La Philharmonie de Berlin, sous la baguette de Karajan, interprète La valse triste de Jean Sibelius. Cette célèbre composition (Opus 44), qui fut interprétée la première fois à Helsinki en 1904, est tirée de l'adaptation musicale par Sibelius du drame, Kuolema (La mort), qu'avait écrit son beau-frère, Arvid Järnefelt.
Sans doute ai-je songé inconsciemment à cette oeuvre et à l'interprétation particulièrement poignante qu'en donne Karajan en guise de lamento sur l'état de nos universités :
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 21 février 2009
mercredi 18 février 2009
Le droit de ne rien produire
"A-t-on assez compris un aspect essentiel de la colère des universitaires contre le projet gouvernemental de réforme du statut des enseignants-chercheurs ? Le fait est que celui-ci porte gravement atteinte à la nature et à la pratique de la recherche. La qualité du travail de la recherche ne peut pas se laisser évaluer par des critères purement quantitatifs, par exemple, la simple addition des articles publiés dans des revues à comité de lecture international (ne parlons plus des livres : à cette aune, s'agirait-il du Discours de la méthode ou de Sein und Zeit, il ne s'agit que de publications "sauvages" qui n'ont strictement aucune valeur mesurable). Si l'on devait accepter d'entrer dans cette logique bêtement comptable vers laquelle on veut nous conduire, le plus grave, outre d'autres défauts, serait de tuer dans l'oeuf le patient travail de fécondation des idées.
Produire du sens, voir le monde sous un autre angle, déplacer les représentations habituelles, suivre des chemins de traverse, cela demande du temps. Le temps de se défaire des regards convenus, seraient-ils philosophiquement ou scientifiquement établis. C'est là une affaire de patience, de longs silences improductifs où rien ne se dégage encore, de sédimentation des idées qui suivent leurs cours et se déposent à notre insu dans un ordre qu'on ne connaît pas d'avance. Combien il est pénible et pourtant nécessaire d'accepter ces périodes de vide où l'on n'a tout simplement rien à dire. Quiconque s'est engagé dans un long travail de recherche, professeur ou étudiant, apprendra bientôt, s'il ne le sait déjà, à quel point c'est là une dure ascèse. L'exercice de la pensée n'est pas une mécanique de production économique du savoir, moins encore bien évidemment une répétition de ce qui a déjà dit par soi-même ou par d'autres, mais une dynamique paradoxale où il faut d'abord apprendre à se vider. Voir autrement et aller voir ailleurs, se nourrir d'autres regards, des apports éventuellement d'autres champs de la connaissance, voire d'autres cultures - ce qui est plus difficile encore - exige d'abord de chacun qu'il accepte de se perdre, de se rendre en quelque sorte étranger à soi-même et à ses propres acquis : consentement à éprouver l'angoisse de sentir le sol de ses certitudes et de ses préjugés se dérober sous ses pas à laquelle nous conviait par exemple Descartes. Le temps qu'il faudra, et qui sera peut être long. N'est-ce pas ce sentiment d'étrangeté et de doute, d'ouverture en réalité, que nous cherchons à susciter chez les étudiants et que nous voulons leur transmettre, au-delà même de l'acquisition d'un savoir ou d'une compétence, de la préparation à un concours ou à un métier ? Y parvient-on un peu, c'est la plus belle et la moins mesurable de nos réussites. Mais ce que nous cherchons à transmettre, l'angoissante et fructueuse disposition critique à abandonner son point de vue, à prendre la mesure de sa propre ignorance qui n'aboutit tout d'abord à rien mais qui est le condition de tout enrichissement intellectuel, il faut d'abord en faire soi-même l'expérience. Aussi je milite en faveur d'une liberté, d'un droit même accordé au chercheur, de ne rien produire ! La fécondité et la créativite du travail de recherche sont à ce prix. Mais que vient faire ici cette exigence de productivité qu'on voudrait stupidement nous imposer ? Car enfin, on le sait assez, créer, ce n'est pas produire : les fruits de l'esprit humain ne sont ni des produits finis ni des biens mercantiles ou des objets de consommation. L'expression "industrie culturelle" est d'abord une horreur lexicale ! Quant à la demande consumériste des étudiants d'engranger un savoir immédiatement utilisable, il faut aussi savoir y résister. L'éducation est autant une formation au savoir qu'un apprentissage de l'ignorance, du moins si l'on veut y voir autre chose qu'un "formatage" social des représentations.
Soyons honnêtes : les premiers responsables de cette idiote dérive calculatrice sont les universitaires eux-mêmes. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir un peu comment se passe l'examen des dossiers de candidature dans les commissions de spécialistes : ils se jugent plus au poids que sur la qualité intrinsèque des travaux présentés. Car, enfin, qui donc a le temps de les lire et de les prendre au sérieux ? Et que personne ne s'avise de sortir de sa discipline et de son champ de "compétence", sauf à vouloir prendre le risque de ruiner sa carrière académique. Si nous sommes aujourd'hui l'objet d'un tel mépris de la part du gouvernement, c'est aussi, sachons-le, parce que, entre nous, nous nous sommes beaucoup méprisés ! Etudiants et enseignants, mais ces-derniers bien plus que les premiers, nous avons tous été les artisans de la ruine institutionnelle de la pensée. Le problème ne sera pas résolu avec le retrait espéré de ce malheureux projet de décret.
Si l'université doit à l'avenir continuer de répondre à sa vocation humaniste d'être le lieu non seulement de la transmission du savoir mais de la formation à l'esprit critique, un lieu d'ouverture, de liberté et de gratuité, un laboratoire non marchand où l'on apprend autant connaître qu'à ignorer - car l'ignorance, cela aussi s'apprend - alors, il faut que chacun commence à balayer devant sa porte ! Cela étant dit, que le mouvement de protestation continue. Nous n'aurons pas d'autre occasion de défendre nos plus hautes valeurs. Que les médias et la société dans son ensemble les comprennent ou non !
Produire du sens, voir le monde sous un autre angle, déplacer les représentations habituelles, suivre des chemins de traverse, cela demande du temps. Le temps de se défaire des regards convenus, seraient-ils philosophiquement ou scientifiquement établis. C'est là une affaire de patience, de longs silences improductifs où rien ne se dégage encore, de sédimentation des idées qui suivent leurs cours et se déposent à notre insu dans un ordre qu'on ne connaît pas d'avance. Combien il est pénible et pourtant nécessaire d'accepter ces périodes de vide où l'on n'a tout simplement rien à dire. Quiconque s'est engagé dans un long travail de recherche, professeur ou étudiant, apprendra bientôt, s'il ne le sait déjà, à quel point c'est là une dure ascèse. L'exercice de la pensée n'est pas une mécanique de production économique du savoir, moins encore bien évidemment une répétition de ce qui a déjà dit par soi-même ou par d'autres, mais une dynamique paradoxale où il faut d'abord apprendre à se vider. Voir autrement et aller voir ailleurs, se nourrir d'autres regards, des apports éventuellement d'autres champs de la connaissance, voire d'autres cultures - ce qui est plus difficile encore - exige d'abord de chacun qu'il accepte de se perdre, de se rendre en quelque sorte étranger à soi-même et à ses propres acquis : consentement à éprouver l'angoisse de sentir le sol de ses certitudes et de ses préjugés se dérober sous ses pas à laquelle nous conviait par exemple Descartes. Le temps qu'il faudra, et qui sera peut être long. N'est-ce pas ce sentiment d'étrangeté et de doute, d'ouverture en réalité, que nous cherchons à susciter chez les étudiants et que nous voulons leur transmettre, au-delà même de l'acquisition d'un savoir ou d'une compétence, de la préparation à un concours ou à un métier ? Y parvient-on un peu, c'est la plus belle et la moins mesurable de nos réussites. Mais ce que nous cherchons à transmettre, l'angoissante et fructueuse disposition critique à abandonner son point de vue, à prendre la mesure de sa propre ignorance qui n'aboutit tout d'abord à rien mais qui est le condition de tout enrichissement intellectuel, il faut d'abord en faire soi-même l'expérience. Aussi je milite en faveur d'une liberté, d'un droit même accordé au chercheur, de ne rien produire ! La fécondité et la créativite du travail de recherche sont à ce prix. Mais que vient faire ici cette exigence de productivité qu'on voudrait stupidement nous imposer ? Car enfin, on le sait assez, créer, ce n'est pas produire : les fruits de l'esprit humain ne sont ni des produits finis ni des biens mercantiles ou des objets de consommation. L'expression "industrie culturelle" est d'abord une horreur lexicale ! Quant à la demande consumériste des étudiants d'engranger un savoir immédiatement utilisable, il faut aussi savoir y résister. L'éducation est autant une formation au savoir qu'un apprentissage de l'ignorance, du moins si l'on veut y voir autre chose qu'un "formatage" social des représentations.
Soyons honnêtes : les premiers responsables de cette idiote dérive calculatrice sont les universitaires eux-mêmes. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir un peu comment se passe l'examen des dossiers de candidature dans les commissions de spécialistes : ils se jugent plus au poids que sur la qualité intrinsèque des travaux présentés. Car, enfin, qui donc a le temps de les lire et de les prendre au sérieux ? Et que personne ne s'avise de sortir de sa discipline et de son champ de "compétence", sauf à vouloir prendre le risque de ruiner sa carrière académique. Si nous sommes aujourd'hui l'objet d'un tel mépris de la part du gouvernement, c'est aussi, sachons-le, parce que, entre nous, nous nous sommes beaucoup méprisés ! Etudiants et enseignants, mais ces-derniers bien plus que les premiers, nous avons tous été les artisans de la ruine institutionnelle de la pensée. Le problème ne sera pas résolu avec le retrait espéré de ce malheureux projet de décret.
Si l'université doit à l'avenir continuer de répondre à sa vocation humaniste d'être le lieu non seulement de la transmission du savoir mais de la formation à l'esprit critique, un lieu d'ouverture, de liberté et de gratuité, un laboratoire non marchand où l'on apprend autant connaître qu'à ignorer - car l'ignorance, cela aussi s'apprend - alors, il faut que chacun commence à balayer devant sa porte ! Cela étant dit, que le mouvement de protestation continue. Nous n'aurons pas d'autre occasion de défendre nos plus hautes valeurs. Que les médias et la société dans son ensemble les comprennent ou non !
Le bien commun
L'émission "Le bien commun" d'Antoine Garapon à laquelle j'ai participée hier sur le thème "La démocratie peut-elle justifier la torture ?", peut être réécoutée à l'adresse suivante :
www.radiofrance.fr
L'instruction idéale selon François Saint-Pierre
Les questions de justice intéressent peu, semble-il, la grande majorité de nos concitoyens, les philosophes pas davantage. C'est regrettable. Bien qu'elles soient assez "techniques", elles touchent pourtant au coeur de notre régime politique et social. Aussi est-il nécessaire d'y consacrer un peu de temps et de travail, et de se détacher des épisodes médiatiques qui les mettent sur le devant de la scène sans nous donner les moyens de mieux comprendre le fonctionnement réel du système judiciaire. De là, les billets que je consacre depuis quelque temps à ce sujet essentiel.
