Texte paru dans Bonnefoy et la philosophie, sous la direction de Jérôme Thélot, Editions Manucius, 2023.
Ayant tôt rompu avec les errements fantasmatiques du surréalisme, hostile aux lectures abstraites de l'intertextualité pour lesquelles seul existe l'autoréférencement du signe, à l'écart des épistémologies relativistes qui voient dans la réalité inaccessible au mieux une asymptote, Yves Bonnefoy refuse résolument de vider l'homme de sa relation au monde. Dans l'inactualité de son « grand réalisme » ontologique, Bonnefoy s'affirme, au contraire, comme le poète de la présence. Une notion, placée au cœur de ce que lui-même appelle « l'acte poétique », et sur laquelle il n'a cessé de revenir dans ses entretiens et écrits. Mais qu'est-ce donc cela, la présence ? Cette notion, comment, non pas la comprendre, mais l'entendre ? De quelle approche, où l'emportent la vue, la maîtrise et l'appropriation, se distingue-t-elle dans une rupture radicale ? Et d'où vient que la poésie ouvre un lieu unique où les hommes peuvent habiter ensemble dans l'accueil de l'être, l'intensification de la vie et le respect de la dignité humaine ? Pour quelle raison la présence au monde et aux autres est-elle « la chance unique » que la poésie propose politiquement aux hommes et aux femmes de notre temps, à ce moment sans précédent de l'histoire humaine où nous sommes collectivement confrontés au risque existentiel de voir disparaître une terre habitable. S'élargissant en amont et en aval de tout cadre strictement « littéraire », la poétique de la présence est autant métaphysique que politique. Mais il faut d'abord l'entendre dans son sens profond, dans la série d'oppositions – immanence / transcendance, lieu / espace, présence / concept – qu'elle implique, dans l'inachèvement de ce que la poésie ne cesse de faire advenir entre les hommes.
Le chemin de la liberté
Il faut d'abord partir de ce qui est, chez Bonnefoy, une décision plutôt qu'un constat : il y a de l'être et non pas rien, et cette décision inaugurale, « l'autre réponse à l'épiphanie du non-être »1, se fait aussitôt monde. Non pas en raison d'un geste divin créateur auquel il s'agirait de croire, mais de la donation première, inséparable de la chose même, et irréductible à toute emprise, cet « il y a », ce « Es gibt », comme une transcendance voilée au cœur de l'immanence, sur lequel la philosophie contemporaine depuis Heidegger n'a cessé de s'interroger et qu'il s'agit d'accueillir parce que l'Être s'adresse à nous et nous appelle : « Seul de tout l'étant, l'homme éprouve, appelé par la voix de l'Être, la merveille des merveilles : Que l'étant est », lit-on dans Qu'est-ce que la métaphysique ?
Yves Bonnefoy, pourtant, n'était pas un grand lecteur de Heidegger et, bien qu'il ait été formé à la philosophie par son maître, Jean Wahl, sa connaissance des auteurs de la tradition et de son temps, il le reconnaît lui-même à propos de Hegel, est lacunaire. Seules quelques rares figures émergent comme des phares, Plotin et la préséance de l'Un, Kiergegaard ou Chestov, « ces grands penseurs des problématiques de l'existence »4. Mais des grands philosophes contemporains, seraient-ils français, Sartre, Merleau-Ponty ou plus tard Michel Foucault, de la philosophie analytique, de la phénoménologie, du structuralisme, Bonnefoy se tient à l'écart. Leur affaire n'est pas la sienne. Trop de concepts assurément. La parenté, pourtant, avec la pensée de Heidegger aurait pu frapper. Il existe incontestablement entre le philosophe et le poète ce que Marianne Zarader appelle « un espace commun », noué autour de la parole et de la présence, de l'ouverture à l'Être à laquelle l'oeuvre d'art offre un abri, même si chez Heidegger manque, ce qui est essentiel pour Bonnefoy, le partage de l'oeuvre au sein de la communauté des hommes. À Être et temps, il adressera le reproche de questionner le fait d'être « sans visée ni saisie des traits d'un être particulier ». À la différence d'avec René Char, nul dialogue ne se noua entre ces deux hommes-là dont on ne peut envisager les rapports intellectuels, dans leurs rapprochements et leurs différences, que de l'extérieur. Or, ce n'est jamais ainsi que Bonnefoy s'y prend.
Bonnefoy aura toujours suivi un chemin entièrement personnel, tissant des liens fraternels, « consanguins », avec les penseurs, les poètes et les peintres qui comptent pour lui, et cette famille sera de tous les temps : « Tous les auteurs sont vivants », non dans le passé mais dans un « éternel présent ». Et il fera revivre à sa manière le souci du réel, la présence au monde, chez ces amis choisis, ses « contemporains », Rimbaud, Baudelaire, Shakespeare, Léopardi parmi les écrivains, ou encore Piero della Francesca, Poussin ou Giacometti, dont il analyse les œuvres - un choix totalement assumé dans l'Avant-propos à Notre besoin de Rimbaud - avec une liberté indifférente aux exigences du discours scientifique universitaire refusant, plus encore, toute adhésion partisane à un courant idéologique de pensée. Ce qu'il s'agit dans chacune de ces rencontres d'expérimenter, ce n'est pas un texte, mais une « présence d'être » une « voix ». Bonnefoy n'est l'homme d'aucune chapelle, et ce n'est jamais d'un point de vue extérieur qu'il se place dans son rapport au monde, aux êtres et, par conséquent, aux œuvres des créateurs qu'il étudie.
En finir avec la vue de dehors
Sans doute, l'objectivité scientifique exige-t-elle, et c'est une de ses conditions premières, de se mettre à distance de son objet, d'adopter à son égard une attitude de stricte neutralité. Mais la connaissance, on le sait depuis Kant et La critique de la raison pure, ne nous donne jamais accès à l'être même. La connaissance est une mise en ordre et une parcellisation du monde – les choses n'y sont jamais vues que dans leurs aspects où l'Un se perd dans le multiple, Bonnefoy ne cesse d'insister sur ce point - par des catégories abstraites dont le langage est le grand outil et qui sont autant de schématisations en vue de le rendre intelligible et maîtrisable. Sur ce point, Bonnefoy suit au plus près la conception nietzschéenne de la connaissance10, qu'il ne cite pourtant pas. Peut-être parce qu'il refuse de dissoudre avec Nietzsche l'unité de l'être dans le chaos du devenir.
Le phènomène, c'est l'être tel qu'il paraît, mais d'ores et déjà structuré par les schèmes de la représentation et du langage. Sans doute, la structuration abstraite de la réalité a-t-elle son utilité ; on ne saurait même penser, Bonnefoy le reconnaît, sans recours aux outils de l'intellect qui introduisent de l'intelligibilité dans l'infinie diversité du réel : « Il ne s'agit pas de se refuser à la pensée conceptuelle, c'est notre seule façon de réfléchir et d'agir »11. De cette démarche, il faudra pourtant se défaire. La tâche du poète n'est pas de représenter le monde des phénomènes avec objectivité, de le connaître dans ses lois formulables, moins encore de réduire notre représentation à un réseau de signifiants qui ne renverraient à aucun signifié, un texte duquel le monde est absent - « la poésie », au contraire « est foncièrement transitive », affirme-t-il avec force - ce n'est pas non plus d'en proposer des images, seraient-elles belles ou lyriques, autre tentation du rêve qui nous détourne du réel, c'est de nous mettre en présence de l'être, de l'accueillir comme un tout dans son épiphanie et son immédiateté.
Telle est la quête, inlassablement poursuivie, par la poésie, la peinture et la sculpture, lorsqu'elles sont à la hauteur de la tâche que Bonnefoy leur assigne. Et cela exige de se dépendre, autant que possible, des modalités cognitives et linguistiques – les « approches par le dehors » - par lesquelles s'extériorise notre relation au monde. Substitution de la chose à la présence, que Bonnefoy ne cesse de mettre au compte d'une notion générique : le concept, autant que des illusions de l'imaginaire et de l'image-monde qui lui sont associées. L'acte poétique, car la poésie est acte, se comprend comme cet exercice, en permanence recommencé, qui passe par une réappropriation de la capacité désignative, et non plus simplement significative, du mot. Le mot dit la chose, non pas en sa signification, mais en sa présence, en son existence actuelle, concrète, telle que la mémoire en conserve le souvenir à nouveau vibrant : « Faire que le mot “arbre” ne nous retienne pas dans le dictionnaire, mais nous fasse nous ressouvenir de quelque grand arbre bruissant de toutes ses feuilles, campé sur le chemin de notre vie la plus personnelle, c'est bien ce que fait la poésie, je ne cherche pas à définir le poème autrement que par ce projet, cette tâche. »
Partage sans transcendance
Est-ce faire là l'apologie de la subjectivité ? Ouvrir la porte, pendant on y est, à l'irrationnel ? Loin de là !14 L'ouverture à l'être doit être pensé dans le dépassement de ces catégories et de ces clivages, dès lors que ce n'est pas le moi qui s'offre dans le mot à l'accueil de la chose nue, mais le Je – ou le Soi, ici Bonnefoy se fait proche de Paul Ricoeur qu'il a lu attentivement – et ce Je n'est jamais seul, mais originairement lié aux autres, ajoutons : dans l'amour et la compassion : « Le Je est complexe autant que le moi : la différence étant que ses émotions et ses jugements, ses douleurs et ses joies, ne se referment pas sur son illusion d'absolu, ils sont tournés vers les autres pour davantage de vrais échanges, avec un vœu de partage, de communion. L'autre advient avec le Je »15. De là vient que dans la présence des choses simples, accueillies dans leur totalité immédiate - « la pleine réalité de ces murs et de ces chemins, du ciel, des jeux de l'ombre et de la lumière sur une flaque » - c'est un « lieu », une « terre seconde » - titre d'un essai figurant dans Le nuage rouge, rappelle Jean Starobinski dans sa préface à l'édition Gallimard des Poèmes – qui n'est pas un espace, avec le système d'appropriation, d'exploitation et, à grande échelle, de destruction qu'il produit, mais un pays, un pays humain, qui n'est jamais tant donné qu'à reconquérir et à sauvegarder. La présence à soi, et inséparablement au monde et aux autres, exige une constante ascèse de l'attention, une vigilance également, dès lors que les abstractions réifiantes, les illusions de l'imagination, les tentations du rêve, menacent en permanence de nous ramener à l'univers appauvri et déshumanisant du concept.
La poétique de la présence a, Bonnefoy le reconnaît non sans grande réserve, une dimension sacrée. Mais si elle est éloignée de toute mystique, c'est que l'être n'est pas la figure de Dieu, à laquelle Bonnefoy ne croit pas ou plutôt dont il n'a pas besoin : la plénitude, la présence au monde, dans la conscience de notre finitude humaine, « ce sentiment spontané de coïncidence avec soi dans l'ici et le maintenant » et le partage avec les autres suffisent : « La poésie, c'est ce qui plonge assez bas dans l'immédiateté de la pratique du monde pour y dissiper toutes les croyances, toutes les postulations de réalité métasensible ». Rien ne vient ici trouer l'âme d'un manque qui appelerait à l'eros du divin. La transcendance est ici immanence pure, un absolu sans Dieu « qui est dans le proche », Bonnefoy parle d'une « ontophanie de la terre », qui n'appelle pas au sacrifice de soi, mais à l'ouverture et au partage. Bonnefoy n'est pas le poète de la verticalité. La réalité « n'a pas de profondeur, c'est là que gît son mystère ».
L'ontologie du « grand réalisme » qui refuse de sacrifier à nos constructions conceptuelles l'existence du monde, la décision inaugurale qu'il y a de l'être et non pas rien, l'affirmation que tout n'est pas « texte », une posture que Bonnefoy juge suicidaire, enracine l'acte poétique dans une authentique métaphysique. Et celle-ci, bien qu'elle soit tout à fait inactuelle au regard des courants de pensée dominants, se déploie en une éthique de la sauvegarde et une politique de la dignité humaine qui sont, elles, d'une urgente actualité. Les préoccupations écologiques ont beau être relativement discrètes dans les nombreux entretiens accordés par Yves Bonnefoy, elles surgissent au passage avec une inquiétude profonde qui atteste de l'inscription de l'homme en son époque. L'engagement du poète est certes d'une nature singulière. Citoyen ordinaire, soucieux « autant que quiquonque », des événements de son temps, mais porteur d'une vision et d'un projet révolutionnaire qui est « mise en question de tous les systèmes de représentation du monde ou de l'existence ». C'est aux sources fécondes d'un nouvelle manière d'être au monde qu'avec lui il importe de s'abreuver, non de s'ouvrir à l'attente heideggerienne d'un nouveau dieu. Tout est là, cette « terre seconde », aux antipodes du monde tel que nous nous rapportons à lui, de nos sociétés modernes à l'ère de la technique, où règne, et dans sa toute sa démesure, « l'arraisonnement » d'un fonds indéfininement disponible (du moins le croyait-on jusqu'à peu), selon une des idées-force de Heidegger que Bonnefoy, sur ce point, n'eut pas désavoué. C'est pourquoi la poésie offre aux hommes d'aujourd'hui une « chance unique ». Nulle naïveté dans cette espérance qui serait le propre de « rêveurs confortablement établis dans des mots qui les dispensent d'agir. » La poésie repose sur une décision, un acte, et elle est source d'action, en particulier politique, autant qu'elle est pourvoyeuse de valeurs. Métaphysiquement instauratrice d'être, elle institue inséparablement la dignité humaine, à l'encontre des entreprises de négation, idéologiques et donc conceptuelles, qui réduisent la personne à des abstractions. La résistance farouche de Bonnefoy aux totalitarismes est d'abord née de là : " De grands rythmes montent du corps dans le poème, ils disloquent dans l'échange humain le discours qui réifie, qui aveugle et opprime, et c'est alors la personne d'autrui qui reparaît dans sa dignité, en son droit à être librement elle- même, c'est la démocratie qui redevient évidence. La poésie, c'est la société rénovée."
Poésie et cécité
Si l'acte poétique est une décision qui nous met en présence des choses et des êtres dans leur plénitude immédiate, la poésie en passe par les mots, les « grands vocables du simple ». Or, les mots, on ne les voit dans leur forme que pour les entendre, restitués dans leurs pouvoirs par le son et le rythme. Primauté ici de l'ouïe sur la vision qui ouvre à une toute autre expérience du monde que celle qui, depuis la théôria platonicienne, fait l'apologie de la contemplation et de la vue. Mais cette notion de présence, ce grand motif chez Bonnefoy, comment lui donner, non seulement sens, mais vie ? Comment la rendre concrète, dès lors que c'est à la chose présente toujours qu'on s'attache, non à la présence elle-même. Car l'une se voit, l'autre non. La présence s'entend et elle s'entend dans le langage poétique, la manière unique dont celui-ci tente de rejoindre les choses et les êtres dans leur existence ici et maintenant, réintensifiant le sentiment de la vie dans la vibration des « cordes du texte » : « Il y a poésie quand le “arbre” ou le mot “pierre” prennent des allures d'épiphanies. » Ou encore : « Ce que j'attendais de la poésie […] le besoin, et le projet, d'intensifier dans l'emploi des mots la présence des choses et des êtres. » Dans un entretien publié dans L'inachevé, Bonnefoy insiste sur l'importance de la voix en ces premiers moments de l'écriture poétique où la forme (visuelle) est en quelque sorte tirée de la sonorité des mots : "Ce début d'un rythme implique des sons, éveille des assonances, et donc dans la voix qu'il nait, se découvre forme, pressent des pouvoirs dans la forme. Or, par la voix, c'est tout le corps, le corps mortel, qui s'exprime et cherche, c'est sa finitude qui est présente et active avec tout ce qui la constitue, c'est-à-dire des choses du lieu et cette temporalité de la vie vécue."31 La voix porte en elle la plénitude de la présence charnelle de l'être au monde, et c'est dans les mots, la poésie telle qu'elle les pratique, qu'advient cette « ontophanie ».
Nul état n'éclaire davantage l'expérience « poétique » de la présence au monde, que la manière dont l'être privé de vue, l'aveugle, fait corps avec les éléments alentour dont il perçoit avec une acuité unique les bruissements. Faire le détour par l'expérience de la cécité, ce n'est pas envisager ce que Bonnefoy nous donne à entendre de l'extérieur, c'est y ouvrir un accès dans une intimité bouleversante.
Dans un passage de l'admirable journal que John Hull rédigea sur son expérience de la cécité – ce théologien, professeur à l'université de Birmingham, devient entièrement aveugle, en 1983, à l'âge de quarante-huit ans – et où il retrace l'épreuve, souvent terrible, qui affecta sa relation aux autres et au monde, à un moment il décrit la beauté soudaine, le sentiment de l'unité du monde – grand thème chez Bonnefoy – qui le saisit un jour de pluie : "Le soir, vers 9h, je m'apprêtais à quitter la maison. J'ouvris la porte d'entrée. La pluie tombait. Je restais là quelques minutes, perdu dans sa beauté. La pluie a une manière particulière de faire surgir les contours de toute chose. Elle jette un manteau coloré sur des choses précédemment invisibles. Au lieu d'un monde intermittent et fragmenté, la pluie, dans sa coulée constante, crée la continuité d'une expérience acoustique.
Je l'entends tapoter sur le toit au-dessus de moi, couler le long des murs à ma gauche et à ma droite, jaillissant de la gouttière sur le sol, alors que plus à gauche encore, se fait entendre un clapotis plus léger : la pluie, presque inaudible, tombe sur un arbuste feuillu. À droite, elle tambourine sur la pelouse d'un son plus stable et calme. Je peux même me figurer les contours de la pelouse qui s'élève en une petite colline. Un peu plus loin, à droite encore, elle résonne sur la barrière qui sépare notre maison de la maison voisine. À l'avant, les contours du chemin et des pas sont marqués descendant jusqu'à la porte du jardin. Ici, la pluie frappe le béton, là elle éclabousse les flaques les plus profondes qui se sont déjà formées. Ici et là, une légère cascade ruisselle goutte à goutte. Le bruit sur le chemin est tout à fait différent du bruit de la pluie tambourinant sur la pelouse à droite et il est encore différent de la sensation couverte, lourde et détrempée, du grand buisson sur la gauche. Plus loin, les sons sont moins précis. Je peux entendre la pluie tomber sur la route, et le vrombissement des voitures qui vont et viennent. La scène entière est bien plus différenciée que la description que je puis en donner, parce qu'il y a partout de petites failles dans les motifs, les obstacles et les projections, quelques interruptions ou différences dans la texture où l'écho apporte un détail additionnel à la scène. Sur le tout, semblable à la lumière tombant sur le paysage, règne le doux motif d'un fond rassemblé dans le murmure continu de la pluie.
