Je ne puis lire sans une émotion profonde ces quelques lignes de la fin d'Anna Karénine dans lesquelles Tolstoï dépeint la conversion morale de Lévine (l'alter ego de l'auteur lui-même), et développe ce thème cher à Unanumo, la raison qui dit "non", le coeur qui dit "oui", qui vient de Pascal, avec cette précision que l'on retrouvera chez Orwell : l'intelligence du coeur, la compréhension des vérités les plus hautes de l'existence et la capacité à agir immédiatement en conséquence, sont plus profondes chez les êtres simples que chez les intellectuels (je n'ai jamais pu employer ce mot sans y percevoir une forme d'insulte) :
" Quand Fiodor prétend que Kirillov vit pour sa panse, je comprends ce qu'il veut dire : c'est parfaitement raisonnable, les êtres de raison ne sauraient vivre autrement. Mais il affirme ensuite qu'il faut vivre non pas pour sa panse, mais pour Dieu... Et je comprends du premier coup ! Moi et des millions d'hommes, dans le passé et le présent, aussi bien les pauvres d'esprit que les doctes qui ont scruté ces choses et fait entendre à ce propos leurs voix confuses, nous sommes d'accord sur un point : qu'il faut vivre pour le bien. La seule connaissance claire, indubitable, absolue que nous avons est celle-là ; et ce n'est pas par le raisonnement que nous y parvenons, car la raison l'exclut, parce qu'elle n'a ni cause ni effet. Le bien, s'il avait une cause, cesserait d'être le bien, tout comme s'il avait un effet, en l'espèce une récompense... Ceci, je le sais, et nous le savons tous. Peut-il être de plus grand miracle ?..."
Vous me direz, mais le bien savons-nous quel il est ? N'avons-nous pas tous diverses conceptions du bien, sur lesquelles il est impossible de s'accorder ? Mais dites-moi : vivre dans le mensonge, l'égoïsme, l'indifférence à autrui, etc., qui pourrait jamais dire que cela est "bien". Bien pour soi, peut-être, mais bien tout court (pour ne pas dire : bien en soi) ? Pour paraphraser Pascal : nous avons une idée du bien qui est invicible à tous les scepticismes.
De là, un peu plus loin, ces réflexions de Lévine-Tolstoï qui sont sa "religion" :
"J'étais en quête d'une solution que la raison ne peut donner, le problème n'étant pas de son domaine." Pascal aurait écrit : de son ordre. "La vie seule était en mesure de me fournir une réponse, et cela grâce à ma connaissance du bien et du mal. Et cette connaissance, je ne l'ai pas acquise, je n'aurais pas su où la prendre, elle m'a été "donnée" comme tout le reste. Le raisonnement m'aurait-il jamais démontré que je dois aimer mon prochain au lieu de l'étranger ? Si, lorsqu'on me l'a enseigné dans mon enfance, je l'ai aisément cru, c'est parce que je le savais déjà. L'enseignement de la science, c'est la lutte pour l'existence, partant la loi qui exige que tout obstacle à l'accomplissement de mes désirs soit écrasé. La déduction est logique. Mais la raison ne peut me prescrire d'aimer mon prochain, car ce précepte n'est pas raisonnable".
Freud ne dira pas autre chose, sans en tirer les mêmes conséquences que Tolstoï.
Cette idée si profonde qui nous renvoie à Platon : il y a une connaissance du bien qui nous précède. Quoique pour Tolstoï, à la différence de Platon, cette connaissance ne vient pas de la raison, mais de la vie : le savoir de la vie dans sa donation originairement "affective", tout à la fois nocturne et lumineuse.
Me touche enfin cette vérité, si peu moderne, dont il faudrait tirer toutes les conséquences métaphysiques : le bien est sans cause et sans effet, qui fait songer à ce mot d'Angélius Silésius, repris par Heidegger, "la rose est sans pourquoi". Le bien transcende le bien qu'il fait (à soi et aux autres), de même que le mal doit être saisi au-delà de ses conséquences, malgré qu'en aient les utilitaristes. En somme, le Bien et le Mal, au-delà de la bienfaisance et de la malfaisance. Voilà qui donne à penser...
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 28 mars 2009
jeudi 26 mars 2009
Les humanités réactionnaires
Une conférence, fort intéressante, du philosophe Thierry Ménissier sur "Les humanités réactionnaires", où il est question de la critique de la modernité chez Hannah Arendt et Léo Strauss :
www.canal-u.tv
mardi 24 mars 2009
Entretien avec François Saint-Pierre
La Gazette du Palais publie un remarquable entretien avec François Saint-Pierre sur les grands axes de la nécessaire réforme de la justice pénale en France :
"Avocat au Barreau de Lyon, pénaliste reconnu, François Saint-Pierre prône notamment une défense pénale active en amont du procès qui ne se borne pas à la plaidoirie « à l’ancienne ». À l’heure où le droit et la procédure pénale, mais également la profession d’avocat et la justice en général sont en chantier, son confrère lyonnais Bertrand de Belval l’a rencontré pour la Gazette du Palais.
Gazette du Palais : Commençons par un état des lieux peu reluisant : encombrement des tribunaux, surpopulation carcérale, manque de moyens... Quel regard porte le pénaliste au quotidien sur l’état de la justice ?
François Saint-Pierre : Votre question traduit un pessimisme que je ne partage pas sur tous les sujets que vous évoquez. Voyez comme en quelques années, les palais de justice ont été rénovés. De nouvelles cités judiciaires ont été construites, qui sont pour la plupart des réussites architecturales, et dans lesquelles il est tout de même plus confortable de travailler. Le déménagement annoncé du Tribunal de Paris achèvera cette phase de modernisation des édifices judiciaires qui était nécessaire. Et le maintien des cours d’appels dans les anciens bâtiments, refaits à neuf, assure un lien, une mémoire du passé. Parlons des nouvelles technologies. C’est une priorité de la garde des Sceaux. La numérisation des dossiers sur CD-Rom réalise des économies de papier et de temps. Aux avocats de s’y habituer. Les visioconférences permettent par exemple aux chambres de l’instruction qui doivent statuer sur les demandes de mise en liberté de communiquer à distance avec les personnes détenues. Cela évite des transferts aussi coûteux qu’éprouvants. Pour avoir vécu de telles audiences, je peux vous assurer que ce n’est pas au détriment de la qualité des débats. Je suis un partisan de l’essor de ces méthodes de communication qui sont fluides et dynamiques. Songez qu’il y a dix ans, nous ne disposions pas encore de Légifrance sur internet ! Le téléphone portable ne s’est développé qu’à compter des années 94-95. Et le fax n’est pas si vieux : 1985 ! C’est une évolution formidable de nos conditions de communication et de travail que nous aurons vécue en vingt ans. Bien entendu, les pratiques professionnelles doivent s’adapter, ce qui s’accomplit toujours avec une certaine lenteur, et peut-être davantage encore dans le milieu judiciaire qu’ailleurs, tant les traditions pèsent sur son évolution.
Vous évoquiez également dans votre question la surpopulation carcérale. C’est un sujet d’une importance majeure. Je ne saurais trop recommander la lecture de la lettre hebdomadaire que diffuse Pierre-Victor Tournier, Arpenter le champ pénal, qui nous livre les chiffres du problème. Le taux de surpopulation carcérale est inadmissible. Le nombre élevé de suicides de prisonniers en est assurément une conséquence. Le gouvernement a choisi d’impulser une politique franchement répressive, ce qui relève de sa responsabilité. Il lui incombe d’en assumer les conséquences. La construction de nouvelles prisons s’imposait certainement, vu l’état lamentable de bien des établissements. Mais ce n’est évidemment qu’une réponse partielle. C’est une loi pénitentiaire qui doit maintenant être discutée et votée, qui définisse intelligemment une philosophie pénale. Prenons le cas de la suppression des grâces présidentielles du 14 juillet, qu’a décidée le Président de la République en 2007. Nul ne l’a contestée en soi, car ces mesures n’étaient que des pis-aller. Cependant, il faut se rendre à l’évidence : la durée effective des peines s’en est trouvée mécaniquement allongée : des remises supplémentaires de quatre mois par an étaient ainsi accordées pour les longues peines ! Or, les juges n’ont pas réduit la durée des sanctions qu’ils prononcent, loin de là, tandis que le nombre des libérations conditionnelles et des autres mesures d’aménagement de peines demeure fort limité.
Bref, si la justice rend des verdicts toujours plus sévères, sans une perspective claire et réfléchie de l’application des peines, n’est-ce pas davantage pour rassurer l’opinion publique inquiète de la montée de la délinquance, que pour répondre aux questions de fond que pose à la société chaque crime, chaque délit ?
G. P. : Vous plaidez souvent devant les assises. La procédure d’assises ne manque pas de surprendre le non-initié, paraissant à certains égards dépassée... Certes, l’appel a été instauré il y a quelques années en matière criminelle, mais beaucoup reste à faire, notamment sur le plan de la motivation. L’intime conviction ne doit-elle pas céder devant le bénéfice du doute ? Faut-il
professionnaliser la cour d’assises et en finir avec le jury ? Et par comparaison, comment analysez-vous la justice correctionnelle ?
F. S.-P. : Je plaide pour une réforme globale des procédures de jugement en France. Résumons la situation. Ce qui surprend le plus un avocat ou un juge américain qui vient assister ici à un procès, c’est l’attitude du président du tribunal ou de la cour d’assises : celui-ci préside l’audience, mais interroge aussi l’accusé, les témoins, les experts... Une hérésie pour un anglo-saxon, tant il semble impossible qu’un juge puisse ainsi respecter son devoir d’impartialité qu’il se doit pourtant de garantir en toute circonstance. Vous vous souvenez qu’en janvier 1993, une procédure de jugement accusatoire avait été votée : au procureur de mener l’interrogatoire à charge, et à l’avocat de la défense de procéder ensuite à un contre interrogatoire à décharge. Une saine dialectique judiciaire ! Eh bien, avant même l’entrée en vigueur de ce texte, une loi suivante, en août de la même année, vint abroger la précédente... Voici un exemple typique du problème que pose toute réforme en France : ce que l’on ose voter, dans un mouvement dynamique, provoque une telle réaction, que bien vite la marche arrière est enclenchée. Résultat : la France est aujourd’hui l’un des rares pays d’Europe à conserver ce type de procédure de jugement. Un héritage du... Ier Empire. La France est une démocratie moderne. Elle mérite un système judiciaire élaboré, qui permette un exercice beaucoup plus ample des droits de la défense, à l’audience de jugement notamment. Cette vieille méthode inquisitoriale, qui donne tous pouvoirs au président, conditionne et verrouille le procès, comme, à l’instruction, le juge d’instruction modèle (ou modelait) à sa façon le dossier. Le solipsisme, ce prisme déformant la réalité, le piège inéluctablement. Il est temps de tourner cette page de notre histoire judiciaire, et d’instaurer une procédure accusatoire de jugement.
Vous soulignez le caractère décalé, voire obsolète des audiences de cours d’assises. Je suis bien d’accord avec vous. La justice criminelle est en crise, mais ce diagnostic est difficile à entendre, car la Cour d’assises fait partie de ce patrimoine judiciaire auquel nous demeurons attachés, bien qu’à l’évidence il ne soit plus guère adapté à notre société, faute d’avoir été rénové en temps utile.
Nous continuons de parler de justice populaire et de souveraineté du jury. C’est oublier que depuis une loi de Vichy de novembre 41, eh oui ! Les magistrats professionnels délibèrent avec les jurés. La nature propre de la Cour d’assises en a été profondément altérée – ce que déplorèrent après-guerre les maîtres du Barreau de l’époque, Garçon et Floriot ! Or, le rituel du procès est demeuré le même : oralité exclusive des débats, interdiction de toute argumentation écrite, absence de notes d’audiences, ainsi que de motivation des verdicts. Pire, la règle de l’intime conviction est trop souvent comprise de nos jours par les magistrats et les jurés comme une dispense de preuves pour condamner. Je suis sévère, me direz-vous, mais je veux dénoncer les aléas de cette justice criminelle.
L’ouverture d’un droit d’appel en 2000 s’imposait, certes, mais cela n’a pas amélioré ce système obsolète, d’autant que depuis que le parquet peut également interjeter appel des verdicts d’acquittement. Vous savez que seul un acquittement sur deux est confirmé en appel, et cela sans aucune justification ! Une loterie ! Inacceptable. Il nous faut revenir aux fondamentaux, et choisir entre deux systèmes possibles : une justice de jurés populaires, délibérant seuls, comme autrefois, ou comme aux États-Unis ; ou bien une justice de juges professionnels, rendant des arrêts motivés et susceptibles de recours. Lequel de ces deux systèmes aurait votre préférence ? Personnellement, mon choix est net. Je me prononce pour une justice de magistrats professionnels, pour des raisons que je résume ici. Comme le dit justement le Conseil supérieur de la magistrature : juger, c’est un métier, qui requiert des compétences et une expérience, dont disposent les juges professionnels, mais pas le citoyen lambda. Devant les juridictions correctionnelles, des procès d’importance se tiennent, au cours desquels les différentes parties peuvent argumenter par oral, mais aussi par écrit, et faire citer des témoins, des experts. Le jugement ou l’arrêt rendu est motivé. Il pourra être discuté sur le fond comme sur la forme, en appel et devant la Cour de cassation. Il en va bien différemment devant une Cour d’assises, où toute argumentation écrite est prohibée, où les juges et les jurés, hormis le président, n’ont pas lu le dossier, et où tous n’auront à répondre que par oui ou par non à la question de la culpabilité de l’accusé, sans avoir à s’expliquer sur les raisons de leur vote ! Pourquoi donc cette dualité de méthode de jugement ? Les enjeux d’un procès criminel valent bien ceux d’un procès correctionnel ! Oui mais ! disent les présidents de cours d’assises, volant à leur secours : les jurés ont du bon sens, et leur participation à l’oeuvre de la justice est démocratique... Il faut pourtant se rendre à l’évidence : c’est à reculons que les jurés tirés au sort répondent à leurs convocations, quand ils ne se font pas excuser. Être juré ne représente pas une valeur civique à laquelle les Français sont très attachés. Et leur bon sens (présumé) est-il un gage sérieux de compétence ? C’est un débat qu’il serait salutaire d’ouvrir, pour rénover la justice criminelle sur des bases saines et rationnelles. Je suis quant à moi partisan du remplacement de l’actuelle cour d’assises, dans chaque juridiction, par un tribunal criminel en première instance et une cour criminelle en appel, composés de cinq ou sept magistrats professionnels, suivant une procédure accusatoire, et dont les décisions seraient motivées par écrit, et en détail.
G. P. : Le Président de la République a récemment annoncé la suppression du juge d’instruction. Une annonce qui a suscité beaucoup de réactions, notamment parmi les avocats...
F. S.-P. : L’annonce impromptue de cette réforme par le Président de la République, lors de la rentrée de la Cour de cassation, le 7 janvier dernier, nous a en effet surpris, moi comme bien d’autres. Les dernières lois de réforme de 2004 et 2007 semblaient au contraire avoir ancré l’institution du juge d’instruction dans notre système, en organisant une procédure de nature plus contradictoire, plus généreuse en droits de la défense, et en prévoyant l’implantation de pôles d’instruction dans les tribunaux les plus importants, pour que les magistrats ne travaillent plus seuls. Pourquoi donc ce changement de cap soudain, avant même que la Commission Léger ait rendu le moindre rapport ?
La méthode a choqué, mais sans doute fut-ce délibéré.
Le milieu judiciaire, dans son ensemble (avocats et magistrats, la presse judiciaire également),
est très conservateur, il faut bien le dire. Les réactions hostiles qui se sont tout de suite manifestées à l’annonce de ce projet l’ont une fois de plus confirmé. Mais le débat vient seulement de s’ouvrir. Il serait souhaitable qu’il se développe sur de bonnes bases, et qu’il ne se fige pas sur une posture de rejet de principe. Des arguments de fond sont évoqués pour et contre la suppression du juge d’instruction que je voudrais présenter ici de façon résumée.
J’avance sans masque : je suis favorable à cette réforme, comme vous le savez. J’entends que les juges d’instruction seraient les garants naturels des libertés individuelles et de la sûreté des personnes, lesquelles seraient aujourd’hui en grand danger ! C’est un argument que je ne peux pas accepter. Les abus de pouvoir et les erreurs judiciaires qu’ont commis les juges d’instruction ces dernières années ne sont-ils pas au contraire les preuves visibles du danger que peut représenter un juge seul, doté de pouvoirs si puissants, sûr de sa morale et de son bon droit ? La tragique affaire d’Outreau et plus récemment l’arrestation de Vittorio de Filippis pour une banale affaire de diffamation resteront gravées dans les mémoires comme la marque des méfaits de cette institution.
Bien entendu, la suppression du juge d’instruction ne résoudra pas en elle-même toute la question de la procédure pénale. Rien ne dit que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la
défense sera plus sûr à cet égard. Deux conditions seront essentielles. D’une part, une redéfinition du rôle, du statut et des règles de nomination des magistrats du ministère public. Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme a lancé un avertissement l’été dernier, vous le savez : le procureur de la République, en France, ne saurait être reconnu comme une autorité judiciaire, considérant sa dépendance du pouvoir politique, a-t-elle jugé ! Mais à l’audience, la parole du ministère public est libre ; pourquoi ne pas inscrire dans la loi que sa conduite des investigations dans le cadre de chaque affaire le serait aussi ? Ce qui ne serait pas incompatible avec le maintien d’un lien hiérarchique avec le gouvernement pour la conduite d’une politique pénale homogène et cohérente dans l’ensemble du pays. Et dès lors, le degré d’indépendance requis du magistrat enquêteur serait garanti.