L'avocat pénaliste, François Saint-Pierre, qui plaide depuis longtemps en faveur du développement des droits de la défense, exprime sur le blog des Editions Dalloz, ses réflexions sur le projet du président de la République de modernisation du droit pénal et, en particulier, sur la suppression du juge d'instruction. Elles sont éclairantes et passionnantes :
"Je ne regretterai pas les juges d’instruction. Non pas que leur suppression du système judiciaire résolve d’un coup la question de la procédure pénale en France, mais parce que leur pratique professionnelle, depuis les années 1990, les a disqualifiés. La presse eut beau louer ces juges pourfendeurs de la corruption de la classe politique, les abus de pouvoirs et les erreurs judiciaires qu’ils ont commises, sûrs de leur bon droit et de leur morale, ont démontré que, contrairement à ce qu’ils soutiennent aujourd’hui, ils ne sont pas en eux-mêmes les garants des libertés individuelles et de la sûreté. La fonction de la Justice pénale n’est pas, en effet, de provoquer l’évolution de la société à coup de mises en examen fracassantes et de révélations de scandales divers, mais avant toute autre considération, de garantir au maximum les citoyens des excès et des injustices que peuvent commettre les juges dans l’exercice de leurs puissants pouvoirs.
Rien ne dit, cependant, que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la défense constitue à cet égard un système plus fiable que le précédent. Me concernant, j’ai depuis plusieurs années plaidé pour un développement des droits de la défense, de sorte que les avocats puissent exercer un contre-pouvoir judiciaire suffisamment efficace, et cela quel que soit le système de poursuites: avec ou sans juge d’instruction.
Le fait est que depuis les lois de 1993, 2000, 2005 et 2007, la procédure d’instruction judiciaire avait évolué vers un schéma de type contradictoire, qui, sur bien des points, était devenu assez satisfaisant, il faut bien le reconnaître. Le problème est que ce dispositif ne s’appliquait que dans le cadre des seules instructions judiciaires, soit moins de 5% des affaires. Au cours d’une enquête préliminaire ou de flagrance, en revanche, aucun droit ni aucun statut n’était accordé à la défense, non plus qu’à la partie civile. Voici l’enjeu de ce projet de réforme: quels seront les pouvoirs de l’avocat au cours de cette nouvelle procédure d’enquête?
Les droits de la défense forment un bloc. L’avocat doit pouvoir les exercer de manière effective, dans toute situation, dès lors que son client est mis en cause, sans qu’il appartienne ni au procureur de la République ni au juge d’instruction d’en décider. Les réquisitoires délivrés contre x, tandis que la personne visée est clairement identifiée, sont une hérésie. Ils n’ont d’autre but que d’autoriser la garde à vue du suspect, hypocritement traité comme un témoin, alors même que son droit d’être assisté par un avocat devrait naturellement lui être reconnu.
L’usage de la garde à vue sur commission rogatoire, qu’ont largement développé les juges d’instruction pour déléguer aux policiers la mise en état de leurs dossiers, est tout aussi inadmissible. Les droits premiers de la défense devront pouvoir être exercés de manière effective par toute personne visée par une enquête, sans exception : droit à l’assistance d’un avocat, droit d’accès au dossier de la procédure, droit de demandes d’actes d’enquêtes et d’expertises, ainsi que recours en illégalité de l’instance.
La commission Léger, qui est chargée d’établir un rapport sur le sujet d’ici le printemps, se penchera sur chacune de ces questions, pour choisir les modalités des procédures applicables, parmi les multiples options qui sont ouvertes.
Présence active de l’avocat en garde à vue ? Pourquoi pas, mais je reste convaincu que les magistrats et surtout les policiers livreront sur ce point un combat farouche. Ne sous-estimons pas non plus les contraintes qu’imposerait aux avocats la nécessité d’assister leurs clients durant deux ou quatre jours de garde à vue, sans délai de convocation ni de préparation. Je préférerais personnellement que le principe soit clairement affirmé de l’interdiction de l’audition comme témoin de toute personne suspectée, laquelle ne pourrait dès lors avoir lieu qu’en présence de l’avocat, au tribunal ; en somme, une application franche de l’actuel article 105 du code de procédure pénale, à toute procédure d’enquête.
Demandes d’actes d’instruction ou bien investigations privées? Ma préférence va nettement à un système de demandes d’actes auprès du procureur, sous l’arbitrage du juge de l’instruction. C’est un sujet très important qu’il serait trop long d’exposer ici. En résumé, disons que les enquêtes privées poseraient de sérieux problèmes, notamment d’intégrité des preuves produites ou occultées, et que leur coût empêcherait la majorité des justiciables d’y recourir. Le système de la demande d’actes d’instruction de l’actuel article 82-1 du code a quant à lui fait ses preuves, me semble-t-il, dans la mesure, du moins, où les avocats s’en sont servis...
Car c’est bien là l’une des clés de la réussite de toute réforme de la procédure pénale, dans un sens accusatoire : les avocats se voient confier un rôle moteur, qu’ils doivent assumer pleinement. Le juge d’instruction, dans bien des affaires, veillait à instruire aussi à décharge. Les magistrats du parquet, même objectifs dans la conduite de leurs enquêtes, soutiennent une accusation. Ce sera donc aux avocats de se charger d’initiative de cette instruction en défense, suivant une méthodologie nouvelle qu’il leur faudra élaborer et mettre en œuvre. S’en abstiendraient-ils qu’ils mettraient en danger leurs clients, démunis face à un parquet puissant, bien organisé et déterminé. Leur responsabilité professionnelle serait engagée. Qu’on ne s’y trompe pas. La suppression du juge d’instruction de notre système judiciaire augure d’une autre réforme : celle du barreau.
La défense pénale est un métier, une affaire de spécialiste, et le sera davantage encore demain qu’aujourd’hui. Les pénalistes professionnels sauront s’adapter, c’est certain. Mais la défense est aussi une mission de service public, que les ordres d’avocats doivent assurer, pour que toute personne poursuivie puisse être défendue de manière appropriée. Faudrait-il importer d’outre-Atlantique le modèle des bureaux publics de défense pénale, recrutant les plus motivés des jeunes avocats, qui s’y consacreraient alors à part entière durant leurs années de formation? J’adhère à cette nouvelle proposition de Daniel Soulez Larivière. C’est lui qui aura été l’un des précurseurs de cet ample mouvement de réforme du monde judiciaire en France. Je lui rends ainsi hommage !"
http://blogdalloz.fr
L'avocat pénaliste, François Saint-Pierre, qui plaide depuis longtemps en faveur du développement des droits de la défense, exprime sur le blog des Editions Dalloz, ses réflexions sur le projet du président de la République de modernisation du droit pénal et, en particulier, sur la suppression du juge d'instruction. Elles sont éclairantes et passionnantes :
"Je ne regretterai pas les juges d’instruction. Non pas que leur suppression du système judiciaire résolve d’un coup la question de la procédure pénale en France, mais parce que leur pratique professionnelle, depuis les années 1990, les a disqualifiés. La presse eut beau louer ces juges pourfendeurs de la corruption de la classe politique, les abus de pouvoirs et les erreurs judiciaires qu’ils ont commises, sûrs de leur bon droit et de leur morale, ont démontré que, contrairement à ce qu’ils soutiennent aujourd’hui, ils ne sont pas en eux-mêmes les garants des libertés individuelles et de la sûreté. La fonction de la Justice pénale n’est pas, en effet, de provoquer l’évolution de la société à coup de mises en examen fracassantes et de révélations de scandales divers, mais avant toute autre considération, de garantir au maximum les citoyens des excès et des injustices que peuvent commettre les juges dans l’exercice de leurs puissants pouvoirs.
Rien ne dit, cependant, que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la défense constitue à cet égard un système plus fiable que le précédent. Me concernant, j’ai depuis plusieurs années plaidé pour un développement des droits de la défense, de sorte que les avocats puissent exercer un contre-pouvoir judiciaire suffisamment efficace, et cela quel que soit le système de poursuites: avec ou sans juge d’instruction.
Le fait est que depuis les lois de 1993, 2000, 2005 et 2007, la procédure d’instruction judiciaire avait évolué vers un schéma de type contradictoire, qui, sur bien des points, était devenu assez satisfaisant, il faut bien le reconnaître. Le problème est que ce dispositif ne s’appliquait que dans le cadre des seules instructions judiciaires, soit moins de 5% des affaires. Au cours d’une enquête préliminaire ou de flagrance, en revanche, aucun droit ni aucun statut n’était accordé à la défense, non plus qu’à la partie civile. Voici l’enjeu de ce projet de réforme: quels seront les pouvoirs de l’avocat au cours de cette nouvelle procédure d’enquête?
Les droits de la défense forment un bloc. L’avocat doit pouvoir les exercer de manière effective, dans toute situation, dès lors que son client est mis en cause, sans qu’il appartienne ni au procureur de la République ni au juge d’instruction d’en décider. Les réquisitoires délivrés contre x, tandis que la personne visée est clairement identifiée, sont une hérésie. Ils n’ont d’autre but que d’autoriser la garde à vue du suspect, hypocritement traité comme un témoin, alors même que son droit d’être assisté par un avocat devrait naturellement lui être reconnu.
L’usage de la garde à vue sur commission rogatoire, qu’ont largement développé les juges d’instruction pour déléguer aux policiers la mise en état de leurs dossiers, est tout aussi inadmissible. Les droits premiers de la défense devront pouvoir être exercés de manière effective par toute personne visée par une enquête, sans exception : droit à l’assistance d’un avocat, droit d’accès au dossier de la procédure, droit de demandes d’actes d’enquêtes et d’expertises, ainsi que recours en illégalité de l’instance.
La commission Léger, qui est chargée d’établir un rapport sur le sujet d’ici le printemps, se penchera sur chacune de ces questions, pour choisir les modalités des procédures applicables, parmi les multiples options qui sont ouvertes.
Présence active de l’avocat en garde à vue ? Pourquoi pas, mais je reste convaincu que les magistrats et surtout les policiers livreront sur ce point un combat farouche. Ne sous-estimons pas non plus les contraintes qu’imposerait aux avocats la nécessité d’assister leurs clients durant deux ou quatre jours de garde à vue, sans délai de convocation ni de préparation. Je préférerais personnellement que le principe soit clairement affirmé de l’interdiction de l’audition comme témoin de toute personne suspectée, laquelle ne pourrait dès lors avoir lieu qu’en présence de l’avocat, au tribunal ; en somme, une application franche de l’actuel article 105 du code de procédure pénale, à toute procédure d’enquête.
Demandes d’actes d’instruction ou bien investigations privées? Ma préférence va nettement à un système de demandes d’actes auprès du procureur, sous l’arbitrage du juge de l’instruction. C’est un sujet très important qu’il serait trop long d’exposer ici. En résumé, disons que les enquêtes privées poseraient de sérieux problèmes, notamment d’intégrité des preuves produites ou occultées, et que leur coût empêcherait la majorité des justiciables d’y recourir. Le système de la demande d’actes d’instruction de l’actuel article 82-1 du code a quant à lui fait ses preuves, me semble-t-il, dans la mesure, du moins, où les avocats s’en sont servis...
Car c’est bien là l’une des clés de la réussite de toute réforme de la procédure pénale, dans un sens accusatoire : les avocats se voient confier un rôle moteur, qu’ils doivent assumer pleinement. Le juge d’instruction, dans bien des affaires, veillait à instruire aussi à décharge. Les magistrats du parquet, même objectifs dans la conduite de leurs enquêtes, soutiennent une accusation. Ce sera donc aux avocats de se charger d’initiative de cette instruction en défense, suivant une méthodologie nouvelle qu’il leur faudra élaborer et mettre en œuvre. S’en abstiendraient-ils qu’ils mettraient en danger leurs clients, démunis face à un parquet puissant, bien organisé et déterminé. Leur responsabilité professionnelle serait engagée. Qu’on ne s’y trompe pas. La suppression du juge d’instruction de notre système judiciaire augure d’une autre réforme : celle du barreau.