[…] La pluie présente immédiatement la plénitude d'une situation entière, non présentement remémoré, non par anticipation, mais là, actuellement et maintenant. […] C'est une expérience de grande beauté. J'ai l'impression que le monde, caché sous un voile jusqu'à ce que je le touche, s'est soudain révélé à moi. Je sens que a pluie est gracieuse, qu'elle m'a fait un don : le don du monde. Je ne suis plus isolé, préoccupé par mes pensées, concentré sur ce que je dois faire l'instant d'après. Au lieu de m'inquiéter où il se trouve et ce qu'il rencontrera, je suis présent à une totalité, un monde qui s'adresse à moi.
S'il fallait citer ce passage entier, c'est que tout est dit là, en ces mots simples, de l'expérience poétique bouleversante de la présence à soi, aux autres et aux choses, dans l'unité du monde où est accueilli avec une attention parfaitement concrète, l'adresse de l'être dans son infinie beauté. La poésie, comparable en cela à la cécité, ne rend pas tant le monde visible qu'elle le rend présent. De là vient que l'expérience que fait l'aveugle du monde en certains moments de grâce – la révélation du paysage, un jour de pluie - donne plus qu'aucune à entendre ce qu'est, pour Bonnefoy, la tâche de la poésie et le sens de la notion qu'il a placé en son cœur.
Le langage de l'apparaître et de l'épiphanie marque, certes, la prévalence de la vue, mais oeuvrer par les mots, la présence ne se donne pas dans la distance du visuel - représentation de l'ob-jet jeté par-devers soi - mais en l'immédiateté sonore de l'écoute, telle qu'elle est éprouvée dans la nuit de l'affect. Et de même que le monde se manifeste à nous en deux façons opposées, la nuit elle aussi dit ou bien l'hiver du concept - « la nuit est tombée sur le monde » - ou bien la présence rendue indivisible par le mot où le son l'emporte sur le sens.
Poésie et cécité, la comparaison étonne. Car le monde de l'aveugle, fragmenté et parcellisé plus qu'aucun autre, ne sort du néant que par l'ouïe et les perceptions de sa canne. C'est le son, le vent et l'orage non le soleil, qui rend le monde présent dans son unité spatiale : " Pour moi le vent a remplacé le soleil, et une belle journée est une journée avecune légère brise. Cela ramène à la vie tous les sons de mon environnement. Les feuilles bruissent, des morceaux de papier volent le long des trottoirs, les murs et les larges coins de mur jaillissent sous l'impact du vent. Une journée simplement chaude serait, je suppose, une belle journée calme, mais l'orage la rend plus excitante, parce que l'orage produit soudain un sens de l'espace et de la distance. L'orage met un toit sur la tête, un plafond très haut et vouté, fait de grondement. Je prends conscience que je suis dans un vaste espace, alors que précédemment, il n'y avait rien. La personne voyante a toujours un toit au-dessus d'elle sous la forme du ciel bleu, des nuages ou, la nuit, des étoiles. Il en est de même du son des arbres pour la personne aveugle. Le son crée les arbres ; on est entouré d'arbres, alors qu'avant, il n'y avait rien."
Mais cet « avant, il n'y avait rien », ce néant, ce n'est pas seulement l'absence de monde pour celui qui est privé de la vue lorsqu'il ne l'entend pas ou ne le perçoit pas. N'est-ce pas, très exactement, ce que produit la représentation par concepts ? Analogie entre la cécité et l'abstraction réifiante et déshumanisante des approches par le dehors – le concept aveugle, dit explicitement Bonnefoy - dont il s'agit de défaire. Mais comment ? Non par la vue, mais par la puissance évocatrice du mot et du son. Entendue dans sa sonorité, l'oeuvre poétique, rétablit l'unité de la chose dans sa présence et nous réunit à elle, tout comme l'aveugle peut en faire l'expérience lorsque les sons créent les choses et que soudain « on est entouré d'arbres, alors qu'avant, il n'y avait rien ». « Présence, oui, présence absence ressentie comme la seule réalité dans un monde d'ombres, voilà bien ce qu'il savait entrevoir, et même dire », écrit Bonnefoy à propos d'Alberto Giacometti34. Nous ne sortons pas de la nuit de la cécité ou du concept, ce « monde d'ombres, en nous ouvrant solitairement à l'éclaircie anonyme de l'Être, mais en accueillant dans le mot et le son la présence immédiate, concrète, de la chose, et cette expérience partage avec les autres, des personnes toujours particulières, la conscience de notre finitude et de notre précarité communes, tissant entre nous les liens d'une terre habitable, où chacun sera pour les autres « moins rêveur qu'existant et aimant ». Telle est selon Yves Bonnefoy « la seule réalité qui vaille, la valeur qui fonde toutes les autres»35, le pari de l'être qui, seul, mérite d'être tenu dans toutes ses exigences métaphysiques, poétiques, éthiques et politiques.
MICHEL TERESTCHENKO
PHILOSOPHIE
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mardi 12 août 2025
samedi 28 juin 2025
Lucrèce Luciani, le langage du monde
Lorsque Lucrèce Luciani, écrivaine et psychanalyste, s’empare d’une histoire, on n’a pas affaire à des hauts faits avec leur cortège de brûlures et de passions, mais à des métamorphoses. La séquence qu’elle nous invite à suivre n’est jamais temporelle, elle se déploie en ryzomes infinis, et il faut que son intelligence soit d’une étrange sorte pour avoir perçu ces réseaux qui l’ont choisie, plutôt qu’elle ne les a inventés. Mais où puise-t-elle donc son inspiration ? Les sujets eux-mêmes laissent perplexes.
Qui aurait songé à s’intéresser à Wiborade, la sainte et patronne des bibliothèques, surtout lorsque la religion, chrétienne de plus, n’est pas exactement votre tasse de thé et que vous ne manquez pas une occasion de lui régler ses comptes ? Ou encore au destin d’un tout jeune résistant corse, pendu à la branche d’un arbre une lointaine année d’un siècle qui compte assez peu pour que l’autrice le transfigure en forêt, avec ses canopées hautes dans le ciel et ses ramifications souterraines ? Une photo placée à son chevet d’une petite fille vue de dos, revêtue de feuilles mortes, et c’est une emprise de vingt années qui donne un livre-poème à nul autre pareil. Aucun de ces sujets n’a laissé beaucoup de traces. On n’inventera pas ce qui manque pour combler les trous et construire un récit qui tienne la route. On ne rêvera pas non plus, emporté par les charmes de la recluse qui coud des livres dans sa cellule ou par le sang qui coule entre les mains de Marcu lorsqu’il affronte les soldats de la jeune République au lendemain de la révolution. Je ne crois pas que Lucrèze Luciani rêve. Elle est prise et nous prend à un tout autre jeu, bien plus sérieux. Lorsque le « je » intervient en première personne, c’est pas le moi qui parle, avec ses secrets et ses fantasmes enfin dévoilés, mais le grand livre du monde où « Il n’y a pas la Nature d’un côté, Poésis de l’autre. » Sous la plume de Lucrèce Luciani les mots ne jouent jamais un jeu gratuit : ils vibrent d’une intensité qui ne vient pas de l’inconscient, mais de la secrète alliance que les hommes et les femmes entretiennent depuis l’enfance, avec les arbres, le ciel, le fond du noir et les livres aussi. « Je suis avec les mots, rien que les mots. Heureuse enfance que celle-ci où je ne cherche aucun miroir mais sans cesse le miroitement des choses. » Telle est la clé de son œuvre magnifique, qui entraîne et enchante, jusqu’à l’ivresse. Lisez-la. Et peut-être comme moi vous arrêterez-vous parfois au milieu d’une phrase, le souffle coupé.
____________
Une œuvre déjà importante, qui compte pas moins de treize publications, parmi lesquelles :
La ballade du pendu du Niolu, éditions azoé, 2025.
La Femme changée en Bibliothèque ou Histoire vraie de sainte Wiborade, Jérôme Millon, 2025.
Braise noire, éditions azoé, 2024.
La petite-fille aux-feuilles-mortes, éditions azoé, 2024.
Et on est loin d’avoir tout vu...
Qui aurait songé à s’intéresser à Wiborade, la sainte et patronne des bibliothèques, surtout lorsque la religion, chrétienne de plus, n’est pas exactement votre tasse de thé et que vous ne manquez pas une occasion de lui régler ses comptes ? Ou encore au destin d’un tout jeune résistant corse, pendu à la branche d’un arbre une lointaine année d’un siècle qui compte assez peu pour que l’autrice le transfigure en forêt, avec ses canopées hautes dans le ciel et ses ramifications souterraines ? Une photo placée à son chevet d’une petite fille vue de dos, revêtue de feuilles mortes, et c’est une emprise de vingt années qui donne un livre-poème à nul autre pareil. Aucun de ces sujets n’a laissé beaucoup de traces. On n’inventera pas ce qui manque pour combler les trous et construire un récit qui tienne la route. On ne rêvera pas non plus, emporté par les charmes de la recluse qui coud des livres dans sa cellule ou par le sang qui coule entre les mains de Marcu lorsqu’il affronte les soldats de la jeune République au lendemain de la révolution. Je ne crois pas que Lucrèze Luciani rêve. Elle est prise et nous prend à un tout autre jeu, bien plus sérieux. Lorsque le « je » intervient en première personne, c’est pas le moi qui parle, avec ses secrets et ses fantasmes enfin dévoilés, mais le grand livre du monde où « Il n’y a pas la Nature d’un côté, Poésis de l’autre. » Sous la plume de Lucrèce Luciani les mots ne jouent jamais un jeu gratuit : ils vibrent d’une intensité qui ne vient pas de l’inconscient, mais de la secrète alliance que les hommes et les femmes entretiennent depuis l’enfance, avec les arbres, le ciel, le fond du noir et les livres aussi. « Je suis avec les mots, rien que les mots. Heureuse enfance que celle-ci où je ne cherche aucun miroir mais sans cesse le miroitement des choses. » Telle est la clé de son œuvre magnifique, qui entraîne et enchante, jusqu’à l’ivresse. Lisez-la. Et peut-être comme moi vous arrêterez-vous parfois au milieu d’une phrase, le souffle coupé.
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Une œuvre déjà importante, qui compte pas moins de treize publications, parmi lesquelles :
La ballade du pendu du Niolu, éditions azoé, 2025.
La Femme changée en Bibliothèque ou Histoire vraie de sainte Wiborade, Jérôme Millon, 2025.
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vendredi 14 mars 2025
Le bien n'est-il pas plus profond que le mal ?
Conférence Collège Supérieur de Lyon
13 mars 2025
Je tiens, tout d’abord, à remercier Marie Grand de m’avoir de nouveau invité au Collège Supérieur de Lyon pour venir parler avec vous de ce sujet que je lui avais proposé après ma dernière conférence, ici, il y a deux ans à peu près. A l’époque, je venais de publier un ouvrage sur la littérature et le bien, intitulé plus précisément Ce bien qui fait mal à l’âme, la littérature comme expérience morale. L’intention première de ce travail était et demeure de remettre en question l’affirmation qu’avait tenue Georges Bataille, lors d’un entretien télévisé en 1958 : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » Pour beaucoup seul le mal serait intéressant, et de fait c’est bien à ses différentes expressions que nombre de livres, pour ne pas parler des films ou des séries, sont consacrés, comme si c’était là une source inépuisable d’imaginations et d’inventions créatrices dont le bien serait dépourvu. Et bien que les personnages s’y livrent à toutes sortes d’actions, dont nous condamnons la nature immorale, et qu’elles soient commises par des individus que nous n’aurions nullement le désir de fréquenter dans notre vie quotidienne, nos yeux s’entr’ouvrent sur ce que nos doigts dissimulent, attirés par ce qui nous répugne, comme dans la parabole de Léontios au livre IV La République de Platon :
Léontios, fils d’Aglaion, remontait du Pirée, le long du mur du nord, à l’extérieur : il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et à la fois, au contraire, il était indigné et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! (439e-440a)
Le mal exerce ainsi une sorte de fascination, peut-être cathartique, qu’on ne s’explique pas tout à fait. En comparaison, le bien paraît plutôt efflanqué, et si on le loue, lorsqu’on le reconnaît, on peine à lui trouver une fécondité authentiquement créatrice, quand on ne dénonce pas les atours trompeurs qu’il prend, les hypocrisies dont il se revêt, les intérêts qu’il sert en secret. « Voir clair, c’est voir noir », dit Paul Valéry. La lucidité a, par nature, quelque chose de pessimiste, puisque que le bien est sujet à toutes sortes de tromperies au piège desquelles il ne s’agit pas de se faire prendre. Aussi le bien est-il bien plus une affaire d’apparence qu’une réalité à laquelle on pourrait se confier, et si on le fait, les esprits éclairés et intelligents, ou prétendument tels, n’auront pas de mal à montrer la naïveté à laquelle on cède. Dans l’horizon des actions humaines, le bien ne se montre jamais avec une évidence incontestable, alors qu’en son nom, c’est souvent le pire qui est commis. Lorsqu’on fait les comptes, ce n’est pas que le bien n’existe pas, mais il est quasiment invisible, et lorsqu’il se montre, c’est plutôt une invitation à ne pas se laisser avoir, à ne pas céder aux émotions d’une sensiblerie qui n’a pas plus de valeur que n’en ont, en littérature, les romans à l’eau de rose.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette invisibilité du bien, et les morales du soupçon qui l’accompagne. Nous pourrons en reparler, si vous le souhaitez. Après ce bref panorama, on l’aura compris : le bien n’a pas bonne presse.
Je voudrais montrer ce soir, à quel point l’idée que seul le mal est riche, intéressant et fécond, alors que du bien on ne sait ni quoi penser ni quoi en faire mérite une sérieuse réévaluation. Ma réflexion sera conduite par les propos que Hannah Arendt tenait, le 20 juillet 1963, dans une lettre à Gershom Sholem : « À l’heure actuelle, effectivement, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu’il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical. »
En quelle manière peut-on comprendre cette superficialité du mal ? Une affirmation qui ne conteste nullement qu’il soit extrême, et s’exerce sous formes de violences, de brutalités et de destructions, mais qui lui dénie toute profondeur et radicalité. A l’inverse, comment comprendre la profondeur du bien ? Existe-t-il un accès privilégié à sa manifestation ? Malgré l’affirmation de Georges Bataille, un tel accès, nous le verrons, est offert par la littérature, et certains très grands romans. Pour ne pas céder à la tendance que je dénonce d’accorder toujours plus de place au mal qu’au bien, je m’efforcerai d’expliquer, dans un premier temps, les raisons qui permettent de parler d’une superficialité du mal, que je trouve personnellement très juste, bien qu’elle soit terrifiante, puis, dans un second moment, j’envisagerai quelles expériences de la profondeur du bien nous pouvons faire, lorsqu’il fait effraction dans notre existence.
La superficialité du mal
On comprendra mieux en quel sens on peut parler de la « superficialité » du mal, si l’on saisit le manque de profondeur morale, de densité personnelle, de conscience des responsabilités et du prix à payer à nos actions, qui caractérise les exécuteurs, les bourreaux et les assassins. La psychologie criminelle nous enseigne le caractère infantile des meurtriers, incapables de discerner l’existence de l’autre et d’imaginer les émotions qu’il éprouve. Cette insensibilité, véritable maladie de l’empathie, constitue l’un des traits scientifiquement les mieux documentés de la personnalité psychopathe. À cela s’ajoutent une absence totale de sentiments de culpabilité, de remords ou de honte, un mépris affiché à l’égard de toute notion de responsabilité, perçue comme une limitation de soi, imposée par la société, et qui serait, à les entendre, le propre des imbéciles, des lâches, des nuls, tout juste bons à être écrasés, piétinés, éliminés.
Ces traits distinctifs de la psychopathie révèlent tous un manque, et la violence ainsi libérée ne désigne pas un accroissement de l’être mais son appauvrissement. Le sentiment de liberté se trouvera peut être multiplié chez l’individu que n’entrave aucun obstacle moral, ni souci de l’autre et qui se sent tout puissant, mais c’est là une illusion qui dissimule l’aliénation que provoque la soumission à des pulsions incontrôlées. Nulle grandeur, nulle profondeur dans cette impunité qui laisse libre cours à la plus meurtrière des suffisances.
La frontière entre « l’esprit psychopathe » et l’individu sain d’esprit n’est pourtant pas aussi marquée. Certaines institutions sociales et politiques réussissent à inhiber le sens moral de personnes en tous points « normales », ce jusqu’à les conduire à nuire gravement, dans certaines circonstances, à leurs semblables. Tel fut le résultat des expériences sur la soumission à l’autorité, menées par Stanley Milgram au début des années 1960 : dans le protocole de base de l’expérience, près des deux tiers des sujets ont accepté d’envoyer des décharges d’intensité maximale à un mauvais « élève », simplement parce que ordre leur en avait été donné. Le but initial – et il fut atteint au-delà de toute attente – était de comprendre comment le régime nazi était parvenu à organiser un système génocidaire de masse, exigeant la collaboration de tant de citoyens disposés à le faire fonctionner, en inversant les principes les mieux établis de la civilisation. « Les tyrannies, écrit Milgram, sont perpétrées par des hommes timorés qui n’ont pas le courage de vivre à la hauteur de leurs idéaux».