Après tout, sauf exceptions, les juges d’instruction ont-ils fait preuve d’une si grande indépendance vis-à-vis du parquet, dans le passé ? Leurs ordonnances de renvoi n’ont-elles pas été les copies conformes des réquisitoires définitifs des procureurs,dans l’immense majorité des cas ? Non, je le dis à regret : les juges d’instruction n’ont pas été de si bons gardiens des libertés individuelles, non plus que des garants efficaces de l’indépendance de la justice.
Il est une seconde condition nécessaire : un renforcement majeur des droits de la défense, de sorte que les avocats soient en mesure d’exercer leur rôle effectif de contre-pouvoir judiciaire. C’est essentiel.
Les magistrats du ministère public sont organisés, motivés et compétents ; ils sont animés d’une éthique de l’action publique. Face à eux, les avocats devront pouvoir opposer une défense active,
effective, dans tous les cadres juridiques de poursuites, et qui soit accessible à tous les justiciables.
Les droits de la défense forment un bloc, qui doit être composé, lors de la phase d’enquête, du droit d’assistance par un avocat lors des interrogatoires, connaissance prise du dossier de la procédure, ainsi que du droit de contestation de la légalité de l’instance et du droit de discussion des faits, au moyen de demandes d’actes d’instruction et d’expertises contradictoires. Le système actuel est à cet égard gravement défaillant. Ces droits ne sont en l’état reconnus par le Code de procédure pénale qu’au cours des seules instructions judiciaires, lesquelles ne sont ouvertes que dans moins de 5 % des affaires...
Lors des enquêtes préliminaires et de flagrance, aucun droit, aucun statut n’est reconnu à la personne visée, qui est mise en cause, non plus d’ailleurs qu’à la victime. Et lorsqu’une instruction judiciaire est ouverte, c’est contre x que le réquisitoire est délivré par le parquet, ceci afin de permettre au juge d’instruction de placer en garde à vue son suspect, qui est hypocritement qualifié de témoin. Il faut en finir avec ces pratiques qui n’ont d’autre but que de priver les gens de leur droit fondamental de se défendre. Je plaide pour une unification
du régime juridique des poursuites, et pour la reconnaissance de ce bloc de droits de la défense au bénéfice de toute personne mise en cause, sans distinction de la nature juridique des poursuites. Ce serait techniquement très simple : il suffirait d’appliquer l’actuel article 105 du Code de procédure pénale, littéralement, franchement, et cela dans tous les types d’enquêtes, sans distinctions ni exceptions ! C’est à cette condition que les avocats seront en mesure d’assurer une défense effective et utile. À défaut, il est certain que le déséquilibre des pouvoirs et des forces entre le parquet et la défense sera tel, que les Cassandre auront eu raison...
(...)
G. P. : La « population » pénale est souvent désargentée. La défendre suppose des moyens et l’aide juridictionnelle en la matière est insuffisante, surtout pour les procès longs et difficiles. Pensez-vous qu’il faille instaurer des « avocats-fonctionnaires » ? Serait-ce compatible avec l’indépendance de la profession ? S’inspirant des pratiques américaines, Daniel Soulez Larivière a formulé des propositions sur ce thème qui vous tient également à coeur...
F. S.-P. : En effet, et c’est un sujet capital. La défense pénale doit être pensée en termes de service public. Toute personne poursuivie, quelle que soit sa situation sociale, doit être mise en mesure d’être défendue de façon correcte, quand bien même elle n’aurait pas les moyens de se payer les services d’un avocat. Cela est d’autant plus important dans un système judiciaire de type accusatoire, dans lequel c’est à l’avocat de la défense d’instruire à décharge le dossier. Sur ce point, il est vrai que le juge d’instruction, dans bien des affaires, garantissait une certaine égalité entre tous les justiciables – ce qui ne justifie pas en soi son maintien.
Quelle serait donc la meilleure organisation de défense pénale sociale ? Notre système actuel est-il satisfaisant ? Les avocats commis d’office sont-ils suffisamment formés à la défense pénale ? Ne vaudrait-il pas mieux s’inspirer du modèle anglo-saxon des bureaux publics de défense pénale ? Voici les questions qu’il nous faut nous poser désormais.
La proposition de Daniel Soulez Larivière d’importer d’outre-Atlantique de tels bureaux publics de
défense pénale en France est très intéressante. En résumé, plutôt que d’exercer dans des cabinets privés, les avocats qui en feraient le choix travailleraient dans ces maisons de défense pénale, rémunérés par l’État, dans des conditions matérielles similaires à celles des magistrats, leur indépendance étant pareillement assurée. Durant quatre ou cinq ans, les jeunes avocats se spécialiseraient ainsi en défense pénale, avant de s’installer à leur compte. Ils auraient ainsi assuré ce service public, tout en recevant une formation professionnelle de bon niveau.
J’entends les détracteurs de cette formule dénoncer la médiocrité des public defenders aux États-Unis. C’est une généralisation hâtive qui ne supporte que bien mal la comparaison avec notre propre situation – il suffit d’assister à certaines audiences de comparutions immédiates ou de cours d’assises pour s’en rendre compte, hélas. Quelle que soit la solution qui sera retenue pour l’avenir, soyons certains que la défense pénale sociale constitue un enjeu crucial dont dépend le succès, ou l’échec, de la transformation de notre système judiciaire (...)"
"Avocat au Barreau de Lyon, pénaliste reconnu, François Saint-Pierre prône notamment une défense pénale active en amont du procès qui ne se borne pas à la plaidoirie « à l’ancienne ». À l’heure où le droit et la procédure pénale, mais également la profession d’avocat et la justice en général sont en chantier, son confrère lyonnais Bertrand de Belval l’a rencontré pour la Gazette du Palais.
Gazette du Palais : Commençons par un état des lieux peu reluisant : encombrement des tribunaux, surpopulation carcérale, manque de moyens... Quel regard porte le pénaliste au quotidien sur l’état de la justice ?
François Saint-Pierre : Votre question traduit un pessimisme que je ne partage pas sur tous les sujets que vous évoquez. Voyez comme en quelques années, les palais de justice ont été rénovés. De nouvelles cités judiciaires ont été construites, qui sont pour la plupart des réussites architecturales, et dans lesquelles il est tout de même plus confortable de travailler. Le déménagement annoncé du Tribunal de Paris achèvera cette phase de modernisation des édifices judiciaires qui était nécessaire. Et le maintien des cours d’appels dans les anciens bâtiments, refaits à neuf, assure un lien, une mémoire du passé. Parlons des nouvelles technologies. C’est une priorité de la garde des Sceaux. La numérisation des dossiers sur CD-Rom réalise des économies de papier et de temps. Aux avocats de s’y habituer. Les visioconférences permettent par exemple aux chambres de l’instruction qui doivent statuer sur les demandes de mise en liberté de communiquer à distance avec les personnes détenues. Cela évite des transferts aussi coûteux qu’éprouvants. Pour avoir vécu de telles audiences, je peux vous assurer que ce n’est pas au détriment de la qualité des débats. Je suis un partisan de l’essor de ces méthodes de communication qui sont fluides et dynamiques. Songez qu’il y a dix ans, nous ne disposions pas encore de Légifrance sur internet ! Le téléphone portable ne s’est développé qu’à compter des années 94-95. Et le fax n’est pas si vieux : 1985 ! C’est une évolution formidable de nos conditions de communication et de travail que nous aurons vécue en vingt ans. Bien entendu, les pratiques professionnelles doivent s’adapter, ce qui s’accomplit toujours avec une certaine lenteur, et peut-être davantage encore dans le milieu judiciaire qu’ailleurs, tant les traditions pèsent sur son évolution.
Vous évoquiez également dans votre question la surpopulation carcérale. C’est un sujet d’une importance majeure. Je ne saurais trop recommander la lecture de la lettre hebdomadaire que diffuse Pierre-Victor Tournier, Arpenter le champ pénal, qui nous livre les chiffres du problème. Le taux de surpopulation carcérale est inadmissible. Le nombre élevé de suicides de prisonniers en est assurément une conséquence. Le gouvernement a choisi d’impulser une politique franchement répressive, ce qui relève de sa responsabilité. Il lui incombe d’en assumer les conséquences. La construction de nouvelles prisons s’imposait certainement, vu l’état lamentable de bien des établissements. Mais ce n’est évidemment qu’une réponse partielle. C’est une loi pénitentiaire qui doit maintenant être discutée et votée, qui définisse intelligemment une philosophie pénale. Prenons le cas de la suppression des grâces présidentielles du 14 juillet, qu’a décidée le Président de la République en 2007. Nul ne l’a contestée en soi, car ces mesures n’étaient que des pis-aller. Cependant, il faut se rendre à l’évidence : la durée effective des peines s’en est trouvée mécaniquement allongée : des remises supplémentaires de quatre mois par an étaient ainsi accordées pour les longues peines ! Or, les juges n’ont pas réduit la durée des sanctions qu’ils prononcent, loin de là, tandis que le nombre des libérations conditionnelles et des autres mesures d’aménagement de peines demeure fort limité.
Bref, si la justice rend des verdicts toujours plus sévères, sans une perspective claire et réfléchie de l’application des peines, n’est-ce pas davantage pour rassurer l’opinion publique inquiète de la montée de la délinquance, que pour répondre aux questions de fond que pose à la société chaque crime, chaque délit ?
G. P. : Vous plaidez souvent devant les assises. La procédure d’assises ne manque pas de surprendre le non-initié, paraissant à certains égards dépassée... Certes, l’appel a été instauré il y a quelques années en matière criminelle, mais beaucoup reste à faire, notamment sur le plan de la motivation. L’intime conviction ne doit-elle pas céder devant le bénéfice du doute ? Faut-il
professionnaliser la cour d’assises et en finir avec le jury ? Et par comparaison, comment analysez-vous la justice correctionnelle ?
F. S.-P. : Je plaide pour une réforme globale des procédures de jugement en France. Résumons la situation. Ce qui surprend le plus un avocat ou un juge américain qui vient assister ici à un procès, c’est l’attitude du président du tribunal ou de la cour d’assises : celui-ci préside l’audience, mais interroge aussi l’accusé, les témoins, les experts... Une hérésie pour un anglo-saxon, tant il semble impossible qu’un juge puisse ainsi respecter son devoir d’impartialité qu’il se doit pourtant de garantir en toute circonstance. Vous vous souvenez qu’en janvier 1993, une procédure de jugement accusatoire avait été votée : au procureur de mener l’interrogatoire à charge, et à l’avocat de la défense de procéder ensuite à un contre interrogatoire à décharge. Une saine dialectique judiciaire ! Eh bien, avant même l’entrée en vigueur de ce texte, une loi suivante, en août de la même année, vint abroger la précédente... Voici un exemple typique du problème que pose toute réforme en France : ce que l’on ose voter, dans un mouvement dynamique, provoque une telle réaction, que bien vite la marche arrière est enclenchée. Résultat : la France est aujourd’hui l’un des rares pays d’Europe à conserver ce type de procédure de jugement. Un héritage du... Ier Empire. La France est une démocratie moderne. Elle mérite un système judiciaire élaboré, qui permette un exercice beaucoup plus ample des droits de la défense, à l’audience de jugement notamment. Cette vieille méthode inquisitoriale, qui donne tous pouvoirs au président, conditionne et verrouille le procès, comme, à l’instruction, le juge d’instruction modèle (ou modelait) à sa façon le dossier. Le solipsisme, ce prisme déformant la réalité, le piège inéluctablement. Il est temps de tourner cette page de notre histoire judiciaire, et d’instaurer une procédure accusatoire de jugement.
Vous soulignez le caractère décalé, voire obsolète des audiences de cours d’assises. Je suis bien d’accord avec vous. La justice criminelle est en crise, mais ce diagnostic est difficile à entendre, car la Cour d’assises fait partie de ce patrimoine judiciaire auquel nous demeurons attachés, bien qu’à l’évidence il ne soit plus guère adapté à notre société, faute d’avoir été rénové en temps utile.
Nous continuons de parler de justice populaire et de souveraineté du jury. C’est oublier que depuis une loi de Vichy de novembre 41, eh oui ! Les magistrats professionnels délibèrent avec les jurés. La nature propre de la Cour d’assises en a été profondément altérée – ce que déplorèrent après-guerre les maîtres du Barreau de l’époque, Garçon et Floriot ! Or, le rituel du procès est demeuré le même : oralité exclusive des débats, interdiction de toute argumentation écrite, absence de notes d’audiences, ainsi que de motivation des verdicts. Pire, la règle de l’intime conviction est trop souvent comprise de nos jours par les magistrats et les jurés comme une dispense de preuves pour condamner. Je suis sévère, me direz-vous, mais je veux dénoncer les aléas de cette justice criminelle.
L’ouverture d’un droit d’appel en 2000 s’imposait, certes, mais cela n’a pas amélioré ce système obsolète, d’autant que depuis que le parquet peut également interjeter appel des verdicts d’acquittement. Vous savez que seul un acquittement sur deux est confirmé en appel, et cela sans aucune justification ! Une loterie ! Inacceptable. Il nous faut revenir aux fondamentaux, et choisir entre deux systèmes possibles : une justice de jurés populaires, délibérant seuls, comme autrefois, ou comme aux États-Unis ; ou bien une justice de juges professionnels, rendant des arrêts motivés et susceptibles de recours. Lequel de ces deux systèmes aurait votre préférence ? Personnellement, mon choix est net. Je me prononce pour une justice de magistrats professionnels, pour des raisons que je résume ici. Comme le dit justement le Conseil supérieur de la magistrature : juger, c’est un métier, qui requiert des compétences et une expérience, dont disposent les juges professionnels, mais pas le citoyen lambda. Devant les juridictions correctionnelles, des procès d’importance se tiennent, au cours desquels les différentes parties peuvent argumenter par oral, mais aussi par écrit, et faire citer des témoins, des experts. Le jugement ou l’arrêt rendu est motivé. Il pourra être discuté sur le fond comme sur la forme, en appel et devant la Cour de cassation. Il en va bien différemment devant une Cour d’assises, où toute argumentation écrite est prohibée, où les juges et les jurés, hormis le président, n’ont pas lu le dossier, et où tous n’auront à répondre que par oui ou par non à la question de la culpabilité de l’accusé, sans avoir à s’expliquer sur les raisons de leur vote ! Pourquoi donc cette dualité de méthode de jugement ? Les enjeux d’un procès criminel valent bien ceux d’un procès correctionnel ! Oui mais ! disent les présidents de cours d’assises, volant à leur secours : les jurés ont du bon sens, et leur participation à l’oeuvre de la justice est démocratique... Il faut pourtant se rendre à l’évidence : c’est à reculons que les jurés tirés au sort répondent à leurs convocations, quand ils ne se font pas excuser. Être juré ne représente pas une valeur civique à laquelle les Français sont très attachés. Et leur bon sens (présumé) est-il un gage sérieux de compétence ? C’est un débat qu’il serait salutaire d’ouvrir, pour rénover la justice criminelle sur des bases saines et rationnelles. Je suis quant à moi partisan du remplacement de l’actuelle cour d’assises, dans chaque juridiction, par un tribunal criminel en première instance et une cour criminelle en appel, composés de cinq ou sept magistrats professionnels, suivant une procédure accusatoire, et dont les décisions seraient motivées par écrit, et en détail.
G. P. : Le Président de la République a récemment annoncé la suppression du juge d’instruction. Une annonce qui a suscité beaucoup de réactions, notamment parmi les avocats...
F. S.-P. : L’annonce impromptue de cette réforme par le Président de la République, lors de la rentrée de la Cour de cassation, le 7 janvier dernier, nous a en effet surpris, moi comme bien d’autres. Les dernières lois de réforme de 2004 et 2007 semblaient au contraire avoir ancré l’institution du juge d’instruction dans notre système, en organisant une procédure de nature plus contradictoire, plus généreuse en droits de la défense, et en prévoyant l’implantation de pôles d’instruction dans les tribunaux les plus importants, pour que les magistrats ne travaillent plus seuls. Pourquoi donc ce changement de cap soudain, avant même que la Commission Léger ait rendu le moindre rapport ?
La méthode a choqué, mais sans doute fut-ce délibéré.
Le milieu judiciaire, dans son ensemble (avocats et magistrats, la presse judiciaire également),
est très conservateur, il faut bien le dire. Les réactions hostiles qui se sont tout de suite manifestées à l’annonce de ce projet l’ont une fois de plus confirmé. Mais le débat vient seulement de s’ouvrir. Il serait souhaitable qu’il se développe sur de bonnes bases, et qu’il ne se fige pas sur une posture de rejet de principe. Des arguments de fond sont évoqués pour et contre la suppression du juge d’instruction que je voudrais présenter ici de façon résumée.
J’avance sans masque : je suis favorable à cette réforme, comme vous le savez. J’entends que les juges d’instruction seraient les garants naturels des libertés individuelles et de la sûreté des personnes, lesquelles seraient aujourd’hui en grand danger ! C’est un argument que je ne peux pas accepter. Les abus de pouvoir et les erreurs judiciaires qu’ont commis les juges d’instruction ces dernières années ne sont-ils pas au contraire les preuves visibles du danger que peut représenter un juge seul, doté de pouvoirs si puissants, sûr de sa morale et de son bon droit ? La tragique affaire d’Outreau et plus récemment l’arrestation de Vittorio de Filippis pour une banale affaire de diffamation resteront gravées dans les mémoires comme la marque des méfaits de cette institution.
