme des évidences. Se priver de la raison, ainsi comprise c'est aussi s'interdire d'accéder à une place dans laquelle tous les hommes sont appelés à se rencontrer et à s'entendre, à condition qu'ils s'échappent aux déterminations culturelles qui les distinguent et les séparent. C'est toute une tradition de l'universalité qui se trouve ainsi mise au rebut. Que le rationalisme classique ait rencontré de puissantes critiques chez des philosophes aussi novateurs que Hume ou Kant, ne conduit pas à l'exclure du champ de la modernité. La modernité ne serait-elle pas plutôt multiple, traversée par des tensions contraires, la raison se présentant à la fois dans ses certitudes, éventuellement constructivistes, et ses révisions critiques, pensant l'homme soit comme un sujet pensant, soit comme un individu asocial et anhistorique, détaché de toute transcendance, et obéissant à une rationalité purement instrumentale, alors que dans la réalité, il ne saurait exister indépendamment de toute appartenance sociale et culturelle. Ce sont là des questions anciennes. Le grand mérite du livre de Raphaël Lioger est de renouveler le débat avec une force de conviction, une vision même, qu'on ne saurait sous-estimer.
Prenant à contre-pied l'idée généralement partagée - non sans raison, c'est le moins qu'on puisse dire - que la modernité révélerait désormais au grand jour ce qu'elle contient de destructivité débridée, de démesure dévastatrice, Raphaël Liogier affirme, au contraire, que l'hubris doit être essentiellement entendu de façon positive comme dépassement de soi et libéralité infinie, s'enracinant dans le sans-fond de l'Être, le Réel étant irréductible à toutes les représentations, seraient-elles scientifiques et rationnelles, qui introduisent de l'intelligibilité dans le Khaos, une notion qu'il convient de distinguer du désordre ou du chaos. La modernité, c'est d'abord l'avènement historique, et rompant avec toutes les ontologies fixistes, d'une transcendance délivrée de ses structurations traditionnelles, que l'auteur nomme “la transcendance brute”. La vocation de la modernité n'était pas d'ouvrir les temps de la disparition progressive de la métaphysique, la fantomisation du divin que Pascal voit à l'oeuvre dans la figure cartésienne du Dieu des philosophes avant que ne soit constaté et prononcé sa mort ; ce n'est pas non plus le triomphe d'une raison politique constructiviste, ni la néantisation de l'être réduit à n'être plus qu'un fond disponible, indéfiniment extractable, que Heidegger nomme Gestell, Arraisonnement, la réquisition de toute chose en vue de servir à l'ordre productiviste et technologique du dispositif capitaliste, que Liogier nomme d'un concept générique, l'industrialisme. Ces événements historico-ontologiques sont le résultat d'une négation radicale de ce que la modernité contenait dans ses possibilités émancipatrices et fraternelles, dans sa “promesse” : “Se porter vers l'avant et vers l'ailleurs qui n'est jamais prédéterminé, vers le pro-grès, avec étonnement et sens critique, c'est l'attitude proprement moderne ”[p. 135]. D'où vient alors que se soit produit ce grand et redoutable retournement ?
Selon Raphaël Liogier, les raisons, envisagées sous l'angle psychique, tiennent à l'angoisse suscitée par le vertige d'une telle liberté, à la peur du vide, de l'hubris dont il fallait se garantir dès lors que l'hubris apparaît comme surgissant de rien et autorisant toutes les possibilités d'une créativité insubstantielle. Or le vide n'est pas le rien, mais le Réel dans son indétermination ontologique, dont selon Liogier on ne saurait faire l'économie. N'est-il pas toujours là, mais oublié, jusque au cœur des grandes révolutions de la physique quantique ? Cette irréductibilité de l'être est aussi celle de la subjectivité humaine qui n'est pas celle d'un moi égoïste, enfermé dans les sphères étroites de ses intérêts et de ses calculs, une subjectivité qu'il faut, du reste, élargir à tout vivant. Sur cette base, l'auteur se livre à un formidable réquisitoire contre toutes les formes de réduction, à la fois philosophiques et sociales, qu'opèrent le scientisme, le rationalisme exacerbé, inconscient de ses limites et de ses conditions de possibilité, la clôture de la réalité comprise comme un simple ensemble de faits, puis de ces mêmes faits ramenés à n'être plus que des données statistiquement accumulables, quantifiées et mises en relation comme des profils par des machines expertes, formatant l'existence singulière de chacun dans un espace de transparence et de visibilité, sans profondeur, ni intériorité, ni différence.
