On le sait : le présupposé de la commensurabilité des biens et des plaisirs est au principe de la philosophie utilitariste, chez Bentham tout particulièrement. Mais on oublie trop souvent - et Martha Nussbaum a raison de le rappeler (Alain Caillé insiste également sur cette filiation peu connue) - qu'il est déjà présent dans la pensée platonicienne, dans le Protagoras notamment. C'est là, chez Platon, une arme stratégique en vue de réfuter l'affirmation que les biens sont pluriels et que tout choix doit assumer un conflit des valeurs rationnellement indécidable. Telle affirmation - on songe bien sûr à Weber - est au coeur de la pensée tragique que Socrate affronte et repousse.
Que le coeur de la mathématique morale utilitariste nous ramène à Platon révèle un trait commun aux deux penseurs : le refus du tragique dont on comprend dès lors qu'il n'est pas un trait aussi moderne qu'on le pense habituellement. Cela étant dit, la grande différence est que Bentham ne s'aventure pas dans la grande épopée métaphysique de cette ontologie du Bien qui est à l'aube de notre tradition philosophique.
Dans ce mouvement de la réduction du tragique, le christianisme jouera également un rôle décisif. Car, enfin, qu'est-ce donc que la Providence sinon la négation de la croyance que les dieux sont en guerre ?
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
lundi 29 juin 2009
dimanche 28 juin 2009
Equilibre instable
Avoir des enfants, aimer, s'engager dans la défense d'une cause, de nombreuses actions témoignent d'une sorte d'imprudence, car elles nous exposent à la contingence imprévisible du monde et nous mettent d'avance à la merci d'événements que nous ne maîtrisons pas. Mais que serait la vie sans ces risques que nous prenons et qui nous feront sans doute, l'heure venue, connaître la dimension tragique de l'existence, l'échec et le malheur, immanquablement ici-bas mêlés à la joie ?
On peut tenter de se mettre à l'abri et de vouloir mesurer prudemment ses choix - et d'une certaine manière il est juste de dire de la philosophie que dès Socrate elle s'est pensée comme une sagesse, voire une "technique" précautionneuse contre les périls de l'aventure humaine et les incertitudes de la fortune, de la tukhè, introduisant autant que possible la règle du calcul et de la mesure, c'est-à-dire de la commensurabilité des biens - mais il est de beaux risques qu'il vaut, malgré tout, la peine de courir, qui sont comme le sel de la vie. La "bonne vie" est un art délicat à la recherche d'un équilibre par nature instable entre l'exposition de soi à l'incertitude et la maîtrise de ce qui est à notre portée, en somme, entre ce qui ne dépend pas de nous et de ce qui en dépend.
La philosophe américaine, Martha Nussbaum, a consacré à ce thème un fort beau livre, The Fragility of Goodness, Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy (Cambridge University Press, 1986) dont je parlerai bientôt plus en détail.
On peut tenter de se mettre à l'abri et de vouloir mesurer prudemment ses choix - et d'une certaine manière il est juste de dire de la philosophie que dès Socrate elle s'est pensée comme une sagesse, voire une "technique" précautionneuse contre les périls de l'aventure humaine et les incertitudes de la fortune, de la tukhè, introduisant autant que possible la règle du calcul et de la mesure, c'est-à-dire de la commensurabilité des biens - mais il est de beaux risques qu'il vaut, malgré tout, la peine de courir, qui sont comme le sel de la vie. La "bonne vie" est un art délicat à la recherche d'un équilibre par nature instable entre l'exposition de soi à l'incertitude et la maîtrise de ce qui est à notre portée, en somme, entre ce qui ne dépend pas de nous et de ce qui en dépend.
La philosophe américaine, Martha Nussbaum, a consacré à ce thème un fort beau livre, The Fragility of Goodness, Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy (Cambridge University Press, 1986) dont je parlerai bientôt plus en détail.
samedi 27 juin 2009
mercredi 24 juin 2009
France-culture
Je vous recommande d'écouter l'excellente émission "Du grain à moudre", animée sur France-culture par Brice Couturier et Julie Clarini, qui hier soir était consacrée au thème : "Que restera-t-il de la mondialisation après la crise ?".
Les invités du débat étaient Hervé Juvin, président d’Eurogroup Institute et vice-président de l’Agipi, auteur d'un article remarqué dans le dernier numéro de la revue Le Débat "La crise d'un monde fini ?" et Zaki Laïdi, professeur à Sciences Po et au Centre d’études européennes, fondateur de la revue Telos.
http://sites.radiofrance.fr
Les invités du débat étaient Hervé Juvin, président d’Eurogroup Institute et vice-président de l’Agipi, auteur d'un article remarqué dans le dernier numéro de la revue Le Débat "La crise d'un monde fini ?" et Zaki Laïdi, professeur à Sciences Po et au Centre d’études européennes, fondateur de la revue Telos.
Désir de reconnaissance
Pensée brève.
Le désir de reconnaissance est devenu aujourd'hui une revendication "morale" dont on ne conteste guère la légitimité. Reconnaissance à la fois sociale et intime de notre identité - ce que nous entendons par là est à soi seul un immense sujet - mais également de nos droits, de nos aspirations (au bonheur, à l'amour), de notre statut (de victime par exemple), de notre communauté d'appartenance, etc. Mais vouloir à tout prix être reconnu des autres n'est-ce pas l'indice dans le même temps du peu de cas que faisons de nous-même ? N'est-ce pas également se préparer et s'exposer à toutes sortes de bassesses et, paradoxalement, d'humiliations ?