Bien entendu, la suppression du juge d’instruction ne résoudra pas en elle-même toute la question de la procédure pénale. Rien ne dit que le face-à-face du ministère public et de l’avocat de la
défense sera plus sûr à cet égard. Deux conditions seront essentielles. D’une part, une redéfinition du rôle, du statut et des règles de nomination des magistrats du ministère public. Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme a lancé un avertissement l’été dernier, vous le savez : le procureur de la République, en France, ne saurait être reconnu comme une autorité judiciaire, considérant sa dépendance du pouvoir politique, a-t-elle jugé ! Mais à l’audience, la parole du ministère public est libre ; pourquoi ne pas inscrire dans la loi que sa conduite des investigations dans le cadre de chaque affaire le serait aussi ? Ce qui ne serait pas incompatible avec le maintien d’un lien hiérarchique avec le gouvernement pour la conduite d’une politique pénale homogène et cohérente dans l’ensemble du pays. Et dès lors, le degré d’indépendance requis du magistrat enquêteur serait garanti.
Après tout, sauf exceptions, les juges d’instruction ont-ils fait preuve d’une si grande indépendance vis-à-vis du parquet, dans le passé ? Leurs ordonnances de renvoi n’ont-elles pas été les copies conformes des réquisitoires définitifs des procureurs,dans l’immense majorité des cas ? Non, je le dis à regret : les juges d’instruction n’ont pas été de si bons gardiens des libertés individuelles, non plus que des garants efficaces de l’indépendance de la justice.
Il est une seconde condition nécessaire : un renforcement majeur des droits de la défense, de sorte que les avocats soient en mesure d’exercer leur rôle effectif de contre-pouvoir judiciaire. C’est essentiel.
Les magistrats du ministère public sont organisés, motivés et compétents ; ils sont animés d’une éthique de l’action publique. Face à eux, les avocats devront pouvoir opposer une défense active,
effective, dans tous les cadres juridiques de poursuites, et qui soit accessible à tous les justiciables.
Les droits de la défense forment un bloc, qui doit être composé, lors de la phase d’enquête, du droit d’assistance par un avocat lors des interrogatoires, connaissance prise du dossier de la procédure, ainsi que du droit de contestation de la légalité de l’instance et du droit de discussion des faits, au moyen de demandes d’actes d’instruction et d’expertises contradictoires. Le système actuel est à cet égard gravement défaillant. Ces droits ne sont en l’état reconnus par le Code de procédure pénale qu’au cours des seules instructions judiciaires, lesquelles ne sont ouvertes que dans moins de 5 % des affaires...
Lors des enquêtes préliminaires et de flagrance, aucun droit, aucun statut n’est reconnu à la personne visée, qui est mise en cause, non plus d’ailleurs qu’à la victime. Et lorsqu’une instruction judiciaire est ouverte, c’est contre x que le réquisitoire est délivré par le parquet, ceci afin de permettre au juge d’instruction de placer en garde à vue son suspect, qui est hypocritement qualifié de témoin. Il faut en finir avec ces pratiques qui n’ont d’autre but que de priver les gens de leur droit fondamental de se défendre. Je plaide pour une unification
du régime juridique des poursuites, et pour la reconnaissance de ce bloc de droits de la défense au bénéfice de toute personne mise en cause, sans distinction de la nature juridique des poursuites. Ce serait techniquement très simple : il suffirait d’appliquer l’actuel article 105 du Code de procédure pénale, littéralement, franchement, et cela dans tous les types d’enquêtes, sans distinctions ni exceptions ! C’est à cette condition que les avocats seront en mesure d’assurer une défense effective et utile. À défaut, il est certain que le déséquilibre des pouvoirs et des forces entre le parquet et la défense sera tel, que les Cassandre auront eu raison...
(...)
G. P. : La « population » pénale est souvent désargentée. La défendre suppose des moyens et l’aide juridictionnelle en la matière est insuffisante, surtout pour les procès longs et difficiles. Pensez-vous qu’il faille instaurer des « avocats-fonctionnaires » ? Serait-ce compatible avec l’indépendance de la profession ? S’inspirant des pratiques américaines, Daniel Soulez Larivière a formulé des propositions sur ce thème qui vous tient également à coeur...
F. S.-P. : En effet, et c’est un sujet capital. La défense pénale doit être pensée en termes de service public. Toute personne poursuivie, quelle que soit sa situation sociale, doit être mise en mesure d’être défendue de façon correcte, quand bien même elle n’aurait pas les moyens de se payer les services d’un avocat. Cela est d’autant plus important dans un système judiciaire de type accusatoire, dans lequel c’est à l’avocat de la défense d’instruire à décharge le dossier. Sur ce point, il est vrai que le juge d’instruction, dans bien des affaires, garantissait une certaine égalité entre tous les justiciables – ce qui ne justifie pas en soi son maintien.
Quelle serait donc la meilleure organisation de défense pénale sociale ? Notre système actuel est-il satisfaisant ? Les avocats commis d’office sont-ils suffisamment formés à la défense pénale ? Ne vaudrait-il pas mieux s’inspirer du modèle anglo-saxon des bureaux publics de défense pénale ? Voici les questions qu’il nous faut nous poser désormais.
La proposition de Daniel Soulez Larivière d’importer d’outre-Atlantique de tels bureaux publics de
défense pénale en France est très intéressante. En résumé, plutôt que d’exercer dans des cabinets privés, les avocats qui en feraient le choix travailleraient dans ces maisons de défense pénale, rémunérés par l’État, dans des conditions matérielles similaires à celles des magistrats, leur indépendance étant pareillement assurée. Durant quatre ou cinq ans, les jeunes avocats se spécialiseraient ainsi en défense pénale, avant de s’installer à leur compte. Ils auraient ainsi assuré ce service public, tout en recevant une formation professionnelle de bon niveau.
J’entends les détracteurs de cette formule dénoncer la médiocrité des public defenders aux États-Unis. C’est une généralisation hâtive qui ne supporte que bien mal la comparaison avec notre propre situation – il suffit d’assister à certaines audiences de comparutions immédiates ou de cours d’assises pour s’en rendre compte, hélas. Quelle que soit la solution qui sera retenue pour l’avenir, soyons certains que la défense pénale sociale constitue un enjeu crucial dont dépend le succès, ou l’échec, de la transformation de notre système judiciaire (...)"
samedi 21 mars 2009
Le loup et le chien
A lire l'article de Philippe d'Iribarne, directeur de recherche au CNRS, "Les professeurs, "Le Loup et Le Chien", paru dans Le Monde du 18 mars. C'est bien de cela dont il s'agit !
"Ceux qui vivent dans d'autres univers sont étonné par la révolte des professeurs d'université. Pourquoi une telle réaction face à une tentative de réforme qui n'a pour objet que de répandre dans le monde universitaire des manières de faire - l'appel à la concurrence, l'évaluation systématique, la récompense du mérite - dont la vertu est largement reconnue ailleurs ? Pourquoi quelques propos du chef de l'Etat, certes malheureux mais qui ne vont pas au-delà des excès de langage dont il est coutumier, ont-ils suscité un rejet aussi passionné ? La fable Le Loup et Le Chien nous éclaire. Le loup mène une vie misérable. Mais il est libre. "Flatter ceux du logis, à son maître complaire" ne font pas partie de ses obligations. Nulle trace de collier sur sa nuque. Le chien est prospère, mais soumis. Le loup envie le chien à bien des égards, mais n'est pas prêt à payer le prix qu'exige l'accès à sa condition. Les professeurs lui ressemblent.
La situation matérielle des professeurs d'université est pitoyable. Même à l'aune des standards de la haute fonction publique (ne parlons pas des entreprises), leur feuille de paie, primes comprises, paraît ridicule. Pas question pour eux de bureau décent, de voiture de fonction ou de secrétaire. Ils volent en classe économique.
Mais ils sont libres. Ils conçoivent leurs cours comme ils l'entendent, font les recherches qu'ils trouvent bon de faire. Et si quelques-uns (plutôt parmi les chercheurs) ne font pas grand chose, le fait même qu'ils ne soient pas sanctionnés est la preuve que ceux qui, en grande majorité, travaillent dur, le font de leur plein gré, sans que rien les y contraigne.
Les évaluations ne manquent pas, mais les procédures mises en oeuvre font plus appel à l'estime des pairs, qu'il est honorable de rechercher, qu'à une forme d'esprit de cour. De plus, ce que l'on gagne à être bien évalué est tellement minime que celui qui n'en a cure n'en voit pas son existence significativement troublée.
C'est à cette condition que s'attaque la réforme du statut des universitaires.
Il s'agit pour l'essentiel de laisser au loup la condition matérielle qui est la sienne tout en voulant lui imposer la forme de servitude qui est l'apanage du chien. Si la réforme passe, même amendée à la marge, il va y avoir beaucoup à gagner, à quémander, auprès des petits potentats que vont devenir les présidents d'université.
L'estime des pairs va devenir moins importante, quand il s'agit d'être jugé, que la diligence avec laquelle on se soumet à des critères (nombre de publications, nombre de fois où l'on est cité) qui favorisent celui qui bêle avec le troupeau par rapport à celui qui pense librement.
Pourquoi les princes qui nous gouvernent et leur entourage ne sentent-ils rien de cela et se font-ils tellement tirer l'oreille pour revoir leur copie ?
Peut-être l'esprit de cour est-il tellement devenu chez eux une seconde nature qu'ils ont du mal à comprendre que certains ont fait d'autres choix."
www.lemonde.fr
"Ceux qui vivent dans d'autres univers sont étonné par la révolte des professeurs d'université. Pourquoi une telle réaction face à une tentative de réforme qui n'a pour objet que de répandre dans le monde universitaire des manières de faire - l'appel à la concurrence, l'évaluation systématique, la récompense du mérite - dont la vertu est largement reconnue ailleurs ? Pourquoi quelques propos du chef de l'Etat, certes malheureux mais qui ne vont pas au-delà des excès de langage dont il est coutumier, ont-ils suscité un rejet aussi passionné ? La fable Le Loup et Le Chien nous éclaire. Le loup mène une vie misérable. Mais il est libre. "Flatter ceux du logis, à son maître complaire" ne font pas partie de ses obligations. Nulle trace de collier sur sa nuque. Le chien est prospère, mais soumis. Le loup envie le chien à bien des égards, mais n'est pas prêt à payer le prix qu'exige l'accès à sa condition. Les professeurs lui ressemblent.
La situation matérielle des professeurs d'université est pitoyable. Même à l'aune des standards de la haute fonction publique (ne parlons pas des entreprises), leur feuille de paie, primes comprises, paraît ridicule. Pas question pour eux de bureau décent, de voiture de fonction ou de secrétaire. Ils volent en classe économique.
Mais ils sont libres. Ils conçoivent leurs cours comme ils l'entendent, font les recherches qu'ils trouvent bon de faire. Et si quelques-uns (plutôt parmi les chercheurs) ne font pas grand chose, le fait même qu'ils ne soient pas sanctionnés est la preuve que ceux qui, en grande majorité, travaillent dur, le font de leur plein gré, sans que rien les y contraigne.
Les évaluations ne manquent pas, mais les procédures mises en oeuvre font plus appel à l'estime des pairs, qu'il est honorable de rechercher, qu'à une forme d'esprit de cour. De plus, ce que l'on gagne à être bien évalué est tellement minime que celui qui n'en a cure n'en voit pas son existence significativement troublée.
C'est à cette condition que s'attaque la réforme du statut des universitaires.
Il s'agit pour l'essentiel de laisser au loup la condition matérielle qui est la sienne tout en voulant lui imposer la forme de servitude qui est l'apanage du chien. Si la réforme passe, même amendée à la marge, il va y avoir beaucoup à gagner, à quémander, auprès des petits potentats que vont devenir les présidents d'université.
L'estime des pairs va devenir moins importante, quand il s'agit d'être jugé, que la diligence avec laquelle on se soumet à des critères (nombre de publications, nombre de fois où l'on est cité) qui favorisent celui qui bêle avec le troupeau par rapport à celui qui pense librement.
Pourquoi les princes qui nous gouvernent et leur entourage ne sentent-ils rien de cela et se font-ils tellement tirer l'oreille pour revoir leur copie ?
Peut-être l'esprit de cour est-il tellement devenu chez eux une seconde nature qu'ils ont du mal à comprendre que certains ont fait d'autres choix."
Paul Jorion : la fin du capitalisme (suite)
Explication de Paul Jorion reçue sur le courrier des abonnés à la Revue du Mauss :
"L'annonce de la mort du capitalisme est-elle prématurée ?
Certains me demandent : « Fin du capitalisme ? Vous n'exagérez pas ? » La réponse est non : je ne fais jamais dans l'alarmisme. Et je suis très prudent quant à mes titres.
Souvenez-vous de mon premier blog intitulé Le déclenchement de la crise du capitalisme américain, il faisait suite à un courrier que j'avais envoyé à mes amis du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) quelques jours auparavant. Regardez bien la date : le 28 février 2007. Croyez-vous que j'aie eu à regretter depuis mon titre « tonitruant », voire « alarmiste », ou même la date que j'avais choisie ?
Le « quantitative easing » de 300 milliards $, accompagné dun relèvement du plafond des achats de Residential Mortgage-Backed Securities (RMBS) émises par Freddie Mac et Fannie Mae de 500 milliards $ à 1.150 milliards $ et l'achat possible de 200 milliards de leur dette (tous produits dont les Chinois continuent de se délester rapidement dans un contexte où l'immobilier résidentiel américain poursuit sa plongée), c'est bien entendu la guerre ouverte avec ceux qui possèdent dans leurs coffres des quantités énormes de dollars : en particulier la Chine, le Japon, le Corée et Taiwan.
Mais ce n'est certainement pas une mesure prise de gaieté de coeur, car le moment n'est pas bien choisi, c'est le moins qu'on puisse dire ! pour les États-Unis de déclarer la guerre à la Chine, cest tout simplement parce qu'avec des taux courts déjà à zéro, on est bien obligé de passer de la très mauvaise arme qu'est la manipulation des taux d'intérêts à une arme pire encore : créer de l'argent non pas parce que de la richesse a été créée mais simplement parce qu'on en manque : parce que trop de reconnaissances de dettes étaient des serments d'ivrogne. C'est une mesure désespérée, et c'est pour cela que j'évoque la « fin du capitalisme » : on brûle la dernière cartouche. Une fois constaté que le « quantitative easing » n'a rien donné (ou a donné le contraire de ce quon espérait), il n'existe plus de stratégie de rechange.
Les États-Unis auraient pu emprunter la voie dun New Deal, et l'on serait resté dans le cadre dune « posture C », au sens de Granier : le système ancien se serait métamorphosé en un nouveau système. Au lieu de cela, l'Amérique tente en ce moment (merci Mrs. Geithner et Summers) de sauver le navire d'un capitalisme pur et dur, mais le bateau sombre à vive allure, et les premières mesures du Président Obama sont, il faut bien le constater, un cafouillage affligeant bien que dun montant faramineux. En s'accrochant au rêve de la « posture B » (le système retrouvera, bien que difficilement, sa forme originelle) grâce au recours promis aux armes secrètes que sont la suppression de la « cote-au-marché » (on inventera désormais de toutes pièces les chiffres comptables) et l'interdiction de la vente à découvert (qui permettra aux prix de se contenter de grimper), l'administration Obama, capitulant devant le monde des affaires, assure le succès de la « posture D » : le système actuel est irrécupérable et sera remplacé par quelque chose d'entièrement neuf. Notez bien : ce n'est pas moi qui suis en train de changer d'opinion et de passer de C à D : c'est le monde, avec l'aide bienveillante ! et j'en suis sûr, sonnante et trébuchante de la US Chamber of Commerce.
La Chine laissera tomber le capitalisme quand ça lui chante (d'où les avertissements récents portant sur des velléités dun nouveau Tien-An-Men) et reprendra d'un bon pas sa marche vers un collectivisme plus déterminé que jamais. L'Europe elle, contrainte et forcée, repart à cent à l'heure vers la social-démocratie qui se fera sans les socialistes bien entendu, qui n'ont toujours pas compris ce qui est en train de se passer !
"L'annonce de la mort du capitalisme est-elle prématurée ?
Certains me demandent : « Fin du capitalisme ? Vous n'exagérez pas ? » La réponse est non : je ne fais jamais dans l'alarmisme. Et je suis très prudent quant à mes titres.
Souvenez-vous de mon premier blog intitulé Le déclenchement de la crise du capitalisme américain, il faisait suite à un courrier que j'avais envoyé à mes amis du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales) quelques jours auparavant. Regardez bien la date : le 28 février 2007. Croyez-vous que j'aie eu à regretter depuis mon titre « tonitruant », voire « alarmiste », ou même la date que j'avais choisie ?
Le « quantitative easing » de 300 milliards $, accompagné dun relèvement du plafond des achats de Residential Mortgage-Backed Securities (RMBS) émises par Freddie Mac et Fannie Mae de 500 milliards $ à 1.150 milliards $ et l'achat possible de 200 milliards de leur dette (tous produits dont les Chinois continuent de se délester rapidement dans un contexte où l'immobilier résidentiel américain poursuit sa plongée), c'est bien entendu la guerre ouverte avec ceux qui possèdent dans leurs coffres des quantités énormes de dollars : en particulier la Chine, le Japon, le Corée et Taiwan.