Résumant le cœur de son propos, Raphaël Liogier insiste sur les trois points suivants :“ / avant l'ère industrialiste, l'humain n'avait jamais vécu sans ontologie, c'est-à-dire sans relation à l'être, sans relation à soi-même comme autre chose qu'une chose ; 2/ une ontologie préserve toujours un certain rapport à l'autre être, alors qu'avec l'industrialisme, il n'y a plus d'êtres-en-rapport et donc plus de rapports à l'autre ; et 3/ la modernité est certes un moment unique, mais nullement dépourvu d'être, puisqu'elle consiste justement à mettre en relation la pluralité des ontologies, les modes .d'être dans les différentes cultures” [ p. 199]. La nécessité de tenir fermement à une métaphysique de l'être ou plutôt dirait-on de l'inter-être, compris de façon non-substantielle et relationnelle, tient à ce que seul cet écart ouvre à la conscience et au respect de l'altérité, s'agirait-il de la transcendance du réel, irréductible à toutes les représentations construites que la science peut légitimement produire, ou à la transcendance de subjectivités libres : “Pour croire à la liberté humaine, il faut d'abord en effet avoir foi en un sujet inconditionné participant à un monde qui n'est pas réduit à des faits entièrement conditionnés. Cette double inconditionnalité des choses et des êtres est la raison métaphysique de l'action morale et de la politique au sens moderne”[p. 102].
Le propre de la modernité est donc de s'opposer par avance à la nécessité causale qui déterminerait le monde des choses et dont seule la raison pourrait connaître les lois, pour ensuite s'autoriser à les introduire dans l'ordre humain, de façon inévitablement totalitaire. La modernité, c'est, selon Raphaël Lioger, l'ouverture, pleine de promesses, de liberté et de créativité, à l'inconditionné, à l'indéterminé, à la transcendance du vide qui n'est pas le rien, mais quantiquement Khaos, mais“ aussi à l'hybridation, au métissage, refusant l'enfermement dans des identités définitivement constituées et potentiellement meurtrières. De là vient qu'il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans métaphysique. On s'interrogera néanmoins sur cette conception univoque de la modernité, cette vision dualiste où le sens authentique du projet se dresse contre ses nombreux dévoiements positivistes, scientistes, rationalistes, etc. : Et ce sont presque avec des accents manichéens qu'est évoquée “la lutte au corps à corps entre deux sciences, deux ordres de possibles, deux grandes orientations qui se combattent depuis le XIXe siècle” [p. 193]. Peu de références, hormis Kant, nous disent chez quels penseurs la rupture se déploie en une période nouvelle, caractérisée par l'avènement du doute, de l'esprit critique, d'un relativisme fécond, en conséquence de quoi il faut dire du rationalisme de Descartes, compris comme “extrémisme théologico-mathématique”, qu'il n'est “pas du tout moderne” [p. 135]. Le jugement expéditif surprend. C'est toute la grande tradition du Grand Siècle, incarnée non seulement par l'auteur des Méditations, mais par Malebranche, Leibniz, Fénelon, Spinoza, qui passe ainsi à la trappe, comme s'il était entendu que la modernité émerge lorsque disparaît enfin la prétention de la raison à connaître, dans la lumière naturelle de l'esprit des vérités indubitables, s'imposant comme des évidences. Se priver de la raison, ainsi comprise c'est aussi s'interdire d'accéder à une place dans laquelle tous les hommes sont appelés à se rencontrer et à s'entendre, à condition qu'ils s'échappent aux déterminations culturelles qui les distinguent et les séparent. C'est toute une tradition de l'universalité qui se trouve ainsi mise au rebut. Que le rationalisme classique ait rencontré de puissantes critiques chez des philosophes aussi novateurs que Hume ou Kant, ne conduit pas à l'exclure du champ de la modernité. La modernité ne serait-elle pas plutôt multiple, traversée par des tensions contraires, la raison se présentant à la fois dans ses certitudes, éventuellement constructivistes, et ses révisions critiques, pensant l'homme soit comme un sujet pensant, soit comme un individu asocial et anhistorique, détaché de toute transcendance, et obéissant à une rationalité purement instrumentale, alors que dans la réalité, il ne saurait exister indépendamment de toute appartenance sociale et culturelle. Ce sont là des questions anciennes. Le grand mérite du livre de Raphaël Lioger est de renouveler le débat avec une force de conviction, une vision même, qu'on ne saurait sous-estimer.