La défense pénale est un métier, une affaire de spécialiste, et le sera davantage encore demain qu’aujourd’hui. Les pénalistes professionnels sauront s’adapter, c’est certain. Mais la défense est aussi une mission de service public, que les ordres d’avocats doivent assurer, pour que toute personne poursuivie puisse être défendue de manière appropriée. Faudrait-il importer d’outre-Atlantique le modèle des bureaux publics de défense pénale, recrutant les plus motivés des jeunes avocats, qui s’y consacreraient alors à part entière durant leurs années de formation? J’adhère à cette nouvelle proposition de Daniel Soulez Larivière. C’est lui qui aura été l’un des précurseurs de cet ample mouvement de réforme du monde judiciaire en France. Je lui rends ainsi hommage !"
mardi 17 février 2009
Le bien commun
L'émission, "Le bien commun", qu'anime Antoine Garapon sur France Culture, à laquelle j'ai participée avec Marc Zarrouati, philosophe et président d'honneur d'ACAT-France, sera diffusée demain à partir de 11 heures.
Thème : "La torture est-elle justifiable en démocratie ?"
Thème : "La torture est-elle justifiable en démocratie ?"
lundi 16 février 2009
Motivation des verdicts
Dans l'arrêt Taxquet (13 janvier 2009), la Cour européenne des droits de l'homme a condamné la Belgique dont la loi ne contraint pas les jurys d'assises à motiver les verdicts. Le collège des procureurs généraux propose que désomais le jury d'assises continue à délibérer seul de la culpabilité de l'accusé, mais que le verdict soit motivé avec les juges. En attendant une modification de la loi, ces hauts magistrats recommandent, en effet, que la cour rédige la motivation du verdict avec les jurés lors de la seconde délibération, celle durant laquelle le jury se réunit avec les trois juges professionnels de la cour pour débattre de la peine. La motivation du verdict, jointe à la motivation de la peine, serait alors ajoutée à l'arrêt final. Cette motivation serait susceptible de faire, le cas échéant, l'objet d'un recours devant la Cour de cassation.
Il serait heureux que la France, dont la procédure d'assises est un peu différente mais non sur ce point essentiel, tire à son tour les conséquences de cette condamnation. Jusqu'à présent, les jurés, assistés du président de la cour d'assises et de ses deux assesseurs, n'ont à répondre que par "oui" ou "non" aux questions précises qui lui sont posées, notamment sur la culpabilité de l'accusé et la préméditation du crime. L'arrêt rappelle que "dans les affaires Zarouali c. Belgique et Papon c. France , la Commission et la Cour ont considéré que « si le jury n'a pu répondre par « oui » ou par « non » à chacune des questions posées par le président, ces questions formaient une trame sur laquelle s'est fondée sa décision », que « la précision de ces questions permet de compenser adéquatement l'absence de motivation des réponses du jury » et que « cette appréciation se trouve renforcée par le fait que la cour d'assises doit motiver le refus de déférer une question de l'accusation ou de la défense au jury ». Mais cela suffit-il ?
La Cour estime, en effet, que l'absence de motivation constitue une violation du droit à un procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme) : "Il est important, dans un souci d'expliquer le verdict à l'accusé, mais aussi à l'opinion publique, au peuple au nom duquel la décision est rendue, de mettre en avant les considérations qui ont convaincu le jury de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et d'indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il a été répondu positivement ou négativement aux questions".
Voir l'arrêt de la Cour à l'adresse suivante :
http://cmiskp.echr.coe.int
Pour que les choses soient claires : le principe de la motivation des verdicts, qui s'impose aux magistrats professionnels dans les tribunaux correctionnels, devrait également s'imposer dans les verdicts des tribunaux d'assises. Le fait que les jurés d'un jury populaire aient à se prononcer sur des questions précises, sur la seule base de leur "intime conviction", ne suffit pas à satisfaire à ce qui devrait être une obligation générale de la justice pénale, surtout lorsqu'il s'agit de condamner un individu à de longues peines de prison.
Il serait heureux que la France, dont la procédure d'assises est un peu différente mais non sur ce point essentiel, tire à son tour les conséquences de cette condamnation. Jusqu'à présent, les jurés, assistés du président de la cour d'assises et de ses deux assesseurs, n'ont à répondre que par "oui" ou "non" aux questions précises qui lui sont posées, notamment sur la culpabilité de l'accusé et la préméditation du crime. L'arrêt rappelle que "dans les affaires Zarouali c. Belgique et Papon c. France , la Commission et la Cour ont considéré que « si le jury n'a pu répondre par « oui » ou par « non » à chacune des questions posées par le président, ces questions formaient une trame sur laquelle s'est fondée sa décision », que « la précision de ces questions permet de compenser adéquatement l'absence de motivation des réponses du jury » et que « cette appréciation se trouve renforcée par le fait que la cour d'assises doit motiver le refus de déférer une question de l'accusation ou de la défense au jury ». Mais cela suffit-il ?
La Cour estime, en effet, que l'absence de motivation constitue une violation du droit à un procès équitable (article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme) : "Il est important, dans un souci d'expliquer le verdict à l'accusé, mais aussi à l'opinion publique, au peuple au nom duquel la décision est rendue, de mettre en avant les considérations qui ont convaincu le jury de la culpabilité ou de l'innocence de l'accusé et d'indiquer les raisons concrètes pour lesquelles il a été répondu positivement ou négativement aux questions".
Voir l'arrêt de la Cour à l'adresse suivante :
Pour que les choses soient claires : le principe de la motivation des verdicts, qui s'impose aux magistrats professionnels dans les tribunaux correctionnels, devrait également s'imposer dans les verdicts des tribunaux d'assises. Le fait que les jurés d'un jury populaire aient à se prononcer sur des questions précises, sur la seule base de leur "intime conviction", ne suffit pas à satisfaire à ce qui devrait être une obligation générale de la justice pénale, surtout lorsqu'il s'agit de condamner un individu à de longues peines de prison.
samedi 14 février 2009
L'université des fainéants
Un article fort bien enlevé de l'écrivain et professeur d'université, Pierre Jourde, "Université : les fainéants et les mauvais chercheurs, au travail !" publié sur le site du Nouvel Observateur. Si besoin était, je confirme : la réalité est bien telle qu'il la décrit.
"Une poignée de mandarins nantis qui ne fichent rien de leurs journées et refusent d'être évalués sur leur travail, manifeste contre la réforme Pécresse pour défendre des privilèges corporatistes et une conception rétrograde de l'université. Au travail, fainéants!
L'ignorance et les préjugés sont tels que c'est à peu près l'image que certains journalistes donnent du mouvement des chercheurs, des universitaires et des étudiants qui se développe dans toute la France. Au Monde, Catherine Rollot se contente de faire du décalque de la communication ministérielle, en toute méconnaissance de cause. Le lundi 9 février, Sylvie Pierre-Brossolette, sur l'antenne de France Info, défendait l'idée brillante selon laquelle, comme un chercheur ne produit plus grand-chose d'intéressant après quarante ans (« c'est génétique »!), on pourrait lui coller beaucoup plus d'heures d'enseignement, histoire qu'il se rende utile.
Il aurait fallu mettre Pasteur un peu plus souvent devant les étudiants, ça lui aurait évité de nous casser les pieds, à 63 ans, avec sa découverte du virus de la rage. Planck, les quantas à 41 ans, un peu juste, mon garçon! Darwin a publié L'Evolution des espèces à 50 ans, et Foucault La Volonté de savoir au même âge. Ce sont des livres génétiquement nuls. Aujourd'hui, on enverrait leurs auteurs alphabétiser les étudiants de première année, avec de grosses potées d'heures de cours, pour cause de rythme de publication insuffisant. Au charbon, papy Einstein! Et puis comme ça, on économise sur les heures supplémentaires, il n'y a pas de petits profits.
Mais que Sylvie Pierre-Brossolette se rassure: le déluge de réformes et de tâches administratives est tel que son vœu est déjà presque réalisé. On fait tout ce qu'il faut pour étouffer la recherche. Les chercheurs et les enseignants-chercheurs passent plus de temps dans la paperasse que dans la recherche et l'enseignement. Ils rédigent les projets de recherche qu'ils auraient le temps de réaliser s'ils n'étaient pas si occupés à rédiger leurs projets de recherche. La réforme Pécresse ne fera qu'accroître cela.
Les journalistes sont-ils suffisamment évalués au regard de leurs compétences et de leur sérieux ? Est-ce que c'est génétique, de dire des bêtises sur les antennes du service public ?
On enrage de cette ignorance persistante que l'on entretient sciemment, dans le public, sur ce que sont réellement la vie et le travail d'un universitaire. Rien de plus facile que de dénoncer les intellectuels comme des privilégiés et de les livrer à la vindicte des braves travailleurs, indignés qu'on puisse n'enseigner que 7 heures par semaine. Finissons-en avec ce ramassis de légendes populistes. Un pays qui méprise et maltraite à ce point ses intellectuels est mal parti.
La réforme Pécresse est fondée là-dessus: il y a des universitaires qui ne travaillent pas assez, il faut trouver le moyen de les rendre plus performants, par exemple en augmentant leurs heures d'enseignement s'ils ne publient pas assez. Il est temps de mettre les choses au point, l'entassement de stupidités finit par ne plus être tolérable.
a) L'universitaire ne travaille pas assez
En fait, un universitaire moyen travaille beaucoup trop. Il exerce trois métiers, enseignant, administrateur et chercheur. Autant dire qu'il n'est pas aux 35 heures, ni aux 40, ni aux 50. Donnons une idée rapide de la variété de ses tâches: cours. Préparation des cours. Examens. Correction des copies (par centaines). Direction de mémoires ou de thèses. Lectures de ces mémoires (en sciences humaines, une thèse, c'est entre 300 et 1000 pages). Rapports. Soutenances. Jurys d'examens. Réception et suivi des étudiants. Elaboration des maquettes d'enseignement. Cooptation et évaluation des collègues (dossiers, rapports, réunions). Direction d'année, de département, d'UFR le cas échéant. Réunions de toutes ces instances. Conseils d'UFR, conseils scientifiques, réunions de CEVU, rapports et réunions du CNU et du CNRS, animations et réunions de centres et de laboratoires de recherche, et d'une quantité de conseils, d'instituts et de machins divers.
Et puis, la recherche. Pendant les loisirs, s'il en reste. Là, c'est virtuellement infini: lectures innombrables, rédaction d'articles, de livres, de comptes rendus, direction de revues, de collections, conférences, colloques en France et à l'étranger. Quelle bande de fainéants, en effet. Certains cherchent un peu moins que les autres, et on s'étonne ? Contrôlons mieux ces tire-au-flanc, c'est une excellente idée. Il y a une autre hypothèse : et si, pour changer, on fichait la paix aux chercheurs, est-ce qu'ils ne chercheraient pas plus ? Depuis des lustres, la cadence infernale des réformes multiplie leurs tâches. Après quoi, on les accuse de ne pas chercher assez. C'est plutôt le fait qu'ils continuent à le faire, malgré les ministres successifs et leurs bonnes idées, malgré les humiliations et les obstacles en tous genres, qui devrait nous paraître étonnant.
Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle de recherche « médiocre » en France. Elle est tellement médiocre que les publications scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que la France se situe au 18e rang pour le financement de la recherche. Dans ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président de la république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de ce nom.
b) L'universitaire n'est pas évalué
Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n'est pas évalué, prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente le parcours courant d'un professeur des universités aujourd'hui. L'auteur de cet article sait de quoi il parle. Elle est née en 1960. Elle habite Montpellier. Après plusieurs années d'études, mettons d'histoire, elle passe l'agrégation. Travail énorme, pour un très faible pourcentage d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle est enfin reçue, elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège « sensible » du Havre. Comme elle est mariée à J, informaticien à Montpellier, elle fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa thèse. Gros travail, elle s'y consacre la nuit et les week-ends. J. trouve enfin un poste au Havre, ils déménagent.