Mais ce n'est certainement pas une mesure prise de gaieté de coeur, car le moment n'est pas bien choisi, c'est le moins qu'on puisse dire ! pour les États-Unis de déclarer la guerre à la Chine, cest tout simplement parce qu'avec des taux courts déjà à zéro, on est bien obligé de passer de la très mauvaise arme qu'est la manipulation des taux d'intérêts à une arme pire encore : créer de l'argent non pas parce que de la richesse a été créée mais simplement parce qu'on en manque : parce que trop de reconnaissances de dettes étaient des serments d'ivrogne. C'est une mesure désespérée, et c'est pour cela que j'évoque la « fin du capitalisme » : on brûle la dernière cartouche. Une fois constaté que le « quantitative easing » n'a rien donné (ou a donné le contraire de ce quon espérait), il n'existe plus de stratégie de rechange.
Les États-Unis auraient pu emprunter la voie dun New Deal, et l'on serait resté dans le cadre dune « posture C », au sens de Granier : le système ancien se serait métamorphosé en un nouveau système. Au lieu de cela, l'Amérique tente en ce moment (merci Mrs. Geithner et Summers) de sauver le navire d'un capitalisme pur et dur, mais le bateau sombre à vive allure, et les premières mesures du Président Obama sont, il faut bien le constater, un cafouillage affligeant bien que dun montant faramineux. En s'accrochant au rêve de la « posture B » (le système retrouvera, bien que difficilement, sa forme originelle) grâce au recours promis aux armes secrètes que sont la suppression de la « cote-au-marché » (on inventera désormais de toutes pièces les chiffres comptables) et l'interdiction de la vente à découvert (qui permettra aux prix de se contenter de grimper), l'administration Obama, capitulant devant le monde des affaires, assure le succès de la « posture D » : le système actuel est irrécupérable et sera remplacé par quelque chose d'entièrement neuf. Notez bien : ce n'est pas moi qui suis en train de changer d'opinion et de passer de C à D : c'est le monde, avec l'aide bienveillante ! et j'en suis sûr, sonnante et trébuchante de la US Chamber of Commerce.
La Chine laissera tomber le capitalisme quand ça lui chante (d'où les avertissements récents portant sur des velléités dun nouveau Tien-An-Men) et reprendra d'un bon pas sa marche vers un collectivisme plus déterminé que jamais. L'Europe elle, contrainte et forcée, repart à cent à l'heure vers la social-démocratie qui se fera sans les socialistes bien entendu, qui n'ont toujours pas compris ce qui est en train de se passer !
mercredi 18 mars 2009
Paul Jorion : la fin du capitalisme
Lu sur le blog français de l'anthropologue et économiste Paul Jorion, un des seuls spécialistes à avoir dénoncé en son temps le système des subprimes et annoncé la crise actuelle, en particulier dans son ouvrage publié en 2007 à la Découverte, Vers la crise du capitalisme américain :
"La date d’aujourd’hui, le 18 mars 2009, sera retenue par l’histoire, tout comme celle du 29 mai 1453 le fut pour la chute de Constantinople ou celle du 9 novembre 1989 pour la chute du mur de Berlin, comme celle qui signa la fin du capitalisme.
Aujourd’hui en effet, la Federal Reserve Bank, la banque centrale américaine, a annoncé son intention de racheter des Bons du Trésor (dette à long terme des États–Unis) en quantités considérables (pour un volant de 300 milliards de dollars), son budget atteignant désormais le chiffre impressionnant de 1,15 mille milliards de dollars. Pareil au serpent ouroboros dévorant sa propre queue, les États–Unis avaleront donc désormais leur propre dette, un processus désigné par l’euphémisme sympathique de « quantitative easing ». Pareille à celui qui tenterait de voler en se soulevant par les pieds, la nation américaine met fin au mythe qui voudrait que l’argent représente de la richesse : dorénavant la devise américaine représentera uniquement le prix du papier et de l’encre nécessaire pour imprimer de nouveaux billets. Elle se coupe aussi, incidemment, de la communauté internationale, mais baste !
Le dollar cessa de valoir de l’or quand, en 1971, le président Nixon mit fin à la parité du dollar avec ce métal. En 2009, le président Obama, en permettant à la Fed d’imprimer autant de dollars qu’elle le jugera bon, a mis fin à la parité du dollar avec quoi que ce soit, faisant de l’arrogance de la nation américaine la seule mesure restante de la valeur de sa devise. « Your Mamma still loves you ! » : le gosse, tout faraud, présente son premier spectacle et sa mère qui n’a pas voulu que son amour-propre courre le moindre risque a acheté tous les tickets !
(...)
Ah oui, j’oubliais : la bourse de New York, considérant qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle, a clôturé en hausse."
www.pauljorion.com
"La date d’aujourd’hui, le 18 mars 2009, sera retenue par l’histoire, tout comme celle du 29 mai 1453 le fut pour la chute de Constantinople ou celle du 9 novembre 1989 pour la chute du mur de Berlin, comme celle qui signa la fin du capitalisme.
Aujourd’hui en effet, la Federal Reserve Bank, la banque centrale américaine, a annoncé son intention de racheter des Bons du Trésor (dette à long terme des États–Unis) en quantités considérables (pour un volant de 300 milliards de dollars), son budget atteignant désormais le chiffre impressionnant de 1,15 mille milliards de dollars. Pareil au serpent ouroboros dévorant sa propre queue, les États–Unis avaleront donc désormais leur propre dette, un processus désigné par l’euphémisme sympathique de « quantitative easing ». Pareille à celui qui tenterait de voler en se soulevant par les pieds, la nation américaine met fin au mythe qui voudrait que l’argent représente de la richesse : dorénavant la devise américaine représentera uniquement le prix du papier et de l’encre nécessaire pour imprimer de nouveaux billets. Elle se coupe aussi, incidemment, de la communauté internationale, mais baste !
Le dollar cessa de valoir de l’or quand, en 1971, le président Nixon mit fin à la parité du dollar avec ce métal. En 2009, le président Obama, en permettant à la Fed d’imprimer autant de dollars qu’elle le jugera bon, a mis fin à la parité du dollar avec quoi que ce soit, faisant de l’arrogance de la nation américaine la seule mesure restante de la valeur de sa devise. « Your Mamma still loves you ! » : le gosse, tout faraud, présente son premier spectacle et sa mère qui n’a pas voulu que son amour-propre courre le moindre risque a acheté tous les tickets !
(...)
Ah oui, j’oubliais : la bourse de New York, considérant qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle, a clôturé en hausse."
lundi 16 mars 2009
Présentation d'un travail en cours (suite)
II. Liberté et vulnérabilité : un nouveau regard pour la morale
L’intention principale qui anime Un si fragile vernis d’humanité, était de remettre en cause la conception dominante depuis le XVIIe siècle de l’homme comme un individu calculateur qui poursuit, par nature, la recherche égoïste de ses intérêts – radicalisée dans la doctrine dominante de l’homo oeconomicus – et la conception oblative et sacrificielle de l’altruisme qui est son pendant
Tout se passe comme s’il fallait opposer, d’une part, le souci de soi – disons l’intérêt propre - qui ne peut se faire qu’au détriment du souci d’autrui, d’autre part, le pur souci désintéressé d’autrui qui exige le renoncement à soi. Autrement dit, le paradigme dominant de l’égoïsme psychologique s’accompagne et produit comme mécaniquement une conception purement sacrificielle de l’altruisme. Or si le bien exige à la fois le renoncement à tout intérêt propre et le sacrifice ce soi, il est en effet vraisemblable que les hommes sont généralement incapables d’un tel « bien ». Et de surcroît, lorsqu’ils donnent l’apparence d’agir de semblable manière, on ne peut prouver que soit absente toute considération d’intérêt propre. Il n’est pas de conduite de bienveillance, de générosité, etc. qui échappe au « soupçon » que ce sont toujours des motivations « égoïstes » qui animent, fût-ce secrètement, les sujets altruistes, de telle sorte qu’on ne saurait jamais attribuer une valeur éthique, une valeur éthique exemplaire à leurs actions. De fait, il ne peut plus y avoir, selon ce présupposé anthropologique, d’exemplarité ni de manifestation du bien.
Cette conséquence est largement contestable tout d’abord pour des raisons théoriques, mais plus immédiatement parce qu’elle conduit à nier que ceux qui incarnent à nos yeux la figure des « hommes de bien » - disons : les Justes - ne sauraient être considérés comme tels. A force de voir l’égoïsme partout, c’est-à-dire le mal (cette identification étant largement présupposée, jusque chez Lévinas), alors nous ne pouvons plus désigner le bien comme tel, le bien sous la forme de l’action qui se donne le bien d’autrui pour fin ultime (i.e. l’altruisme) puisque précisément il est impossible de prouver qu’une telle motivation « pure » ait jamais existé sous le soleil.
Il n’est pourtant ni exact ni vrai que les hommes sont uniquement mus par des considérations d’intérêt propre : il existe des motivations qui relèvent de l’intérêt que l’on prend au bien d’autrui, disons des motivations qui relèvent de la bienveillance et qu’on ne saurait, sans leur faire violence – et au fond une violence purement gratuite ou idéologique - mettre au compte de l’égoïsme radical. Telle est la conclusion que l’on peut tirer aussi bien de la pensée des philosophes anglais qui au XVIIIe siècle ont fait la critique de l’égoïsme psychologique (Hutcheson, Hume, Smith, par ex.) que des récents travaux en psychologie sociale (Sober et Wilson, Batson, etc.). D’autre part, le présupposé qui veut que l’altruisme véritable soit de nature entièrement désintéressée, relevant d’une espèce d’oblation sacrificielle – ce présupposé radical, qui domine dans de larges pans de l’éthique moderne (de Fénelon jusqu’à Lévinas), mérite d’être largement remis en cause (par exemple dans la perspective ouverte par l'Essai sur le don de Marcel Mauss). Enfin, certaines actions humaines invitent, au-delà de leur qualité morale, à repenser métaphysiquement la vieille question de la manifestation du Bien, ici écrit avec une majuscule évidemment problématique.
Le renversement de la charge de la preuve
La conclusion générale que l’on peut tirer des recherches contemporaines en psychologie sociale aussi bien que des critiques théoriques de l’égoïsme psychologique, c’est qu’il convient de renverser la charge de la preuve : c’est à l’égoïsme psychologique d’apporter la preuve que l’altruisme n’existe pas et non à l’hypothèse de l’empathie-altruisme.
L’hypothèse de l’empathie-altruisme (ou encore le don maussien) ne présente aucune interprétation sacrificielle ou relevant d’un désintéressement pur. Comme le montrent de façon éclairante Eliot Sober et David Wilson dans leur ouvrage (Unto Others, The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Havard University Press, 1998), il convient d’opposer le caractère « absolutiste » ou « moniste » propre à l’hypothèse de l’égoïsme psychologique avec la nature « pluraliste » de l’hypothèse de l’empathie-altruisme. Selon celle-ci, les conduites de bienveillance, de générosité, de secours envers les autres n’ont nullement besoin de se faire au détriment ou au dépens de soi pour qu’on puisse les considérer comme étant authentiquement « altruistes ». Ou pour le dire autrement : il n’est nullement nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si elles ont pour fin le bien d’autrui ou uniquement le bien d’autrui (selon la version du désintéressement pur, de type sacrificiel, propre au système fénelonien du pur amour).
La suite dans un prochain billet...
L’intention principale qui anime Un si fragile vernis d’humanité, était de remettre en cause la conception dominante depuis le XVIIe siècle de l’homme comme un individu calculateur qui poursuit, par nature, la recherche égoïste de ses intérêts – radicalisée dans la doctrine dominante de l’homo oeconomicus – et la conception oblative et sacrificielle de l’altruisme qui est son pendant
Tout se passe comme s’il fallait opposer, d’une part, le souci de soi – disons l’intérêt propre - qui ne peut se faire qu’au détriment du souci d’autrui, d’autre part, le pur souci désintéressé d’autrui qui exige le renoncement à soi. Autrement dit, le paradigme dominant de l’égoïsme psychologique s’accompagne et produit comme mécaniquement une conception purement sacrificielle de l’altruisme. Or si le bien exige à la fois le renoncement à tout intérêt propre et le sacrifice ce soi, il est en effet vraisemblable que les hommes sont généralement incapables d’un tel « bien ». Et de surcroît, lorsqu’ils donnent l’apparence d’agir de semblable manière, on ne peut prouver que soit absente toute considération d’intérêt propre. Il n’est pas de conduite de bienveillance, de générosité, etc. qui échappe au « soupçon » que ce sont toujours des motivations « égoïstes » qui animent, fût-ce secrètement, les sujets altruistes, de telle sorte qu’on ne saurait jamais attribuer une valeur éthique, une valeur éthique exemplaire à leurs actions. De fait, il ne peut plus y avoir, selon ce présupposé anthropologique, d’exemplarité ni de manifestation du bien.
Cette conséquence est largement contestable tout d’abord pour des raisons théoriques, mais plus immédiatement parce qu’elle conduit à nier que ceux qui incarnent à nos yeux la figure des « hommes de bien » - disons : les Justes - ne sauraient être considérés comme tels. A force de voir l’égoïsme partout, c’est-à-dire le mal (cette identification étant largement présupposée, jusque chez Lévinas), alors nous ne pouvons plus désigner le bien comme tel, le bien sous la forme de l’action qui se donne le bien d’autrui pour fin ultime (i.e. l’altruisme) puisque précisément il est impossible de prouver qu’une telle motivation « pure » ait jamais existé sous le soleil.
Il n’est pourtant ni exact ni vrai que les hommes sont uniquement mus par des considérations d’intérêt propre : il existe des motivations qui relèvent de l’intérêt que l’on prend au bien d’autrui, disons des motivations qui relèvent de la bienveillance et qu’on ne saurait, sans leur faire violence – et au fond une violence purement gratuite ou idéologique - mettre au compte de l’égoïsme radical. Telle est la conclusion que l’on peut tirer aussi bien de la pensée des philosophes anglais qui au XVIIIe siècle ont fait la critique de l’égoïsme psychologique (Hutcheson, Hume, Smith, par ex.) que des récents travaux en psychologie sociale (Sober et Wilson, Batson, etc.). D’autre part, le présupposé qui veut que l’altruisme véritable soit de nature entièrement désintéressée, relevant d’une espèce d’oblation sacrificielle – ce présupposé radical, qui domine dans de larges pans de l’éthique moderne (de Fénelon jusqu’à Lévinas), mérite d’être largement remis en cause (par exemple dans la perspective ouverte par l'Essai sur le don de Marcel Mauss). Enfin, certaines actions humaines invitent, au-delà de leur qualité morale, à repenser métaphysiquement la vieille question de la manifestation du Bien, ici écrit avec une majuscule évidemment problématique.
Le renversement de la charge de la preuve
La conclusion générale que l’on peut tirer des recherches contemporaines en psychologie sociale aussi bien que des critiques théoriques de l’égoïsme psychologique, c’est qu’il convient de renverser la charge de la preuve : c’est à l’égoïsme psychologique d’apporter la preuve que l’altruisme n’existe pas et non à l’hypothèse de l’empathie-altruisme.
L’hypothèse de l’empathie-altruisme (ou encore le don maussien) ne présente aucune interprétation sacrificielle ou relevant d’un désintéressement pur. Comme le montrent de façon éclairante Eliot Sober et David Wilson dans leur ouvrage (Unto Others, The Evolution and Psychology of Unselfish Behavior, Havard University Press, 1998), il convient d’opposer le caractère « absolutiste » ou « moniste » propre à l’hypothèse de l’égoïsme psychologique avec la nature « pluraliste » de l’hypothèse de l’empathie-altruisme. Selon celle-ci, les conduites de bienveillance, de générosité, de secours envers les autres n’ont nullement besoin de se faire au détriment ou au dépens de soi pour qu’on puisse les considérer comme étant authentiquement « altruistes ». Ou pour le dire autrement : il n’est nullement nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si elles ont pour fin le bien d’autrui ou uniquement le bien d’autrui (selon la version du désintéressement pur, de type sacrificiel, propre au système fénelonien du pur amour).
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vendredi 13 mars 2009
Présentation synthétique d'un travail en cours (I)
C'est un exercice périlleux et qui a souvent les traits de l'artifice de donner à son travail de recherche et d'écriture une continuité que paraît démentir la diversité des sujets étudiés. Il ne sera pourtant nullement nécessaire de se livrer à quelque acrobatie rhétorique pour montrer la cohérence théorique et problématique qui lie ensemble les trois ouvrages principaux que j'ai publiés depuis l'année 2000 : Amour et désespoir. De François de Sales à Fénelon (Points, Le Seuil, 2000), Un si fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien (La Découverte, 2005, 2007) et Du bon usage de la torture ou comment les démocraties justifient l’injustifiable, La Découverte, 2008). Ou comment partant de travaux qui portent sur une querelle historique précise, où se rencontrent des enjeux théologiques, spirituels, métaphysiques et moraux, j’en suis venu à une réflexion plus approfondie sur les conduites humaines (en particulier de destructivité ou, au contraire, de bienveillance) dans leur aspect à la fois moral et politique. Pour préciser un point important de ma démarche méthodologique : dans le domaine moral, les conclusions philosophiques que j’ai essayé de tirer – par exemple la critique du paradigme égoïsme-altruisme et la formulation d'un nouveau paradigme - partent de l’analyse de la conduite effective des individus et non d’une conception normative a priori du devoir-être qui conduit généralement la pensée éthique moderne et contemporaine. De même, au plan politique, ce sont les agissements des Etats et les systèmes de représentation qui les légitiment – par exemple, dans le cas de la torture – que j’ai passé au crible d’une analyse empirico-critique, sans céder à la facilité de m’en tenir au simple rappel de principes posés dans leur inconditionnalité. Autrement dit : à chaque fois, partir de la réalité des pratiques humaines et, sur cette base, essayer de comprendre ce qu’il y a lieu d’en penser, puisqu’aussi c’est bien à un exercice de pensée qu’il s’agit toujours de se livrer. Ma réflexion philosophique s'est donc largement nourrie de l'apport d'autres disciplines (qu'il s'agisse de l'histoire, de la psychologie sociale ou du droit en particulier).