mercredi 12 juillet 2023
In Memoriam Milan Kundera,
Ce texte, publié le 2 avril 2011, fut rédigé à l'occasion de l'édition en deux volumes de l'Oeuvre de Milan Kundera, parus, sous la direction de François Ricard*, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard - un honneur et une consécration rarement réservés à un auteur encore vivant :
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
___________________
* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
___________________
* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
Milan Kundera, Eloge de la défection
Lorsque les héros kundériens dénoncent la séduction des illusions lyriques, qu'elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, renonçant aux aveuglements de l'innocence et à toutes les expressions funestes de l'angélisme, aux clowneries des « danseurs » (politiques mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus (le personnage de Berck dans La lenteur*) qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser, lorsque donc ces grands "incroyants" résistent à « l'imagologie », le culte de l'image et des opinions en politique, ou encore lorsqu'ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent sans péril les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des justes causes, seraient-elles humanitaires (la faim en Somalie) - ceux-là, et l'on songe immanquablement à tel "philosophe" contemporain à l'éblouissante chemise blanche qu'il n'est point besoin de nommer, ne vous laissent d'autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud si vous ne répondez pas à l'instant à leur appel impérieux, ou aux siens comme un imbécile qui s'est fait avoir -, autrement dit lorsqu'ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » - « l'accord catégorique avec l'être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité, toutes en réalité purement abstraites ?
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, et des plus féroces, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera ne conduit à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grande figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge.
Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil – Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment qui l'attend – où l'existence est en réalité et contre attente plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous trouvent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, partageant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne prétendait pas être « maître et possesseur de la natture », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard**, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la vraie compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]
C'est donc se tromper, et de beaucoup, que de voir seulement en Kundera ce que Nancy Huston appelle (dans un livre au demeurant fort pertinent et qui vise souvent juste), un "professeur de désespoir".***
___________________
* Toutes les références se rapportent ici à l'édition Folio des romans de Kundera.
** « Le point de vue de Satan », le très beau commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).
*** Professeurs de désespoir, Actes Sud, Poche, 2005.
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, et des plus féroces, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera ne conduit à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grande figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge.
Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil – Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment qui l'attend – où l'existence est en réalité et contre attente plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous trouvent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, partageant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne prétendait pas être « maître et possesseur de la natture », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard**, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la vraie compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]
C'est donc se tromper, et de beaucoup, que de voir seulement en Kundera ce que Nancy Huston appelle (dans un livre au demeurant fort pertinent et qui vise souvent juste), un "professeur de désespoir".***
___________________
* Toutes les références se rapportent ici à l'édition Folio des romans de Kundera.
** « Le point de vue de Satan », le très beau commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).
*** Professeurs de désespoir, Actes Sud, Poche, 2005.
lundi 11 juillet 2022
Site photographie
Paradoxalement, c'est en travaillant, dans le cadre d'un prochain ouvrage, sur l'expérience de la cécité qu'a surgi, les mois derniers, un intérêt sérieux pour la photographie et plus généralement pour les arts picturaux. Ce n'est pas seulement que quiconque devient aveugle compense cette perte terrible par le développement d'autres facultés cognitives. Ce qu'il développe surtout, c'est une attention aiguë au monde, plus grande que celle du voyant ordinaire à qui, exception faite de l'artiste et du poete, le monde est donné, mais qu'il ne voit pas ou si peu. La photographie, tout comme la peinture et la poésie, s'efforcent de retrouver cette expérience de la présence au monde que, nous autres voyants, avons perdue autant par négligence et indifférence que par la place qu'occupent dans nos societes les abstractions réifiantes.
michelterestchenko.com
michelterestchenko.com
samedi 2 avril 2022
« Ces choses qui ne se font pas » Le relativisme inconséquent de Philippe Descola, qui est aussi le nôtre.