Au reste, le criminel de guerre n’est souvent qu’un petit homme ordinaire qui cache sa nullité et son insignifiance derrière l’obéissance aux ordres, la rigidité de l’uniforme, l’adhésion à l’idéologie officielle et une passivité endurcie par l’entretien d’un rapport servile à la hiérarchie, d’une reconnaissance aveugle de l’autorité. Nul plus qu’Eichmann, du moins tel que Hannah Arendt le présente, n’incarne mieux cette « nullité » qui serait pathétique si elle n’avait été aussi meurtrière. Les malheurs que ces individus sont susceptibles d’infliger seront sans limites, mais eux-mêmes ne sont souvent que des êtres de façade, des instruments dociles, des hommes dans un étui, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Tchékhov, dont la vacuité se révèle au grand jour lorsqu’ils sont contraints de rendre compte de leurs actes, et qu’ils se défaussent de toute responsabilité personnelle : « Je ne pouvais pas faire autrement ». Écart insupportable entre l’infinité du mal, son caractère « extrême » – qui pourra un jour sonder l’abîme des souffrances que l’homme inflige à l’homme ? –, et la médiocrité étriquée des individus sans la collaboration desquels il n’aurait pu être commis. Hannah Arendt voyait en Eichmann une « marionnette » dénuée de toute spontanéité et Nadejda Mandelstam, la femme du grand poète russe Ossip Mandelstam, mort au Goulag, considérait les officiers du NKVD1 à l’époque stalinienne comme de dérisoires « poupées de chiffon ».
Telle est l’insoutenable « banalité du mal », pour reprendre la formule célèbre d’Hannah Arendt, qui se répand à la surface de la terre comme une infestation ou une épidémie.
Qu’y a de plus facile, de plus immédiat, que de répondre au mal par le mal ? L’histoire contemporaine en apporte mille exemples désastreux. Il suffit de songer à l’archipel de la torture que les Etats-Unis ont aussitôt développé au lendemain du 11-Septembre. C’était là la réponse la plus bête, la plus violente, la plus inefficace que l’administration en place pouvait apporter, la preuve en sera apportée par la commission d’enquête du Sénat américain qui dénoncera ces méthodes totalement illégales et contraires aux principes fondamentaux du droit, dont les résultats ont été nuls. Et ne parlons pas des dizaines de milliers de morts en terre de Palestine, en réponse aux attentats du 7 octobre.
Ce sont là des illustrations de cycles de violences qui se perpétuent sans fin, se propageant, en effet, comme une épidémie contagieuse, mais qui sont incapables de résoudre durablement, c’est-à-dire politiquement, les conflits qui opposent les hommes, et répondant aux situations avec un mélange de brutalité sans limite et de sottise absolue. Combattre une armée de terroristes n’impliquait de raser de la surface de la terre un territoire entier et de faire des dizaines de milliers de victimes civiles, hommes, femmes et enfants, déchiquetés par les bombes, alors que l’avenir des survivants ne nous glace pas moins d’effroi. Ce n’est pas seulement la cruauté de ces actions qui nous laisse sidérés, mais, au-delà de leur horreur manifeste, leur absence totale de ce qui fait l’intelligence et le courage des actions humaines. Quelle profondeur pourrait-on dans ces logiques de vengeance qui sont à l’absolu opposé des mécanismes institutionnels de résolution de conflit qui, un jour ou l’autre, devront succéder à la guerre et à la violence ?
La manifestation du Bien
À l’inverse, il n’est nul besoin de définir le bien pour le reconnaître intuitivement lorsqu’il se manifeste et se montre dans des gestes de bonté, parfois excessifs et insensés, parfois ordinaires. Telle est cette manifestation du bien que nous reconnaissons et louons dans les actes des sauveteurs des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Magda Trocmé ouvre sa porte, un soir de l’hiver 1940, à la première réfugiée juive venue frapper à sa porte : « Naturellement, entrez, entrez ». Des milliers d’autres suivront, hommes, femmes, enfants, vieillards, accueillis, protégés, cachés sous de fausses identités par les habitants du Chambon-sur-Lignon et tout un réseau local de solidarité dirigé par son mari, le pasteur André Trocmé. Cette spontanéité désintéressée, répondant à un appel de détresse et à une urgence, a plus de sens, de beauté, de profondeur, de courage évident, d’intelligence de la situation, de noblesse indiscutable que toutes les obéissances servile aux circonstances, aux structures hiérarchiques, par lesquelles les hommes s’abandonnent à la facilité du mal. La chose a, je crois, un caractère d’évidence. Il est actes qui témoignent, au-delà de tout soupçon, d’une manifestation du Bien dans sa réalité mystérieuse et sa puissante fécondité créatrice.
Tournons-nous maintenant vers ce lieu qu’est la littérature lorsque le bien s’y donne à voir dans une manifestation si évidente qu’elle équivaut pour le bénéficiaire, personnage ou le lecteur, à un véritable traumatisme. En particulier, plus que nul part ailleurs peut-être, dans Les Misérables, et plus particulièrement dans la scène où Jean Valjean est ramené par les gendarmes, après avoir été arrêté en possession des chandeliers qu’il avait volé à l’évêque Bienvenu.
S’enchaîne soudain une série de stupeurs.lorsque ce dernier lui fait presque reproche de n’avoir emporté qu’une partie des objets qu’il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donnéles chandeliers aussi. […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? […] Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre. » L’émotion qui saisit l’ancien forçat, la stupeur qui le pétrifie au contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don auquel rien ne prépare, peut seulement être comparée – l’effroi en plus – à l’aveuglement qui attend le prisonnier platonicien au sortir de la caverne, alors que, libéré de ses chaînes et de ses passions, il entre dans la lumière des formes divines et contemple l’idée du Bien qui est au-delà de toute essence : « Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir. » Paroles libératrices, certes – le prisonnier est aussitôt relâché –, mais qui annoncent celles qui vont à jamais l’attacher à un joug plus implacable que toutes les chaînes. Voici, en effet, le marché anti-faustien entre Bienvenu et Jean Valjean qui arrache ce dernier au mal et le tournera au bien ; rupture inaugurale qui ouvre au parcours dont Les Misérables feront le récit : « N’oubliez pas, n’oubliez jamais que m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. » Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec solennité : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence paradoxale – « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » – que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme. »
L’action de l’évêque n’est pas seulement un geste de bonté, mais une manifestation du Bien produisant en l’âme de Jean Valjean, une commotion si profonde, si « violente » qu’elle transforme à existence à jamais, bien plus que ne l’avaient fait les souffrances endurées pendant dix-sept ans au bagne de Toulon. Mais ce n’est pas le personnage du roman qui est saisi au plus profond de lui-même par cette effraction, tout à la fois traumatisante et libératrice, du Bien, c’est également nous autres lecteurs. En lisant ces pages, nous ne sommes pas simplement les spectateurs passifs d’une histoire que le romancier raconte. Le mal que l’évêque fait à l’âme de Jean Valjean, nous l’éprouvons à notre tour. Et ce n’est pas seulement une expérience morale que nous faisons, mais une expérience spirituelle d’une intensité inouïe, profondément bouleversante, non seulement de la profondeur du bien, mais de sa transcendance et de son autorité. « Le bien est toujours au-delà du donné, et c’est de cet au-delà qu’il exerce son autorité », écrit Iris Murdoch, dans La Souveraineté du bien.
Le lecteur n’est pas un spectateur indifférent, mis à l’abri par la distance de l’oeuvre. En réalité, il se trouve à son insu convoqué par elle. Aussi, prise au sérieux, la lecture est-elle bien plus qu’une source de distraction, un capital de culture. Elle est une expérience hautement inspirante et implicatrice ou, comme le dit Hugo, transfiguratrice. Toute grande oeuvre d’art est, selon George Steiner, un « appel radical au changement », dès lors qu’elle fait l’objet non pas d’une simple vision, lecture ou audition, mais d’une expérience vécue qui est en même temps une injonction. Une expérience métaphysique qui est tout à la fois une contemplation et une invitation à l’action, et qui conduit à une transformation de soi, à une sortie de la sphère étriquée de notre petit moi, puisque quelque chose de plus grand que nous s’y montre et nous appelle. « Ici aussi, écrit Steiner, l’image en résumé est celle d’une Annonciation, d’une “beauté terrible” [Yeats], d’une gravité qui force son entrée dans la petite demeure de notre être précautionneux. Si nous avons entendu correctement le battement d’ailes et la provocation de cette visite, notre demeure ne peut plus être habitée exactement de la même manière qu’auparavant. »
Je vous remercie de votre attention.
13 mars 2025
Je tiens, tout d’abord, à remercier Marie Grand de m’avoir de nouveau invité au Collège Supérieur de Lyon pour venir parler avec vous de ce sujet que je lui avais proposé après ma dernière conférence, ici, il y a deux ans à peu près. A l’époque, je venais de publier un ouvrage sur la littérature et le bien, intitulé plus précisément Ce bien qui fait mal à l’âme, la littérature comme expérience morale. L’intention première de ce travail était et demeure de remettre en question l’affirmation qu’avait tenue Georges Bataille, lors d’un entretien télévisé en 1958 : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » Pour beaucoup seul le mal serait intéressant, et de fait c’est bien à ses différentes expressions que nombre de livres, pour ne pas parler des films ou des séries, sont consacrés, comme si c’était là une source inépuisable d’imaginations et d’inventions créatrices dont le bien serait dépourvu. Et bien que les personnages s’y livrent à toutes sortes d’actions, dont nous condamnons la nature immorale, et qu’elles soient commises par des individus que nous n’aurions nullement le désir de fréquenter dans notre vie quotidienne, nos yeux s’entr’ouvrent sur ce que nos doigts dissimulent, attirés par ce qui nous répugne, comme dans la parabole de Léontios au livre IV La République de Platon :
Léontios, fils d’Aglaion, remontait du Pirée, le long du mur du nord, à l’extérieur : il s’aperçut que des cadavres gisaient près de chez l’exécuteur public : à la fois il désirait regarder, et à la fois, au contraire, il était indigné et se détournait. Pendant un certain temps il aurait lutté et se serait couvert le visage ; mais décidément dominé par le désir, il aurait ouvert grand les yeux et, courant vers les cadavres : Voici pour vous, dit-il, génies du mal, rassasiez-vous de ce beau spectacle ! (439e-440a)
Le mal exerce ainsi une sorte de fascination, peut-être cathartique, qu’on ne s’explique pas tout à fait. En comparaison, le bien paraît plutôt efflanqué, et si on le loue, lorsqu’on le reconnaît, on peine à lui trouver une fécondité authentiquement créatrice, quand on ne dénonce pas les atours trompeurs qu’il prend, les hypocrisies dont il se revêt, les intérêts qu’il sert en secret. « Voir clair, c’est voir noir », dit Paul Valéry. La lucidité a, par nature, quelque chose de pessimiste, puisque que le bien est sujet à toutes sortes de tromperies au piège desquelles il ne s’agit pas de se faire prendre. Aussi le bien est-il bien plus une affaire d’apparence qu’une réalité à laquelle on pourrait se confier, et si on le fait, les esprits éclairés et intelligents, ou prétendument tels, n’auront pas de mal à montrer la naïveté à laquelle on cède. Dans l’horizon des actions humaines, le bien ne se montre jamais avec une évidence incontestable, alors qu’en son nom, c’est souvent le pire qui est commis. Lorsqu’on fait les comptes, ce n’est pas que le bien n’existe pas, mais il est quasiment invisible, et lorsqu’il se montre, c’est plutôt une invitation à ne pas se laisser avoir, à ne pas céder aux émotions d’une sensiblerie qui n’a pas plus de valeur que n’en ont, en littérature, les romans à l’eau de rose.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette invisibilité du bien, et les morales du soupçon qui l’accompagne. Nous pourrons en reparler, si vous le souhaitez. Après ce bref panorama, on l’aura compris : le bien n’a pas bonne presse.
Je voudrais montrer ce soir, à quel point l’idée que seul le mal est riche, intéressant et fécond, alors que du bien on ne sait ni quoi penser ni quoi en faire mérite une sérieuse réévaluation. Ma réflexion sera conduite par les propos que Hannah Arendt tenait, le 20 juillet 1963, dans une lettre à Gershom Sholem : « À l’heure actuelle, effectivement, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu’il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical. »
En quelle manière peut-on comprendre cette superficialité du mal ? Une affirmation qui ne conteste nullement qu’il soit extrême, et s’exerce sous formes de violences, de brutalités et de destructions, mais qui lui dénie toute profondeur et radicalité. A l’inverse, comment comprendre la profondeur du bien ? Existe-t-il un accès privilégié à sa manifestation ? Malgré l’affirmation de Georges Bataille, un tel accès, nous le verrons, est offert par la littérature, et certains très grands romans. Pour ne pas céder à la tendance que je dénonce d’accorder toujours plus de place au mal qu’au bien, je m’efforcerai d’expliquer, dans un premier temps, les raisons qui permettent de parler d’une superficialité du mal, que je trouve personnellement très juste, bien qu’elle soit terrifiante, puis, dans un second moment, j’envisagerai quelles expériences de la profondeur du bien nous pouvons faire, lorsqu’il fait effraction dans notre existence.
La superficialité du mal
On comprendra mieux en quel sens on peut parler de la « superficialité » du mal, si l’on saisit le manque de profondeur morale, de densité personnelle, de conscience des responsabilités et du prix à payer à nos actions, qui caractérise les exécuteurs, les bourreaux et les assassins. La psychologie criminelle nous enseigne le caractère infantile des meurtriers, incapables de discerner l’existence de l’autre et d’imaginer les émotions qu’il éprouve. Cette insensibilité, véritable maladie de l’empathie, constitue l’un des traits scientifiquement les mieux documentés de la personnalité psychopathe. À cela s’ajoutent une absence totale de sentiments de culpabilité, de remords ou de honte, un mépris affiché à l’égard de toute notion de responsabilité, perçue comme une limitation de soi, imposée par la société, et qui serait, à les entendre, le propre des imbéciles, des lâches, des nuls, tout juste bons à être écrasés, piétinés, éliminés.
Ces traits distinctifs de la psychopathie révèlent tous un manque, et la violence ainsi libérée ne désigne pas un accroissement de l’être mais son appauvrissement. Le sentiment de liberté se trouvera peut être multiplié chez l’individu que n’entrave aucun obstacle moral, ni souci de l’autre et qui se sent tout puissant, mais c’est là une illusion qui dissimule l’aliénation que provoque la soumission à des pulsions incontrôlées. Nulle grandeur, nulle profondeur dans cette impunité qui laisse libre cours à la plus meurtrière des suffisances.
La frontière entre « l’esprit psychopathe » et l’individu sain d’esprit n’est pourtant pas aussi marquée. Certaines institutions sociales et politiques réussissent à inhiber le sens moral de personnes en tous points « normales », ce jusqu’à les conduire à nuire gravement, dans certaines circonstances, à leurs semblables. Tel fut le résultat des expériences sur la soumission à l’autorité, menées par Stanley Milgram au début des années 1960 : dans le protocole de base de l’expérience, près des deux tiers des sujets ont accepté d’envoyer des décharges d’intensité maximale à un mauvais « élève », simplement parce que ordre leur en avait été donné. Le but initial – et il fut atteint au-delà de toute attente – était de comprendre comment le régime nazi était parvenu à organiser un système génocidaire de masse, exigeant la collaboration de tant de citoyens disposés à le faire fonctionner, en inversant les principes les mieux établis de la civilisation. « Les tyrannies, écrit Milgram, sont perpétrées par des hommes timorés qui n’ont pas le courage de vivre à la hauteur de leurs idéaux».
Au reste, le criminel de guerre n’est souvent qu’un petit homme ordinaire qui cache sa nullité et son insignifiance derrière l’obéissance aux ordres, la rigidité de l’uniforme, l’adhésion à l’idéologie officielle et une passivité endurcie par l’entretien d’un rapport servile à la hiérarchie, d’une reconnaissance aveugle de l’autorité. Nul plus qu’Eichmann, du moins tel que Hannah Arendt le présente, n’incarne mieux cette « nullité » qui serait pathétique si elle n’avait été aussi meurtrière. Les malheurs que ces individus sont susceptibles d’infliger seront sans limites, mais eux-mêmes ne sont souvent que des êtres de façade, des instruments dociles, des hommes dans un étui, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Tchékhov, dont la vacuité se révèle au grand jour lorsqu’ils sont contraints de rendre compte de leurs actes, et qu’ils se défaussent de toute responsabilité personnelle : « Je ne pouvais pas faire autrement ». Écart insupportable entre l’infinité du mal, son caractère « extrême » – qui pourra un jour sonder l’abîme des souffrances que l’homme inflige à l’homme ? –, et la médiocrité étriquée des individus sans la collaboration desquels il n’aurait pu être commis. Hannah Arendt voyait en Eichmann une « marionnette » dénuée de toute spontanéité et Nadejda Mandelstam, la femme du grand poète russe Ossip Mandelstam, mort au Goulag, considérait les officiers du NKVD1 à l’époque stalinienne comme de dérisoires « poupées de chiffon ».
Telle est l’insoutenable « banalité du mal », pour reprendre la formule célèbre d’Hannah Arendt, qui se répand à la surface de la terre comme une infestation ou une épidémie.
Qu’y a de plus facile, de plus immédiat, que de répondre au mal par le mal ? L’histoire contemporaine en apporte mille exemples désastreux. Il suffit de songer à l’archipel de la torture que les Etats-Unis ont aussitôt développé au lendemain du 11-Septembre. C’était là la réponse la plus bête, la plus violente, la plus inefficace que l’administration en place pouvait apporter, la preuve en sera apportée par la commission d’enquête du Sénat américain qui dénoncera ces méthodes totalement illégales et contraires aux principes fondamentaux du droit, dont les résultats ont été nuls. Et ne parlons pas des dizaines de milliers de morts en terre de Palestine, en réponse aux attentats du 7 octobre.
Ce sont là des illustrations de cycles de violences qui se perpétuent sans fin, se propageant, en effet, comme une épidémie contagieuse, mais qui sont incapables de résoudre durablement, c’est-à-dire politiquement, les conflits qui opposent les hommes, et répondant aux situations avec un mélange de brutalité sans limite et de sottise absolue. Combattre une armée de terroristes n’impliquait de raser de la surface de la terre un territoire entier et de faire des dizaines de milliers de victimes civiles, hommes, femmes et enfants, déchiquetés par les bombes, alors que l’avenir des survivants ne nous glace pas moins d’effroi. Ce n’est pas seulement la cruauté de ces actions qui nous laisse sidérés, mais, au-delà de leur horreur manifeste, leur absence totale de ce qui fait l’intelligence et le courage des actions humaines. Quelle profondeur pourrait-on dans ces logiques de vengeance qui sont à l’absolu opposé des mécanismes institutionnels de résolution de conflit qui, un jour ou l’autre, devront succéder à la guerre et à la violence ?