I. La constitution théorique d’une éthique du désintéressement sacrificiel
La querelle sur l'amour de Dieu qui traverse le XVIIèe siècle, et qui culmine avec la publication en 1697 de l'ouvrage de Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, ne mérite pas d'être mieux connue pour des raisons de simple érudition historique. Saisie dans son épure théorique et décantée de ses aspects dogmatiques et mystiques, la systématisation que Fénelon donne à des thèses qu'il formalise plus qu'il n'invente constitue le premier et le plus fort moment de l'élaboration extrêmement construite des schèmes a priori d'une pensée du désintéressement radical. C'est à ce titre qu'elle nous intéresse au premier chef.
Le système de Fénelon – et il s’agit bien d’un « système » - s'élabore, à la faveur d'une réflexion concernant la nature de l'amour de Dieu, sur la base d'une double contrainte : la première est posée par la définition chrétienne de l'amour comme charité (agapè), telle qu'elle est formulée par saint Paul dans la 1re épître aux Corinthiens (13, 5) – l'amour « ne cherche pas son intérêt », littéralement : « les choses qui sont siennes » (ta eautes) ; la seconde vient du défi posé par les moralistes liés au jansénisme, en particulier par La Rochefoucauld qui affirme que le désintéressement est hors de toute portée humaine, soit parce que nos motivations sont toujours secrètement égoïstes – « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous » (maxime 81, édition de 1678) – soit parce qu'il est inaccessible et invisible à toute conscience réflexive : s'il existe un amour désintéressé, il est « caché au fond du cœur » (maxime 69, ibid.).
Si l'on résume les choses à leurs traits essentiels, la question que pose Fénelon est la suivante : l'homme – précisons qu'il s'agit ici de l'homme mû par la grâce, non de la nature (déchue) laissée à elle-même – est-il capable d'un amour de Dieu qui soit entièrement désintéressé et qui réciproque la parfaite gratuité de l'amour divin pour l'homme ? Est-il possible d'attester de l'existence – aussi rare soit-elle et le fait seulement d'êtres d'exception (les saints) – d'un tel désintéressement ? Dans les deux cas, la réponse de Fénelon est « oui ». Et cette réponse s'élabore sur trois principes liminaires. Le premier est de nature définitionnelle : l'amour véritable est désintéressé, c'est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l'espérance de tout bien – s'agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre, se révèle et s’atteste dans l''angoisse et l'acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l'amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. Ainsi s'articulent autour de la notion-clé de désintéressement les deux concepts qui lui sont intimement liés, pour autant que le désintéressement soit pris dans son sens radical ou « pur » : le renoncement (au bonheur) et l'abandon total de soi à l'autre (en l'occurrence à Dieu), autrement dit : le sacrifice et la désappropriation dans une problématique qui est d’abord, à mes yeux, celle de l’attestation du désintéressement.
En élaborant ainsi les schèmes quasi transcendantaux d'une théorie de l'amour véritable – de l'amour « pur », dénué de tout motif « égoïste » –, Fénelon ouvrit la porte à une formidable controverse qui emporta les plus grands esprits de l'époque, mais dont l'intérêt demeure toujours actuel. De fait, nombre d'auteurs contemporains parmi les plus influents de la pensée éthique – et l'on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l'égoïsme et, d'une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l'ego (voire, sous une forme plus radicale, à l'intentionnalité du sujet) la source même du mal. Dans le même temps, la compréhension de la structure théorique de base de la relation désintéressée – peu importe qu'elle s'adresse à Dieu ou à l'autre – nous permet de viser ce qui doit être mis en cause si l'on tient à échapper à cette conception classique, pure et sacrificielle du désintéressement que je m'emploie à dépasser dans des travaux plus récents en vue d'élaborer un « tiers paradigme ». Un paradigme centré sur le couple absence à soi/présence à soi, qui n'est réductible à aucun de ces deux modèles directeurs qui, pour opposés qu'ils soient, se tiennent par la main : l'éthique du pur désintéressement et l'utilitarisme généralisé (dont Henry Sidgwick a montré les contradictions insurmontables).
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I. La constitution théorique d’une éthique du désintéressement sacrificiel
La querelle sur l'amour de Dieu qui traverse le XVIIèe siècle, et qui culmine avec la publication en 1697 de l'ouvrage de Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, ne mérite pas d'être mieux connue pour des raisons de simple érudition historique. Saisie dans son épure théorique et décantée de ses aspects dogmatiques et mystiques, la systématisation que Fénelon donne à des thèses qu'il formalise plus qu'il n'invente constitue le premier et le plus fort moment de l'élaboration extrêmement construite des schèmes a priori d'une pensée du désintéressement radical. C'est à ce titre qu'elle nous intéresse au premier chef.
Le système de Fénelon – et il s’agit bien d’un « système » - s'élabore, à la faveur d'une réflexion concernant la nature de l'amour de Dieu, sur la base d'une double contrainte : la première est posée par la définition chrétienne de l'amour comme charité (agapè), telle qu'elle est formulée par saint Paul dans la 1re épître aux Corinthiens (13, 5) – l'amour « ne cherche pas son intérêt », littéralement : « les choses qui sont siennes » (ta eautes) ; la seconde vient du défi posé par les moralistes liés au jansénisme, en particulier par La Rochefoucauld qui affirme que le désintéressement est hors de toute portée humaine, soit parce que nos motivations sont toujours secrètement égoïstes – « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous » (maxime 81, édition de 1678) – soit parce qu'il est inaccessible et invisible à toute conscience réflexive : s'il existe un amour désintéressé, il est « caché au fond du cœur » (maxime 69, ibid.).
Si l'on résume les choses à leurs traits essentiels, la question que pose Fénelon est la suivante : l'homme – précisons qu'il s'agit ici de l'homme mû par la grâce, non de la nature (déchue) laissée à elle-même – est-il capable d'un amour de Dieu qui soit entièrement désintéressé et qui réciproque la parfaite gratuité de l'amour divin pour l'homme ? Est-il possible d'attester de l'existence – aussi rare soit-elle et le fait seulement d'êtres d'exception (les saints) – d'un tel désintéressement ? Dans les deux cas, la réponse de Fénelon est « oui ». Et cette réponse s'élabore sur trois principes liminaires. Le premier est de nature définitionnelle : l'amour véritable est désintéressé, c'est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l'espérance de tout bien – s'agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre, se révèle et s’atteste dans l''angoisse et l'acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l'amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. Ainsi s'articulent autour de la notion-clé de désintéressement les deux concepts qui lui sont intimement liés, pour autant que le désintéressement soit pris dans son sens radical ou « pur » : le renoncement (au bonheur) et l'abandon total de soi à l'autre (en l'occurrence à Dieu), autrement dit : le sacrifice et la désappropriation dans une problématique qui est d’abord, à mes yeux, celle de l’attestation du désintéressement.
En élaborant ainsi les schèmes quasi transcendantaux d'une théorie de l'amour véritable – de l'amour « pur », dénué de tout motif « égoïste » –, Fénelon ouvrit la porte à une formidable controverse qui emporta les plus grands esprits de l'époque, mais dont l'intérêt demeure toujours actuel. De fait, nombre d'auteurs contemporains parmi les plus influents de la pensée éthique – et l'on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l'égoïsme et, d'une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l'ego (voire, sous une forme plus radicale, à l'intentionnalité du sujet) la source même du mal. Dans le même temps, la compréhension de la structure théorique de base de la relation désintéressée – peu importe qu'elle s'adresse à Dieu ou à l'autre – nous permet de viser ce qui doit être mis en cause si l'on tient à échapper à cette conception classique, pure et sacrificielle du désintéressement que je m'emploie à dépasser dans des travaux plus récents en vue d'élaborer un « tiers paradigme ». Un paradigme centré sur le couple absence à soi/présence à soi, qui n'est réductible à aucun de ces deux modèles directeurs qui, pour opposés qu'ils soient, se tiennent par la main : l'éthique du pur désintéressement et l'utilitarisme généralisé (dont Henry Sidgwick a montré les contradictions insurmontables).
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mercredi 11 mars 2009
Bureaucratisation de la recherche
Une excellente analyse d'Alain Trautmann, chercheur CNRS en immunologie (Institut Cochin), sur la bureaucratisation de la recherche. Cette communication a été présentée lors de la Deuxième Rencontre européenne d'analyse des sociétés politiques, le 6 février 2009.
"L'analyse qui suit est celle d'un biologiste qui connaît son ignorance abyssale dans le domaine des sciences politiques et de la sociologie, et qui a été simplement amené à observer le milieu dans lequel il travaille. Il n'y a donc dans ce texte aucune prétention à l'exhaustivité ni même à l'exactitude.
Je crois que l'accroissement actuel de la bureaucratisation de la recherche est une conséquence directe des efforts déployés depuis une dizaine d'années, notamment en suivant des préconisations européennes, pour mettre en place une "société et une économie de la connaissance". Ce terme reflète la conviction des décideurs politiques et économiques que la connaissance, via l'innovation, constitue une source importante de profits potentiels (eux préfèrent le terme de développement). C'est ainsi que dans l'économie de la connaissance, la production et la transmission de connaissances doivent être pilotés par l'économie. Dans cette logique, il devient nécessaire de mettre en place un instrument de pilotage de la recherche qui permette cet asservissement. Cet instrument est constitué non pas tant par une hypertrophie de l'administration, que par le développement de nouvelles pratiques bureaucratiques proliférantes et multiformes. En tant que biologiste, je ne peux m'empêcher de penser à un processus tumoral. Je ne développerai pas davantage ici cette analogie, bien qu'il y ait des idées intéressantes à y puiser.
L'administration de la recherche remplit évidemment une fonction nécessaire, celle d'être au service de la recherche, en veillant au bon fonctionnement du système, à une répartition efficace des moyens financiers et humains, le tout dans le cadre donné par le pouvoir politique. La transformation bureaucratique consiste à ne plus mettre les différents services administratifs d'abord au service de la recherche, mais à celui du pouvoir politique, pour permettre à ce dernier d'exercer un contrôle étroit de l'activité de recherche, de lier étroitement et exclusivement recherche et innovation, i.e. d'asservir la recherche à l'économie. Au cours cette transformation, on peut paradoxalement observer une réduction de l'appareil administratif classique (c'est ce qui se passe actuellement au ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur), et en même temps une augmentation du poids du cabinet, des conseillers officiels ou non, et une délocalisation du nouvel appareil bureaucratique qui permettra le "new public management" grâce à des structures comme l'ANR ou l'AERES. Ces structures ont en général une attitude de défiance pesante et stérile impliquant des évaluations rapprochées. C'est ainsi que l'ANR réclame des rapports de progression des recherches tous les six mois, rapports que sans doute personne ne lit. Quant à l'AERES, elle a élaboré un formulaire d'évaluation des labos dans lequel les évaluateurs seront priés de soigneusement distinguer et de noter de 1 à 5 chacun des items suivants : 1) L'originalité et la pertinence de l'activité de recherche. 2) La qualité et l'impact des publications scientifiques 3) La qualité des résultats scientifiques. 4) L'existence de programmes de pointe. 5) La valeur ajoutée de la recherche pour la connaissance ou la technologie. Ceci permet (et je cite la prose de l'AERES), de mettre en place un processus d’assurance qualité tout en évitant une approche délibérément algorithmique.
Ce type de discours permet difficilement de communiquer avec le commun des mortels, il exclut même tous ceux qui n'appartiennent pas à la caste maîtrisant cette novlangue. Je soulignerai deux caractéristiques de ces nouveaux instruments de pilotage : d'abord un usage obsessionnel, magique, religieux, des chiffres et des classements. Ensuite, le fait qu'ils ne peuvent fonctionner que grâce à la contribution décisive que lui apportent des scientifiques.
Sur les chiffres, et en particulier sur l'obsession de classer les individus, les laboratoires, les institutions : cette réduction d'individus ou de laboratoires à un chiffre a une signification éminemment idéologique et permet de remplir plusieurs fonctions. Elle permet à l'Etat qui a en charge ce service public de faire des économies. Par exemple, (au terme d'un processus éminemment discutable), un comité ad hoc désignera les 10 meilleures universités, qui seront les seules à recevoir un ensemble de moyens substantiels, la grande majorité des autres établissements devant se contenter de moyens scandaleusement insuffisants. La division qui s'ensuit a des conséquences importantes. Ceux qui ont décroché la timbale, trop heureux d'avoir été sélectionnés, sont peu portés à protester. Ceux qui ont été proches de la décrocher vont multiplier les efforts pour pouvoir être élus la prochaine fois, ce qui implique de dépasser ceux qui sont alors perçus comme des concurrents et non des partenaires. Cette compétition permanente permet d'accroître l'individualisme, de rompre les solidarités, donc de régner plus efficacement. Pour aboutir à de telles conséquences, n'importe quel classement peut faire l'affaire, fût-il absurde ou lourd de plus d'injustices. L'important n'est pas sa pertinence mais son existence, les économies qu'il autorise, les comportements qu'il induit.
Cet usage effréné des chiffres et des classements n'est pas propre au secteur de l'enseignement supérieur et de la recherche. C'est en réalité toute la société qui baigne dans cette idéologie. A la une des magazines, on voit régulièrement fleurir le palmarès des meilleurs lycées, des meilleurs hôpitaux, des villes où l'on est le plus heureux. C'est ainsi que dans une société du spectacle, des chiffres peuvent être utilisés comme éléments spectaculaires. Les individus ou les établissements qui se retrouvent en queue de classement seront montrés du doigt, et dans ces nouveaux jeux du cirque, quand les décideurs tourneront le pouce vers le bas, les spectateurs et certains médias applaudiront. La très grande majorité des lecteurs ne se préoccupent pas de savoir si la façon dont ont été établis ces classements est raisonnable ou au contraire très discutable. Pour la grande majorité, puisque le classement existe, il est exact. Ce n'est plus l'oracle ou le prêtre qui dit le vrai, c'est le chiffre qui fait foi. Cette foi dans le chiffre va jusqu'à frapper de suspicion, presque d'hérésie, ce qui échappe au chiffrage. L'amour, la loyauté, la générosité, la solidarité sont des catégories non mesurables, donc suspectes, en tous cas dénuées d'importance pour les gens sérieux.
Pour revenir au nouvel appareil bureaucratique qui contribue au pilotage de la recherche, dans des rapports rédigés sur commande et sur mesure, il aligne sans cesse des séries de chiffres et de données statistiques, avec parfois une absence confondante de sérieux scientifique. J'ai ainsi en mémoire un graphe tiré du rapport Attali, montrant un nuage de points et une droite de régression qui, de toute évidence, ne pouvait correspondre aux points expérimentaux. En revanche, cette droite correspondait à la conclusion désirée, présentée comme prouvée par une fausse analyse mathématique.
Ce nouvel appareil bureaucratique, que j'ai pris soin de distinguer de l'administration classique, est composé d'un ensemble hétérogène d'hommes et de femmes (en l'occurrence, le plus souvent, des hommes). On y trouve de nombreux anciens de Grandes Ecoles, dont certains sont sortis de l'ENA, ont des collègues de promotion à Bercy, peuvent indifféremment se dire de gauche ou de droite, connaissent très mal la recherche mais sont convaincus que leur intelligence supérieure et leurs réseaux leur permettent de prendre les bonnes décisions en tous domaines, sans avoir à écouter ce que disent les acteurs du domaine concerné, en l'occurrence ceux qui sont au front de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Mais ce système ne fonctionnerait pas s'il n'y avait à leurs côtés des proches conseillers, des scientifiques, qui ont pu être très bons dans leur domaine, ou n'avoir jamais rien fait d'extraordinaire, cela n'importe pas. Dans un cas comme dans l'autre ce sont des scientifiques qui ont un goût prononcé pour le pouvoir, ou au moins sont flattés d'être proches du pouvoir, des décideurs, que ceux-ci se trouvent dans la cellule élyséenne, dans un cabinet ministériel ou à la direction des nouvelles agences d'évaluation ou de financement. Certains de ces scientifiques prêts à s'éloigner de leurs laboratoires pour pouvoir naviguer plus près du soleil du pouvoir cachent cette fascination (voire se la cachent), en disant qu'ils vont pouvoir y défendre leurs propres convictions en matière de recherche, et les intérêts de leurs collègues. Ils s'aperçoivent en général vite qu'ils sont là pour appliquer une politique élaborée au-dessus de leurs têtes, et qu'ils n'approuvent pas forcément. Ils ont alors le choix entre démissionner et avaler des couleuvres. Le plus souvent ils choisissent les couleuvres.