En prouvant qu'il n'y a pas un seul principe de justice
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable. Léo Strauss, Droit naturel et histoire
Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.
Une subjectivité à l'oeuvre
Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.
Un aveu d'impuissance
Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar. La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :
Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3
Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause. Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.
Eloge du contexte
Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie. La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :
« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4
Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.
Nous sommes des relativistes inconséquents
Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue. <
______________
1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable. Léo Strauss, Droit naturel et histoire
Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.
Une subjectivité à l'oeuvre
Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.
Un aveu d'impuissance
Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar. La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :
Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3
Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause. Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.
Eloge du contexte
Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie. La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :
« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4
Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.
Nous sommes des relativistes inconséquents
Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue. <
______________
1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.
mercredi 16 mars 2022
Le soldat nu ou la dépolitisation du monde.
Ce ne sont pas les citoyens des Etats qui déclenchent la guerre, mais les Etats et leurs gouvernants et si ces mêmes citoyens, généralement des hommes, s'affrontent ensuite à mort sur le théâtre des opérations, c'est que une fois revêtus de l'uniforme et intégrés dans un corps d'armée où ils devront obéir aux ordres de la hiérarchie, se réalise une sorte de transubstantiation négative où l'individu, dépouillé de sa singularité unique et du sens de l'humanité commune, est politiquement transformé en un « soldat » dont la tâche est de combattre et de détruire « l'ennemi ». S'il convient de placer ces mots entre guillemets, c'est qu'ils ne désignent plus les êtres humains et leurs relations que sous la forme atrophiée de pures et simples abstractions. Le combattant est désormais réduit à cette identité factice, quoique cette réduction soit rarement assez entière pour le conduire à s'engager et à combattre de tout son être ; quant à l'ennemi, il n'y aura pas grande difficulté à le déshumaniser, à le réifier, voire à l'animaliser et ce sera ou bien un « sale Boche », « un Jaune », « un cafard », tout ce qu'on voudra, les mots ne manquent pas à la propagande officielle pour conduire les hommes à se massacrer et à s'exterminer les uns les autres sans états d'âme. Tout cela appartient, on le sait trop hélas, au monde de la guerre, à sa rhétorique bestialisante, à sa raison meurtrière. Mais que se passe-t-il si, effaçant la figure abstraite de l'ennemi, de la cible à abattre, réapparait soudain la réalité de l'homme dans son humanité, sa fragilité et sa vulnérabilité ? Telle est l'expérience que fit Georges Orwell pendant la Guerre d'Espagne où il s'était engagé pour lutter contre le fascisme, et dont le récit se rapporte à de nombreuses expériences semblables1 :
À cet instant, un homme qui devait probablement porter un message à un officier jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié nu (half dressed) et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m'abstins de tirer sur lui. Il faut dire que je suis un assez piètre tireur, guère capable de toucher un homme en pleine course à cent mètres de distance […] Reste que ce si je n'ai pas tiré, c'est en partie à cause de ce petit détail de pantalon. J'étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n'est pas un « fasciste », c'est manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable, sur lequel vous n'avez pas envie de tirer (and you don't fell like shooting at him).
La retenue dont Orwell fit preuve en cette occasion ne résulte pas de l'obéissance à un devoir moral ou à un commandement religieux qui se serait imposé dans sa majesté impérieuse et implacable. Ni la morale ni la religion ne permettent de rendre compte de ce qu'il éprouva lorsque apparut soudain dans son viseur ce soldat courant demi-nu sur le parapet, tenant à deux mains son pantalon. Toute la formidable entreprise mentale et idéologique qui avait placé sur l'ennemi l'étiquette générique de « fasciste » - et les guillemets indiquent très précisément cet étiquettage déshumanisant – s'était à l'instant même effondrée pour ne plus laisser place qu'à la vision d'un pauvre petit gars, surpris dans le comique et le dérisoire d'une condition commune, « manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable ». Ce n'est pas un interdit qui retint le doigt d'Orwell d'appuyer sur la gachette, rien de plus que la conscience que, dans cette situation-là et face à cet homme-là « vous n'avez juste pas envie de tirer ». Ce qui est bien peu au regard des obligations fortes de la conscience morale, mais suffisant, et c'est assez et c'est immense, pour arrêter l'entreprise meurtrière qu'autorise la guerre. Ce qui rend celle-ci possible, la condition de son déploiement, cesserait aussitôt si à chaque fois disparaissait la figure abstraite de l'ennemi, la cible à abattre, pour laisser place ce qu'il est réellement et que nous sommes tous : métaphoriquement, des êtres à demi-nus retenant des deux mains notre pantalon de tomber.