A 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour espérer entrer à l'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite se faire qualifier par le Conseil National des Universités. Une fois cette évaluation effectuée, elle présente son dossier dans les universités où un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n'y en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit il y a quarante candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications, elle est élue maître de conférences à l'université de Clermont-Ferrand, contre 34 candidats. C'est une évaluation, et terrible, 33 restent sur le carreau, avec leur agrégation et leur thèse sur les bras. Elle est heureuse, même si elle gagne un peu moins qu'avant. Environ 2000 Euros. Elle reprend le train toutes les semaines, ce qui est peu pratique pour l'éducation de ses enfants, et engloutit une partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à Clermont, ils peuvent s'y installer et acheter un appartement. Mme B développe ses recherches sur l'histoire de la paysannerie française au XIXe siècle. Elle publie, donne des conférences, tout en assumant diverses responsabilités administratives qui l'occupent beaucoup.
Enfin, elle se décide, pour devenir professeur, à soutenir une habilitation à diriger des recherches, c'est-à-dire une deuxième thèse, plus une présentation générale de ses travaux de recherche. Elle y consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle obtient six mois de congé pour recherches (sur évaluation, là encore). A 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient son habilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU. Elle se remet à chercher des postes, de professeur cette fois. N'en trouve pas. Est finalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à l'université de Créteil. A ce stade de sa carrière, elle gagne 3500 euros par mois.
Accaparée par les cours d'agrégation, l'élaboration des plans quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu épuisée, elle publie moins d'articles. Elle écrit, tout doucement, un gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever. Mais ça n'est pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative, surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous pouvoirs sur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des raisons de politique interne. Sa carrière va stagner.
Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus une bonne chercheuse, il faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses enfants la voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien donne deux fois moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait qu'elle publie à tour de bras des articles vides. Dans les repas de famille, son beau-frère, cadre commercial, qui gagne deux fois plus qu'elle avec dix fois moins d'études, se moque de ses sept heures d'enseignement hebdomadaires. Les profs, quels fainéants.
Personnellement, j'aurais une suggestion à l'adresse de Mme Pécresse, de M. Sarkozy et accessoirement des journalistes qui parlent si légèrement de la recherche. Et si on fichait la paix à Mme B? Elle a énormément travaillé, et elle travaille encore. Elle forme des instituteurs, des professeurs, des journalistes, des fonctionnaires. Son travail de recherche permet de mieux comprendre l'évolution de la société française. Elle assure une certaine continuité intellectuelle et culturelle dans ce pays. Elle a été sans cesse évaluée. Elle gagne un salaire qui n'a aucun rapport avec ses hautes qualifications. Elle travaille dans des lieux sordides. Quand elle va faire une conférence, on met six mois à lui rembourser 100 euros de train. Et elle doit en outre subir les insultes du président de la république et le mépris d'une certaine presse. En bien, ça suffit. Voilà pourquoi les enseignants-chercheurs manifestent aujourd'hui."
http://bibliobs.com
"Une poignée de mandarins nantis qui ne fichent rien de leurs journées et refusent d'être évalués sur leur travail, manifeste contre la réforme Pécresse pour défendre des privilèges corporatistes et une conception rétrograde de l'université. Au travail, fainéants!
L'ignorance et les préjugés sont tels que c'est à peu près l'image que certains journalistes donnent du mouvement des chercheurs, des universitaires et des étudiants qui se développe dans toute la France. Au Monde, Catherine Rollot se contente de faire du décalque de la communication ministérielle, en toute méconnaissance de cause. Le lundi 9 février, Sylvie Pierre-Brossolette, sur l'antenne de France Info, défendait l'idée brillante selon laquelle, comme un chercheur ne produit plus grand-chose d'intéressant après quarante ans (« c'est génétique »!), on pourrait lui coller beaucoup plus d'heures d'enseignement, histoire qu'il se rende utile.
Il aurait fallu mettre Pasteur un peu plus souvent devant les étudiants, ça lui aurait évité de nous casser les pieds, à 63 ans, avec sa découverte du virus de la rage. Planck, les quantas à 41 ans, un peu juste, mon garçon! Darwin a publié L'Evolution des espèces à 50 ans, et Foucault La Volonté de savoir au même âge. Ce sont des livres génétiquement nuls. Aujourd'hui, on enverrait leurs auteurs alphabétiser les étudiants de première année, avec de grosses potées d'heures de cours, pour cause de rythme de publication insuffisant. Au charbon, papy Einstein! Et puis comme ça, on économise sur les heures supplémentaires, il n'y a pas de petits profits.
Mais que Sylvie Pierre-Brossolette se rassure: le déluge de réformes et de tâches administratives est tel que son vœu est déjà presque réalisé. On fait tout ce qu'il faut pour étouffer la recherche. Les chercheurs et les enseignants-chercheurs passent plus de temps dans la paperasse que dans la recherche et l'enseignement. Ils rédigent les projets de recherche qu'ils auraient le temps de réaliser s'ils n'étaient pas si occupés à rédiger leurs projets de recherche. La réforme Pécresse ne fera qu'accroître cela.
Les journalistes sont-ils suffisamment évalués au regard de leurs compétences et de leur sérieux ? Est-ce que c'est génétique, de dire des bêtises sur les antennes du service public ?
On enrage de cette ignorance persistante que l'on entretient sciemment, dans le public, sur ce que sont réellement la vie et le travail d'un universitaire. Rien de plus facile que de dénoncer les intellectuels comme des privilégiés et de les livrer à la vindicte des braves travailleurs, indignés qu'on puisse n'enseigner que 7 heures par semaine. Finissons-en avec ce ramassis de légendes populistes. Un pays qui méprise et maltraite à ce point ses intellectuels est mal parti.
La réforme Pécresse est fondée là-dessus: il y a des universitaires qui ne travaillent pas assez, il faut trouver le moyen de les rendre plus performants, par exemple en augmentant leurs heures d'enseignement s'ils ne publient pas assez. Il est temps de mettre les choses au point, l'entassement de stupidités finit par ne plus être tolérable.
a) L'universitaire ne travaille pas assez
En fait, un universitaire moyen travaille beaucoup trop. Il exerce trois métiers, enseignant, administrateur et chercheur. Autant dire qu'il n'est pas aux 35 heures, ni aux 40, ni aux 50. Donnons une idée rapide de la variété de ses tâches: cours. Préparation des cours. Examens. Correction des copies (par centaines). Direction de mémoires ou de thèses. Lectures de ces mémoires (en sciences humaines, une thèse, c'est entre 300 et 1000 pages). Rapports. Soutenances. Jurys d'examens. Réception et suivi des étudiants. Elaboration des maquettes d'enseignement. Cooptation et évaluation des collègues (dossiers, rapports, réunions). Direction d'année, de département, d'UFR le cas échéant. Réunions de toutes ces instances. Conseils d'UFR, conseils scientifiques, réunions de CEVU, rapports et réunions du CNU et du CNRS, animations et réunions de centres et de laboratoires de recherche, et d'une quantité de conseils, d'instituts et de machins divers.
Et puis, la recherche. Pendant les loisirs, s'il en reste. Là, c'est virtuellement infini: lectures innombrables, rédaction d'articles, de livres, de comptes rendus, direction de revues, de collections, conférences, colloques en France et à l'étranger. Quelle bande de fainéants, en effet. Certains cherchent un peu moins que les autres, et on s'étonne ? Contrôlons mieux ces tire-au-flanc, c'est une excellente idée. Il y a une autre hypothèse : et si, pour changer, on fichait la paix aux chercheurs, est-ce qu'ils ne chercheraient pas plus ? Depuis des lustres, la cadence infernale des réformes multiplie leurs tâches. Après quoi, on les accuse de ne pas chercher assez. C'est plutôt le fait qu'ils continuent à le faire, malgré les ministres successifs et leurs bonnes idées, malgré les humiliations et les obstacles en tous genres, qui devrait nous paraître étonnant.
Nicolas Sarkozy, dans son discours du 22 janvier, parle de recherche « médiocre » en France. Elle est tellement médiocre que les publications scientifiques françaises sont classées au 5e rang mondial, alors que la France se situe au 18e rang pour le financement de la recherche. Dans ces conditions, les chercheurs français sont des héros. Les voilà évalués, merci. Accessoirement, condamnons le président de la république à vingt ans de travaux forcés dans des campus pisseux, des locaux répugnants et sous-équipés, des facs, comme la Sorbonne, sans bureaux pour les professeurs, même pas équipées de toilettes dignes de ce nom.
b) L'universitaire n'est pas évalué
Pour mieux comprendre à quel point un universitaire n'est pas évalué, prenons le cas exemplaire (quoique fictif) de Mme B. Elle représente le parcours courant d'un professeur des universités aujourd'hui. L'auteur de cet article sait de quoi il parle. Elle est née en 1960. Elle habite Montpellier. Après plusieurs années d'études, mettons d'histoire, elle passe l'agrégation. Travail énorme, pour un très faible pourcentage d'admis. Elle s'y reprend à deux fois, elle est enfin reçue, elle a 25 ans. Elle est nommée dans un collège « sensible » du Havre. Comme elle est mariée à J, informaticien à Montpellier, elle fait le chemin toutes les semaines. Elle prépare sa thèse. Gros travail, elle s'y consacre la nuit et les week-ends. J. trouve enfin un poste au Havre, ils déménagent.
A 32 ans, elle soutient sa thèse. Il lui faut la mention maximale pour espérer entrer à l'université. Elle l'obtient. Elle doit ensuite se faire qualifier par le Conseil National des Universités. Une fois cette évaluation effectuée, elle présente son dossier dans les universités où un poste est disponible dans sa spécialité. Soit il n'y en a pas (les facs ne recrutent presque plus), soit il y a quarante candidats par poste. Quatre années de suite, rien. Elle doit se faire requalifier. Enfin, à 37 ans, sur son dossier et ses publications, elle est élue maître de conférences à l'université de Clermont-Ferrand, contre 34 candidats. C'est une évaluation, et terrible, 33 restent sur le carreau, avec leur agrégation et leur thèse sur les bras. Elle est heureuse, même si elle gagne un peu moins qu'avant. Environ 2000 Euros. Elle reprend le train toutes les semaines, ce qui est peu pratique pour l'éducation de ses enfants, et engloutit une partie de son salaire. Son mari trouve enfin un poste à Clermont, ils peuvent s'y installer et acheter un appartement. Mme B développe ses recherches sur l'histoire de la paysannerie française au XIXe siècle. Elle publie, donne des conférences, tout en assumant diverses responsabilités administratives qui l'occupent beaucoup.
Enfin, elle se décide, pour devenir professeur, à soutenir une habilitation à diriger des recherches, c'est-à-dire une deuxième thèse, plus une présentation générale de ses travaux de recherche. Elle y consacre ses loisirs, pendant des années. Heureusement, elle obtient six mois de congé pour recherches (sur évaluation, là encore). A 44 ans (génétiquement has been, donc) elle soutient son habilitation. Elle est à nouveau évaluée, et qualifiée, par le CNU. Elle se remet à chercher des postes, de professeur cette fois. N'en trouve pas. Est finalement élue (évaluation sur dossier), à 47 ans, à l'université de Créteil. A ce stade de sa carrière, elle gagne 3500 euros par mois.