Pour conclure ce bref point de vue sur la bureaucratisation de la recherche, il me semble que ce phénomène est rendu nécessaire par l'idéologie de l'économie de la connaissance. Cette dernière ne se présente jamais comme une idéologie mais comme le résultat d'une analyse neutre, objective, quasiment scientifique, faisant un usage immodéré des chiffres, en particulier des classements, censés faire foi. La mise en oeuvre de cette politique nécessite un ensemble hétérogène d'individus, au sein desquels on trouve des apparatchiks ayant une approche comptable de tous les problèmes, mais très ignorants de la réalité de la recherche, et par ailleurs des scientifiques qui connaissent bien la recherche, mais que leur fascination pour le pouvoir a amené à tourner le dos à leurs collègues afin de défendre leurs intérêts propres et de vivre l'illusion qu'eux-mêmes ont du pouvoir. La bureaucratisation de la recherche ne correspond donc absolument pas à une mainmise de l'administration classique sur l'appareil de recherche. Elle est d'autant plus difficile à critiquer précisément et à combattre efficacement que différentes formes de bureaucratisation sont à l'oeuvre dans l'ensemble de la société, et qu'une partie de la communauté scientifique participe activement à la bureaucratisation de la recherche, et à sa prise de contrôle par le "new public management".
Cette bureaucratisation ne peut fonctionner sans nous. Nous pouvons, nous devons, y résister."
www.fasopo.org
"L'analyse qui suit est celle d'un biologiste qui connaît son ignorance abyssale dans le domaine des sciences politiques et de la sociologie, et qui a été simplement amené à observer le milieu dans lequel il travaille. Il n'y a donc dans ce texte aucune prétention à l'exhaustivité ni même à l'exactitude.
Je crois que l'accroissement actuel de la bureaucratisation de la recherche est une conséquence directe des efforts déployés depuis une dizaine d'années, notamment en suivant des préconisations européennes, pour mettre en place une "société et une économie de la connaissance". Ce terme reflète la conviction des décideurs politiques et économiques que la connaissance, via l'innovation, constitue une source importante de profits potentiels (eux préfèrent le terme de développement). C'est ainsi que dans l'économie de la connaissance, la production et la transmission de connaissances doivent être pilotés par l'économie. Dans cette logique, il devient nécessaire de mettre en place un instrument de pilotage de la recherche qui permette cet asservissement. Cet instrument est constitué non pas tant par une hypertrophie de l'administration, que par le développement de nouvelles pratiques bureaucratiques proliférantes et multiformes. En tant que biologiste, je ne peux m'empêcher de penser à un processus tumoral. Je ne développerai pas davantage ici cette analogie, bien qu'il y ait des idées intéressantes à y puiser.
L'administration de la recherche remplit évidemment une fonction nécessaire, celle d'être au service de la recherche, en veillant au bon fonctionnement du système, à une répartition efficace des moyens financiers et humains, le tout dans le cadre donné par le pouvoir politique. La transformation bureaucratique consiste à ne plus mettre les différents services administratifs d'abord au service de la recherche, mais à celui du pouvoir politique, pour permettre à ce dernier d'exercer un contrôle étroit de l'activité de recherche, de lier étroitement et exclusivement recherche et innovation, i.e. d'asservir la recherche à l'économie. Au cours cette transformation, on peut paradoxalement observer une réduction de l'appareil administratif classique (c'est ce qui se passe actuellement au ministère de la Recherche et de l'Enseignement supérieur), et en même temps une augmentation du poids du cabinet, des conseillers officiels ou non, et une délocalisation du nouvel appareil bureaucratique qui permettra le "new public management" grâce à des structures comme l'ANR ou l'AERES. Ces structures ont en général une attitude de défiance pesante et stérile impliquant des évaluations rapprochées. C'est ainsi que l'ANR réclame des rapports de progression des recherches tous les six mois, rapports que sans doute personne ne lit. Quant à l'AERES, elle a élaboré un formulaire d'évaluation des labos dans lequel les évaluateurs seront priés de soigneusement distinguer et de noter de 1 à 5 chacun des items suivants : 1) L'originalité et la pertinence de l'activité de recherche. 2) La qualité et l'impact des publications scientifiques 3) La qualité des résultats scientifiques. 4) L'existence de programmes de pointe. 5) La valeur ajoutée de la recherche pour la connaissance ou la technologie. Ceci permet (et je cite la prose de l'AERES), de mettre en place un processus d’assurance qualité tout en évitant une approche délibérément algorithmique.
Ce type de discours permet difficilement de communiquer avec le commun des mortels, il exclut même tous ceux qui n'appartiennent pas à la caste maîtrisant cette novlangue. Je soulignerai deux caractéristiques de ces nouveaux instruments de pilotage : d'abord un usage obsessionnel, magique, religieux, des chiffres et des classements. Ensuite, le fait qu'ils ne peuvent fonctionner que grâce à la contribution décisive que lui apportent des scientifiques.
Sur les chiffres, et en particulier sur l'obsession de classer les individus, les laboratoires, les institutions : cette réduction d'individus ou de laboratoires à un chiffre a une signification éminemment idéologique et permet de remplir plusieurs fonctions. Elle permet à l'Etat qui a en charge ce service public de faire des économies. Par exemple, (au terme d'un processus éminemment discutable), un comité ad hoc désignera les 10 meilleures universités, qui seront les seules à recevoir un ensemble de moyens substantiels, la grande majorité des autres établissements devant se contenter de moyens scandaleusement insuffisants. La division qui s'ensuit a des conséquences importantes. Ceux qui ont décroché la timbale, trop heureux d'avoir été sélectionnés, sont peu portés à protester. Ceux qui ont été proches de la décrocher vont multiplier les efforts pour pouvoir être élus la prochaine fois, ce qui implique de dépasser ceux qui sont alors perçus comme des concurrents et non des partenaires. Cette compétition permanente permet d'accroître l'individualisme, de rompre les solidarités, donc de régner plus efficacement. Pour aboutir à de telles conséquences, n'importe quel classement peut faire l'affaire, fût-il absurde ou lourd de plus d'injustices. L'important n'est pas sa pertinence mais son existence, les économies qu'il autorise, les comportements qu'il induit.
Cet usage effréné des chiffres et des classements n'est pas propre au secteur de l'enseignement supérieur et de la recherche. C'est en réalité toute la société qui baigne dans cette idéologie. A la une des magazines, on voit régulièrement fleurir le palmarès des meilleurs lycées, des meilleurs hôpitaux, des villes où l'on est le plus heureux. C'est ainsi que dans une société du spectacle, des chiffres peuvent être utilisés comme éléments spectaculaires. Les individus ou les établissements qui se retrouvent en queue de classement seront montrés du doigt, et dans ces nouveaux jeux du cirque, quand les décideurs tourneront le pouce vers le bas, les spectateurs et certains médias applaudiront. La très grande majorité des lecteurs ne se préoccupent pas de savoir si la façon dont ont été établis ces classements est raisonnable ou au contraire très discutable. Pour la grande majorité, puisque le classement existe, il est exact. Ce n'est plus l'oracle ou le prêtre qui dit le vrai, c'est le chiffre qui fait foi. Cette foi dans le chiffre va jusqu'à frapper de suspicion, presque d'hérésie, ce qui échappe au chiffrage. L'amour, la loyauté, la générosité, la solidarité sont des catégories non mesurables, donc suspectes, en tous cas dénuées d'importance pour les gens sérieux.
Pour revenir au nouvel appareil bureaucratique qui contribue au pilotage de la recherche, dans des rapports rédigés sur commande et sur mesure, il aligne sans cesse des séries de chiffres et de données statistiques, avec parfois une absence confondante de sérieux scientifique. J'ai ainsi en mémoire un graphe tiré du rapport Attali, montrant un nuage de points et une droite de régression qui, de toute évidence, ne pouvait correspondre aux points expérimentaux. En revanche, cette droite correspondait à la conclusion désirée, présentée comme prouvée par une fausse analyse mathématique.
Ce nouvel appareil bureaucratique, que j'ai pris soin de distinguer de l'administration classique, est composé d'un ensemble hétérogène d'hommes et de femmes (en l'occurrence, le plus souvent, des hommes). On y trouve de nombreux anciens de Grandes Ecoles, dont certains sont sortis de l'ENA, ont des collègues de promotion à Bercy, peuvent indifféremment se dire de gauche ou de droite, connaissent très mal la recherche mais sont convaincus que leur intelligence supérieure et leurs réseaux leur permettent de prendre les bonnes décisions en tous domaines, sans avoir à écouter ce que disent les acteurs du domaine concerné, en l'occurrence ceux qui sont au front de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Mais ce système ne fonctionnerait pas s'il n'y avait à leurs côtés des proches conseillers, des scientifiques, qui ont pu être très bons dans leur domaine, ou n'avoir jamais rien fait d'extraordinaire, cela n'importe pas. Dans un cas comme dans l'autre ce sont des scientifiques qui ont un goût prononcé pour le pouvoir, ou au moins sont flattés d'être proches du pouvoir, des décideurs, que ceux-ci se trouvent dans la cellule élyséenne, dans un cabinet ministériel ou à la direction des nouvelles agences d'évaluation ou de financement. Certains de ces scientifiques prêts à s'éloigner de leurs laboratoires pour pouvoir naviguer plus près du soleil du pouvoir cachent cette fascination (voire se la cachent), en disant qu'ils vont pouvoir y défendre leurs propres convictions en matière de recherche, et les intérêts de leurs collègues. Ils s'aperçoivent en général vite qu'ils sont là pour appliquer une politique élaborée au-dessus de leurs têtes, et qu'ils n'approuvent pas forcément. Ils ont alors le choix entre démissionner et avaler des couleuvres. Le plus souvent ils choisissent les couleuvres.
Pour conclure ce bref point de vue sur la bureaucratisation de la recherche, il me semble que ce phénomène est rendu nécessaire par l'idéologie de l'économie de la connaissance. Cette dernière ne se présente jamais comme une idéologie mais comme le résultat d'une analyse neutre, objective, quasiment scientifique, faisant un usage immodéré des chiffres, en particulier des classements, censés faire foi. La mise en oeuvre de cette politique nécessite un ensemble hétérogène d'individus, au sein desquels on trouve des apparatchiks ayant une approche comptable de tous les problèmes, mais très ignorants de la réalité de la recherche, et par ailleurs des scientifiques qui connaissent bien la recherche, mais que leur fascination pour le pouvoir a amené à tourner le dos à leurs collègues afin de défendre leurs intérêts propres et de vivre l'illusion qu'eux-mêmes ont du pouvoir. La bureaucratisation de la recherche ne correspond donc absolument pas à une mainmise de l'administration classique sur l'appareil de recherche. Elle est d'autant plus difficile à critiquer précisément et à combattre efficacement que différentes formes de bureaucratisation sont à l'oeuvre dans l'ensemble de la société, et qu'une partie de la communauté scientifique participe activement à la bureaucratisation de la recherche, et à sa prise de contrôle par le "new public management".
Cette bureaucratisation ne peut fonctionner sans nous. Nous pouvons, nous devons, y résister."
lundi 9 mars 2009
vendredi 6 mars 2009
Entretien avec Alexandra Laignel-Lavastine
Un entretien d'Alexandra Laignel-Lavastine avec Marianne Payot, paru dans L'Express, sous le titre : "Juifs roumains - De sang et de larmes", au sujet de la publication en français de Cartea neagra de Matatias Carp.
De quand date la première publication de ce livre noir sur la destruction de près de 400 000 juifs de Roumanie ?
Composé de trois volumes (soit plus de 700 pages et de nombreux documents iconographiques), Cartea neagra, littéralement «le livre noir», est publié - dans un tirage très limité - à Bucarest entre 1946 et 1948. La presse ne s'y intéresse guère, d'autant que son auteur, Matatias Carp, un avocat juif de la capitale, part en Israël en 1952 et meurt un an plus tard. Très vite, le livre est mis à l'index par le régime communiste, qui tient à perpétuer le mythe de la résistance du peuple tout entier contre la tyrannie fasciste. Il ne sera réédité, en fac-similé, qu'en 1996, par une petite maison d'édition et, là encore, dans la plus grande indifférence, les Roumains, y compris l'élite, ayant encore aujourd'hui beaucoup de difficultés à faire face à ce chapitre très noir de leur passé.
Comment est née cette édition intégrale en français ?
En 2002, j'ai été approchée par le neveu de Matatias Carp, le professeur de médecine Adrien Gérard Saimot, qui s'était donné pour objectif de faire publier le livre de son oncle en français. Avec l'ethnologue Isaac Chiva, survivant du pogrom de Iasi et bras droit de Lévi-Strauss pendant des décennies, nous avons contacté la Fondation pour la mémoire de la Shoah, qui a subventionné l'ouvrage.
En quoi ce «livre de sang et de larmes, écrit avec mon sang et mes larmes», comme le notait son auteur, est-il exceptionnel ?
Notamment parce qu'il a été écrit à chaud, au coeur même des événements. Dès 1940, Matatias Carp a l'intuition d'assister au début de la fin pour le judaïsme européen et, notamment, pour la communauté juive roumaine - la troisième d'Europe, avec quelque 760 000 juifs. Il se lance dès lors dans une folle entreprise: tenir une chronique quasi quotidienne, d'abord des persécutions, ensuite des crimes et des massacres. Il accomplit ce travail seul, avec sa femme, au péril de leur vie. Pour collecter ces documents, il utilise les antennes locales de la Fédération juive et envoie des enquêteurs clandestins dans tout le pays. Par ailleurs, il réussit à soudoyer un officier allemand pour lui acheter des photos. D'autre part, il a au ministère de l'Intérieur un ami qui, après le 23 août 1944 - le moment où la Roumanie retourne les armes contre l'Allemagne - le laisse aller, le dimanche, au ministère, recopier des ordres officiels, des rapports de gendarmerie, etc. Ensuite, dans l'immédiat après-guerre, Carp obtient, par le truchement d'amis juristes qui instruisent les procès de Bucarest pour crimes contre l'humanité, divers dossiers d'instruction. Autant de sources qui lui ont permis d'élaborer cet ouvrage qui se révèle, tel un «procès-verbal», irréfutable.
Quel est le contexte politique roumain en 1940 ?
A l'automne, le maréchal Antonescu prend le pouvoir en s'alliant à la Garde de fer - ou mouvement légionnaire - qui est, depuis les années 1930, la principale organisation fasciste du pays. Elle est alors très populaire auprès de la population, mais aussi des intellectuels, dont Eliade et Cioran. Ces alliés vont gouverner pendant six mois, durant lesquels s'intensifient les persécutions en même temps que tombe une avalanche de décrets anti-sémites. La communauté juive est spoliée, les juifs sont mis au ban de la société et une grande violence règne dans les rues. Jusqu'au moment où Antonescu, qui est un homme d'ordre en quelque sorte, trouve que les légionnaires se conduisent comme des voyous incontrôlables. A la fin de janvier 1941, la Garde de fer se rebelle. Antonescu et son armée écrasent la révolte avec l'aval de Hitler, mais, au passage, il se produit à Bucarest un pogrom atroce : des juifs sont tués, des magasins, pillés, et on retrouve dans les abattoirs de la ville plusieurs juifs pendus à des crochets de boucherie et affublés d'un écriteau avec ces mots : «Viande kasher».
Puis il y a le fameux pogrom de Iasi, en Moldavie, immortalisé par Malaparte dans Kaputt...
Préparé et orchestré par les autorités roumaines à la fin de juin 1941, ce pogrom est le premier massacre d'aussi grande échelle des débuts de la guerre germano-soviétique. On décomptera environ 14 000 victimes en quelques jours. Les rescapés seront embarqués dans des trains de la mort, des tombeaux roulants, zigzaguant sans but, où les gens meurent de chaud, de soif, d'asphyxie.
La troisième partie de ce Livre noir concerne les déportations de Transnistrie. Peut-être le pan le moins connu de l'Histoire ?
En effet. Tout se passe en deux temps. En juillet-août 1941, des tueries massives sont commises en Bessarabie et en Bucovine, deux provinces de l'Est, appartenant à la Roumanie depuis 1920. Militaires, policiers, gendarmes massacrent sauvagement les juifs des villes de Kichinev et de Czernowitz, mais aussi de tous les villages, avec, bien souvent, le concours actif de la population et l'aide ponctuelle d'un Einsatzgruppe. Des Allemands qui, par ailleurs, sont, eux-mêmes, parfois, horrifiés par la barbarie des Roumains. Dans un deuxième temps, les survivants de ces deux provinces sont rassemblés dans des camps de transit, en fait de véritables mouroirs, et condamnés à des marches de la mort, ponctuées, tous les 10 kilomètres, par le creusement de tranchées pour enterrer les «traînards» qu'on exécute. A partir de septembre 1941, ils sont déportés - tout comme 25 000 Tsiganes - en Transnistrie, une bande de territoire prise sur l'Ukraine soviétique, située entre le Dniestr et le Bug et considérée par les Roumains comme leur dépotoir ethnique. C'est là, sur la rive du Bug, qu'est créé notamment le camp Bogdanovka. Dans cette ancienne porcherie sont entassés, à l'automne 1941, plus de 70 000 juifs. On les laisse mourir de faim et de froid - les températures tombent à moins 35 degrés. En décembre, les autorités roumaines veulent en finir. Elles font fusiller et brûler 48 000 juifs, ce qui fait de Bogdanovka le Babi Yar roumain, l'un des pires carnages méconnus de la Seconde Guerre mondiale.
Quand l'extermination prend-elle fin ?