Si nous devions réunir en un seul trait le travail de « dépolitisation du monde » qui constitue selon Stefan Zweig, la tâche de l'artiste et auquel son profond pacifisme le conviait2, il tiendrait à soi seul dans ce petit détail du pantalon. Dépolitiser le monde, c'est échapper à l'enfermement politique auquel nous condamnent les Etats-nations, avec leurs frontières, leurs identités qui intègrent autant qu'elles excluent, et voir en tout homme ce semblable qu'il est, un pauvre petit gars, saisi à demi-nu dans son humanité fragile et vulnérable, que l'on ne peut ni viser ni tuer, non parce que cela est interdit – en cas de guerre, abattre l'ennemi est tout au contraire un devoir – mais parce qu'on en a tout simplement « pas envie », qu'on ne se sent pas de le faire. Le petit détail du pantalon que rapporte George Orwell est plus qu'une anecdote : présent à l'esprit, il suffirait à constituer, à soi seul, un coup d'arrêt à l'effroyable entreprise politique de destruction qu'est la guerre. Seulement voilà, l'emportent généralement l'étiquette qui fera de l'homme une cible, l'uniforme avec son arsenal d'armes de combat et le doigt sur la couture du pantalon, non pas abaissé, mais dressé sur les jambes d'un corps droit comme un I.
__________
1. Voir Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chap. 9, trad.Simone Chambon et Anne Wicke, Folio, Gallimard, 2006.
2. L'expression « dépolitisation du monde », se trouve dans le chapitre intitulé « En quoi l'art et la science peuvent-ils contribuer à rapprocher de nouveau les peuples », in Ecrits littéraires, d'Homère à Tolstoï, trad. Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 2021, p.234.
À cet instant, un homme qui devait probablement porter un message à un officier jaillit de la tranchée et se mit à courir, complètement exposé, sur le sommet du parapet. Il était à moitié nu (half dressed) et, tout en courant, retenait son pantalon avec ses mains. Je m'abstins de tirer sur lui. Il faut dire que je suis un assez piètre tireur, guère capable de toucher un homme en pleine course à cent mètres de distance […] Reste que ce si je n'ai pas tiré, c'est en partie à cause de ce petit détail de pantalon. J'étais venu ici pour tirer sur des « fascistes », mais un homme qui retient son pantalon n'est pas un « fasciste », c'est manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable, sur lequel vous n'avez pas envie de tirer (and you don't fell like shooting at him).
La retenue dont Orwell fit preuve en cette occasion ne résulte pas de l'obéissance à un devoir moral ou à un commandement religieux qui se serait imposé dans sa majesté impérieuse et implacable. Ni la morale ni la religion ne permettent de rendre compte de ce qu'il éprouva lorsque apparut soudain dans son viseur ce soldat courant demi-nu sur le parapet, tenant à deux mains son pantalon. Toute la formidable entreprise mentale et idéologique qui avait placé sur l'ennemi l'étiquette générique de « fasciste » - et les guillemets indiquent très précisément cet étiquettage déshumanisant – s'était à l'instant même effondrée pour ne plus laisser place qu'à la vision d'un pauvre petit gars, surpris dans le comique et le dérisoire d'une condition commune, « manifestement quelqu'un de votre espèce, un semblable ». Ce n'est pas un interdit qui retint le doigt d'Orwell d'appuyer sur la gachette, rien de plus que la conscience que, dans cette situation-là et face à cet homme-là « vous n'avez juste pas envie de tirer ». Ce qui est bien peu au regard des obligations fortes de la conscience morale, mais suffisant, et c'est assez et c'est immense, pour arrêter l'entreprise meurtrière qu'autorise la guerre. Ce qui rend celle-ci possible, la condition de son déploiement, cesserait aussitôt si à chaque fois disparaissait la figure abstraite de l'ennemi, la cible à abattre, pour laisser place ce qu'il est réellement et que nous sommes tous : métaphoriquement, des êtres à demi-nus retenant des deux mains notre pantalon de tomber.