La manifestation du Bien
À l’inverse, il n’est nul besoin de définir le bien pour le reconnaître intuitivement lorsqu’il se manifeste et se montre dans des gestes de bonté, parfois excessifs et insensés, parfois ordinaires. Telle est cette manifestation du bien que nous reconnaissons et louons dans les actes des sauveteurs des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Magda Trocmé ouvre sa porte, un soir de l’hiver 1940, à la première réfugiée juive venue frapper à sa porte : « Naturellement, entrez, entrez ». Des milliers d’autres suivront, hommes, femmes, enfants, vieillards, accueillis, protégés, cachés sous de fausses identités par les habitants du Chambon-sur-Lignon et tout un réseau local de solidarité dirigé par son mari, le pasteur André Trocmé. Cette spontanéité désintéressée, répondant à un appel de détresse et à une urgence, a plus de sens, de beauté, de profondeur, de courage évident, d’intelligence de la situation, de noblesse indiscutable que toutes les obéissances servile aux circonstances, aux structures hiérarchiques, par lesquelles les hommes s’abandonnent à la facilité du mal. La chose a, je crois, un caractère d’évidence. Il est actes qui témoignent, au-delà de tout soupçon, d’une manifestation du Bien dans sa réalité mystérieuse et sa puissante fécondité créatrice.
Tournons-nous maintenant vers ce lieu qu’est la littérature lorsque le bien s’y donne à voir dans une manifestation si évidente qu’elle équivaut pour le bénéficiaire, personnage ou le lecteur, à un véritable traumatisme. En particulier, plus que nul part ailleurs peut-être, dans Les Misérables, et plus particulièrement dans la scène où Jean Valjean est ramené par les gendarmes, après avoir été arrêté en possession des chandeliers qu’il avait volé à l’évêque Bienvenu.
S’enchaîne soudain une série de stupeurs.lorsque ce dernier lui fait presque reproche de n’avoir emporté qu’une partie des objets qu’il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donnéles chandeliers aussi. […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? […] Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu’aucune langue humaine ne pourrait rendre. » L’émotion qui saisit l’ancien forçat, la stupeur qui le pétrifie au contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don auquel rien ne prépare, peut seulement être comparée – l’effroi en plus – à l’aveuglement qui attend le prisonnier platonicien au sortir de la caverne, alors que, libéré de ses chaînes et de ses passions, il entre dans la lumière des formes divines et contemple l’idée du Bien qui est au-delà de toute essence : « Jean Valjean était comme un homme qui va s’évanouir. » Paroles libératrices, certes – le prisonnier est aussitôt relâché –, mais qui annoncent celles qui vont à jamais l’attacher à un joug plus implacable que toutes les chaînes. Voici, en effet, le marché anti-faustien entre Bienvenu et Jean Valjean qui arrache ce dernier au mal et le tournera au bien ; rupture inaugurale qui ouvre au parcours dont Les Misérables feront le récit : « N’oubliez pas, n’oubliez jamais que m’avez promis d’employer cet argent à devenir honnête homme. » Jean Valjean, qui n’avait aucun souvenir d’avoir rien promis, resta interdit. L’évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec solennité : « Jean Valjean, mon frère, vous n’appartenez plus au mal, mais au bien. C’est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l’esprit de perdition, et je la donne à Dieu. » Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence paradoxale – « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » – que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu’on appelle le bagne, l’évêque lui avait fait mal à l’âme. »
L’action de l’évêque n’est pas seulement un geste de bonté, mais une manifestation du Bien produisant en l’âme de Jean Valjean, une commotion si profonde, si « violente » qu’elle transforme à existence à jamais, bien plus que ne l’avaient fait les souffrances endurées pendant dix-sept ans au bagne de Toulon. Mais ce n’est pas le personnage du roman qui est saisi au plus profond de lui-même par cette effraction, tout à la fois traumatisante et libératrice, du Bien, c’est également nous autres lecteurs. En lisant ces pages, nous ne sommes pas simplement les spectateurs passifs d’une histoire que le romancier raconte. Le mal que l’évêque fait à l’âme de Jean Valjean, nous l’éprouvons à notre tour. Et ce n’est pas seulement une expérience morale que nous faisons, mais une expérience spirituelle d’une intensité inouïe, profondément bouleversante, non seulement de la profondeur du bien, mais de sa transcendance et de son autorité. « Le bien est toujours au-delà du donné, et c’est de cet au-delà qu’il exerce son autorité », écrit Iris Murdoch, dans La Souveraineté du bien.
Le lecteur n’est pas un spectateur indifférent, mis à l’abri par la distance de l’oeuvre. En réalité, il se trouve à son insu convoqué par elle. Aussi, prise au sérieux, la lecture est-elle bien plus qu’une source de distraction, un capital de culture. Elle est une expérience hautement inspirante et implicatrice ou, comme le dit Hugo, transfiguratrice. Toute grande oeuvre d’art est, selon George Steiner, un « appel radical au changement », dès lors qu’elle fait l’objet non pas d’une simple vision, lecture ou audition, mais d’une expérience vécue qui est en même temps une injonction. Une expérience métaphysique qui est tout à la fois une contemplation et une invitation à l’action, et qui conduit à une transformation de soi, à une sortie de la sphère étriquée de notre petit moi, puisque quelque chose de plus grand que nous s’y montre et nous appelle. « Ici aussi, écrit Steiner, l’image en résumé est celle d’une Annonciation, d’une “beauté terrible” [Yeats], d’une gravité qui force son entrée dans la petite demeure de notre être précautionneux. Si nous avons entendu correctement le battement d’ailes et la provocation de cette visite, notre demeure ne peut plus être habitée exactement de la même manière qu’auparavant. »
Je vous remercie de votre attention.
jeudi 16 janvier 2025
Légitimation et légitimité de la violence en politique : une asymétrie fondamentale
Conférence donnée à Rencontres et Débats
Avignon,15 janvier 2025
Cher Monsieur, je vous remercie vivement de m’avoir invité à réfléchir avec vous sur ce sujet qui, appliqué aux situations présentes suscite, parfois jusqu’entre amis et au sein des familles, des débats incendiaires. Je m’efforcerai de l’aborder de façon aussi objective que possible, ce qui ne signifie pas de manière « neutre ». Monsieur Glasser m’a suggéré de ne pas m’en tenir à la torture, mais d’élargir la réflexion à la façon dont j’appréhende à présent les choses. Ayant consacré au moins trois livres à des sujets liés à différentes formes de violence, le premier sur la justifiction de la torture en régime démocratique, le second sur le terrorisme, ses origines idéologiques et ses effets sur nos sociétés, le dernier à la pensée de Machiavel et aux leçons morales qu’on peut en tirer aujourd’hui, il m’a fallu faire des choix. J’aborderai donc la question de la violence en politique à partir de deux aspects qui envisagent, l’une, la légitimation de la violence dans les résistances à l’injustice, l’autre à partir de la légitimité de la violence, telle qu’elle a été élaborée dans les théories modernes de l’État. Il convient, en effet, de faire la distinction entre légitimation et légitimité, parce qu’il existe entre les deux une asymétrie de principe. La première sera toujours sujette à contestation et réprimée par l’Etat, quel que soit la nature du régime en place, démocratique ou non, pour la raison que lui seul est dépositaire de l’usage légitime de la violence.
Historiquement dans le passé, et aujourd’hui encore, la question du recours à la violence se pose lorsque les hommes et les femmes sont confrontés à des situations sociales et politiques d’oppression, de domination et d’injustice, qui violent leurs droits fondamentaux, et que les moyens pacifiques de désobéissance civile et de résistance non-violente ont échoué à obtenir le résultat désiré. En pareil cas, ne serait-il pas légitime d’y avoir recours ? La responsabilité, dit-on, n’incombera pas tant à ceux qui l’exercent qu’à l’État oppressif qui ne laisse pas le choix des armes. Tous les mouvements de résistance à l’oppression ont rencontre le dilemme entre non-violence et lutte armée. Je voudrais à cette occasion rappeler les propos tenus par Gandhi en 1920, que l’on cite parfois de façon tronquée : « Je crois vraiment que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence [...] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence [...] Le véritable courage de l’homme fort, c’est de résister au mal et de combattre l’injustice en prenant le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que celui de tuer pour ne pas mourir. Le plus grand courage, c’est de résister au mal en refusant d’imiter le méchant. » En résumé, Gandhi préfère la violence à la lâcheté - mais il rajoute : Je crois que la non-violence est infiniment plus efficace que la violence.
Néanmoins, ceux qui ont recours à la violence ne sauraient s’exempter de la conscience de la nature des actes qu’ils commettent, et d’en payer le prix s’ils vont jusqu’à donner la mort.
Est-il possible de déterminer des règles morales à l’usage de la violence, alors que tout semble opposer violence et morale, quelques soient les justifications politiques dont elle peut faire l’objet ? Et qu’en est-il des rapports entre violence et droit, lorsque certaines circonstances conduisent les Etats à transgresser les normes juridiques constitutives de la structure des démocraties ? La légitimation de la violence ouvre à des problématiques très différentes, selon qu’on l’envisage dans le cadre de luttes de résistance ou des politiques d’État. C’est ce que nous essaierons d’expliquer.
Les fins de la violence
Dans un premier temps, la question de violence, pour générale et théorique qu’elle soit, se rapporte à nombre de situations historiques, telles celles ouvertes par les mouvements de résistance contre la colonialisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Algérie par exemple. Et elle avait mise aux prises les plus grands intellectuels de l’époque, tels Sartre, Merleau-Ponty ou Camus, sans compter Franz Fanon.
On peut en bref présenter l’état des débats de la façon suivante :
Les arguments philosophiques développés par Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur distinguent entre différentes formes de violence, et acceptent celles qui travaillaient à l'avènement d'un monde humain : « La question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est “progressive” et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer ». Dès lors que « tous les régimes sont criminels », ce n'est pas la morale pure qui peut décider quels sont justes et quels ne sont le sont pas, mais les intérêts qu'ils servent, les fins qu'ils visent, l'émancipation des hommes ou leur aliénation, et la dynamique historique qui les conduit : « Il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un régime dans la totalité historique à laquelle il appartient ».
Dans le contexte de la guerre froide, où s’opposaient deux blocs idéologiques, les Etats-Unis d’une part, incarnant l’impérialisme occidental, l’autre l’Union Soviétique, censée promouvoir la libération des peuples de l’aliénation du système capitaliste, force était de choisir son camp. Et la plupart des intellectuels de l’époque s’engagèrent en faveur d’un Etat, censé incarné l’aspiration des hommes à la liberté, et travaillant à la réaliser.
Cette justification perdit sa validité face à un régime dont on apprenait qu'il perpétuait la pratique de la terreur et qu'il « tournait le dos à ses fins ». Et bien que Merleau-Ponty fut d'accord avec Sartre que le choix n'est pas entre la pureté et la violence, puisque la violence est partout, celle-ci avait perdu toute légitimité dès lors que « l'élément de terreur » l'emportait sur « l'élément humaniste » : « À moins d'être illuminé, on admettra que ces faits remettent entièrement en question la signification du système russe […] Il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est aux camps » », écrit-il dans L'URSS et les camps. À la différence de Sartre, qui restera toujours un intellectuel contestataire, traversé de tensions assumées entre engagement et réflexion critique, « un homme de trop », jamais tout à fait à sa place, Merleau-Ponty se réfugia dans le retrait et le silence mélancolique de « sa vie profonde ». Confronté à la réalité des camps, Sartre s’interroge : “Jusqu'où peuvent-ils aller ?” et “Jusqu'où puis-je les suivre ?” Il y a une morale de la politique – sujet difficile, jamais clairement traité – et, quand la politique doit trahir sa morale, choisir la morale c'est trahir la politique. Allez-vous débrouiller avec cela : surtout quand la politique s'est donné pour but l'avènement du règne humain". Et je ne parle pas des positions que prit Sartre lors de la guerre d’Algérie et les propos terribles qu’il tint dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, qui est, à chaque page, un appel au meurtre des colons. Aujourd’hui encore Fanon reste une référence dans les mouvements de libération palestiniens.
Sartre, en septembre 1961, prenant fait et cause pour la révolution algérienne, rédigea la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, où l'on trouve ces lignes : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Hannah Ardent critiquera sévèrement ces paroles emphatiques et irresponsables qui feront encore dire à Sartre dans une formule qui a l'insouciance d'un bon mot : « Guérirons nous ? Oui. La violence comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. »
Si Sartre poussait plus que Fanon l'apologie du meurtre et de la violence, les Damnés de la terre consacrent plus d'une centaine de pages à la justification de la lutte armée dans une vision manichéenne, assumée comme telle, du « eux ou nous », qui affirme que seule la violence absolue du colonisé est en mesure de chasser la violence coloniale, de restaurer, au prix d' « actes irréversibles », la dignité bafouée de l'homme colonisé, et d'unifier dans une cause commune le peuple en lutte : « Travailler, c'est travailler au meurtre du colon », le principe est répété à chaque page sous toutes les coutures, jusqu'aux formules les plus excessives : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Pas d'échappatoire ni de compromis possible, le mal absolu est la seule réponse au mal absolu : « Tout le reste est littérature ou tentative de trahison.»
Dans ses Cahiers pour la morale, rédigés entre 1947 et 1948, Sartre avait déjà consacré de longues réflexions à la légitimation de la violence dans le détail desquelles nous n'entrerons pas ici. L'idée générale est que le meurtre commis contre le Maître, non seulement ne doit pas être considéré ni vécu par son auteur comme un crime ou une transgression morale, ce qui est encore une manière d'intérioriser les valeurs du Maître, mais comme la seule expression possible de sa liberté. À l'opposé absolument de Camus et dans un paragraphe intitulé « La révolte », Sartre écrit : « Il faut des siècles de culture pour que l'opprimé projette de construire un ordre nouveau et considère l'ordre établi à partir de l'ordre qu'il veut établir, c'est-à-dire envisage la destruction comme simple condition nécessaire et préalable de l'ordre nouveau. » La justification philosophique du meurtre de l'oppresseur, à laquelle Sartre se livre en 1961, n'avait rien donc de nouveau : « Puisque l'esclavage est l'ordre, la liberté sera désordre, anarchie, terrorisme », écrit-il encore dans ses Cahiers. Le choix du Mal est assumé sans la moindre inquiétude : « Quand le Bien est aliéné, c'est-à-dire qu'il est dans les mains de l'Autre, la liberté n'a d'autre ressources que dans le Mal ». On est là à mille lieux des précautions morales de Camus. L'on comprend mieux le mépris avec lequel Sartre accueillit L'homme révolté.
Albert Camus, pour sa part, ne cessera de se confronter aux égarements du mal et de la violence en politique, aussi bien dans ses œuvres, Les Justes, L'homme révolté ou ses Actuelles consacrées à la guerre d'Algérie, que dans ses articles et prises de position publiques et privées. Et il défendait, face à ce que Marc Crépon appelle « le consentement meurtrier » , une morale de la mesure, de la limite et du relatif que beaucoup lui reprochèrent. C'est que, pour Camus, les moyens doivent être examinés indépendamment des fins poursuivies qui, seraient-elles “bonnes” et humainement souhaitables, ne justifient pas tout. La question n'est pas de savoir si la violence travaille ou non à l'avènement d'un monde plus humain, fait de dignité et de liberté. Il est des actes sur lesquels est placé l'interdit d'un Non irrévocable, quelle que soit la fin poursuivie. Autrement dit, « tout n’est pas permis ». Tel est le cas des attentats terroristes qui frappent des civils innocents que s’interdisaient des commettre les « meurtriers délicats » qui sont les héros de sa pièce de théâtre Les justes, tel l’anarchiste russe Kaliayev.
Le bras soudain affaibli, le corps pris de tremblement – signe que l'homme n'avait pas disparu sous le militant de l'Organisation - Kaliayev s'était retenu de lancer la bombe lorsqu'il avait vu dans la calèche, assis à côté du grand-duc et de la grande-duchesse, ces incarnations de la tyrannie qu'il s'apprêtait à assassiner, leurs deux enfants, assis droits, le regard dans le vide, trop petits dans leurs habits de parade : "Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! Je n'ai pas pu ».
De l’importance en politique du scrupule
La question de la limite dans l’usage de la violence légitime, ou de ce que Machiavel, « le bon usage de la cruauté », interroge les rapports, évoqués par Sartre, entre morale et politique. Il serait bon de rappeler à ce propos ce que nous enseigne l’auteur du Prince, Nicolas Machiavel : la nécessité tragique pour l’homme politique responsable de commettre parfois certaines actions que la morale, ou les préceptes religieux, réprouvent. Ici plusieurs choses doivent être soulignées. Tout d’abord, le fait que la nécessité du recours à la violence, et par conséquent au mal, s’adresse, non pas à un tyran dénué de principes et de limites, mais à un « prince bon », c’est-à-dire à un homme qui a des convictions morales, appelé dans certaines circonstances à « entrer dans le mal », s’il veut éviter la ruine de son état, ou pour quelque autre raison essentielle.
Les exigences de l’intégrité morale ne sont pas celles auxquelles doit exclusivement obéir un homme politique responsable. Le grand sociologue allemand, Max Weber, théorise cet antagonisme dans l’opposition entre ce qu’il appelle « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». Les responsabilités de l’homme politique conduiront par exemple à entrer en guerre, avec toutes les violences qui l’accompagnent, alors que le chrétien fidèle aux enseignements du Christ refusera de porter les armes. Tolstoï a écrit sur ce thème une lettre remarquable au jeune Gandhi, dans laquelle s’oppose radicalement la loi de l’amour, prônée par le Christ, et la violence.*
Si l’on en revient à la leçon de Machiavel, et à ce qu’on peut en tirer aujourd’hui, l’action politique ne peut faire l’économie de la violence, ou pour le dire selon les mots de Max Weber : « La violence est le moyen décisif de la politique ». L’homme politique responsable ne peut donc échapper à la nécessité de la violence et du mal. Mais le point important, c’est qu’il doit le savoir. Savoir que s’il transgresse les principes moraux et religieux, il commet le mal, en sorte que le mal ne soit jamais appelé bien, quels que soient les raisons et les situations. Ensuite, si l’homme politique agit ainsi, il doit le faire, non seulement en toute connaissance de cause, mais avec scrupules, de sorte que le mal commis sera un « moindre mal ».