Accaparée par les cours d'agrégation, l'élaboration des plans quadriennaux et la direction de thèses, et, il faut le dire, un peu épuisée, elle publie moins d'articles. Elle écrit, tout doucement, un gros ouvrage qu'il lui faudra des années pour achever. Mais ça n'est pas de la recherche visible. Pour obtenir une promotion, elle devra se soumettre à une nouvelle évaluation, qui risque d'être négative, surtout si le président de son université, à qui la réforme donne tous pouvoirs sur elle, veut favoriser d'autres chercheurs, pour des raisons de politique interne. Sa carrière va stagner.
Dans la réforme Pécresse, elle n'est plus une bonne chercheuse, il faut encore augmenter sa dose de cours, alors que son mari et ses enfants la voient à peine. (Par comparaison, un professeur italien donne deux fois moins d'heures de cours). Ou alors, il faudrait qu'elle publie à tour de bras des articles vides. Dans les repas de famille, son beau-frère, cadre commercial, qui gagne deux fois plus qu'elle avec dix fois moins d'études, se moque de ses sept heures d'enseignement hebdomadaires. Les profs, quels fainéants.
Personnellement, j'aurais une suggestion à l'adresse de Mme Pécresse, de M. Sarkozy et accessoirement des journalistes qui parlent si légèrement de la recherche. Et si on fichait la paix à Mme B? Elle a énormément travaillé, et elle travaille encore. Elle forme des instituteurs, des professeurs, des journalistes, des fonctionnaires. Son travail de recherche permet de mieux comprendre l'évolution de la société française. Elle assure une certaine continuité intellectuelle et culturelle dans ce pays. Elle a été sans cesse évaluée. Elle gagne un salaire qui n'a aucun rapport avec ses hautes qualifications. Elle travaille dans des lieux sordides. Quand elle va faire une conférence, on met six mois à lui rembourser 100 euros de train. Et elle doit en outre subir les insultes du président de la république et le mépris d'une certaine presse. En bien, ça suffit. Voilà pourquoi les enseignants-chercheurs manifestent aujourd'hui."
jeudi 12 février 2009
Sénèque, l'art de bien donner
Le Journal du Mauss a eu l'excellente idée de mettre en ligne le chapitre II des Bienfaits de Sénèque, un texte admirable sur l'art de bien donner dont je tire cet extrait. Comme nous sommes loin d'une pareille élégance ! Notons, cependant, que si le beau geste du don doit parfois s'exercer dans le secret, il n'a pourtant rien à voir avec la vertu chrétienne de l'humilité. Je ne dis pas cela en guise de critique de cette dernière, mais pour signaler à quel point nous sommes là dans un univers "moral" différent.
"I. Examinons maintenant, mon cher Liberalis, ce que j’ai négligé dans la première partie, comment il faut accorder un bienfait. Voici, pour y parvenir, la voie la plus facile et la plus courte, à mon avis : donnons comme nous voudrions qu’on nous donnât ; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. Quel charme peut avoir le bienfait que longtemps le bienfaiteur a retenu dans sa main, qu’il semble n’avoir lâché qu’avec peine, et comme en se faisant violence à lui-même. Si même il survenait quelque retard, ayons soin qu’on ne puisse en accuser notre irrésolution. L’hésitation est tout près du refus et n’a droit à aucune reconnaissance - car le premier mérite du bienfait consistant dans l’intention du bienfaiteur, celui dont la mauvaise volonté s’est trahie par ses tergiversations mêmes, n’a point donné ; seulement il a laissé prendre ce qu’il n’a point eu la force de retenir. Il est bien des gens qui ne sont généreux que par l’impuissance de refuser en face. Les bienfaits sont agréables surtout quand ils sont accompagnés de prévenance, et que, s’offrant d’eux-mêmes, ils ne sont retardés que par la discrétion de l’obligé. S’il est bien d’accéder aux demandes, il est mieux encore de les devancer. Je dis qu’il est mieux encore de prévenir les prières. En effet, l’homme de bien ne demandant jamais sans embarras dans le maintien, ni sans rougeur au front, lui épargner ce tourment, c’est multiplier le bienfait. Ce n’est point obtenir gratuitement, que de ne recevoir qu’après avoir demandé, parce que, comme le pensaient judicieusement nos pères, rien ne coûte si cher que, ce qu’on achète par des prières. Les hommes seraient plus avares de voeux, s’ils devaient les faire en public, et les dieux eux-mêmes, dont la majesté ennoblit nos supplications, c’est à voix basse et dans le secret de nos coeurs que nous préférons les implorer.
II. Je vous demande : mot fâcheux qui nous pèse et qu’on ne prononce que le front baissé ; il, faut l’épargner à notre ami, comme à tout homme que nous voulons nous attacher par nos bienfaits. On a beau se hâter, c’est obliger trop tard que de le faire après la demande. Il faut donc épier le désir de chacun, et, quand on l’a deviné, faire grâce du pénible embarras de demander. Le bienfait le plus doux, et dont le coeur conserve un long souvenir, est celui qui vient au-devant de l’obligé. S’il nous arrive d’être prévenus, hâtons-nous de couper la parole à celui qui nous sollicite, de peur de paraître sollicités ; à peine avertis, promettons sur-le-champ, et, par cet empressement, prouvons-lui que nous l’aurions obligé, même sans avoir été requis. Pour un malade, quelque nourriture donnée à propos, et, au besoin, une goutte d’eau peuvent tenir lieu de remède : ainsi le service le plus léger, le plus ordinaire, s’il vient promptement, s’il n’est point différé d’un instant, augmente de prix et l’emporte sur les services les plus importants, quand la lenteur et l’hésitation les accompagnent. Obliger si prestement, c’est ne pas laisser en doute qu’on ne le fasse de bon coeur : aussi l’on prend plaisir à rendre service, et le visage exprime la joie du coeur.
III. Les bienfaits les plus signalés, certains hommes les gâtent par ce silence, cette lenteur à répondre qui tiennent de la morgue et de l’humeur ; ils promettent de l’air dont on refuse. Combien n’est-il pas mieux de joindre les bonnes paroles aux bons effets, et d’ajouter par des témoignages de politesse et de bienveillance un nouveau prix à ce que l’on donne ! Pour que l’obligé se corrige de sa lenteur à demander, on peut encore lui faire ce reproche amical : « Je vous en veux de ne pas m’avoir fait savoir plus tôt ce que vous désiriez de moi ; d’avoir mis trop de façons à me demander ; d’avoir employé un intermédiaire. Je me félicite de l’épreuve à laquelle vous avez mis mes sentiments pour vous. À l’avenir, quelque chose que vous désiriez, demandez, je suis à votre service : je pardonne pour cette fois à votre mauvaise honte. » C’est ainsi que vous manifesterez des sentiments qui ajouteront encore du prix à vos bienfaits, quelque importants qu’ils puissent être. Alors se connaît la haute vertu, la touchante bonté du bienfaiteur, quand on se dit à soi-même en le quittant : « Ô le grand bien qui m’est advenu aujourd’hui ! j’aimerais mieux recevoir peu d’un tel homme que beaucoup de tout autre. Jamais ma reconnaissance ne pourra égaler la bonté de son coeur. »
IV. Mais la plupart rendent odieux leurs bienfaits par une telle rudesse de paroles, par un air si renfrogné, par des manières si hautaines, qu’on se repent de les avoir reçus. Ensuite, après les promesses, viennent des délais à n’en plus finir : or, rien n’est plus dur que de redemander ce qu’on a déjà obtenu. Les bienfaits doivent être payés comptant ; autrement, il est, auprès de certaines gens, plus difficile de les recevoir que de les obtenir. On est forcé de recourir à des intermédiaires, tant pour rappeler la promesse que pour la faire réaliser. Alors un bienfait s’use en passant par tant de mains ; l’on en sait d’autant moins de gré à celui qui l’a promis, que chaque intercesseur entre avec l’auteur du bienfait en partage de l’obligation. Si donc vous voulez qu’on vous sache pleinement gré de vos bienfaits, faites en sorte qu’ils arrivent à leur destination, entiers, sans déchet, et, comme on dit, sans retenue. Que personne ne les intercepte, ne les retienne en route : personne ne peut tirer quelque reconnaissance du bienfait que vous accordez, sans que ce soit autant de pris sur celle que vous méritez.
V. Rien n’est si pénible qu’une longue attente. On souffre moins de perdre ses espérances que de les voir languir. Mais tel est le travers de la plupart des protecteurs : ils diffèrent par vanité l’accomplissement de leurs promesses, pour ne pas diminuer la foule des solliciteurs. Semblables aux ministres dépositaires, de la puissance royale, ils aiment à prolonger le spectacle de leur orgueilleuse importance ; ils ne font rien de suite ; ils font tout à deux fois : leurs outrages volent, et leurs bienfaits se traînent. Admettez donc comme plein de vérité ce mot d’un poète comique : « Quoi ! ne voyez-vous pas que vous ôtez à la reconnaissance tout ce que vous ajoutez au délai ? » De là ces paroles que le dépit arrache à l’homme de coeur : « Faites donc, si vous voulez faire. » Et encore : « Ah ! c’est trop attendre : j’aime mieux un prompt refus. » Lorsque ainsi l’ennui d’attendre a fait prendre le bienfait en haine, peut-on en être reconnaissant ?
De même que le comble de la barbarie est de prolonger le supplice, et qu’il y a une sorte d’humanité à faire mourir vite, parce que la dernière douleur porte son terme avec soi, et que l’intervalle qui précède le supplice est ce qu’il a de plus cruel ; ainsi la reconnaissance d’un bienfait est d’autant plus grande, qu’il s’est moins fait attendre. Car, même des meilleures choses, l’attente n’est point exempte d’inquiétude ; et comme la plupart des bienfaits sont un remède à quelque mal, prolonger les souffrances, ou retarder la satisfaction d’un homme que l’on peut soulager sur-le-champ, c’est de sa propre main mutiler son bienfait. Toujours la bienveillance est empressée et qui oblige de bon coeur oblige promptement. Qui oblige tardivement, et en remettant d’un jour à l’autre, n’oblige qu’à contre-coeur. Il perd ainsi deux choses bien précieuses, le temps et la preuve de sa bienveillance ; vouloir tard, c’est ne pas vouloir.
(...)
IX. Tous les maîtres de la sagesse enseignent qu’il est des bienfaits qu’on doit répandre publiquement, et d’autres en secret : publiquement, ceux qu’il est glorieux d’obtenir, comme les dons militaires, les honneurs et tout ce qui acquiert plus de prix par la renommée. Quant aux bienfaits qui ne contribuent ni à la considération ni à l’honneur de ceux qui les reçoivent, mais qui viennent au secours de la faiblesse, de l’indigence, ou qui préviennent le déshonneur, ils doivent être accordés en silence, et n’être connus que de ceux à qui ils sont utiles. Quelquefois même la supercherie est permise envers celui qu’on assiste, et les secours doivent lui arriver sans qu’il connaisse la main du bienfaiteur.
X. On raconte qu’Arcésilas avait un ami pauvre, et qui dissimulait sa pauvreté : cet homme tomba malade, et même alors il ne voulait pas avouer qu’il manquait des choses les plus nécessaires. Arcésilas jugea qu’il fallait l’assister en secret ; et, sans lui en rien dire, il glissa sous son oreiller un sac d’argent, afin que, en dépit de sa discrétion, son ami parût trouver ce dont il avait besoin, plutôt que le recevoir.