Si nous devions réunir en un seul trait le travail de « dépolitisation du monde » qui constitue selon Stefan Zweig, la tâche de l'artiste et auquel son profond pacifisme le conviait2, il tiendrait à soi seul dans ce petit détail du pantalon. Dépolitiser le monde, c'est échapper à l'enfermement politique auquel nous condamnent les Etats-nations, avec leurs frontières, leurs identités qui intègrent autant qu'elles excluent, et voir en tout homme ce semblable qu'il est, un pauvre petit gars, saisi à demi-nu dans son humanité fragile et vulnérable, que l'on ne peut ni viser ni tuer, non parce que cela est interdit – en cas de guerre, abattre l'ennemi est tout au contraire un devoir – mais parce qu'on en a tout simplement « pas envie », qu'on ne se sent pas de le faire. Le petit détail du pantalon que rapporte George Orwell est plus qu'une anecdote : présent à l'esprit, il suffirait à constituer, à soi seul, un coup d'arrêt à l'effroyable entreprise politique de destruction qu'est la guerre. Seulement voilà, l'emportent généralement l'étiquette qui fera de l'homme une cible, l'uniforme avec son arsenal d'armes de combat et le doigt sur la couture du pantalon, non pas abaissé, mais dressé sur les jambes d'un corps droit comme un I.
__________
1. Voir Michael Walzer, Guerres justes et injustes, chap. 9, trad.Simone Chambon et Anne Wicke, Folio, Gallimard, 2006.
2. L'expression « dépolitisation du monde », se trouve dans le chapitre intitulé « En quoi l'art et la science peuvent-ils contribuer à rapprocher de nouveau les peuples », in Ecrits littéraires, d'Homère à Tolstoï, trad. Brigitte Cain-Hérudent, Albin Michel, 2021, p.234.
lundi 14 mars 2022
La guerre d'Ukraine ou le retour des démons du passé.
Un des aspects les plus tragiques de cette agression, c'est qu'elle marque, à contre-courant de l'histoire, une résurgence du passé dans un monde confronté à des défis – et le plus urgent de tous est l'urgence climatique – qui exige des formes (morales, juridiques, politiques) d'inventivité et de résolution totalement nouvelles. Manifestement passéiste et anachronique est le projet de restaurer la grandeur, largement imaginaire, de la Russie impériale, comme une vengeance abolissant par la violence les affronts et les humiliations subies dans l'histoire récente. Face à ces troupes qui saccagent les villes et sèment la mort sur leur passage, nous pouvons bel et bien dire : Ah nous en sommes donc encore là ! Rien de nouveau alors sous le soleil ! répétant l'ancienne formule de la sagesse de Salomon : Vanité des vanités ! Bien que nous ayions affaire à une effraction dans le présent qui dépasse toute conjecture, nous pouvons néanmoins penser cette entreprise meurtrière à partir de schèmes intellectuels constitués et qui remontent à Thucydide, à Machiavel ou à Hobbes ; de même sommes-nous autorisés à juger et à condamner cette agression selon des catégories morales et juridiques qui sont entrées depuis longtemps dans nos traités et dans nos documents juridiques. Le réalisme politique dira ce que ces luttes pour la souveraineté et la domination sont consubtantielles aux Etats-nations, et que la morale s'épuise en vain à dénoncer l'absence de conscience et de restriction dont ils font preuve lorsqu'ils ont recours à la guerre et qu'ils le peuvent. Seulement voilà, les défis existentiels auxquels sont confrontés les hommes et les femmes d'aujour'hui, et plus encore les générations futures, adressent leur urgence à la communauté humaine, bien au-delà de ses constructions étatiques et des logiques de puissance auxquelles celles-ci ne cessent pas et n'ont jamais cessé d'obéir.