Cet encadrement éthique de l’usage de la violence en fait un instrument circonstancié, limité et temporaire de l’action politique, aux prises avec les contraintes tragiques du monde, tel qu’il est, et elle exige, en celui qui s’y résout, une conscience tragique de la nature des actes commis, et de sérieux scrupules dans leur mise en oeuvre.
Tel était le cas des conjurés qui autour du comte von Stauufenberg ourdirent le complot contre Hitler en juillet 1944. Ces hommes savaient ce qu’ils faisaient et ils ne dénaturaient pas l’acte qu’ils s’apprêtaient à commettre par la monstruosité de l’homme qu’il visait. Ils appartenaient à l’élite de l’armée allemande, forte de l’éthique militaire prussienne de la disciple et de l’obéissance, et la foi protestante qu’ils professaient faisait du commandement divin « Tu ne tueras point » un impératif absolu. Et, pourtant, alors quecette éducation aurait dû arrêter ces officiersde la Wehrmarcht, ils ont passé outre, en toute connaissance de cause. Que l’attentat réussisse ou qu’il échoue, dans tous les cas, leur conscienceou leur vie devait payer le prix du sang versé. Nulle célébration ne viendrait clore la journée de leur succès. Et s’ils devaient échouer – tel fut en effet le cas – qu’il en soit ainsi : ils s’étaient déjà sacrifiés. On voit tout ce qui fait la différence entre cette attitude morale et l’absence de scrupule qu’exprime la déclaration triomphante du président Obama, le soir de l’exécution d’Oussama ben Laden : « Justice is done ».
Et cette absence de conscience morale, assassiner un homme est toujours assassiner un homme, s’agirait-il de Hitler ou de ben Laden, tient au fait que Barak Obama, à la différence des résistants, n’avait pas agi comme un individu ayant à payer le prix moral de sa décision, mais en tant que président de l’Etat, disposant de la prérogative exclusive de l’usage de la violence. Le premier théoricien de l’État moderne qui a véritablement posé les bases théoriques de la légitimation de la violence est le philosophe Thomas Hobbes, qui pose la distinction classique entre état de nature et état social.
L’État et le monopole de la violence légitime
L’état de nature désigne une situation de conflictualité meurtrière, menaçant la vie de chacun, dont les individus cherchent rationnellement à sortir afin de préserver leur sécurité. Ce faisant, ils sont conduits à rechercher différentes modalités de pacification dont le problème est qu’aucune n’apporte de garanties suffisantes que tous les respecteront. Tel est l’état de ce qu’il nomme guerre de tous de tous, et qui désigne assez correctement les relations aujourd’hui entre les Etats. Nous pourrons y revenir. Pour résoudre cette aporie, les individus établissent entre eux un contrat qui institue l’État, ce tiers qui désormais exercera la violence en leur nom, afin de garantir la sécurité de leurs biens et de leurs personnes. Le contrat est donc un transfert juridique par lequel ils renoncent à leurs droits naturels, et à leurs libertés. De là vient la définition bien connue de l’État moderne qu’en donne, deux siècles plus tard, Max Weber : une institution qui dispose de l’usage légitime de la violence et, ajoutera Carl Schmitt, du droit souverain de déclarer la guerre, qui est la forme de violence ultime.
Un tel principe rencontre aussitôt l’objection que posaient les modalités de résistance à l’oppression que nous avons examinées précédemment, et qui sont, su point de vue de tout Etat, par nature, et quelles que soient les raisons morales supérieures évoquées, illégitimes.
La légitimation de la violence en politique est essentiellement asymétrique. Seuls l’État et ses représentants sont autorisés à y avoir recours, et toute expression sociale de la violence devra être réprimée.
L’unique manière, plus ou moins théoriquement acceptée au sein des démocraties, de lutter contre un système social et politique, considéré comme injuste au regard de principes supérieurs au droit positif, est la désobéissance civile, laquelle est par nature pacifique et exclue tout usage de la violence. C’est dans ce contexe , par exemple, que s’exerça la répression policière contre les manifestations des Gilets jaunes lorsqu’elles prirent une tournure violente qui exprimaient un désespoir que les organisations traditionnellement vouées à la médiation des conflits sociaux, à savoir les syndicats, avaient été incapables d’incarner. Ces manifestations se réclamaient d’une légitimité – l’appel désespéré à une société plus juste – que l’État, serait-il démocratique, ne pouvait tolérer, dès lors que les manifestants s’arrogeaient une prérogative dont seul l’État dispose. La question de la légitimation de la violence se pose dans le contexte théorique et juridique de cette asymétrie fondamentale, dont s’emparent tous les Etats, démocratiques ou non, pour réprimer les contestations sociales auxquelles n’auront pas été laissées d’autre choix que celui de la radicalité.
Légitimées par le droit à exercer seul la violence, l’État n’hésitera pas, face aux actes terroristes, à s’émanciper de toutes les limites et contraintes et à se livrer autant à des actes de torture que de destructions entières de populations civiles parfaitement innocentes. On l’a vu aux Etats-Unis au lendemain du 11-Septembre, on le voit chaque jour encore, depuis la journée fatidique du 7 octobre 2023, sur la terre meurtrie et dévastée de Palestine. Pour meurtriers et effroyables qu’ils soient, les actes terroristes n’autorisent pas la violation de toutes les règles du respect de la vie humaine et des normes du droit humanitaire international. Je vous remercie de votre attention.
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Lettre de Tolstoï
A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique
7 septembre 1910, Kotschety,
J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjouis ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
Plus je vis, - et surtout à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort – plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe : c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à a communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sens au plus profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité : hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en des termes nets que cette Loi contient toute la loi et les Prophètes. Mais il y a plus : prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelque cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci : dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion ; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que : gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps. Aujourd'hui, la question se pose ainsi : oui ou non, il faut choisir ! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis. Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième : « Tu ne tueras point ! « Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question : « Est-il toujours et dans tous les cas défendus de tuer par la loi de Dieu ? » Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient : « - Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer. » Cependant, une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière : « - Le meurtre est-il toujours péché ? » rougit et répondit, émue et décidée : « Toujours ! » Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer – et cela déjà par le Vieux Testament : quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire le mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habilité oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta. Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur les progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille. Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout état de chose témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour, et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve au centre de nos intérêts ; et elle est la plus importante de toutes celles aujourd'hui sur la terre ; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres, peuvent se dire : « Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes. »
Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, probablement tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des Etats ne pourraient se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux Etats. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique, que par le nôtre Russe ; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'Etat. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.
Léon Tolstoy
Avignon,15 janvier 2025
Cher Monsieur, je vous remercie vivement de m’avoir invité à réfléchir avec vous sur ce sujet qui, appliqué aux situations présentes suscite, parfois jusqu’entre amis et au sein des familles, des débats incendiaires. Je m’efforcerai de l’aborder de façon aussi objective que possible, ce qui ne signifie pas de manière « neutre ». Monsieur Glasser m’a suggéré de ne pas m’en tenir à la torture, mais d’élargir la réflexion à la façon dont j’appréhende à présent les choses. Ayant consacré au moins trois livres à des sujets liés à différentes formes de violence, le premier sur la justifiction de la torture en régime démocratique, le second sur le terrorisme, ses origines idéologiques et ses effets sur nos sociétés, le dernier à la pensée de Machiavel et aux leçons morales qu’on peut en tirer aujourd’hui, il m’a fallu faire des choix. J’aborderai donc la question de la violence en politique à partir de deux aspects qui envisagent, l’une, la légitimation de la violence dans les résistances à l’injustice, l’autre à partir de la légitimité de la violence, telle qu’elle a été élaborée dans les théories modernes de l’État. Il convient, en effet, de faire la distinction entre légitimation et légitimité, parce qu’il existe entre les deux une asymétrie de principe. La première sera toujours sujette à contestation et réprimée par l’Etat, quel que soit la nature du régime en place, démocratique ou non, pour la raison que lui seul est dépositaire de l’usage légitime de la violence.
Historiquement dans le passé, et aujourd’hui encore, la question du recours à la violence se pose lorsque les hommes et les femmes sont confrontés à des situations sociales et politiques d’oppression, de domination et d’injustice, qui violent leurs droits fondamentaux, et que les moyens pacifiques de désobéissance civile et de résistance non-violente ont échoué à obtenir le résultat désiré. En pareil cas, ne serait-il pas légitime d’y avoir recours ? La responsabilité, dit-on, n’incombera pas tant à ceux qui l’exercent qu’à l’État oppressif qui ne laisse pas le choix des armes. Tous les mouvements de résistance à l’oppression ont rencontre le dilemme entre non-violence et lutte armée. Je voudrais à cette occasion rappeler les propos tenus par Gandhi en 1920, que l’on cite parfois de façon tronquée : « Je crois vraiment que là où il n’y a que le choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence [...] C’est pourquoi je préconise à ceux qui croient à la violence d’apprendre le maniement des armes. Je préférerais que l’Inde eût recours aux armes pour défendre son honneur plutôt que de la voir, par lâcheté, devenir ou rester l’impuissant témoin de son propre déshonneur. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence [...] Le véritable courage de l’homme fort, c’est de résister au mal et de combattre l’injustice en prenant le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que celui de tuer pour ne pas mourir. Le plus grand courage, c’est de résister au mal en refusant d’imiter le méchant. » En résumé, Gandhi préfère la violence à la lâcheté - mais il rajoute : Je crois que la non-violence est infiniment plus efficace que la violence.
Néanmoins, ceux qui ont recours à la violence ne sauraient s’exempter de la conscience de la nature des actes qu’ils commettent, et d’en payer le prix s’ils vont jusqu’à donner la mort.
Est-il possible de déterminer des règles morales à l’usage de la violence, alors que tout semble opposer violence et morale, quelques soient les justifications politiques dont elle peut faire l’objet ? Et qu’en est-il des rapports entre violence et droit, lorsque certaines circonstances conduisent les Etats à transgresser les normes juridiques constitutives de la structure des démocraties ? La légitimation de la violence ouvre à des problématiques très différentes, selon qu’on l’envisage dans le cadre de luttes de résistance ou des politiques d’État. C’est ce que nous essaierons d’expliquer.
Les fins de la violence
Dans un premier temps, la question de violence, pour générale et théorique qu’elle soit, se rapporte à nombre de situations historiques, telles celles ouvertes par les mouvements de résistance contre la colonialisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en Algérie par exemple. Et elle avait mise aux prises les plus grands intellectuels de l’époque, tels Sartre, Merleau-Ponty ou Camus, sans compter Franz Fanon.
On peut en bref présenter l’état des débats de la façon suivante :
Les arguments philosophiques développés par Merleau-Ponty dans Humanisme et terreur distinguent entre différentes formes de violence, et acceptent celles qui travaillaient à l'avènement d'un monde humain : « La question pour le moment n'est pas de savoir si l'on accepte ou refuse la violence, mais si la violence avec laquelle on pactise est “progressive” et tend à se supprimer ou si elle tend à se perpétuer ». Dès lors que « tous les régimes sont criminels », ce n'est pas la morale pure qui peut décider quels sont justes et quels ne sont le sont pas, mais les intérêts qu'ils servent, les fins qu'ils visent, l'émancipation des hommes ou leur aliénation, et la dynamique historique qui les conduit : « Il faut situer le crime dans la logique d'une situation, dans la dynamique d'un régime dans la totalité historique à laquelle il appartient ».
Dans le contexte de la guerre froide, où s’opposaient deux blocs idéologiques, les Etats-Unis d’une part, incarnant l’impérialisme occidental, l’autre l’Union Soviétique, censée promouvoir la libération des peuples de l’aliénation du système capitaliste, force était de choisir son camp. Et la plupart des intellectuels de l’époque s’engagèrent en faveur d’un Etat, censé incarné l’aspiration des hommes à la liberté, et travaillant à la réaliser.
Cette justification perdit sa validité face à un régime dont on apprenait qu'il perpétuait la pratique de la terreur et qu'il « tournait le dos à ses fins ». Et bien que Merleau-Ponty fut d'accord avec Sartre que le choix n'est pas entre la pureté et la violence, puisque la violence est partout, celle-ci avait perdu toute légitimité dès lors que « l'élément de terreur » l'emportait sur « l'élément humaniste » : « À moins d'être illuminé, on admettra que ces faits remettent entièrement en question la signification du système russe […] Il n'y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est aux camps » », écrit-il dans L'URSS et les camps. À la différence de Sartre, qui restera toujours un intellectuel contestataire, traversé de tensions assumées entre engagement et réflexion critique, « un homme de trop », jamais tout à fait à sa place, Merleau-Ponty se réfugia dans le retrait et le silence mélancolique de « sa vie profonde ». Confronté à la réalité des camps, Sartre s’interroge : “Jusqu'où peuvent-ils aller ?” et “Jusqu'où puis-je les suivre ?” Il y a une morale de la politique – sujet difficile, jamais clairement traité – et, quand la politique doit trahir sa morale, choisir la morale c'est trahir la politique. Allez-vous débrouiller avec cela : surtout quand la politique s'est donné pour but l'avènement du règne humain". Et je ne parle pas des positions que prit Sartre lors de la guerre d’Algérie et les propos terribles qu’il tint dans sa préface aux Damnés de la terre de Franz Fanon, qui est, à chaque page, un appel au meurtre des colons. Aujourd’hui encore Fanon reste une référence dans les mouvements de libération palestiniens.
Sartre, en septembre 1961, prenant fait et cause pour la révolution algérienne, rédigea la préface aux Damnés de la terre de Frantz Fanon, où l'on trouve ces lignes : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c'est faire d'une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Hannah Ardent critiquera sévèrement ces paroles emphatiques et irresponsables qui feront encore dire à Sartre dans une formule qui a l'insouciance d'un bon mot : « Guérirons nous ? Oui. La violence comme la lance d'Achille, peut cicatriser les blessures qu'elle a faites. »
Si Sartre poussait plus que Fanon l'apologie du meurtre et de la violence, les Damnés de la terre consacrent plus d'une centaine de pages à la justification de la lutte armée dans une vision manichéenne, assumée comme telle, du « eux ou nous », qui affirme que seule la violence absolue du colonisé est en mesure de chasser la violence coloniale, de restaurer, au prix d' « actes irréversibles », la dignité bafouée de l'homme colonisé, et d'unifier dans une cause commune le peuple en lutte : « Travailler, c'est travailler au meurtre du colon », le principe est répété à chaque page sous toutes les coutures, jusqu'aux formules les plus excessives : « Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon ». Pas d'échappatoire ni de compromis possible, le mal absolu est la seule réponse au mal absolu : « Tout le reste est littérature ou tentative de trahison.»
Dans ses Cahiers pour la morale, rédigés entre 1947 et 1948, Sartre avait déjà consacré de longues réflexions à la légitimation de la violence dans le détail desquelles nous n'entrerons pas ici. L'idée générale est que le meurtre commis contre le Maître, non seulement ne doit pas être considéré ni vécu par son auteur comme un crime ou une transgression morale, ce qui est encore une manière d'intérioriser les valeurs du Maître, mais comme la seule expression possible de sa liberté. À l'opposé absolument de Camus et dans un paragraphe intitulé « La révolte », Sartre écrit : « Il faut des siècles de culture pour que l'opprimé projette de construire un ordre nouveau et considère l'ordre établi à partir de l'ordre qu'il veut établir, c'est-à-dire envisage la destruction comme simple condition nécessaire et préalable de l'ordre nouveau. » La justification philosophique du meurtre de l'oppresseur, à laquelle Sartre se livre en 1961, n'avait rien donc de nouveau : « Puisque l'esclavage est l'ordre, la liberté sera désordre, anarchie, terrorisme », écrit-il encore dans ses Cahiers. Le choix du Mal est assumé sans la moindre inquiétude : « Quand le Bien est aliéné, c'est-à-dire qu'il est dans les mains de l'Autre, la liberté n'a d'autre ressources que dans le Mal ». On est là à mille lieux des précautions morales de Camus. L'on comprend mieux le mépris avec lequel Sartre accueillit L'homme révolté.
Albert Camus, pour sa part, ne cessera de se confronter aux égarements du mal et de la violence en politique, aussi bien dans ses œuvres, Les Justes, L'homme révolté ou ses Actuelles consacrées à la guerre d'Algérie, que dans ses articles et prises de position publiques et privées. Et il défendait, face à ce que Marc Crépon appelle « le consentement meurtrier » , une morale de la mesure, de la limite et du relatif que beaucoup lui reprochèrent. C'est que, pour Camus, les moyens doivent être examinés indépendamment des fins poursuivies qui, seraient-elles “bonnes” et humainement souhaitables, ne justifient pas tout. La question n'est pas de savoir si la violence travaille ou non à l'avènement d'un monde plus humain, fait de dignité et de liberté. Il est des actes sur lesquels est placé l'interdit d'un Non irrévocable, quelle que soit la fin poursuivie. Autrement dit, « tout n’est pas permis ». Tel est le cas des attentats terroristes qui frappent des civils innocents que s’interdisaient des commettre les « meurtriers délicats » qui sont les héros de sa pièce de théâtre Les justes, tel l’anarchiste russe Kaliayev.
Le bras soudain affaibli, le corps pris de tremblement – signe que l'homme n'avait pas disparu sous le militant de l'Organisation - Kaliayev s'était retenu de lancer la bombe lorsqu'il avait vu dans la calèche, assis à côté du grand-duc et de la grande-duchesse, ces incarnations de la tyrannie qu'il s'apprêtait à assassiner, leurs deux enfants, assis droits, le regard dans le vide, trop petits dans leurs habits de parade : "Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait le lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! Je n'ai pas pu ».