Quoi donc ! il ne connaîtra point la main qui l’a obligé ? C’est ce qu’il faut avant tout, puisque cette ignorance même fait partie du bienfait. Ensuite je prodiguerai beaucoup d’autres bienfaits, je multiplierai mes dons, pour faire connaître ainsi l’auteur du premier bienfait. Enfin, quand bien même il ne saurait jamais que je lui ai donné, je saurai toujours l’avoir fait. C’est peu, direz-vous. Oui, sans doute, si vous voulez placer à intérêt ; mais si vous ne voulez que donner de la manière la plus utile à celui qui reçoit, vous donnerez, et votre propre témoignage vous suffira. Autrement ce qui vous plaît, ce n’est pas de faire le bien, c’est de paraître le faire. Je veux, dites-vous, que l’obligé le sache : vous ne cherchez donc qu’un débiteur ? Je veux de toute manière qu’il le sache : mais s’il lui est plus avantageux, plus honorable, plus agréable de l’ignorer, ne changerez-vous pas de méthode ? Non, je veux absolument qu’il le sache. Ainsi tu ne sauverais pas la vie à un homme dans les ténèbres ?
Je ne dis pas qu’on ne puisse dans l’occasion jouir de la reconnaissance de celui qu’on oblige ; mais s’il a en même temps besoin et honte de mon assistance ; si le service que je lui rends, à moins d’être enveloppé de mystère, est une humiliation, je n’irai point prendre acte de mes bienfaits. Pourquoi irais-je lui faire connaître que c’est de moi qu’il les tient, puisqu’un de nos premiers préceptes, un des plus indispensables, consiste à ne jamais reprocher, ni même rappeler un service ? Telle est la loi qui lie le bienfaiteur et l’obligé : l’un doit de suite oublier son bienfait, l’autre s’en souvenir toujours : c’est déchirer l’âme, c’est l’humilier, que de rappeler sans cesse vos services.
XI. On s’écrierait volontiers, comme cet homme qu’un ami de César avait sauvé de la proscription des triumvirs, et qui, fatigué de l’insolence de son bienfaiteur, s’écria : « Rends-moi à César. Jusques à quand, me diras-tu : « Je t’ai sauvé, je t’ai arraché à la mort ? » Oui, si c’est moi qui le premier m’en souviens, je te dois la vie ; si tu m’en fais une obligation, cette vie est une mort. Je ne te dois rien, si tu ne m’as sauvé que pour en faire parade. Jusques à quand me traîneras-tu comme à ta suite ? quand cesseras-tu de m’accabler du souvenir de ma misère ? Un triomphateur ne m’eût traîné qu’une seule fois. »
Il ne faut pas parler du bien que l’on a fait : rappeler un service, c’est le redemander. N’insistons jamais là-dessus ; n’en rappelons jamais la mémoire, à moins que, par un nouveau bienfait, nous ne fassions ressouvenir du premier. Il ne faut pas même raconter à d’autres nos services ; qui donne doit se taire : c’est à celui qui reçoit à parler. Sans quoi, on pourrait vous appliquer ce qu’on disait d’un homme qui prônait partout son bienfait : « Nierez-vous qu’on vous l’a rendu ? - Quand donc ? répondit cet homme. - Souvent et en maints endroits ; autant de fois et partout où vous l’avez publié. »
Sénèque, Les bienfaits. Livre II, Traduction J. Baillard, 1914
www.journaldumauss.net
"I. Examinons maintenant, mon cher Liberalis, ce que j’ai négligé dans la première partie, comment il faut accorder un bienfait. Voici, pour y parvenir, la voie la plus facile et la plus courte, à mon avis : donnons comme nous voudrions qu’on nous donnât ; surtout donnons de bon coeur, promptement, sans hésiter. Quel charme peut avoir le bienfait que longtemps le bienfaiteur a retenu dans sa main, qu’il semble n’avoir lâché qu’avec peine, et comme en se faisant violence à lui-même. Si même il survenait quelque retard, ayons soin qu’on ne puisse en accuser notre irrésolution. L’hésitation est tout près du refus et n’a droit à aucune reconnaissance - car le premier mérite du bienfait consistant dans l’intention du bienfaiteur, celui dont la mauvaise volonté s’est trahie par ses tergiversations mêmes, n’a point donné ; seulement il a laissé prendre ce qu’il n’a point eu la force de retenir. Il est bien des gens qui ne sont généreux que par l’impuissance de refuser en face. Les bienfaits sont agréables surtout quand ils sont accompagnés de prévenance, et que, s’offrant d’eux-mêmes, ils ne sont retardés que par la discrétion de l’obligé. S’il est bien d’accéder aux demandes, il est mieux encore de les devancer. Je dis qu’il est mieux encore de prévenir les prières. En effet, l’homme de bien ne demandant jamais sans embarras dans le maintien, ni sans rougeur au front, lui épargner ce tourment, c’est multiplier le bienfait. Ce n’est point obtenir gratuitement, que de ne recevoir qu’après avoir demandé, parce que, comme le pensaient judicieusement nos pères, rien ne coûte si cher que, ce qu’on achète par des prières. Les hommes seraient plus avares de voeux, s’ils devaient les faire en public, et les dieux eux-mêmes, dont la majesté ennoblit nos supplications, c’est à voix basse et dans le secret de nos coeurs que nous préférons les implorer.
II. Je vous demande : mot fâcheux qui nous pèse et qu’on ne prononce que le front baissé ; il, faut l’épargner à notre ami, comme à tout homme que nous voulons nous attacher par nos bienfaits. On a beau se hâter, c’est obliger trop tard que de le faire après la demande. Il faut donc épier le désir de chacun, et, quand on l’a deviné, faire grâce du pénible embarras de demander. Le bienfait le plus doux, et dont le coeur conserve un long souvenir, est celui qui vient au-devant de l’obligé. S’il nous arrive d’être prévenus, hâtons-nous de couper la parole à celui qui nous sollicite, de peur de paraître sollicités ; à peine avertis, promettons sur-le-champ, et, par cet empressement, prouvons-lui que nous l’aurions obligé, même sans avoir été requis. Pour un malade, quelque nourriture donnée à propos, et, au besoin, une goutte d’eau peuvent tenir lieu de remède : ainsi le service le plus léger, le plus ordinaire, s’il vient promptement, s’il n’est point différé d’un instant, augmente de prix et l’emporte sur les services les plus importants, quand la lenteur et l’hésitation les accompagnent. Obliger si prestement, c’est ne pas laisser en doute qu’on ne le fasse de bon coeur : aussi l’on prend plaisir à rendre service, et le visage exprime la joie du coeur.
III. Les bienfaits les plus signalés, certains hommes les gâtent par ce silence, cette lenteur à répondre qui tiennent de la morgue et de l’humeur ; ils promettent de l’air dont on refuse. Combien n’est-il pas mieux de joindre les bonnes paroles aux bons effets, et d’ajouter par des témoignages de politesse et de bienveillance un nouveau prix à ce que l’on donne ! Pour que l’obligé se corrige de sa lenteur à demander, on peut encore lui faire ce reproche amical : « Je vous en veux de ne pas m’avoir fait savoir plus tôt ce que vous désiriez de moi ; d’avoir mis trop de façons à me demander ; d’avoir employé un intermédiaire. Je me félicite de l’épreuve à laquelle vous avez mis mes sentiments pour vous. À l’avenir, quelque chose que vous désiriez, demandez, je suis à votre service : je pardonne pour cette fois à votre mauvaise honte. » C’est ainsi que vous manifesterez des sentiments qui ajouteront encore du prix à vos bienfaits, quelque importants qu’ils puissent être. Alors se connaît la haute vertu, la touchante bonté du bienfaiteur, quand on se dit à soi-même en le quittant : « Ô le grand bien qui m’est advenu aujourd’hui ! j’aimerais mieux recevoir peu d’un tel homme que beaucoup de tout autre. Jamais ma reconnaissance ne pourra égaler la bonté de son coeur. »
IV. Mais la plupart rendent odieux leurs bienfaits par une telle rudesse de paroles, par un air si renfrogné, par des manières si hautaines, qu’on se repent de les avoir reçus. Ensuite, après les promesses, viennent des délais à n’en plus finir : or, rien n’est plus dur que de redemander ce qu’on a déjà obtenu. Les bienfaits doivent être payés comptant ; autrement, il est, auprès de certaines gens, plus difficile de les recevoir que de les obtenir. On est forcé de recourir à des intermédiaires, tant pour rappeler la promesse que pour la faire réaliser. Alors un bienfait s’use en passant par tant de mains ; l’on en sait d’autant moins de gré à celui qui l’a promis, que chaque intercesseur entre avec l’auteur du bienfait en partage de l’obligation. Si donc vous voulez qu’on vous sache pleinement gré de vos bienfaits, faites en sorte qu’ils arrivent à leur destination, entiers, sans déchet, et, comme on dit, sans retenue. Que personne ne les intercepte, ne les retienne en route : personne ne peut tirer quelque reconnaissance du bienfait que vous accordez, sans que ce soit autant de pris sur celle que vous méritez.
V. Rien n’est si pénible qu’une longue attente. On souffre moins de perdre ses espérances que de les voir languir. Mais tel est le travers de la plupart des protecteurs : ils diffèrent par vanité l’accomplissement de leurs promesses, pour ne pas diminuer la foule des solliciteurs. Semblables aux ministres dépositaires, de la puissance royale, ils aiment à prolonger le spectacle de leur orgueilleuse importance ; ils ne font rien de suite ; ils font tout à deux fois : leurs outrages volent, et leurs bienfaits se traînent. Admettez donc comme plein de vérité ce mot d’un poète comique : « Quoi ! ne voyez-vous pas que vous ôtez à la reconnaissance tout ce que vous ajoutez au délai ? » De là ces paroles que le dépit arrache à l’homme de coeur : « Faites donc, si vous voulez faire. » Et encore : « Ah ! c’est trop attendre : j’aime mieux un prompt refus. » Lorsque ainsi l’ennui d’attendre a fait prendre le bienfait en haine, peut-on en être reconnaissant ?
De même que le comble de la barbarie est de prolonger le supplice, et qu’il y a une sorte d’humanité à faire mourir vite, parce que la dernière douleur porte son terme avec soi, et que l’intervalle qui précède le supplice est ce qu’il a de plus cruel ; ainsi la reconnaissance d’un bienfait est d’autant plus grande, qu’il s’est moins fait attendre. Car, même des meilleures choses, l’attente n’est point exempte d’inquiétude ; et comme la plupart des bienfaits sont un remède à quelque mal, prolonger les souffrances, ou retarder la satisfaction d’un homme que l’on peut soulager sur-le-champ, c’est de sa propre main mutiler son bienfait. Toujours la bienveillance est empressée et qui oblige de bon coeur oblige promptement. Qui oblige tardivement, et en remettant d’un jour à l’autre, n’oblige qu’à contre-coeur. Il perd ainsi deux choses bien précieuses, le temps et la preuve de sa bienveillance ; vouloir tard, c’est ne pas vouloir.
(...)
IX. Tous les maîtres de la sagesse enseignent qu’il est des bienfaits qu’on doit répandre publiquement, et d’autres en secret : publiquement, ceux qu’il est glorieux d’obtenir, comme les dons militaires, les honneurs et tout ce qui acquiert plus de prix par la renommée. Quant aux bienfaits qui ne contribuent ni à la considération ni à l’honneur de ceux qui les reçoivent, mais qui viennent au secours de la faiblesse, de l’indigence, ou qui préviennent le déshonneur, ils doivent être accordés en silence, et n’être connus que de ceux à qui ils sont utiles. Quelquefois même la supercherie est permise envers celui qu’on assiste, et les secours doivent lui arriver sans qu’il connaisse la main du bienfaiteur.
X. On raconte qu’Arcésilas avait un ami pauvre, et qui dissimulait sa pauvreté : cet homme tomba malade, et même alors il ne voulait pas avouer qu’il manquait des choses les plus nécessaires. Arcésilas jugea qu’il fallait l’assister en secret ; et, sans lui en rien dire, il glissa sous son oreiller un sac d’argent, afin que, en dépit de sa discrétion, son ami parût trouver ce dont il avait besoin, plutôt que le recevoir.