Le peuple d'Ukraine, et c'est atroce et insupportable, est sacrifié sur l'autel de rationalités – gardons-nous d'y voir un geste de folie - qui résurgissent comme les démons politiques du passé, nous détournant des mesures révolutionnaires qui devraient être prises dans le cadre d'un état d'urgence écologique mondial. Nous habitons un monde commun dont les conditions de vie sont menacées et détruites d'une manière qui est partiellement déjà irréversible. Ce n'est pas le moindre des crimes de l'agresseur que de détourner notre attention de cette réalité, au nom d'une vision d'ores et déjà obsolète de l'histoire humaine . Il faut pourtant lier les deux : les conditions sociales et politiques de socialité, de justice et de paix communes ne sauraient être séparées des conditions eco-systémiques d'habitabilité de la Terre. Si l'on ne peut encore tout à fait se débarrasser des Etats-nations avec leurs frontières et leur logique de puissance, le nouveau cadre, et qui impose de nouvelles institutions, est celui de la communauté humaine globale, unie et pacifiée (non sans conflit) dans la quête de justice et la préservation de son habitat.
Le peuple d'Ukraine, et c'est atroce et insupportable, est sacrifié sur l'autel de rationalités – gardons-nous d'y voir un geste de folie - qui résurgissent comme les démons politiques du passé, nous détournant des mesures révolutionnaires qui devraient être prises dans le cadre d'un état d'urgence écologique mondial. Nous habitons un monde commun dont les conditions de vie sont menacées et détruites d'une manière qui est partiellement déjà irréversible. Ce n'est pas le moindre des crimes de l'agresseur que de détourner notre attention de cette réalité, au nom d'une vision d'ores et déjà obsolète de l'histoire humaine . Il faut pourtant lier les deux : les conditions sociales et politiques de socialité, de justice et de paix communes ne sauraient être séparées des conditions eco-systémiques d'habitabilité de la Terre. Si l'on ne peut encore tout à fait se débarrasser des Etats-nations avec leurs frontières et leur logique de puissance, le nouveau cadre, et qui impose de nouvelles institutions, est celui de la communauté humaine globale, unie et pacifiée (non sans conflit) dans la quête de justice et la préservation de son habitat.
jeudi 10 mars 2022
Brèves réflexions sur la guerre et la morale
Il n'est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu'il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n'en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes "veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu'ils en ont le pouvoir" et qu'il n'y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L'exigence de justification, serait-elle d'une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l'intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n'a pas entièrement été effacée. Qu'elle soit instrumentalisée et rien de plus qu'un moyen de propagande en vu d'obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu'au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu'elle est pourtant. Il ne s'agit pas de rêver, mais de voir plus au fond.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.
mardi 8 mars 2022
Ukraine, le retour à l'état de nature ?
On se sera souvent mépris sur le sens que Hobbes donne dans le Léviathan à cet état de guerre qui est le propre de la relation entre les hommes lorsqu'ils ne sont pas tenus en respect par le gant de fer d'un pouvoir commun. Si la conflictualité est naturellement engendrée par l'égalité des revendications à la possession des biens et à la reconnaissance, toute l'affaire est de la faire diminuer en intensité afin que chacun se trouve ultimement mis à l'abri du risque d'être tué et que la sécurité de sa vie soit garantie. Au cœur même de l'état de nature est à l'oeuvre une loi rationnelle, trop souvent oubliée, qui vise à la modération des appétits et à la pacification des relations. L'état de nature, en effet, est travaillé de l'intérieur par une dynamique (une loi de nature) qui vise à établir entre les hommes les conditions sociales d'un état de paix où chacun puisse vaquer tranquillement à ses propres affaires. Or ces modalités de la pacification et de la modération reposent seulement sur le libre engagement des partenaires à tenir leur promesse de respecter les conventions et les règles communes de socialité, autrement dit sur leur bonne volonté. Reste toujours possible que surgisse un homme qui ne respecte pas ces engagements et fasse usage, pour le plaisir qu'il en retire ou pour toute autre raison, d'une violence brutale que rien, ni sa conscience ni personne, ne limitera. L'état de nature n'est pas une condition de l'humanité où la guerre est permanente, mais un état où elle est toujours possible et donc toujours à craindre. L'état de nature connaîtra peut-être de longues périodes de confiance réciproque et de paix, mais celles-ci ne suffiront pas à établir les conditions d'un véritable état de paix. On connaît la solution de Hobbes : celles-ci ne seront établies et surtout garanties que lorsque les hommes auront contractuellement institué entre eux un tiers – une instance politique souveraine - autorisé à exercer sur eux et en leur nom une coercition absolue. « La nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix, » (XIII, 30). Seule l'institution politique du souverain, quelle que soit la nature du régime, apporte cette assurance et cette garantie.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.
Inscription à :
Articles (Atom)