De l’importance en politique du scrupule
La question de la limite dans l’usage de la violence légitime, ou de ce que Machiavel, « le bon usage de la cruauté », interroge les rapports, évoqués par Sartre, entre morale et politique. Il serait bon de rappeler à ce propos ce que nous enseigne l’auteur du Prince, Nicolas Machiavel : la nécessité tragique pour l’homme politique responsable de commettre parfois certaines actions que la morale, ou les préceptes religieux, réprouvent. Ici plusieurs choses doivent être soulignées. Tout d’abord, le fait que la nécessité du recours à la violence, et par conséquent au mal, s’adresse, non pas à un tyran dénué de principes et de limites, mais à un « prince bon », c’est-à-dire à un homme qui a des convictions morales, appelé dans certaines circonstances à « entrer dans le mal », s’il veut éviter la ruine de son état, ou pour quelque autre raison essentielle.
Les exigences de l’intégrité morale ne sont pas celles auxquelles doit exclusivement obéir un homme politique responsable. Le grand sociologue allemand, Max Weber, théorise cet antagonisme dans l’opposition entre ce qu’il appelle « l’éthique de la conviction » et « l’éthique de la responsabilité ». Les responsabilités de l’homme politique conduiront par exemple à entrer en guerre, avec toutes les violences qui l’accompagnent, alors que le chrétien fidèle aux enseignements du Christ refusera de porter les armes. Tolstoï a écrit sur ce thème une lettre remarquable au jeune Gandhi, dans laquelle s’oppose radicalement la loi de l’amour, prônée par le Christ, et la violence.*
Si l’on en revient à la leçon de Machiavel, et à ce qu’on peut en tirer aujourd’hui, l’action politique ne peut faire l’économie de la violence, ou pour le dire selon les mots de Max Weber : « La violence est le moyen décisif de la politique ». L’homme politique responsable ne peut donc échapper à la nécessité de la violence et du mal. Mais le point important, c’est qu’il doit le savoir. Savoir que s’il transgresse les principes moraux et religieux, il commet le mal, en sorte que le mal ne soit jamais appelé bien, quels que soient les raisons et les situations. Ensuite, si l’homme politique agit ainsi, il doit le faire, non seulement en toute connaissance de cause, mais avec scrupules, de sorte que le mal commis sera un « moindre mal ».
Cet encadrement éthique de l’usage de la violence en fait un instrument circonstancié, limité et temporaire de l’action politique, aux prises avec les contraintes tragiques du monde, tel qu’il est, et elle exige, en celui qui s’y résout, une conscience tragique de la nature des actes commis, et de sérieux scrupules dans leur mise en oeuvre.
Tel était le cas des conjurés qui autour du comte von Stauufenberg ourdirent le complot contre Hitler en juillet 1944. Ces hommes savaient ce qu’ils faisaient et ils ne dénaturaient pas l’acte qu’ils s’apprêtaient à commettre par la monstruosité de l’homme qu’il visait. Ils appartenaient à l’élite de l’armée allemande, forte de l’éthique militaire prussienne de la disciple et de l’obéissance, et la foi protestante qu’ils professaient faisait du commandement divin « Tu ne tueras point » un impératif absolu. Et, pourtant, alors quecette éducation aurait dû arrêter ces officiersde la Wehrmarcht, ils ont passé outre, en toute connaissance de cause. Que l’attentat réussisse ou qu’il échoue, dans tous les cas, leur conscienceou leur vie devait payer le prix du sang versé. Nulle célébration ne viendrait clore la journée de leur succès. Et s’ils devaient échouer – tel fut en effet le cas – qu’il en soit ainsi : ils s’étaient déjà sacrifiés. On voit tout ce qui fait la différence entre cette attitude morale et l’absence de scrupule qu’exprime la déclaration triomphante du président Obama, le soir de l’exécution d’Oussama ben Laden : « Justice is done ».
Et cette absence de conscience morale, assassiner un homme est toujours assassiner un homme, s’agirait-il de Hitler ou de ben Laden, tient au fait que Barak Obama, à la différence des résistants, n’avait pas agi comme un individu ayant à payer le prix moral de sa décision, mais en tant que président de l’Etat, disposant de la prérogative exclusive de l’usage de la violence. Le premier théoricien de l’État moderne qui a véritablement posé les bases théoriques de la légitimation de la violence est le philosophe Thomas Hobbes, qui pose la distinction classique entre état de nature et état social.
L’État et le monopole de la violence légitime
L’état de nature désigne une situation de conflictualité meurtrière, menaçant la vie de chacun, dont les individus cherchent rationnellement à sortir afin de préserver leur sécurité. Ce faisant, ils sont conduits à rechercher différentes modalités de pacification dont le problème est qu’aucune n’apporte de garanties suffisantes que tous les respecteront. Tel est l’état de ce qu’il nomme guerre de tous de tous, et qui désigne assez correctement les relations aujourd’hui entre les Etats. Nous pourrons y revenir. Pour résoudre cette aporie, les individus établissent entre eux un contrat qui institue l’État, ce tiers qui désormais exercera la violence en leur nom, afin de garantir la sécurité de leurs biens et de leurs personnes. Le contrat est donc un transfert juridique par lequel ils renoncent à leurs droits naturels, et à leurs libertés. De là vient la définition bien connue de l’État moderne qu’en donne, deux siècles plus tard, Max Weber : une institution qui dispose de l’usage légitime de la violence et, ajoutera Carl Schmitt, du droit souverain de déclarer la guerre, qui est la forme de violence ultime.
Un tel principe rencontre aussitôt l’objection que posaient les modalités de résistance à l’oppression que nous avons examinées précédemment, et qui sont, su point de vue de tout Etat, par nature, et quelles que soient les raisons morales supérieures évoquées, illégitimes.
La légitimation de la violence en politique est essentiellement asymétrique. Seuls l’État et ses représentants sont autorisés à y avoir recours, et toute expression sociale de la violence devra être réprimée.
L’unique manière, plus ou moins théoriquement acceptée au sein des démocraties, de lutter contre un système social et politique, considéré comme injuste au regard de principes supérieurs au droit positif, est la désobéissance civile, laquelle est par nature pacifique et exclue tout usage de la violence. C’est dans ce contexe , par exemple, que s’exerça la répression policière contre les manifestations des Gilets jaunes lorsqu’elles prirent une tournure violente qui exprimaient un désespoir que les organisations traditionnellement vouées à la médiation des conflits sociaux, à savoir les syndicats, avaient été incapables d’incarner. Ces manifestations se réclamaient d’une légitimité – l’appel désespéré à une société plus juste – que l’État, serait-il démocratique, ne pouvait tolérer, dès lors que les manifestants s’arrogeaient une prérogative dont seul l’État dispose. La question de la légitimation de la violence se pose dans le contexte théorique et juridique de cette asymétrie fondamentale, dont s’emparent tous les Etats, démocratiques ou non, pour réprimer les contestations sociales auxquelles n’auront pas été laissées d’autre choix que celui de la radicalité.
Légitimées par le droit à exercer seul la violence, l’État n’hésitera pas, face aux actes terroristes, à s’émanciper de toutes les limites et contraintes et à se livrer autant à des actes de torture que de destructions entières de populations civiles parfaitement innocentes. On l’a vu aux Etats-Unis au lendemain du 11-Septembre, on le voit chaque jour encore, depuis la journée fatidique du 7 octobre 2023, sur la terre meurtrie et dévastée de Palestine. Pour meurtriers et effroyables qu’ils soient, les actes terroristes n’autorisent pas la violation de toutes les règles du respect de la vie humaine et des normes du droit humanitaire international. Je vous remercie de votre attention.
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Lettre de Tolstoï
A M. K. Gandhi, Johannesburg, Transvaal, Sud-Afrique
7 septembre 1910, Kotschety,
J'ai reçu votre journal Indian Opinion et je me suis réjouis ce qu'il rapporte des Non-Résistants absolus. Le désir m'est venu de vous exprimer les pensées qu'a éveillées en moi cette lecture.
Plus je vis, - et surtout à présent, où je sens avec clarté l'approche de la mort – plus fort est le besoin de m'exprimer sur ce qui me touche le plus vivement au cœur, sur ce qui me paraît d'une importance inouïe : c'est à savoir que ce que l'on nomme Non-Résistance n'est, en fin de compte, rien d'autre que l'enseignement de la Loi d'amour, non déformé encore par des interprétations menteuses. L'amour, ou, en d'autres termes, l'aspiration des âmes à a communion humaine et à la solidarité, représente la loi supérieure et unique de la vie... Et cela, chacun le sait et le sens au plus profond de son cœur (nous le voyons le plus clairement chez l'enfant). Il le sait aussi longtemps qu'il n'est pas entortillé dans la nasse de mensonge de la pensée du monde.
Cette loi a été promulguée par tous les sages de l'humanité : hindous, chinois, hébreux, grecs et romains. Elle a été, je crois, exprimée le plus clairement par le Christ, qui a dit en des termes nets que cette Loi contient toute la loi et les Prophètes. Mais il y a plus : prévoyant les déformations qui menacent cette loi, il a dénoncé expressément le danger qu'elle soit dénaturée par les gens dont la vie est livrée aux intérêts matériels. Ce danger est qu'ils se croient autorisés à défendre leurs intérêts par la violence ou, selon son expression, à rendre coup pour coup, à reprendre par la force ce qui a été enlevé par la force, etc., etc. Il savait (comme le sait tout homme raisonnable) que l'emploi de la violence est incompatible avec l'amour, qui est la plus haute loi de la vie. Il savait qu'aussitôt la violence admise, dans un seul cas, la loi était du coup abolie. Toute la civilisation chrétienne, si brillante en apparence, a poussé sur ce malentendu et cette contradiction, flagrante, étrange, en quelque cas, voulue, mais le plus souvent inconsciente.
En réalité, dès que la résistance par la violence a été admise, la loi de l'amour était sans valeur et n'en pouvait plus avoir. Et si la loi d'amour est sans valeur, il n'est plus aucune loi, excepté le droit du plus fort. Ainsi vécut la chrétienté durant dix-neuf siècles. Au reste, dans tous les temps, les hommes ont pris la force pour principe directeur de l'organisation sociale. La différence entre les nations chrétiennes et les autres n'a été qu'en ceci : dans la chrétienté, la loi d'amour avait été posée clairement et nettement, comme dans aucune autre religion ; et les chrétiens l'ont solennellement acceptée, bien qu'ils aient regardé comme licite l'emploi de la violence et qu'ils aient fondé leur vie sur la violence. Ainsi, la vie des peuples chrétiens est une contradiction complète entre leur confession et la base de leur vie, entre l'amour, qui doit être la loi de l'action, et la violence, qui est reconnue sous des formes diverses, telles que : gouvernement, tribunaux et armées, déclarés nécessaires et approuvés. Cette contradiction s'est accentuée avec le développement de la vie intérieure, et elle a atteint son paroxysme en ces derniers temps. Aujourd'hui, la question se pose ainsi : oui ou non, il faut choisir ! Ou bien admettre que nous ne reconnaissons aucun enseignement moral religieux, et nous laisser guider dans la conduite de notre vie par le droit du plus fort. Ou bien agir en sorte que tous les impôts perçus par contrainte, toutes nos institutions de justice et de police, et avant tout l'armée, soient abolis. Le printemps dernier, à l'examen religieux d'un institut de jeunes filles, à Moscou, l'instructeur religieux d'abord, puis l'archevêque qui y assistait ont interrogé les fillettes sur les Dix Commandements, et principalement sur le Cinquième : « Tu ne tueras point ! « Quand la réponse était juste, l'archevêque ajoutait souvent cette autre question : « Est-il toujours et dans tous les cas défendus de tuer par la loi de Dieu ? » Et les pauvres filles, perverties par les professeurs, devaient répondre et répondaient : « - Non, pas toujours. Car dans la guerre et pour les exécutions, il est permis de tuer. » Cependant, une de ces malheureuses créatures (ceci m'a été raconté par un témoin oculaire) ayant reçu la question coutumière : « - Le meurtre est-il toujours péché ? » rougit et répondit, émue et décidée : « Toujours ! » Et à tous les sophismes de l'archevêque elle répliqua, inébranlable, qu'il était interdit toujours, dans tous les cas, de tuer – et cela déjà par le Vieux Testament : quant au Christ, il n'a pas seulement défendu de tuer, mais de faire le mal à son prochain. Malgré toute sa majesté et son habilité oratoire, l'archevêque eut la bouche fermée, et la jeune fille l'emporta. Oui, nous pouvons bavarder, dans nos journaux, sur les progrès de l'aviation, les complications de la diplomatie, les clubs, les découvertes, les soi-disant œuvres d'art, et passer sous silence ce qu'a dit cette jeune fille. Mais nous ne pouvons pas en étouffer la pensée, car tout homme chrétien sent comme elle plus ou moins obscurément. Le socialisme, l'anarchisme, l'Armée du Salut, la criminalité croissante, le chômage, le luxe monstrueux des riches, qui ne cesse d'augmenter, et la noire misère des pauvres, la terrible progression des suicides, tout état de chose témoigne de la contradiction intérieure, qui doit être et qui sera résolue. Résolue, vraisemblablement, dans le sens de la reconnaissance de la loi d'amour, et de la condamnation de tout emploi de la violence. C'est pourquoi votre activité, au Transvaal, qui semble pour nous au bout du monde, se trouve au centre de nos intérêts ; et elle est la plus importante de toutes celles aujourd'hui sur la terre ; non seulement les peuples chrétiens, mais tous les peuples du monde y prendront part.
Il vous sera sans doute agréable d'apprendre que chez nous aussi, en Russie, une agitation pareille se développe rapidement, et que les refus de service militaire augmentent d'année en année. Quelque faible que soit encore chez vous le nombre des Non-Résistants et chez nous celui des réfractaires, les uns et les autres, peuvent se dire : « Dieu est avec nous. Et Dieu est plus puissant que les hommes. »
Dans la profession de foi chrétienne, même sous la forme de christianisme perverti qui nous est enseigné, et dans la croyance simultanée à la nécessité d'armées et d'armements pour les énormes boucheries de la guerre, il existe une contradiction si criante qu'elle doit, probablement tôt ou tard, probablement très tôt, se manifester dans toute sa nudité. Alors il faudra ou bien anéantir la religion chrétienne, sans laquelle pourtant, le pouvoir des Etats ne pourraient se maintenir, ou bien supprimer l'armée et renoncer à tout emploi de la force, qui n'est pas moins nécessaire aux Etats. Cette contradiction est sentie par tous les gouvernements, aussi bien par le vôtre Britannique, que par le nôtre Russe ; et, par esprit de conservation, ils poursuivent ceux qui la dévoilent, avec plus d'énergie que toute autre activité ennemie de l'Etat. Nous l'avons vu en Russie, et nous le voyons par ce que publie votre journal. Les gouvernements savent bien d'où le danger le plus grave les menace, et ce ne sont pas seulement leurs intérêts qu'ils protègent ainsi avec vigilance. Ils savent qu'ils combattent pour l'être ou le ne-plus-être.
Léon Tolstoy
lundi 30 septembre 2024
L'auto-perpétuation des illusions du psychisme et les raisons du mal
Je fais souvent ce rêve, et ce matin de nouveau : j'essaye désespéremment d'éteindre le son d'une radio en appuyant frénétiquement sur les touches qui activent cette fonction, mais le son se perpétue sans fin, jusqu'à me rendre presque fou.
Ce rêve, je le fais souvent, en effet, lorsqu'à mon réveil je me connecte, tôt le matin, sur France Inter pour connaître les premières informations du jour. J'écoute un moment, puis le sommeil me reprend et comme pour se protéger et m'empêcher de me réveiller, mon psychisme produit ce rêve. C'est là une manifestation des pouvoirs fascinants, quoique ordinaires, du cerveau humain. Je me retrouve, malgré moi, enfermé, par le mécanisme d'infinies connexions neuronales, dans une situation où tout ce que mon oreille perçoit est transformé en images trés réalistes. Telle personnalité politique, interrogée par la journalistes de la matinale, devient un personnage du rêve. Et c'est ainsi que ce-dernier se poursuit, malgré toutes mes tentatives pour arrêter le son, jusqu'à devenir un cauchemar.
Mais voici, cette faculté qu'a le psychisme de nous enfermer dans ses représentations ne se manifeste-t-elle pas également dans l'état de veille et de conscience ordinaire, où nous avons pourtant la certitude d'être en relation avec la réalité ? Après tout, tel était également le cas dans le rêve. Ne serions-nous pas enfermés, à l'état de veille, dans l'espace de ce que nous prenons pour le réel comme nous l'étions à l'état de sommeil dans le rêve ? Nous savons que nous ne dormons pas, et pourtant nous sommes attachés et souvent englués dans nos peurs, nos ressentiments, nos haines, nos émotions négatives, notre vision des êtres et des choses, au point d'être totalement incapables d'en prendre conscience, plus encore de nous en libérer. C'est là ce qui fait la différence avec le rêve et l'angoisse qu'il produit : là du moins, cherchons-nous à y échapper, même si ce n'est pas en désirant s'éveiller, puisque le rêve est inconscient de son état. Dans l'état de veille et de conscience ordinaire, nous adhérons, au contraire, pleinement aux émotions, souvent négatives, qui nous emprisonnent et font notre malheur, autant que celui des autres. C'est que nous pensons et ne doutons pas un instant que les raisons qui les nourrissent sont vraies et, si nous éprouvons ou bien de la colère, ou bien du ressentiment, et toute la panoplie des émotions qui nous dressent les uns contre les autres, nous avons raison de les éprouver et, plus encore, d'agir en conséquence.
N'est-ce pas cette adhésion sans faille qui engendre les relations les plus négatives et destructrices entre les êtres humains, dont résultent ces conflits sans fin qui les opposent ? N'est-ce pas cette illusion d'avoir raison parce qu'on a des raisons qui est à l'oeuvre au sein des familles et qui déchirent les membres entre eux ? N'est-ce pas cette même capacité qu'à le psychisme de nous engluer qui perpétue la haine entre les peuples, et engendre une violence qui se perpétue sans fin et dont il n'est pas davantage possible de sortir qu'il ne l'était d'un rêve qu'on voudrait pourtant interrompre ? N'est-ce pas, en somme, cette capacité d'auto-illusionnement du mental qui est la source du mal que les hommes s'infligent les uns aux autres ? Mais comment s'y prendre pour échapper à ces maléfices ?