Alors que les plans de déportation des juifs de Moldavie et de Valachie vers le camp de Belzec sont fin prêts, à l'automne de 1942, le maréchal Antonescu sent le vent tourner - Stalingrad approche - et se dit qu'il est préférable de garder les juifs du « Vieux Royaume » comme monnaie d'échange avec les Alliés. Et, fin 1943, la condition des juifs déportés en Transnistrie commence à s'améliorer un peu.
Qu'est-ce qui caractérise, finalement, cet antisémitisme à la roumaine ?
C'est surtout son imprégnation dans toute la société et son ancienneté. Dès la seconde moitié du xixe siècle, la bourgeoisie et les intellectuels nourrissent et théorisent l'antisémitisme. Puis c'est le caractère particulièrement sauvage, très chaotique, disséminé, de cette Shoah à la roumaine, avec ses diverses méthodes de tuerie: marches de la mort, fusillades, bûchers, mais aussi massacres dans des puits - on jette des enfants vivants dans d'immenses trous - ventes de déportés... Comme l'a écrit l'historien Raul Hilberg, « aucun pays, Allemagne exceptée, ne participa aussi massivement au massacre des juifs ».
* Auteur, notamment, de Cioran, Eliade, Ionesco. L'Oubli du fascisme (PUF, 2002).
Serge Moscovici : « Saisissant »
Il a lu d'une traite le livre de Matatias Carp, impressionné par la méticulosité des faits rapportés, bouleversé par leur teneur. Serge Moscovici, maître incontesté de la psychologie sociale, honoré par les universités du monde entier, n'est pas un lecteur comme les autres. Né en Bessarabie en 1925, Serge Moscovici (père de Pierre, le politique) a vécu les horreurs de l'antisémitisme roumain. Autant de souvenirs douloureux retracés dans ses Mémoires, publiés en 1997, Chronique des années égarées (Stock) : « La peur régnait en Bessarabie à la fin des années 1930, se rappelle-t-il aujourd'hui, et mon père a préféré installer sa famille à Bucarest. Là, à 17 ans, je fus mis à la porte, parce que juif, de mon lycée technique. Puis j'ai été astreint au travail obligatoire : on construisait des abris. A la lecture de Cartea negrea, poursuit-il, j'ai notamment pris conscience que tous les juifs de Moldavie avaient été à deux doigts d'être déportés. L'ouvrage de Carp est saisissant. Par son objectivité, sa sobriété, son "naturalisme", il a une force implacable, rehaussée par le travail admirable d'Alexandra Laignel-Lavastine. » En 1951, Serge Moscovici quittait clandestinement la Roumanie pour ne plus jamais y retourner. Et décidait, avec ses amis Paul Celan et Isaac Chiva, de ne plus converser en roumain."
De quand date la première publication de ce livre noir sur la destruction de près de 400 000 juifs de Roumanie ?
Composé de trois volumes (soit plus de 700 pages et de nombreux documents iconographiques), Cartea neagra, littéralement «le livre noir», est publié - dans un tirage très limité - à Bucarest entre 1946 et 1948. La presse ne s'y intéresse guère, d'autant que son auteur, Matatias Carp, un avocat juif de la capitale, part en Israël en 1952 et meurt un an plus tard. Très vite, le livre est mis à l'index par le régime communiste, qui tient à perpétuer le mythe de la résistance du peuple tout entier contre la tyrannie fasciste. Il ne sera réédité, en fac-similé, qu'en 1996, par une petite maison d'édition et, là encore, dans la plus grande indifférence, les Roumains, y compris l'élite, ayant encore aujourd'hui beaucoup de difficultés à faire face à ce chapitre très noir de leur passé.
Comment est née cette édition intégrale en français ?
En 2002, j'ai été approchée par le neveu de Matatias Carp, le professeur de médecine Adrien Gérard Saimot, qui s'était donné pour objectif de faire publier le livre de son oncle en français. Avec l'ethnologue Isaac Chiva, survivant du pogrom de Iasi et bras droit de Lévi-Strauss pendant des décennies, nous avons contacté la Fondation pour la mémoire de la Shoah, qui a subventionné l'ouvrage.
En quoi ce «livre de sang et de larmes, écrit avec mon sang et mes larmes», comme le notait son auteur, est-il exceptionnel ?
Notamment parce qu'il a été écrit à chaud, au coeur même des événements. Dès 1940, Matatias Carp a l'intuition d'assister au début de la fin pour le judaïsme européen et, notamment, pour la communauté juive roumaine - la troisième d'Europe, avec quelque 760 000 juifs. Il se lance dès lors dans une folle entreprise: tenir une chronique quasi quotidienne, d'abord des persécutions, ensuite des crimes et des massacres. Il accomplit ce travail seul, avec sa femme, au péril de leur vie. Pour collecter ces documents, il utilise les antennes locales de la Fédération juive et envoie des enquêteurs clandestins dans tout le pays. Par ailleurs, il réussit à soudoyer un officier allemand pour lui acheter des photos. D'autre part, il a au ministère de l'Intérieur un ami qui, après le 23 août 1944 - le moment où la Roumanie retourne les armes contre l'Allemagne - le laisse aller, le dimanche, au ministère, recopier des ordres officiels, des rapports de gendarmerie, etc. Ensuite, dans l'immédiat après-guerre, Carp obtient, par le truchement d'amis juristes qui instruisent les procès de Bucarest pour crimes contre l'humanité, divers dossiers d'instruction. Autant de sources qui lui ont permis d'élaborer cet ouvrage qui se révèle, tel un «procès-verbal», irréfutable.
Quel est le contexte politique roumain en 1940 ?
A l'automne, le maréchal Antonescu prend le pouvoir en s'alliant à la Garde de fer - ou mouvement légionnaire - qui est, depuis les années 1930, la principale organisation fasciste du pays. Elle est alors très populaire auprès de la population, mais aussi des intellectuels, dont Eliade et Cioran. Ces alliés vont gouverner pendant six mois, durant lesquels s'intensifient les persécutions en même temps que tombe une avalanche de décrets anti-sémites. La communauté juive est spoliée, les juifs sont mis au ban de la société et une grande violence règne dans les rues. Jusqu'au moment où Antonescu, qui est un homme d'ordre en quelque sorte, trouve que les légionnaires se conduisent comme des voyous incontrôlables. A la fin de janvier 1941, la Garde de fer se rebelle. Antonescu et son armée écrasent la révolte avec l'aval de Hitler, mais, au passage, il se produit à Bucarest un pogrom atroce : des juifs sont tués, des magasins, pillés, et on retrouve dans les abattoirs de la ville plusieurs juifs pendus à des crochets de boucherie et affublés d'un écriteau avec ces mots : «Viande kasher».
Puis il y a le fameux pogrom de Iasi, en Moldavie, immortalisé par Malaparte dans Kaputt...
Préparé et orchestré par les autorités roumaines à la fin de juin 1941, ce pogrom est le premier massacre d'aussi grande échelle des débuts de la guerre germano-soviétique. On décomptera environ 14 000 victimes en quelques jours. Les rescapés seront embarqués dans des trains de la mort, des tombeaux roulants, zigzaguant sans but, où les gens meurent de chaud, de soif, d'asphyxie.
La troisième partie de ce Livre noir concerne les déportations de Transnistrie. Peut-être le pan le moins connu de l'Histoire ?
En effet. Tout se passe en deux temps. En juillet-août 1941, des tueries massives sont commises en Bessarabie et en Bucovine, deux provinces de l'Est, appartenant à la Roumanie depuis 1920. Militaires, policiers, gendarmes massacrent sauvagement les juifs des villes de Kichinev et de Czernowitz, mais aussi de tous les villages, avec, bien souvent, le concours actif de la population et l'aide ponctuelle d'un Einsatzgruppe. Des Allemands qui, par ailleurs, sont, eux-mêmes, parfois, horrifiés par la barbarie des Roumains. Dans un deuxième temps, les survivants de ces deux provinces sont rassemblés dans des camps de transit, en fait de véritables mouroirs, et condamnés à des marches de la mort, ponctuées, tous les 10 kilomètres, par le creusement de tranchées pour enterrer les «traînards» qu'on exécute. A partir de septembre 1941, ils sont déportés - tout comme 25 000 Tsiganes - en Transnistrie, une bande de territoire prise sur l'Ukraine soviétique, située entre le Dniestr et le Bug et considérée par les Roumains comme leur dépotoir ethnique. C'est là, sur la rive du Bug, qu'est créé notamment le camp Bogdanovka. Dans cette ancienne porcherie sont entassés, à l'automne 1941, plus de 70 000 juifs. On les laisse mourir de faim et de froid - les températures tombent à moins 35 degrés. En décembre, les autorités roumaines veulent en finir. Elles font fusiller et brûler 48 000 juifs, ce qui fait de Bogdanovka le Babi Yar roumain, l'un des pires carnages méconnus de la Seconde Guerre mondiale.
Quand l'extermination prend-elle fin ?
Alors que les plans de déportation des juifs de Moldavie et de Valachie vers le camp de Belzec sont fin prêts, à l'automne de 1942, le maréchal Antonescu sent le vent tourner - Stalingrad approche - et se dit qu'il est préférable de garder les juifs du « Vieux Royaume » comme monnaie d'échange avec les Alliés. Et, fin 1943, la condition des juifs déportés en Transnistrie commence à s'améliorer un peu.
Qu'est-ce qui caractérise, finalement, cet antisémitisme à la roumaine ?
C'est surtout son imprégnation dans toute la société et son ancienneté. Dès la seconde moitié du xixe siècle, la bourgeoisie et les intellectuels nourrissent et théorisent l'antisémitisme. Puis c'est le caractère particulièrement sauvage, très chaotique, disséminé, de cette Shoah à la roumaine, avec ses diverses méthodes de tuerie: marches de la mort, fusillades, bûchers, mais aussi massacres dans des puits - on jette des enfants vivants dans d'immenses trous - ventes de déportés... Comme l'a écrit l'historien Raul Hilberg, « aucun pays, Allemagne exceptée, ne participa aussi massivement au massacre des juifs ».
* Auteur, notamment, de Cioran, Eliade, Ionesco. L'Oubli du fascisme (PUF, 2002).
Serge Moscovici : « Saisissant »
Il a lu d'une traite le livre de Matatias Carp, impressionné par la méticulosité des faits rapportés, bouleversé par leur teneur. Serge Moscovici, maître incontesté de la psychologie sociale, honoré par les universités du monde entier, n'est pas un lecteur comme les autres. Né en Bessarabie en 1925, Serge Moscovici (père de Pierre, le politique) a vécu les horreurs de l'antisémitisme roumain. Autant de souvenirs douloureux retracés dans ses Mémoires, publiés en 1997, Chronique des années égarées (Stock) : « La peur régnait en Bessarabie à la fin des années 1930, se rappelle-t-il aujourd'hui, et mon père a préféré installer sa famille à Bucarest. Là, à 17 ans, je fus mis à la porte, parce que juif, de mon lycée technique. Puis j'ai été astreint au travail obligatoire : on construisait des abris. A la lecture de Cartea negrea, poursuit-il, j'ai notamment pris conscience que tous les juifs de Moldavie avaient été à deux doigts d'être déportés. L'ouvrage de Carp est saisissant. Par son objectivité, sa sobriété, son "naturalisme", il a une force implacable, rehaussée par le travail admirable d'Alexandra Laignel-Lavastine. » En 1951, Serge Moscovici quittait clandestinement la Roumanie pour ne plus jamais y retourner. Et décidait, avec ses amis Paul Celan et Isaac Chiva, de ne plus converser en roumain."
Le livre noir de la Shoah en Roumanie
Philosophe et historienne, Alexandra Laignel-Lavastine a traduit et établi avec une formidable érudition les notes de l'ouvrage capital qui vient de paraître chez Denoël, Cartea neagra. Le livre noir de la destruction des Juifs de Roumanie (1940-1944) de Matatias Carp.
Voici l'article, paru le 26 février 2009 dans Libération, "L'horreur est roumaine. La solution finale selon la dictature Antonescu" que Marc Sémo a consacré à la présentation de ce témoignage d'une importance historique exceptionnelle :
"C’est un texte doublement miraculé que cette enquête sur l’extermination de plus de 350 000 Juifs roumains et ukrainiens par le régime du dictateur Ion Antonescu pendant la Seconde Guerre mondiale. Les éléments qui nourrissent ce «livre de sang et de larmes écrit avec du sang et des larmes», selon son auteur, Matatias Carp, ont été recueillis au jour le jour pendant la catastrophe elle-même, au risque de sa vie, par cet avocat juif et brillant pianiste à ses heures, fils d’une famille intellectuelle juive assimilée. Tout à la fois chroniqueur, mémorialiste et archiviste, il voulait montrer au quotidien la destruction de ce qui était numériquement la troisième communauté juive d’Europe.
Publié juste après la guerre à Bucarest, ce document de plus de mille pages, qui tient une place de choix dans «la bibliothèque de la catastrophe» - récits et témoignages écrits à chaud pendant la Shoah - avait été depuis oublié, enterré par le régime stalinien. Il le serait resté sans la constance du professeur de médecine Gérard Saimot, neveu de l’auteur, et de l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine, fascinée par «cette incroyable entreprise qui a consisté quatre années durant à collecter matériaux, photographies et témoignages dans des conditions extrêmement périlleuses surtout pour un Juif». Son très impressionnant travail de notes et présentation se réfère à de nombreux textes littéraires et documents sortis depuis.
Massacres systématiques.Les romans et surtout les journaux intimes de Mihail Sebastian évoquaient déjà le fascisme à la roumaine, les Gardes de fer, avec leur mystique gueularde de la violence, du sol et du sang qui fascina dans leur jeunesse nombre d’intellectuels tels Emil Cioran ou Mircea Eliade. Mais sur la guerre elle-même, surtout hors de Bucarest, il n’y avait presque rien. Les persécutions contre les Juifs roumains puis l’extermination d’une partie d’entre eux ont pourtant été à la fois précurseurs et différentes de la «solution finale» mise en oeuvre par les nazis.
Allié de l’Allemagne, le régime du général Ion Antonescu mena sa propre politique antijuive, renforçant un antisémitisme d’Etat déjà virulent depuis des lustres. Les troupes roumaines ont commis des massacres systématiques de Juifs dans les zones reconquises de Bessarabie ou de Bucovine puis en Ukraine. Dans les régions roumaines placées sous administration hongroise (le nord de la Transylvanie) les Juifs furent systématiquement déportés vers les camps de la mort. Ailleurs dans le pays, en Moldavie et Valachie - «le vieux royaume» ou au sud de la Transylvanie -, le régime renforça les mesures d’humiliation et de spoliation sur fond de violences sporadiques mais organisées. «Les Juifs pourront vivre, mais ils ne bénéficieront pas des ressources et des richesses de ce pays», martelait le dictateur, qui renonça finalement à mettre en oeuvre l’extermination totale, voyant que le sort des armes tournait. Ainsi, à la fin de la guerre, plus de 350 000 des 750 000 Juifs roumains avaient survécu. Mais ceux qui furent tués le furent de façon artisanale et particulièrement atroce.
«La Roumanie n’a abrité sur son sol ni chambre à gaz ni fours crématoires, et elle n’a pas non plus procédé à l’exploitation industrielle des dents, des cheveux ou de la graisse des victimes. Ayant adopté des méthodes de tueries "classiques", pratiquées depuis la nuit des temps, le fascisme roumain s’est cependant singularisé dans l’extermination des Juifs par un certain nombre de techniques originales : des hommes battus à mort ou asphyxiés dans des wagons plombés, d’autres vendus au beau milieu des colonnes des marches de la mort pour être tués et leurs vêtements vendus au plus offrant ; d’autres littéralement coupés en morceaux et dont le sang servait à graisser les roues des charrettes», écrit Matatias Carp. L’extermination des Juifs en Roumanie ne fut pas la plus radicale, mais celle où la participation populaire fut la plus importante, notamment dans des pogroms. Celui à Bucarest en janvier 1941 lors du soulèvement des miliciens de la Garde de fer, la frange la plus fanatisée du régime qui fut liquidée par le dictateur avec le soutien allemand. Ou, surtout, celui de Iasi en juin 1941, qui fit entre 13 et 14 000 morts. Un mélange de cruauté délibérée et de désorganisation bureaucratique. «Ce fonctionnement désordonné, spontané et irrégulier, dispersé et fantasque résultait d’un opportunisme mêlé d’esprit destructeur, d’une léthargie périodiquement interrompue par des explosions de violence», notait déjà Raul Hilberg dans son livre fondamental, la Destruction des Juifs d’Europe, rappelant que, plusieurs fois, les Allemands intervinrent pour arrêter des massacres qui leur semblaient trop désordonnés.
Tombeaux roulants. «Partout le joyeux et féroce labeur du pogrom remplissait les rues et les places de détonations, de pleurs, de hurlements terribles et de rires cruels», racontait, dans Kaputt, l’écrivain journaliste italien Curzio Malaparte qui fut témoin du grand massacre de Iasi, la capitale de la Moldavie roumaine. Cette tuerie massive qui précéda les grands carnages effectués par les nazis en Ukraine a eu lieu au sein même de la Roumanie, organisée par les autorités légales d’une ville où près d’un habitant sur deux était juif. L’offensive contre la Russie venait de commencer à une vingtaine de kilomètres au-delà du fleuve Prut. Les rumeurs organisées par le régime évoquaient la présence de parachutistes soviétiques. «La population a été conditionnée au point de croire avec une étonnante facilité que l’intégralité de la population juive de la ville s’était transformée en population espionne au profit de l’armée rouge», relevait, indigné, un ancien conseiller de la cour d’appel cité par Carp. On tue et on pille. Des femmes et des couples participent activement aux violences. Les gendarmes massacrent à la mitrailleuse les Juifs regroupés dans la cour de la préfecture. Les survivants sont embarqués dans des wagons à bestiaux qui roulent des jours et des jours sans but, sans ravitaillement, sans eau. Entre 5 000 et 6 000 Juifs sont morts dans ces tombeaux roulants. «Par le nombre des victimes, par la sauvagerie du crime, par l’ampleur des pillages et des destructions mais aussi par la participation des autorités et des forces de l’ordre, le pogrom de Iasi marque le point culminant d’un mal qui ronge la conscience roumaine depuis plus d’un siècle», note Matatias Carp.