Quoi donc ! il ne connaîtra point la main qui l’a obligé ? C’est ce qu’il faut avant tout, puisque cette ignorance même fait partie du bienfait. Ensuite je prodiguerai beaucoup d’autres bienfaits, je multiplierai mes dons, pour faire connaître ainsi l’auteur du premier bienfait. Enfin, quand bien même il ne saurait jamais que je lui ai donné, je saurai toujours l’avoir fait. C’est peu, direz-vous. Oui, sans doute, si vous voulez placer à intérêt ; mais si vous ne voulez que donner de la manière la plus utile à celui qui reçoit, vous donnerez, et votre propre témoignage vous suffira. Autrement ce qui vous plaît, ce n’est pas de faire le bien, c’est de paraître le faire. Je veux, dites-vous, que l’obligé le sache : vous ne cherchez donc qu’un débiteur ? Je veux de toute manière qu’il le sache : mais s’il lui est plus avantageux, plus honorable, plus agréable de l’ignorer, ne changerez-vous pas de méthode ? Non, je veux absolument qu’il le sache. Ainsi tu ne sauverais pas la vie à un homme dans les ténèbres ?
Je ne dis pas qu’on ne puisse dans l’occasion jouir de la reconnaissance de celui qu’on oblige ; mais s’il a en même temps besoin et honte de mon assistance ; si le service que je lui rends, à moins d’être enveloppé de mystère, est une humiliation, je n’irai point prendre acte de mes bienfaits. Pourquoi irais-je lui faire connaître que c’est de moi qu’il les tient, puisqu’un de nos premiers préceptes, un des plus indispensables, consiste à ne jamais reprocher, ni même rappeler un service ? Telle est la loi qui lie le bienfaiteur et l’obligé : l’un doit de suite oublier son bienfait, l’autre s’en souvenir toujours : c’est déchirer l’âme, c’est l’humilier, que de rappeler sans cesse vos services.
XI. On s’écrierait volontiers, comme cet homme qu’un ami de César avait sauvé de la proscription des triumvirs, et qui, fatigué de l’insolence de son bienfaiteur, s’écria : « Rends-moi à César. Jusques à quand, me diras-tu : « Je t’ai sauvé, je t’ai arraché à la mort ? » Oui, si c’est moi qui le premier m’en souviens, je te dois la vie ; si tu m’en fais une obligation, cette vie est une mort. Je ne te dois rien, si tu ne m’as sauvé que pour en faire parade. Jusques à quand me traîneras-tu comme à ta suite ? quand cesseras-tu de m’accabler du souvenir de ma misère ? Un triomphateur ne m’eût traîné qu’une seule fois. »
Il ne faut pas parler du bien que l’on a fait : rappeler un service, c’est le redemander. N’insistons jamais là-dessus ; n’en rappelons jamais la mémoire, à moins que, par un nouveau bienfait, nous ne fassions ressouvenir du premier. Il ne faut pas même raconter à d’autres nos services ; qui donne doit se taire : c’est à celui qui reçoit à parler. Sans quoi, on pourrait vous appliquer ce qu’on disait d’un homme qui prônait partout son bienfait : « Nierez-vous qu’on vous l’a rendu ? - Quand donc ? répondit cet homme. - Souvent et en maints endroits ; autant de fois et partout où vous l’avez publié. »
Sénèque, Les bienfaits. Livre II, Traduction J. Baillard, 1914
jeudi 5 février 2009
Le diable dans l'histoire
Pour revenir sur ce que nous disions dans le précédent billet, cet extrait des admirables entretiens d'Alexandre Wat avec Czeslaw Milosz, publiés sous le titre Mon siècle. Confession d'un intellectuel européen (L'Age d'Homme, Editions de Fallois,1989) :
"A partir d'un certain moment, chez les Soviets, j'ai réellement senti que pour un homme d'aujourd'hui il était extraordinairement difficile de croire en Dieu, mais qu'il était aussi extraordinairement difficile de ne pas croire au Diable, peut-être même plus difficile. Dans un essai intitulé La mort d'un vieux bolchevik, je raconte, pas très bien (je laisse cela de côté pour une description plus ample) un moment que j'ai vécu à la prison de Saratov. C'est ce jour-là que j'ai compris ce que c'était que le diable dans l'histoire. Ce jour-là, le communisme m'est apparu sous une figure diabolique. Et au fond, bien qu'il m'ait fallu reprendre mes esprits, je suis devenu un homme très normal, qui lit les soviétologues, qui s'intéresse aux problèmes économiques. Mais c'est la base. Que je le veuille ou non. Cet élément diabolique est devenu la base de ma compréhension du communisme, disons du totalitarisme, car enfin l'hitlérisme est aussi une de ses formes, en tant que réaction au communisme. C'est le diable ! Cette idée ne m'a jamais quittée. Et si j'ai parlé d'avilissement, c'est aussi d'une véritable diabolisation, qui est aussi trivialisation" (chap. III, p. 71).
A ce moment de sa vie, Alexandre Wat ne s'était pas encore converti au christianisme. Mais gardons-nous de croire que le diable n'est pour lui qu'une métaphore. Il percevait l'engagement des hommes dans les systèmes totalitaires comme une véritable possession démoniaque. L'insupportable maladie neurologique qu'il contracta et qui le devait le conduire à la mort volontaire, il la comprenait comme une expiation de ce qu'il appelle son "avilissement" : "C'est dans une prison communiste qu'est survenu le retour complet à la raison. Et depuis ce temps en prison, en déportation, en Pologne sous le communisme, je ne me suis jamais permis d'oublier mon devoir élémentaire : payer, payer de toute ma personne pour ces deux ou trois années de démence morale. Et j'ai payé." (ibid.)
Je songe encore au dernier roman de Norman Mailer, Un château en forêt (Plon, 2007) dans lequel le narrateur, Dieter - nous apprendrons qu'il s'agit en réalité d'un lieutenant de Satan - relate la possession démoniaque de la famille d'Hitler, en particulier au moment de la conception d'Adolf. Le roman n'est pas très bon, il me semble, mais l'idée dont il se nourrit est, elle, saisissante. On ne s'en tirera pas en mettant tout cela au compte de fanstamagories religieuses. Mailer n'était ni croyant ni chrétien, l'hypothèse de Satan lui apparaissait cependant d'une grande fécondité. Je le crois aussi. Souligner la fécondité d'une telle hypothèse ne consiste pas à prouver qu'elle soit vraie (ce qui est, bien sûr, impossible).
Enfin, quel est le titre que le grand psychosociologue américain, Philip Zimbardo, a donné à son dernier ouvrage, dans lequel il expose ses analyses sur les mécanismes de la destructivité humaine depuis la fameuse expérience sur la prison factice de Stanford dans les années soixante-dix jusqu'à Abou Ghraib ? The Lucifer Effect !
Merci à Pascal de me rappeler, dans la même veine, Le Maître et Marguerite, de Boulgakov que j'avais oublié d'évoquer.
"A partir d'un certain moment, chez les Soviets, j'ai réellement senti que pour un homme d'aujourd'hui il était extraordinairement difficile de croire en Dieu, mais qu'il était aussi extraordinairement difficile de ne pas croire au Diable, peut-être même plus difficile. Dans un essai intitulé La mort d'un vieux bolchevik, je raconte, pas très bien (je laisse cela de côté pour une description plus ample) un moment que j'ai vécu à la prison de Saratov. C'est ce jour-là que j'ai compris ce que c'était que le diable dans l'histoire. Ce jour-là, le communisme m'est apparu sous une figure diabolique. Et au fond, bien qu'il m'ait fallu reprendre mes esprits, je suis devenu un homme très normal, qui lit les soviétologues, qui s'intéresse aux problèmes économiques. Mais c'est la base. Que je le veuille ou non. Cet élément diabolique est devenu la base de ma compréhension du communisme, disons du totalitarisme, car enfin l'hitlérisme est aussi une de ses formes, en tant que réaction au communisme. C'est le diable ! Cette idée ne m'a jamais quittée. Et si j'ai parlé d'avilissement, c'est aussi d'une véritable diabolisation, qui est aussi trivialisation" (chap. III, p. 71).
A ce moment de sa vie, Alexandre Wat ne s'était pas encore converti au christianisme. Mais gardons-nous de croire que le diable n'est pour lui qu'une métaphore. Il percevait l'engagement des hommes dans les systèmes totalitaires comme une véritable possession démoniaque. L'insupportable maladie neurologique qu'il contracta et qui le devait le conduire à la mort volontaire, il la comprenait comme une expiation de ce qu'il appelle son "avilissement" : "C'est dans une prison communiste qu'est survenu le retour complet à la raison. Et depuis ce temps en prison, en déportation, en Pologne sous le communisme, je ne me suis jamais permis d'oublier mon devoir élémentaire : payer, payer de toute ma personne pour ces deux ou trois années de démence morale. Et j'ai payé." (ibid.)
Je songe encore au dernier roman de Norman Mailer, Un château en forêt (Plon, 2007) dans lequel le narrateur, Dieter - nous apprendrons qu'il s'agit en réalité d'un lieutenant de Satan - relate la possession démoniaque de la famille d'Hitler, en particulier au moment de la conception d'Adolf. Le roman n'est pas très bon, il me semble, mais l'idée dont il se nourrit est, elle, saisissante. On ne s'en tirera pas en mettant tout cela au compte de fanstamagories religieuses. Mailer n'était ni croyant ni chrétien, l'hypothèse de Satan lui apparaissait cependant d'une grande fécondité. Je le crois aussi. Souligner la fécondité d'une telle hypothèse ne consiste pas à prouver qu'elle soit vraie (ce qui est, bien sûr, impossible).
Enfin, quel est le titre que le grand psychosociologue américain, Philip Zimbardo, a donné à son dernier ouvrage, dans lequel il expose ses analyses sur les mécanismes de la destructivité humaine depuis la fameuse expérience sur la prison factice de Stanford dans les années soixante-dix jusqu'à Abou Ghraib ? The Lucifer Effect !
Merci à Pascal de me rappeler, dans la même veine, Le Maître et Marguerite, de Boulgakov que j'avais oublié d'évoquer.
mercredi 4 février 2009
Misère de l'esprit
Les préoccupations du jour nous emportent dans leur permanente surenchère, mais j'ai écouté hier soir l'émission "Du grain à moudre" sur France Culture consacrée au Mal dans l'histoire. La question était de savoir si la notion peut s'écrire en majuscule. Réponse unanime des invités, avec les cris d'orfraie qu'on imagine : le mal ne peut être que pluriel, et pour le comprendre (ou le conjurer) faisons appel à la politique, à la psychologie, à la morale (quoique là...) mais envisager une métaphysique du Mal ou du Bien, c'est le péché capital. Evidemment personne ne s'est sérieusement expliqué sur les raisons ni sur les conséquences potentiellement nihilistes d'une telle position philosophique qui par les temps qui courent est indiscutable. Devant tant de pauvreté - de misère ? - intellectuelle, il y a de quoi redevenir ... platonicien. Car enfin on peut bien soutenir qu'il n'y a que des maux particuliers, si à chaque fois nous parlons du mal, on peut bien se demander, avec Socrate, de quoi l'on parle, quelle est la nature ou l'essence de ce mal dont il s'agit. A défaut de vouloir fonder une métaphysique du Bien et du Mal - tel n'est pas mon propos - la question ontologique demeure. Pour ma part, je soutiens à contre courant que le Mal tout comme le Bien se donnent parfois à voir, qu'ils se manifestent dans une épiphanie à la fois énigmatique et évidente. Treblinka était le lieu du Mal, le lieu de la manifestation d'un Mal absolu, tout comme, à l'inverse, les actes de bienveillance et d'humanité attestaient que le bien n'est pas un vain mot, dénué de sens. Ce n'est pas en tentant d'expliquer pourquoi les hommes se comportent dans certaines circonstances avec une docilité destructrice ou, au contraire pourquoi ils résistent - j'ai moi-même consacré de longues études à ce sujet - que l'on répond à l'interrogation de savoir de quoi l'on parle. A mes yeux, il s'agit de quelque chose qui se donne à voir, en sorte que se manifestant il faut bien que ce qui se montre ait une réalité propre, ce qui est intellectuellement fort gênant, j'en conviens.