Certaines expériences nous donnent à saisir ce qu'il pourrait en être, si, d'aventure, nous prenions conscience que ce que nous prenons pour le réel ne l'est pas. Ainsi, l'usage de certains psychotropes, tels l'ayahuasca ou la mescaline, qui ouvrent les portes de la perception, les expériences, dites de mort imminente, qui donnent accès à des connaissances d'une intensité, défiant toute intelligence scientifique et transformant à jamais les personnes qui les ont faites, ou encore, la méditation, lorsqu'elle est pratiquée de façon approfondie, conduisant aux connaissances spirituelles les plus hautes.
Les pouvoirs du psychisme et du mental sont prodigieux, mais ils ne sont pas tous bénéfiques. Ils peuvent même se révéler puissamment destructeurs, lorsqu'ils nous maintiennent, individuellement et collectivement, dans des états intérieurs négatifs d'enfermement et sclérose avec une puissance dont il est difficile de prendre conscience, et plus encore de se libérer. C'est parfois seulement au terme d'une longue thérapie ou d'une constante pratique de la méditation ou de la vie spirituelle que les choses apparaissent dans leur nature irréelle. Les représentations psychiques, et cela inclue les émotions, les sentiments, ne sont pas plus vraies (au sens où elles nous feraient connaître la réalité telle qu'elle est) que ne l'étaient les images par lesquelles le rêve s'auto-entretenait pour éviter l'éveil. C'est pourtant à cet éveil de la conscience que nous devons travailler, afin de réaliser avec quelle puissance, quelle inventivité, le psychisme et le mental se mobilisent pour entretenir la folie destructice des hommes. Nul besoin de faire appel aux génies du mal : l'homme est à lui-même son propre démon. Il est pourtant possible de s'en délivrer. Mais cela demande une pratique et, plus encore, une formation, une éducation dont notre modernité, libératrice sous bien des plans, est, hélas, devenue oublieuse.La conscience ne se réduit pas au mental. Elle exige même de s'en libérer. Telle est la voie de la paix et de l'apparemment impossible harmonie entre les hommes.
Ce rêve, je le fais souvent, en effet, lorsqu'à mon réveil je me connecte, tôt le matin, sur France Inter pour connaître les premières informations du jour. J'écoute un moment, puis le sommeil me reprend et comme pour se protéger et m'empêcher de me réveiller, mon psychisme produit ce rêve. C'est là une manifestation des pouvoirs fascinants, quoique ordinaires, du cerveau humain. Je me retrouve, malgré moi, enfermé, par le mécanisme d'infinies connexions neuronales, dans une situation où tout ce que mon oreille perçoit est transformé en images trés réalistes. Telle personnalité politique, interrogée par la journalistes de la matinale, devient un personnage du rêve. Et c'est ainsi que ce-dernier se poursuit, malgré toutes mes tentatives pour arrêter le son, jusqu'à devenir un cauchemar.
Mais voici, cette faculté qu'a le psychisme de nous enfermer dans ses représentations ne se manifeste-t-elle pas également dans l'état de veille et de conscience ordinaire, où nous avons pourtant la certitude d'être en relation avec la réalité ? Après tout, tel était également le cas dans le rêve. Ne serions-nous pas enfermés, à l'état de veille, dans l'espace de ce que nous prenons pour le réel comme nous l'étions à l'état de sommeil dans le rêve ? Nous savons que nous ne dormons pas, et pourtant nous sommes attachés et souvent englués dans nos peurs, nos ressentiments, nos haines, nos émotions négatives, notre vision des êtres et des choses, au point d'être totalement incapables d'en prendre conscience, plus encore de nous en libérer. C'est là ce qui fait la différence avec le rêve et l'angoisse qu'il produit : là du moins, cherchons-nous à y échapper, même si ce n'est pas en désirant s'éveiller, puisque le rêve est inconscient de son état. Dans l'état de veille et de conscience ordinaire, nous adhérons, au contraire, pleinement aux émotions, souvent négatives, qui nous emprisonnent et font notre malheur, autant que celui des autres. C'est que nous pensons et ne doutons pas un instant que les raisons qui les nourrissent sont vraies et, si nous éprouvons ou bien de la colère, ou bien du ressentiment, et toute la panoplie des émotions qui nous dressent les uns contre les autres, nous avons raison de les éprouver et, plus encore, d'agir en conséquence.
N'est-ce pas cette adhésion sans faille qui engendre les relations les plus négatives et destructrices entre les êtres humains, dont résultent ces conflits sans fin qui les opposent ? N'est-ce pas cette illusion d'avoir raison parce qu'on a des raisons qui est à l'oeuvre au sein des familles et qui déchirent les membres entre eux ? N'est-ce pas cette même capacité qu'à le psychisme de nous engluer qui perpétue la haine entre les peuples, et engendre une violence qui se perpétue sans fin et dont il n'est pas davantage possible de sortir qu'il ne l'était d'un rêve qu'on voudrait pourtant interrompre ? N'est-ce pas, en somme, cette capacité d'auto-illusionnement du mental qui est la source du mal que les hommes s'infligent les uns aux autres ? Mais comment s'y prendre pour échapper à ces maléfices ?
Certaines expériences nous donnent à saisir ce qu'il pourrait en être, si, d'aventure, nous prenions conscience que ce que nous prenons pour le réel ne l'est pas. Ainsi, l'usage de certains psychotropes, tels l'ayahuasca ou la mescaline, qui ouvrent les portes de la perception, les expériences, dites de mort imminente, qui donnent accès à des connaissances d'une intensité, défiant toute intelligence scientifique et transformant à jamais les personnes qui les ont faites, ou encore, la méditation, lorsqu'elle est pratiquée de façon approfondie, conduisant aux connaissances spirituelles les plus hautes.
Les pouvoirs du psychisme et du mental sont prodigieux, mais ils ne sont pas tous bénéfiques. Ils peuvent même se révéler puissamment destructeurs, lorsqu'ils nous maintiennent, individuellement et collectivement, dans des états intérieurs négatifs d'enfermement et sclérose avec une puissance dont il est difficile de prendre conscience, et plus encore de se libérer. C'est parfois seulement au terme d'une longue thérapie ou d'une constante pratique de la méditation ou de la vie spirituelle que les choses apparaissent dans leur nature irréelle. Les représentations psychiques, et cela inclue les émotions, les sentiments, ne sont pas plus vraies (au sens où elles nous feraient connaître la réalité telle qu'elle est) que ne l'étaient les images par lesquelles le rêve s'auto-entretenait pour éviter l'éveil. C'est pourtant à cet éveil de la conscience que nous devons travailler, afin de réaliser avec quelle puissance, quelle inventivité, le psychisme et le mental se mobilisent pour entretenir la folie destructice des hommes. Nul besoin de faire appel aux génies du mal : l'homme est à lui-même son propre démon. Il est pourtant possible de s'en délivrer. Mais cela demande une pratique et, plus encore, une formation, une éducation dont notre modernité, libératrice sous bien des plans, est, hélas, devenue oublieuse.La conscience ne se réduit pas au mental. Elle exige même de s'en libérer. Telle est la voie de la paix et de l'apparemment impossible harmonie entre les hommes.
vendredi 24 novembre 2023
An Open Letter on the Misuse of Holocaust Memory by Omer Bartov, Christopher R. Browning, Jane Caplan, Debórah Dwork, Michael Rothberg, et al.
Lettre ouverte, publiée dans le New York Review of Books, le 20 novembre 2023, signée par les meilleurs historiens de l'Holocauste et de l'antisémitisme, expliquant que la référence à la mémoire de l'Holocauste obscurcit notre compréhension de l'antisémitisme que rencontrent les Juifs aujourd'hui et mésinterprète dangereusement les causes de la violence en Israël et en Palestine :
"Particular examples have ranged from Israeli Ambassador to the UN Gilad Erdan donning a yellow star featuring the words “Never Again” while addressing the UN General Assembly, to US President Joe Biden saying that Hamas had “engaged in barbarism that is as consequential as the Holocaust,” while Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu told German Chancellor Olaf Scholz that “Hamas are the new Nazis.” US Representative Brian Mast, a Republican from Florida, speaking on the House floor, questioned the idea that there are “innocent Palestinian civilians,” claiming, “I don’t think we would so lightly throw around the term ‘innocent Nazi civilians’ during World War II.”
Antisemitism often increases at times of heightened crisis in Israel-Palestine, as do Islamophobia and anti-Arab racism. The unconscionable violence of the October 7 attacks and the ongoing aerial bombardment and invasion of Gaza are devastating, and are generating pain and fear among Jewish and Palestinian communities around the world. We reiterate that everyone has the right to feel safe wherever they live, and that addressing racism, antisemitism, and Islamophobia must be a priority.
It is understandable why many in the Jewish community recall the Holocaust and earlier pogroms when trying to comprehend what happened on October 7—the massacres, and the images that came out in the aftermath, have tapped into deep-seated collective memory of genocidal antisemitism, driven by all-too-recent Jewish history.
However, appealing to the memory of the Holocaust obscures our understanding of the antisemitism Jews face today, and dangerously misrepresents the causes of violence in Israel-Palestine. The Nazi genocide involved a state—and its willing civil society—attacking a tiny minority, which then escalated to a continent-wide genocide. Indeed, comparisons of the crisis unfolding in Israel-Palestine to Nazism and the Holocaust—above all when they come from political leaders and others who can sway public opinion—are intellectual and moral failings. At a moment when emotions are running high, political leaders have a responsibility to act calmly and avoid stoking the flames of distress and division. And, as academics, we have a duty to uphold the intellectual integrity of our profession and support others around the world in making sense of this moment.
Israeli leaders and others are using the Holocaust framing to portray Israel’s collective punishment of Gaza as a battle for civilization in the face of barbarism, thereby promoting racist narratives about Palestinians. This rhetoric encourages us to separate this current crisis from the context out of which it has arisen. Seventy-five years of displacement, fifty-six years of occupation, and sixteen years of the Gaza blockade have generated an ever-deteriorating spiral of violence that can only be arrested by a political solution. There is no military solution in Israel-Palestine, and deploying a Holocaust narrative in which an “evil” must be vanquished by force will only perpetuate an oppressive state of affairs that has already lasted far too long.
Insisting that “Hamas are the new Nazis”—while holding Palestinians collectively responsible for Hamas’s actions—attributes hardened, antisemitic motivations to those who defend Palestinian rights. It also positions the protection of Jewish people against the upholding of international human rights and laws, implying that the current assault on Gaza is a necessity. And invoking the Holocaust to dismiss demonstrators calling for a “free Palestine” fuels the repression of Palestinian human rights advocacy and the conflation of antisemitism with criticism of Israel.
In this climate of growing insecurity, we need clarity about antisemitism so that we can properly identify and combat it. We also need clear thinking as we grapple with and respond to what is unfolding in Gaza and the West Bank. And we need to be forthright in dealing with these simultaneous realities—of resurgent antisemitism and widespread killing in Gaza, as well as escalating expulsions in the West Bank—as we engage with the public discourse.
We encourage those who have so readily invoked comparisons to Nazi Germany to listen to the rhetoric coming from Israel’s political leadership. Prime Minister Benjamin Netanyahu told the Israeli parliament that “this is a struggle between the children of light and the children of darkness” (a tweet from his office with the same phrase was later deleted). Defense Minister Yoav Gallant proclaimed, “We are fighting human animals and we act accordingly.” Such comments, along with a widespread and frequently cited argument that there are no innocent Palestinians in Gaza, do indeed bring to mind echoes of historical mass violence. But those resonances should serve as an injunction against wide-scale killing, not as a call to extend it.
As academics we have a responsibility to use our words, and our expertise, with judgment and sensitivity—to try and dial down inciteful language that is liable to provoke further discord, and instead to prioritize speech and action aimed at preventing further loss of life. This is why when invoking the past, we must do so in ways that illuminate the present and do not distort it. This is the necessary basis for establishing peace and justice in Palestine and Israel. This is why we urge public figures, including the media, to stop using these kinds of comparisons."
Karyn Ball Professor of English and Film Studies, University of Alberta
Omer Bartov Samuel Pisar Professor of Holocaust and Genocide Studies, Brown University
Christopher R. Browning Professor of History Emeritus, UNC-Chapel Hill
Jane Caplan Emeritus Professor of Modern European History, University of Oxford
Alon Confino Professor of History and Jewish Studies, University of Massachusetts, Amherst
Debórah Dwork Director of the Center for the Study of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity, Graduate Center—City University of New York
David Feldman Director, Birkbeck Institute for the Study of Antisemitism, University of London
Amos Goldberg The Jonah M. Machover Chair in Holocaust Studies, The Hebrew University of Jerusalem
Atina Grossmann Professor of History, Cooper Union, New York
John-Paul Himka Professor Emeritus, University of Alberta
Marianne Hirsch Professor Emerita, Comparative Literature and Gender Studies, Columbia University
A. Dirk Moses Spitzer Professor of International Relations, City College of New York
Michael Rothberg Professor of English, Comparative Literature, and Holocaust Studies, UCLA
Raz Segal Associate Professor of Holocaust and Genocide Studies, Stockton University
Stefanie Schüler-Springorum Director, Center for Research on Antisemitism, Technische Universität Berlin
Barry Trachtenberg Rubin Presidential Chair of Jewish History, Wake Forest University
nybooks.com
"Particular examples have ranged from Israeli Ambassador to the UN Gilad Erdan donning a yellow star featuring the words “Never Again” while addressing the UN General Assembly, to US President Joe Biden saying that Hamas had “engaged in barbarism that is as consequential as the Holocaust,” while Israeli Prime Minister Benjamin Netanyahu told German Chancellor Olaf Scholz that “Hamas are the new Nazis.” US Representative Brian Mast, a Republican from Florida, speaking on the House floor, questioned the idea that there are “innocent Palestinian civilians,” claiming, “I don’t think we would so lightly throw around the term ‘innocent Nazi civilians’ during World War II.”
Antisemitism often increases at times of heightened crisis in Israel-Palestine, as do Islamophobia and anti-Arab racism. The unconscionable violence of the October 7 attacks and the ongoing aerial bombardment and invasion of Gaza are devastating, and are generating pain and fear among Jewish and Palestinian communities around the world. We reiterate that everyone has the right to feel safe wherever they live, and that addressing racism, antisemitism, and Islamophobia must be a priority.
It is understandable why many in the Jewish community recall the Holocaust and earlier pogroms when trying to comprehend what happened on October 7—the massacres, and the images that came out in the aftermath, have tapped into deep-seated collective memory of genocidal antisemitism, driven by all-too-recent Jewish history.
However, appealing to the memory of the Holocaust obscures our understanding of the antisemitism Jews face today, and dangerously misrepresents the causes of violence in Israel-Palestine. The Nazi genocide involved a state—and its willing civil society—attacking a tiny minority, which then escalated to a continent-wide genocide. Indeed, comparisons of the crisis unfolding in Israel-Palestine to Nazism and the Holocaust—above all when they come from political leaders and others who can sway public opinion—are intellectual and moral failings. At a moment when emotions are running high, political leaders have a responsibility to act calmly and avoid stoking the flames of distress and division. And, as academics, we have a duty to uphold the intellectual integrity of our profession and support others around the world in making sense of this moment.
Israeli leaders and others are using the Holocaust framing to portray Israel’s collective punishment of Gaza as a battle for civilization in the face of barbarism, thereby promoting racist narratives about Palestinians. This rhetoric encourages us to separate this current crisis from the context out of which it has arisen. Seventy-five years of displacement, fifty-six years of occupation, and sixteen years of the Gaza blockade have generated an ever-deteriorating spiral of violence that can only be arrested by a political solution. There is no military solution in Israel-Palestine, and deploying a Holocaust narrative in which an “evil” must be vanquished by force will only perpetuate an oppressive state of affairs that has already lasted far too long.
Insisting that “Hamas are the new Nazis”—while holding Palestinians collectively responsible for Hamas’s actions—attributes hardened, antisemitic motivations to those who defend Palestinian rights. It also positions the protection of Jewish people against the upholding of international human rights and laws, implying that the current assault on Gaza is a necessity. And invoking the Holocaust to dismiss demonstrators calling for a “free Palestine” fuels the repression of Palestinian human rights advocacy and the conflation of antisemitism with criticism of Israel.
In this climate of growing insecurity, we need clarity about antisemitism so that we can properly identify and combat it. We also need clear thinking as we grapple with and respond to what is unfolding in Gaza and the West Bank. And we need to be forthright in dealing with these simultaneous realities—of resurgent antisemitism and widespread killing in Gaza, as well as escalating expulsions in the West Bank—as we engage with the public discourse.
We encourage those who have so readily invoked comparisons to Nazi Germany to listen to the rhetoric coming from Israel’s political leadership. Prime Minister Benjamin Netanyahu told the Israeli parliament that “this is a struggle between the children of light and the children of darkness” (a tweet from his office with the same phrase was later deleted). Defense Minister Yoav Gallant proclaimed, “We are fighting human animals and we act accordingly.” Such comments, along with a widespread and frequently cited argument that there are no innocent Palestinians in Gaza, do indeed bring to mind echoes of historical mass violence. But those resonances should serve as an injunction against wide-scale killing, not as a call to extend it.
As academics we have a responsibility to use our words, and our expertise, with judgment and sensitivity—to try and dial down inciteful language that is liable to provoke further discord, and instead to prioritize speech and action aimed at preventing further loss of life. This is why when invoking the past, we must do so in ways that illuminate the present and do not distort it. This is the necessary basis for establishing peace and justice in Palestine and Israel. This is why we urge public figures, including the media, to stop using these kinds of comparisons."