La troisième partie du livre est consacrée aux massacres commis par les troupes roumaines en Bessarabie et Bucovine, reconquises à l’URSS en 1941, puis en Ukraine. «Nous nous trouvons au moment historique le plus favorable et propice de notre histoire pour procéder à un nettoyage ethnique total et à une purification de notre peuple», martelait le ministre de l’Intérieur roumain. Les tueries faites par les gendarmes roumains étaient aussi systématiques que celles des nazis. Ainsi à Czernowitz, la petite Vienne de Galicie, ville de naissance du poète Paul Celan et du romancier Aharon Appelfeld, qui assista tout gosse au massacre dans son village : «Ils utilisèrent les vieilles méthodes, fusillant un petit nombre et égorgeant les autres.» Les survivants sont déportés en d’interminables marches de la mort vers les terribles camps de Transnistrie, région d’Ukraine devenue «la poubelle ethnique» de la Roumanie. Beaucoup sont d’anciennes porcheries kolkhoziennes, comme Bogdanovka, «là où on mettait 200 cochons on peut bien mettre 2 000 Juifs», éructait le patron du camp. On y mourait de froid et de faim, ou dans de régulières exécutions de masse pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Là confluèrent aussi les Juifs ukrainiens survivants des marches de la mort et des massacres commis à Odessa par les Roumains, fusillés dans les faubourgs ou pendus par milliers en pleine ville. Ce sont tous ces aspects d’une Shoah oubliée que fait ressurgir Cartea Neagra."
www.liberation.fr
Voici l'article, paru le 26 février 2009 dans Libération, "L'horreur est roumaine. La solution finale selon la dictature Antonescu" que Marc Sémo a consacré à la présentation de ce témoignage d'une importance historique exceptionnelle :
"C’est un texte doublement miraculé que cette enquête sur l’extermination de plus de 350 000 Juifs roumains et ukrainiens par le régime du dictateur Ion Antonescu pendant la Seconde Guerre mondiale. Les éléments qui nourrissent ce «livre de sang et de larmes écrit avec du sang et des larmes», selon son auteur, Matatias Carp, ont été recueillis au jour le jour pendant la catastrophe elle-même, au risque de sa vie, par cet avocat juif et brillant pianiste à ses heures, fils d’une famille intellectuelle juive assimilée. Tout à la fois chroniqueur, mémorialiste et archiviste, il voulait montrer au quotidien la destruction de ce qui était numériquement la troisième communauté juive d’Europe.
Publié juste après la guerre à Bucarest, ce document de plus de mille pages, qui tient une place de choix dans «la bibliothèque de la catastrophe» - récits et témoignages écrits à chaud pendant la Shoah - avait été depuis oublié, enterré par le régime stalinien. Il le serait resté sans la constance du professeur de médecine Gérard Saimot, neveu de l’auteur, et de l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine, fascinée par «cette incroyable entreprise qui a consisté quatre années durant à collecter matériaux, photographies et témoignages dans des conditions extrêmement périlleuses surtout pour un Juif». Son très impressionnant travail de notes et présentation se réfère à de nombreux textes littéraires et documents sortis depuis.
Massacres systématiques.Les romans et surtout les journaux intimes de Mihail Sebastian évoquaient déjà le fascisme à la roumaine, les Gardes de fer, avec leur mystique gueularde de la violence, du sol et du sang qui fascina dans leur jeunesse nombre d’intellectuels tels Emil Cioran ou Mircea Eliade. Mais sur la guerre elle-même, surtout hors de Bucarest, il n’y avait presque rien. Les persécutions contre les Juifs roumains puis l’extermination d’une partie d’entre eux ont pourtant été à la fois précurseurs et différentes de la «solution finale» mise en oeuvre par les nazis.
Allié de l’Allemagne, le régime du général Ion Antonescu mena sa propre politique antijuive, renforçant un antisémitisme d’Etat déjà virulent depuis des lustres. Les troupes roumaines ont commis des massacres systématiques de Juifs dans les zones reconquises de Bessarabie ou de Bucovine puis en Ukraine. Dans les régions roumaines placées sous administration hongroise (le nord de la Transylvanie) les Juifs furent systématiquement déportés vers les camps de la mort. Ailleurs dans le pays, en Moldavie et Valachie - «le vieux royaume» ou au sud de la Transylvanie -, le régime renforça les mesures d’humiliation et de spoliation sur fond de violences sporadiques mais organisées. «Les Juifs pourront vivre, mais ils ne bénéficieront pas des ressources et des richesses de ce pays», martelait le dictateur, qui renonça finalement à mettre en oeuvre l’extermination totale, voyant que le sort des armes tournait. Ainsi, à la fin de la guerre, plus de 350 000 des 750 000 Juifs roumains avaient survécu. Mais ceux qui furent tués le furent de façon artisanale et particulièrement atroce.
«La Roumanie n’a abrité sur son sol ni chambre à gaz ni fours crématoires, et elle n’a pas non plus procédé à l’exploitation industrielle des dents, des cheveux ou de la graisse des victimes. Ayant adopté des méthodes de tueries "classiques", pratiquées depuis la nuit des temps, le fascisme roumain s’est cependant singularisé dans l’extermination des Juifs par un certain nombre de techniques originales : des hommes battus à mort ou asphyxiés dans des wagons plombés, d’autres vendus au beau milieu des colonnes des marches de la mort pour être tués et leurs vêtements vendus au plus offrant ; d’autres littéralement coupés en morceaux et dont le sang servait à graisser les roues des charrettes», écrit Matatias Carp. L’extermination des Juifs en Roumanie ne fut pas la plus radicale, mais celle où la participation populaire fut la plus importante, notamment dans des pogroms. Celui à Bucarest en janvier 1941 lors du soulèvement des miliciens de la Garde de fer, la frange la plus fanatisée du régime qui fut liquidée par le dictateur avec le soutien allemand. Ou, surtout, celui de Iasi en juin 1941, qui fit entre 13 et 14 000 morts. Un mélange de cruauté délibérée et de désorganisation bureaucratique. «Ce fonctionnement désordonné, spontané et irrégulier, dispersé et fantasque résultait d’un opportunisme mêlé d’esprit destructeur, d’une léthargie périodiquement interrompue par des explosions de violence», notait déjà Raul Hilberg dans son livre fondamental, la Destruction des Juifs d’Europe, rappelant que, plusieurs fois, les Allemands intervinrent pour arrêter des massacres qui leur semblaient trop désordonnés.
Tombeaux roulants. «Partout le joyeux et féroce labeur du pogrom remplissait les rues et les places de détonations, de pleurs, de hurlements terribles et de rires cruels», racontait, dans Kaputt, l’écrivain journaliste italien Curzio Malaparte qui fut témoin du grand massacre de Iasi, la capitale de la Moldavie roumaine. Cette tuerie massive qui précéda les grands carnages effectués par les nazis en Ukraine a eu lieu au sein même de la Roumanie, organisée par les autorités légales d’une ville où près d’un habitant sur deux était juif. L’offensive contre la Russie venait de commencer à une vingtaine de kilomètres au-delà du fleuve Prut. Les rumeurs organisées par le régime évoquaient la présence de parachutistes soviétiques. «La population a été conditionnée au point de croire avec une étonnante facilité que l’intégralité de la population juive de la ville s’était transformée en population espionne au profit de l’armée rouge», relevait, indigné, un ancien conseiller de la cour d’appel cité par Carp. On tue et on pille. Des femmes et des couples participent activement aux violences. Les gendarmes massacrent à la mitrailleuse les Juifs regroupés dans la cour de la préfecture. Les survivants sont embarqués dans des wagons à bestiaux qui roulent des jours et des jours sans but, sans ravitaillement, sans eau. Entre 5 000 et 6 000 Juifs sont morts dans ces tombeaux roulants. «Par le nombre des victimes, par la sauvagerie du crime, par l’ampleur des pillages et des destructions mais aussi par la participation des autorités et des forces de l’ordre, le pogrom de Iasi marque le point culminant d’un mal qui ronge la conscience roumaine depuis plus d’un siècle», note Matatias Carp.
La troisième partie du livre est consacrée aux massacres commis par les troupes roumaines en Bessarabie et Bucovine, reconquises à l’URSS en 1941, puis en Ukraine. «Nous nous trouvons au moment historique le plus favorable et propice de notre histoire pour procéder à un nettoyage ethnique total et à une purification de notre peuple», martelait le ministre de l’Intérieur roumain. Les tueries faites par les gendarmes roumains étaient aussi systématiques que celles des nazis. Ainsi à Czernowitz, la petite Vienne de Galicie, ville de naissance du poète Paul Celan et du romancier Aharon Appelfeld, qui assista tout gosse au massacre dans son village : «Ils utilisèrent les vieilles méthodes, fusillant un petit nombre et égorgeant les autres.» Les survivants sont déportés en d’interminables marches de la mort vers les terribles camps de Transnistrie, région d’Ukraine devenue «la poubelle ethnique» de la Roumanie. Beaucoup sont d’anciennes porcheries kolkhoziennes, comme Bogdanovka, «là où on mettait 200 cochons on peut bien mettre 2 000 Juifs», éructait le patron du camp. On y mourait de froid et de faim, ou dans de régulières exécutions de masse pour faire de la place aux nouveaux arrivants. Là confluèrent aussi les Juifs ukrainiens survivants des marches de la mort et des massacres commis à Odessa par les Roumains, fusillés dans les faubourgs ou pendus par milliers en pleine ville. Ce sont tous ces aspects d’une Shoah oubliée que fait ressurgir Cartea Neagra."
mercredi 4 mars 2009
Théorie anti-utilitariste de l'action
Alain Caillé publie ce mois-ci à La Découverte dans la collection "Bibliothèque du Mauss", un nouveau livre important, Théorie anti-utilitariste de l'action. Fragments d'une sociologie générale, dont voici la présentation :
"Qu’est-ce qui pousse les sujets sociaux à agir ? Les mobiles de nos actes sont innombrables et la littérature entière, tout l’art, tous les films ne suffiraient pas à les décrire. Les sciences sociales ou la philosophie ont besoin quant à elles de se donner des repères leur permettant de saisir les ressorts essentiels de l’action. Et ici, on touche vite aux débats centraux de ces disciplines. L’opinion, largement dominante, y est que l’action des hommes s’explique nécessairement et exclusivement par l’intérêt, qu’il soit d’ordre économique, sexuel, de conservation, de pouvoir ou de prestige. Comme le montre Alain Caillé dans ce livre, une théorie anti-utilitariste de l’action, au contraire, s’attache à montrer que ce réductionnisme est intenable. Il laisse en définitive échapper l’essentiel de ce qui importe aux humains, car c’est précisément en s’affranchissant du cercle étroit des intérêts, sans pourtant les dénier, qu’ils deviennent des sujets. Et c’est parce qu’ils aspirent plus à être reconnus qu’à accumuler que les hommes ne sont pas réductibles à la figure de l’Homo oeconomicus. Ce qui est vrai des sujets sociaux individualisés l’est tout autant des sociétés, ces quasi-sujets collectifs structurés et rendus visibles et pensables par l’opération conjointe du politique et du religieux, dont l’auteur propose ici une conceptualisation systématique. Dès lors, une théorie anti-utilitariste de l’action doit constituer la pièce maîtresse, la matrice de toute sociologie générale qui entreprenne de rompre avec les approches économicistes, si dominantes aujourd’hui, de l’Histoire et de la vie en société."
http://journaldumauss.net
"Qu’est-ce qui pousse les sujets sociaux à agir ? Les mobiles de nos actes sont innombrables et la littérature entière, tout l’art, tous les films ne suffiraient pas à les décrire. Les sciences sociales ou la philosophie ont besoin quant à elles de se donner des repères leur permettant de saisir les ressorts essentiels de l’action. Et ici, on touche vite aux débats centraux de ces disciplines. L’opinion, largement dominante, y est que l’action des hommes s’explique nécessairement et exclusivement par l’intérêt, qu’il soit d’ordre économique, sexuel, de conservation, de pouvoir ou de prestige. Comme le montre Alain Caillé dans ce livre, une théorie anti-utilitariste de l’action, au contraire, s’attache à montrer que ce réductionnisme est intenable. Il laisse en définitive échapper l’essentiel de ce qui importe aux humains, car c’est précisément en s’affranchissant du cercle étroit des intérêts, sans pourtant les dénier, qu’ils deviennent des sujets. Et c’est parce qu’ils aspirent plus à être reconnus qu’à accumuler que les hommes ne sont pas réductibles à la figure de l’Homo oeconomicus. Ce qui est vrai des sujets sociaux individualisés l’est tout autant des sociétés, ces quasi-sujets collectifs structurés et rendus visibles et pensables par l’opération conjointe du politique et du religieux, dont l’auteur propose ici une conceptualisation systématique. Dès lors, une théorie anti-utilitariste de l’action doit constituer la pièce maîtresse, la matrice de toute sociologie générale qui entreprenne de rompre avec les approches économicistes, si dominantes aujourd’hui, de l’Histoire et de la vie en société."
L'identité du corps enseignant
A lire l'excellent article du philosophe Vincent Descombes, intitulé "L'identité collective d'un corps enseignant", qui explique certains aspects essentiels de la colère des universitaires contre le projet de modification de leur statut :
http://laviedesidées.fr
lundi 2 mars 2009
Torture en Espagne ?
Selon une dépêche de l'AFP, du 2 mars 2009, deux membres de l'ETA auraient été torturés par des gardes civils espagnols. On croyait l'affaire de la torture définitivement réglée en Europe ? Bienvenue dans le monde réel !
"Quinze gardes civils espagnols seront sans doute jugés pour des tortures présumées subies par deux membres de l'organisation indépendantiste basque armée ETA arrêtés en 2008, a-t-on appris lundi de source judiciaire.
Le juge d'instruction chargé du dossier a décidé de poursuivre l'enquête pénale, en estimant qu'il existe des indices de la commission de délits de tortures et blessures subies par Igor Portu Juanena et Mattin Sarasola Yarzabal", a indiqué le Tribunal supérieur de justice du Pays Basque dans un communiqué.
Ces deux membres présumés de l'ETA avaient été interpellés le 6janvier 2008, à Arrasate-Mondagon, au Pays Basque espagnol (nord), quelques semaines après l'assassinat de deux gardes civils espagnols en mission de renseignement à Capbreton (sud-ouest de la France) par un commando de l'ETA.
Le lendemain de son arrestation, Portu avait notamment dû être hospitalisé, souffrant de plusieurs blessures, dont une côte fracturée.
L'activiste basque avait déclaré avoir été victime de tortures pendant son arrestation et la justice espagnole avait ouvert une enquête préliminaire. Au total, 15 gardes civils sont soupçonnés dans ce dossier.
Le ministre socialiste espagnol de l'Intérieur, Alfredo Perez Rubalcaba, avait à l'époque assuré que les gardes civils avaient "scrupuleusement" respecté la législation antiterroriste et qu'ils avaient dû "employer la force" pour interpeller les deux activistes.
L'ETA, qui est inscrite sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne, est tenue pour responsable de 825 morts en bientôt 41 ans d'attentats à l'explosifs et d'assassinats pour l'indépendance du Pays Basque."
"Quinze gardes civils espagnols seront sans doute jugés pour des tortures présumées subies par deux membres de l'organisation indépendantiste basque armée ETA arrêtés en 2008, a-t-on appris lundi de source judiciaire.
Le juge d'instruction chargé du dossier a décidé de poursuivre l'enquête pénale, en estimant qu'il existe des indices de la commission de délits de tortures et blessures subies par Igor Portu Juanena et Mattin Sarasola Yarzabal", a indiqué le Tribunal supérieur de justice du Pays Basque dans un communiqué.
Ces deux membres présumés de l'ETA avaient été interpellés le 6janvier 2008, à Arrasate-Mondagon, au Pays Basque espagnol (nord), quelques semaines après l'assassinat de deux gardes civils espagnols en mission de renseignement à Capbreton (sud-ouest de la France) par un commando de l'ETA.
Le lendemain de son arrestation, Portu avait notamment dû être hospitalisé, souffrant de plusieurs blessures, dont une côte fracturée.
L'activiste basque avait déclaré avoir été victime de tortures pendant son arrestation et la justice espagnole avait ouvert une enquête préliminaire. Au total, 15 gardes civils sont soupçonnés dans ce dossier.
Le ministre socialiste espagnol de l'Intérieur, Alfredo Perez Rubalcaba, avait à l'époque assuré que les gardes civils avaient "scrupuleusement" respecté la législation antiterroriste et qu'ils avaient dû "employer la force" pour interpeller les deux activistes.
L'ETA, qui est inscrite sur la liste des organisations terroristes de l'Union européenne, est tenue pour responsable de 825 morts en bientôt 41 ans d'attentats à l'explosifs et d'assassinats pour l'indépendance du Pays Basque."
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