Comme me l'écrit une de mes amies et collègue, qui est une des meilleures spécialistes en France de la philosophie grecque : "Ce n'est pas parce que l'on ne rencontre pas d'homme juste qu'il faut renoncer à la justice n'est-ce pas et je trouve qu'il est particulièrement bienvenu de poser le problème (du bien et du mal) métaphysiquement par les temps qui courent où en effet s'effondrent les clefs que l'on croyait pertinentes parce que scientifiquement éprouvées. Ce sera la leçon en ce début du XXIème siècle que de nous laisser découvrir notre pauvreté face à l'infini. Nous avons beaucoup à faire pour ne pas laisser cette fois les usurpateurs s'emparer de questions qui ne pourront être posées que par ceux dont la légitimité part du fond du gouffre."
Brice Couturier a eu raison de citer dans sa présentation l'ouvrage admirable d'Alexandre Wat, Mon siècle, hélas trop peu connu, dans lequel le grand poète polonais n'hésite pas à donner une dimension métaphysique - plus précisément : démonologique - au Mal. La grande différence entre les humanistes de l'Europe de l'Est et les "penseurs" de l'Ouest, c'est que les premiers ne rechigent pas à donner à leur expérience du Mal une portée absolue, ainsi que le rappelle Alexandra Laignel-Lavastine dans son beau livre, Esprits d'Europe (Calmann-Lévy, 2005) consacré à Czeslaw Milosz, Jan Patockà et Istvan Bilbo.
Sur ce sujet, voir également les réflexions de Gustaw Herling - une autre grande figure de la littérature polonaise qui était devenu manichéen - dans ses Variations sur les ténèbres, suivi d'un entretien avec Edith de la Héronnière (Le Seuil, 1999), ou encore celles de J.M. Coetzee dans Elisabeth Costello que j'ai longuement analysées dans un chapitre des Complaisantes, Jonathan Littell et l'écriture du mal (F. X. de Guibert, 2007).
Je gage que vous ne serez pas tous d'accord pour me suivre sur ce terrain, mais est-ce une raison pour balayer d'un méprisant revers de main une tradition de pensée multiséculaire, sous prétexte que nous nous serions délivrés des idoles fumeuses de la métaphysique ? Il est vrai que nous sommes tellement plus intelligents !
Comme me l'écrit une de mes amies et collègue, qui est une des meilleures spécialistes en France de la philosophie grecque : "Ce n'est pas parce que l'on ne rencontre pas d'homme juste qu'il faut renoncer à la justice n'est-ce pas et je trouve qu'il est particulièrement bienvenu de poser le problème (du bien et du mal) métaphysiquement par les temps qui courent où en effet s'effondrent les clefs que l'on croyait pertinentes parce que scientifiquement éprouvées. Ce sera la leçon en ce début du XXIème siècle que de nous laisser découvrir notre pauvreté face à l'infini. Nous avons beaucoup à faire pour ne pas laisser cette fois les usurpateurs s'emparer de questions qui ne pourront être posées que par ceux dont la légitimité part du fond du gouffre."
Brice Couturier a eu raison de citer dans sa présentation l'ouvrage admirable d'Alexandre Wat, Mon siècle, hélas trop peu connu, dans lequel le grand poète polonais n'hésite pas à donner une dimension métaphysique - plus précisément : démonologique - au Mal. La grande différence entre les humanistes de l'Europe de l'Est et les "penseurs" de l'Ouest, c'est que les premiers ne rechigent pas à donner à leur expérience du Mal une portée absolue, ainsi que le rappelle Alexandra Laignel-Lavastine dans son beau livre, Esprits d'Europe (Calmann-Lévy, 2005) consacré à Czeslaw Milosz, Jan Patockà et Istvan Bilbo.
Sur ce sujet, voir également les réflexions de Gustaw Herling - une autre grande figure de la littérature polonaise qui était devenu manichéen - dans ses Variations sur les ténèbres, suivi d'un entretien avec Edith de la Héronnière (Le Seuil, 1999), ou encore celles de J.M. Coetzee dans Elisabeth Costello que j'ai longuement analysées dans un chapitre des Complaisantes, Jonathan Littell et l'écriture du mal (F. X. de Guibert, 2007).
Je gage que vous ne serez pas tous d'accord pour me suivre sur ce terrain, mais est-ce une raison pour balayer d'un méprisant revers de main une tradition de pensée multiséculaire, sous prétexte que nous nous serions délivrés des idoles fumeuses de la métaphysique ? Il est vrai que nous sommes tellement plus intelligents !
mardi 3 février 2009
Entretien avec Alain Caillé
Un entretien passionnant de mon ami Alain Caillé, fondateur de La Revue du Mauss (Mouvement anti utilitariste dans les sciences sociales) sur Mauss et le don, réalisé à Montréal en décembre 2008 :
www.journaldumauss.net
Les paradis secrets d'Yves Saint Laurent et de Pierre Bergé
Le livre magnifique dont mon frère Ivan a réalisé les photographies vient de paraître :
www.amazon.fr
lundi 2 février 2009
Le moindre mal est-il un bien ?
« Entre deux maux, il faut choisir le moindre », cet adage de la sagesse populaire, qui plonge dans l'expérience ancestrale des hommes, en quoi dit-il autre chose que la nécessité de s'accommoder avec les contraintes parfois rudes et cruelles du réel ? Mais il dit autre chose et qu'on pressent seulement dans la formule : le caractère tragique de l'existence, la dure obligation, dont parle Pierre Bayle, de devoir souvent choisir, non pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. Ces notions pourtant – le bien, le mal, le moindre mal ou le pire – ne se réclament pas de valeurs – et certainement pas de valeurs que l'on pourrait qualifier de « morales » - en sorte que nous voici orienté vers une toute autre signification qui n'est pas de l'ordre de l'acclimatation prudentielle au réel mais d'un jugement et d'une évaluation et qui ont les apparences d'un paradoxe. Comment le « moindre mal » pourrait-il jamais être un « bien » ? Nous ne sommes plus dans le champ des alternatives de l'action pratique où il s'agit de « faire au mieux », comme on dit – une telle orientation se déployant parfois sur le fond d'un insoluble conflit des valeurs que la raison ne peut trancher. Il s'agit de suivre une toute autre séquence : le mal, comme moindre mal, comme bien. Et cette identification n'est pas une affaire de passages successifs, fussent-ils argumentatifs ; elle ne peut procéder que d'un saut qu'aucune justification empirique ne peut jamais engendrer et qui, avant d'être de nature morale, est d'abord de nature métaphysique.. D'où pourrait bien venir ce saut métaphysique du bien au mal, cette identité des contraires qui est bien plus qu'une coïncidence des opposés ? On saisira la condition de possibilité d'une telle solution de continuité si nous comprenons qu'elle résulte d'un changement de registre ou de perspective. Et pour le dire d'un mot, seule la rend possible l'orientation de la pensée qui envisage le mal non pas du point de vue de l'individu qui le subit mais de l'économie du tout dont il est membre.
Deux systèmes philosophiques permettent de réaliser ce « coup de force » qui sont liés l'un à l'autre plus qu'on a coutume de le penser : la théodicée rationnelle, telles que l'ont construite Malebranche et Leibniz, d'une part, et l'utilitarisme, d'autre part. Qu'ont-ils donc en commun ? Précisément ceci : d'être des systèmes de pensée à la fois holistique dans leur nature et sacrificiel dans leurs conséquences.
Reste qu'il est également une autre manière de s'y prendre pour que d'un certain point de vue le mal puisse être considéré comme un bien. Et l'on songe ici tout naturellement à la grande opération accomplie par Machiavel. On voudrait que celle-ci se résume à une manière d'assurer l'autonomie du politique en l'absence de toute référence morale et métaphysique. Il n'en est rien. Dans cette oeuvre qui paraît si dépouillée de considérations de cet ordre, tout dépend, en dernier ressort, d'un arrière plan cosmologique qui impose aux hommes les contraintes d'une action, qu'on peut bien nommer l'action opportune. Cependant, Machiavel n'opère jamais de transvaluation des valeurs et il maintient chaque ordre dans son caractère normatif propre, pour autant qu'on ne procède pas à tort à une confusion qui pour chacun serait ruineuse.
En somme donc, tout est une affaire de perspective, mais il y a bien de la différence entre une méthode – celle de Machiavel – qui distingue et sépare l'ordre des valeurs morales de celui des contraintes de l'action politique et celle qui annule en quelque sorte la réalité particulière du mal – s'agirait-il d'un « moindre mal » - pour la dissoudre dans le bien du tout. Cette opération métaphysique ne va pas sans conséquences pratiques qui peuvent être terribles puisque, en somme, que nous dit-elle, ? sinon que l'individu ne compte pas.
On ne perçoit pas toujours avec assez de clarté en quelle manière l'axiomatique de l'utilitarisme - l'intérêt du plus grand nombre - fonctionne comme une grande machine sacrificielle...
Deux systèmes philosophiques permettent de réaliser ce « coup de force » qui sont liés l'un à l'autre plus qu'on a coutume de le penser : la théodicée rationnelle, telles que l'ont construite Malebranche et Leibniz, d'une part, et l'utilitarisme, d'autre part. Qu'ont-ils donc en commun ? Précisément ceci : d'être des systèmes de pensée à la fois holistique dans leur nature et sacrificiel dans leurs conséquences.
Reste qu'il est également une autre manière de s'y prendre pour que d'un certain point de vue le mal puisse être considéré comme un bien. Et l'on songe ici tout naturellement à la grande opération accomplie par Machiavel. On voudrait que celle-ci se résume à une manière d'assurer l'autonomie du politique en l'absence de toute référence morale et métaphysique. Il n'en est rien. Dans cette oeuvre qui paraît si dépouillée de considérations de cet ordre, tout dépend, en dernier ressort, d'un arrière plan cosmologique qui impose aux hommes les contraintes d'une action, qu'on peut bien nommer l'action opportune. Cependant, Machiavel n'opère jamais de transvaluation des valeurs et il maintient chaque ordre dans son caractère normatif propre, pour autant qu'on ne procède pas à tort à une confusion qui pour chacun serait ruineuse.
En somme donc, tout est une affaire de perspective, mais il y a bien de la différence entre une méthode – celle de Machiavel – qui distingue et sépare l'ordre des valeurs morales de celui des contraintes de l'action politique et celle qui annule en quelque sorte la réalité particulière du mal – s'agirait-il d'un « moindre mal » - pour la dissoudre dans le bien du tout. Cette opération métaphysique ne va pas sans conséquences pratiques qui peuvent être terribles puisque, en somme, que nous dit-elle, ? sinon que l'individu ne compte pas.
On ne perçoit pas toujours avec assez de clarté en quelle manière l'axiomatique de l'utilitarisme - l'intérêt du plus grand nombre - fonctionne comme une grande machine sacrificielle...
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