Karyn Ball Professor of English and Film Studies, University of Alberta
Omer Bartov Samuel Pisar Professor of Holocaust and Genocide Studies, Brown University
Christopher R. Browning Professor of History Emeritus, UNC-Chapel Hill
Jane Caplan Emeritus Professor of Modern European History, University of Oxford
Alon Confino Professor of History and Jewish Studies, University of Massachusetts, Amherst
Debórah Dwork Director of the Center for the Study of the Holocaust, Genocide, and Crimes Against Humanity, Graduate Center—City University of New York
David Feldman Director, Birkbeck Institute for the Study of Antisemitism, University of London
Amos Goldberg The Jonah M. Machover Chair in Holocaust Studies, The Hebrew University of Jerusalem
Atina Grossmann Professor of History, Cooper Union, New York
John-Paul Himka Professor Emeritus, University of Alberta
Marianne Hirsch Professor Emerita, Comparative Literature and Gender Studies, Columbia University
A. Dirk Moses Spitzer Professor of International Relations, City College of New York
Michael Rothberg Professor of English, Comparative Literature, and Holocaust Studies, UCLA
Raz Segal Associate Professor of Holocaust and Genocide Studies, Stockton University
Stefanie Schüler-Springorum Director, Center for Research on Antisemitism, Technische Universität Berlin
Barry Trachtenberg Rubin Presidential Chair of Jewish History, Wake Forest University
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mardi 14 novembre 2023
Raphaël Liogier, le retour de la métaphysique
Comment comprendre que la grande promesse d'émancipation et de liberté qui est au cœur de la modernité se soit retournée contre l'homme, enfin affranchi de toutes les tutelles et servitudes anciennes, et historiquement en voie d'en réaliser les immenses possibilités intellectuelles, sociales et politiques ? Quelles sont les raisons, les facteurs explicatifs du retournement de la technique contre son instigateur, nous donnant à penser – pure fiction cependant - que celle-ci obéirait à une loi autonome de progrès et de développement selon un principe d'inertie qui se déploie, sans fin communément voulue ni humainement désirable, installant entre nous une ère de l'aliénation qui ne saurait pourtant exister sans la collaboration de chacun ? D'où vient que le monde que l'on avait voulu plus humain, plus démocratique, plus respectueux, plus tolérant, plus libre, plus ouvert, se soit transformé, à notre insu mais non pas sans nous, en une grande machine conduisant l'humanité à sa perte et à son anéantissement, non pas seulement physique, mais moral et spirituel ? Était-ce là le destin inéluctable de la modernité, dès lors qu'elle aurait détruit toutes les arches protectrices qui encadraient l'existence humaine dans les limites transmises de générations en générations et la mesurant à l'aune de hiérarchies bien établies et de transcendances acceptées ? Rejetant un ordre des choses dont on ne saurait plus admettre qu'il existe en soi, avons-nous libéré de la boite de Pandore des forces échappant à tout contrôle et toute maîtrise et qu'il serait désormais impossible de faire entrer dans la bouteille ? De tout cela, faut-il incriminer la modernité elle-même ? Telles sont les questions que Raphaël Liogier examine, à nouveau frais, dans son dernier ouvrage, Khaos, la promesse trahie de la modernité [Les liens qui libèrent, 2023]. Le titre est à lui seul une indication de sa thèse principale, déclinée de façon puissante, conceptuellement charpentée et formidablement argumentée dans une perspective qui est d''abord et avant tout – belle audace en ces temps post-métaphysiques ! – ontologique.
Prenant à contre-pied l'idée généralement partagée - non sans raison, c'est le moins qu'on puisse dire - que la modernité révélerait désormais au grand jour ce qu'elle contient de destructivité débridée, de démesure dévastatrice, Raphaël Liogier affirme, au contraire, que l'hubris doit être essentiellement entendu de façon positive comme dépassement de soi et libéralité infinie, s'enracinant dans le sans-fond de l'Être, le Réel étant irréductible à toutes les représentations, seraient-elles scientifiques et rationnelles, qui introduisent de l'intelligibilité dans le Khaos, une notion qu'il convient de distinguer du désordre ou du chaos. La modernité, c'est d'abord l'avènement historique, et rompant avec toutes les ontologies fixistes, d'une transcendance délivrée de ses structurations traditionnelles, que l'auteur nomme “la transcendance brute”. La vocation de la modernité n'était pas d'ouvrir les temps de la disparition progressive de la métaphysique, la fantomisation du divin que Pascal voit à l'oeuvre dans la figure cartésienne du Dieu des philosophes avant que ne soit constaté et prononcé sa mort ; ce n'est pas non plus le triomphe d'une raison politique constructiviste, ni la néantisation de l'être réduit à n'être plus qu'un fond disponible, indéfiniment extractable, que Heidegger nomme Gestell, Arraisonnement, la réquisition de toute chose en vue de servir à l'ordre productiviste et technologique du dispositif capitaliste, que Liogier nomme d'un concept générique, l'industrialisme. Ces événements historico-ontologiques sont le résultat d'une négation radicale de ce que la modernité contenait dans ses possibilités émancipatrices et fraternelles, dans sa “promesse” : “Se porter vers l'avant et vers l'ailleurs qui n'est jamais prédéterminé, vers le pro-grès, avec étonnement et sens critique, c'est l'attitude proprement moderne ”[p. 135]. D'où vient alors que se soit produit ce grand et redoutable retournement ?
Selon Raphaël Liogier, les raisons, envisagées sous l'angle psychique, tiennent à l'angoisse suscitée par le vertige d'une telle liberté, à la peur du vide, de l'hubris dont il fallait se garantir dès lors que l'hubris apparaît comme surgissant de rien et autorisant toutes les possibilités d'une créativité insubstantielle. Or le vide n'est pas le rien, mais le Réel dans son indétermination ontologique, dont selon Liogier on ne saurait faire l'économie. N'est-il pas toujours là, mais oublié, jusque au cœur des grandes révolutions de la physique quantique ? Cette irréductibilité de l'être est aussi celle de la subjectivité humaine qui n'est pas celle d'un moi égoïste, enfermé dans les sphères étroites de ses intérêts et de ses calculs, une subjectivité qu'il faut, du reste, élargir à tout vivant. Sur cette base, l'auteur se livre à un formidable réquisitoire contre toutes les formes de réduction, à la fois philosophiques et sociales, qu'opèrent le scientisme, le rationalisme exacerbé, inconscient de ses limites et de ses conditions de possibilité, la clôture de la réalité comprise comme un simple ensemble de faits, puis de ces mêmes faits ramenés à n'être plus que des données statistiquement accumulables, quantifiées et mises en relation comme des profils par des machines expertes, formatant l'existence singulière de chacun dans un espace de transparence et de visibilité, sans profondeur, ni intériorité, ni différence.
Résumant le cœur de son propos, Raphaël Liogier insiste sur les trois points suivants :“ / avant l'ère industrialiste, l'humain n'avait jamais vécu sans ontologie, c'est-à-dire sans relation à l'être, sans relation à soi-même comme autre chose qu'une chose ; 2/ une ontologie préserve toujours un certain rapport à l'autre être, alors qu'avec l'industrialisme, il n'y a plus d'êtres-en-rapport et donc plus de rapports à l'autre ; et 3/ la modernité est certes un moment unique, mais nullement dépourvu d'être, puisqu'elle consiste justement à mettre en relation la pluralité des ontologies, les modes .d'être dans les différentes cultures” [ p. 199]. La nécessité de tenir fermement à une métaphysique de l'être ou plutôt dirait-on de l'inter-être, compris de façon non-substantielle et relationnelle, tient à ce que seul cet écart ouvre à la conscience et au respect de l'altérité, s'agirait-il de la transcendance du réel, irréductible à toutes les représentations construites que la science peut légitimement produire, ou à la transcendance de subjectivités libres : “Pour croire à la liberté humaine, il faut d'abord en effet avoir foi en un sujet inconditionné participant à un monde qui n'est pas réduit à des faits entièrement conditionnés. Cette double inconditionnalité des choses et des êtres est la raison métaphysique de l'action morale et de la politique au sens moderne”[p. 102].
Le propre de la modernité est donc de s'opposer par avance à la nécessité causale qui déterminerait le monde des choses et dont seule la raison pourrait connaître les lois, pour ensuite s'autoriser à les introduire dans l'ordre humain, de façon inévitablement totalitaire. La modernité, c'est, selon Raphaël Lioger, l'ouverture, pleine de promesses, de liberté et de créativité, à l'inconditionné, à l'indéterminé, à la transcendance du vide qui n'est pas le rien, mais quantiquement Khaos, mais“ aussi à l'hybridation, au métissage, refusant l'enfermement dans des identités définitivement constituées et potentiellement meurtrières. De là vient qu'il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans métaphysique. On s'interrogera néanmoins sur cette conception univoque de la modernité, cette vision dualiste où le sens authentique du projet se dresse contre ses nombreux dévoiements positivistes, scientistes, rationalistes, etc. : Et ce sont presque avec des accents manichéens qu'est évoquée “la lutte au corps à corps entre deux sciences, deux ordres de possibles, deux grandes orientations qui se combattent depuis le XIXe siècle” [p. 193]. Peu de références, hormis Kant, nous disent chez quels penseurs la rupture se déploie en une période nouvelle, caractérisée par l'avènement du doute, de l'esprit critique, d'un relativisme fécond, en conséquence de quoi il faut dire du rationalisme de Descartes, compris comme “extrémisme théologico-mathématique”, qu'il n'est “pas du tout moderne” [p. 135]. Le jugement expéditif surprend. C'est toute la grande tradition du Grand Siècle, incarnée non seulement par l'auteur des Méditations, mais par Malebranche, Leibniz, Fénelon, Spinoza, qui passe ainsi à la trappe, comme s'il était entendu que la modernité émerge lorsque disparaît enfin la prétention de la raison à connaître, dans la lumière naturelle de l'esprit des vérités indubitables, s'imposant comme des évidences. Se priver de la raison, ainsi comprise c'est aussi s'interdire d'accéder à une place dans laquelle tous les hommes sont appelés à se rencontrer et à s'entendre, à condition qu'ils s'échappent aux déterminations culturelles qui les distinguent et les séparent. C'est toute une tradition de l'universalité qui se trouve ainsi mise au rebut. Que le rationalisme classique ait rencontré de puissantes critiques chez des philosophes aussi novateurs que Hume ou Kant, ne conduit pas à l'exclure du champ de la modernité. La modernité ne serait-elle pas plutôt multiple, traversée par des tensions contraires, la raison se présentant à la fois dans ses certitudes, éventuellement constructivistes, et ses révisions critiques, pensant l'homme soit comme un sujet pensant, soit comme un individu asocial et anhistorique, détaché de toute transcendance, et obéissant à une rationalité purement instrumentale, alors que dans la réalité, il ne saurait exister indépendamment de toute appartenance sociale et culturelle. Ce sont là des questions anciennes. Le grand mérite du livre de Raphaël Lioger est de renouveler le débat avec une force de conviction, une vision même, qu'on ne saurait sous-estimer.
Prenant à contre-pied l'idée généralement partagée - non sans raison, c'est le moins qu'on puisse dire - que la modernité révélerait désormais au grand jour ce qu'elle contient de destructivité débridée, de démesure dévastatrice, Raphaël Liogier affirme, au contraire, que l'hubris doit être essentiellement entendu de façon positive comme dépassement de soi et libéralité infinie, s'enracinant dans le sans-fond de l'Être, le Réel étant irréductible à toutes les représentations, seraient-elles scientifiques et rationnelles, qui introduisent de l'intelligibilité dans le Khaos, une notion qu'il convient de distinguer du désordre ou du chaos. La modernité, c'est d'abord l'avènement historique, et rompant avec toutes les ontologies fixistes, d'une transcendance délivrée de ses structurations traditionnelles, que l'auteur nomme “la transcendance brute”. La vocation de la modernité n'était pas d'ouvrir les temps de la disparition progressive de la métaphysique, la fantomisation du divin que Pascal voit à l'oeuvre dans la figure cartésienne du Dieu des philosophes avant que ne soit constaté et prononcé sa mort ; ce n'est pas non plus le triomphe d'une raison politique constructiviste, ni la néantisation de l'être réduit à n'être plus qu'un fond disponible, indéfiniment extractable, que Heidegger nomme Gestell, Arraisonnement, la réquisition de toute chose en vue de servir à l'ordre productiviste et technologique du dispositif capitaliste, que Liogier nomme d'un concept générique, l'industrialisme. Ces événements historico-ontologiques sont le résultat d'une négation radicale de ce que la modernité contenait dans ses possibilités émancipatrices et fraternelles, dans sa “promesse” : “Se porter vers l'avant et vers l'ailleurs qui n'est jamais prédéterminé, vers le pro-grès, avec étonnement et sens critique, c'est l'attitude proprement moderne ”[p. 135]. D'où vient alors que se soit produit ce grand et redoutable retournement ?
Selon Raphaël Liogier, les raisons, envisagées sous l'angle psychique, tiennent à l'angoisse suscitée par le vertige d'une telle liberté, à la peur du vide, de l'hubris dont il fallait se garantir dès lors que l'hubris apparaît comme surgissant de rien et autorisant toutes les possibilités d'une créativité insubstantielle. Or le vide n'est pas le rien, mais le Réel dans son indétermination ontologique, dont selon Liogier on ne saurait faire l'économie. N'est-il pas toujours là, mais oublié, jusque au cœur des grandes révolutions de la physique quantique ? Cette irréductibilité de l'être est aussi celle de la subjectivité humaine qui n'est pas celle d'un moi égoïste, enfermé dans les sphères étroites de ses intérêts et de ses calculs, une subjectivité qu'il faut, du reste, élargir à tout vivant. Sur cette base, l'auteur se livre à un formidable réquisitoire contre toutes les formes de réduction, à la fois philosophiques et sociales, qu'opèrent le scientisme, le rationalisme exacerbé, inconscient de ses limites et de ses conditions de possibilité, la clôture de la réalité comprise comme un simple ensemble de faits, puis de ces mêmes faits ramenés à n'être plus que des données statistiquement accumulables, quantifiées et mises en relation comme des profils par des machines expertes, formatant l'existence singulière de chacun dans un espace de transparence et de visibilité, sans profondeur, ni intériorité, ni différence.
Résumant le cœur de son propos, Raphaël Liogier insiste sur les trois points suivants :“ / avant l'ère industrialiste, l'humain n'avait jamais vécu sans ontologie, c'est-à-dire sans relation à l'être, sans relation à soi-même comme autre chose qu'une chose ; 2/ une ontologie préserve toujours un certain rapport à l'autre être, alors qu'avec l'industrialisme, il n'y a plus d'êtres-en-rapport et donc plus de rapports à l'autre ; et 3/ la modernité est certes un moment unique, mais nullement dépourvu d'être, puisqu'elle consiste justement à mettre en relation la pluralité des ontologies, les modes .d'être dans les différentes cultures” [ p. 199]. La nécessité de tenir fermement à une métaphysique de l'être ou plutôt dirait-on de l'inter-être, compris de façon non-substantielle et relationnelle, tient à ce que seul cet écart ouvre à la conscience et au respect de l'altérité, s'agirait-il de la transcendance du réel, irréductible à toutes les représentations construites que la science peut légitimement produire, ou à la transcendance de subjectivités libres : “Pour croire à la liberté humaine, il faut d'abord en effet avoir foi en un sujet inconditionné participant à un monde qui n'est pas réduit à des faits entièrement conditionnés. Cette double inconditionnalité des choses et des êtres est la raison métaphysique de l'action morale et de la politique au sens moderne”[p. 102].
Le propre de la modernité est donc de s'opposer par avance à la nécessité causale qui déterminerait le monde des choses et dont seule la raison pourrait connaître les lois, pour ensuite s'autoriser à les introduire dans l'ordre humain, de façon inévitablement totalitaire. La modernité, c'est, selon Raphaël Lioger, l'ouverture, pleine de promesses, de liberté et de créativité, à l'inconditionné, à l'indéterminé, à la transcendance du vide qui n'est pas le rien, mais quantiquement Khaos, mais“ aussi à l'hybridation, au métissage, refusant l'enfermement dans des identités définitivement constituées et potentiellement meurtrières. De là vient qu'il ne saurait y avoir de démocratie véritable sans métaphysique. On s'interrogera néanmoins sur cette conception univoque de la modernité, cette vision dualiste où le sens authentique du projet se dresse contre ses nombreux dévoiements positivistes, scientistes, rationalistes, etc. : Et ce sont presque avec des accents manichéens qu'est évoquée “la lutte au corps à corps entre deux sciences, deux ordres de possibles, deux grandes orientations qui se combattent depuis le XIXe siècle” [p. 193]. Peu de références, hormis Kant, nous disent chez quels penseurs la rupture se déploie en une période nouvelle, caractérisée par l'avènement du doute, de l'esprit critique, d'un relativisme fécond, en conséquence de quoi il faut dire du rationalisme de Descartes, compris comme “extrémisme théologico-mathématique”, qu'il n'est “pas du tout moderne” [p. 135]. Le jugement expéditif surprend. C'est toute la grande tradition du Grand Siècle, incarnée non seulement par l'auteur des Méditations, mais par Malebranche, Leibniz, Fénelon, Spinoza, qui passe ainsi à la trappe, comme s'il était entendu que la modernité émerge lorsque disparaît enfin la prétention de la raison à connaître, dans la lumière naturelle de l'esprit des vérités indubitables, s'imposant comme des évidences. Se priver de la raison, ainsi comprise c'est aussi s'interdire d'accéder à une place dans laquelle tous les hommes sont appelés à se rencontrer et à s'entendre, à condition qu'ils s'échappent aux déterminations culturelles qui les distinguent et les séparent. C'est toute une tradition de l'universalité qui se trouve ainsi mise au rebut. Que le rationalisme classique ait rencontré de puissantes critiques chez des philosophes aussi novateurs que Hume ou Kant, ne conduit pas à l'exclure du champ de la modernité. La modernité ne serait-elle pas plutôt multiple, traversée par des tensions contraires, la raison se présentant à la fois dans ses certitudes, éventuellement constructivistes, et ses révisions critiques, pensant l'homme soit comme un sujet pensant, soit comme un individu asocial et anhistorique, détaché de toute transcendance, et obéissant à une rationalité purement instrumentale, alors que dans la réalité, il ne saurait exister indépendamment de toute appartenance sociale et culturelle. Ce sont là des questions anciennes. Le grand mérite du livre de Raphaël Lioger est de renouveler le débat avec une force de conviction, une vision même, qu'on ne saurait sous-estimer.
mercredi 12 juillet 2023
In Memoriam Milan Kundera,
Ce texte, publié le 2 avril 2011, fut rédigé à l'occasion de l'édition en deux volumes de l'Oeuvre de Milan Kundera, parus, sous la direction de François Ricard*, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard - un honneur et une consécration rarement réservés à un auteur encore vivant :
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
___________________
* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
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* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
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