Il est des aspirations qui, aussi justifiées soient-elles apparemment, doivent être prises avec des pincettes : il y a aussi bien de la vertu à ne pas vouloir être reconnu, ou à ne l'être de quelques-uns seulement que l'on aura choisis...
Le désir de reconnaissance est devenu aujourd'hui une revendication "morale" dont on ne conteste guère la légitimité. Reconnaissance à la fois sociale et intime de notre identité - ce que nous entendons par là est à soi seul un immense sujet - mais également de nos droits, de nos aspirations (au bonheur, à l'amour), de notre statut (de victime par exemple), de notre communauté d'appartenance, etc. Mais vouloir à tout prix être reconnu des autres n'est-ce pas l'indice dans le même temps du peu de cas que faisons de nous-même ? N'est-ce pas également se préparer et s'exposer à toutes sortes de bassesses et, paradoxalement, d'humiliations ?
Il est des aspirations qui, aussi justifiées soient-elles apparemment, doivent être prises avec des pincettes : il y a aussi bien de la vertu à ne pas vouloir être reconnu, ou à ne l'être de quelques-uns seulement que l'on aura choisis...
mardi 23 juin 2009
La télévision banalise la torture
Que la torture ait constitué le moyen constant de la politique menée par les Etats-Unis dès le lendemain des attentats du 11 septembre, au nom de « la guerre globale contre la terreur », est un fait aujourd'hui qui étonne et qui scandalise. Comment a-t-on pu en arriver là ? Mais on ignore trop souvent que cette pratique, prohibée par le droit international et les principes fondateurs de la démocratie, a fait l'objet durant toutes ces années de débats entre philosophes et juristes qui s'interrogeaient sur le point de savoir si, malgré tout, elle ne serait pas légitime dans certaines circonstances exceptionnelles. En particulier, dans l'hypothèse dite de la « bombe à retardement » : imaginez qu’un terroriste ait été arrêté et qu’il soit, avec assez d’indices pour emporter une conviction raisonnable, suspecté d’avoir posé une bombe dans une école de la ville, imaginez que dans l’une de ces écoles se trouvent vos propres enfants. Toutes les méthodes d’interrogatoire légales ayant été employées en vain, l’homme se refusant à parler, ne serait-il pas légitime dans ce cas d’avoir recours à la torture ?
Telle est l’hypothèse choc sur laquelle s’appuient invariablement ceux qui soutiennent que la condamnation a priori de la torture est une position « absolutiste » que personne, confronté à une pareille situation, pas même les plus ardents défenseurs de son abolition, ne soutiendrait. Dans certaines circonstances exceptionnelles, la condamnation de la torture, inscrite dans nos lois, nos traités et nos codes militaires, serait tout simplement indéfendable. Dans les faits, personne, ou presque, placé devant une éventualité aussi effrayante, ne contesterait la nécessité d’avoir recours à des méthodes d’interrogatoire coercitives que la loi et la morale interdisent ordinairement, si l’on pouvait par ce moyen sauver des vies innocentes, celles de ses propres enfants, qu’un terroriste menace de tuer dans son fanatisme aveugle.
C'est ainsi qu'au nom du principe du réalisme ou du pragmatisme en politique – de l'état de nécessité, en somme - les verrous protégeant les droits humains fondamentaux ont sauté.
L'influence de cette justification théorique de la torture contrôlée serait pourtant restée limitée à des cercles académiques restreints si de nouveaux relais médiatiques n'étaient venus lui donner une audience d'une toute autre portée.
La torture dans la série 24 heures chrono
Aucune production télévisuelle n’a davantage contribué à populariser la justification de la torture en situation d'exception que les diverses saisons de la série américaine 24 heures chrono, qu’on ne peut regarder sans être emporté par une fascination à la fois désarmante et terriblement perverse. Tout y est : l’imminence – les minutes et les secondes, affichées régulièrement à l’écran, s’écoulent à une vitesse implacable – de la menace terroriste à grande échelle, qu’elle soit biologique ou nucléaire ; la nécessité d’extraire par tous les moyens, fut-ce ceux de la torture physique ou psychologique, des informations vitales aux instigateurs de ces complots, toujours promptement découverts et rapidement détenus ; les redoutables dilemmes moraux qu’affrontent les décideurs politiques, jusqu’au président des États-Unis, qui sont généralement des hommes « bons », soucieux de respecter les principes éthiques qui les animent, et qui se trouvent placés dans l’obligation d’y renoncer pour le bien du plus grand nombre – dans plusieurs épisodes, le président est un démocrate noir (David Palmer) ; enfin le caractère sacrificiel des décisions auxquels tous sont conduits.
On dira qu'il ne s'agit là seulement d'une fiction que chacun considéra comme telle sans la prendre au sérieux et qu'il n'y a pas lieu de s'offusquer ni de s'inquiéter.
Il s’agit pourtant de tout autre chose que d’un simple divertissement plaisant : les traces mentales que cette série laisse sur le spectateur sont de véritables plaies. Au cours des cinq premières saisons, on assiste à pas moins de soixante-sept cas de torture, comprenant l’administration de drogues, l’électrocution, le simulacre d’exécution, les coups, la privation sensorielle, ce qui représente plus d’un acte de torture par épisode !
Les conséquences d'un scénario pervers
L’influence redoutable exercée par cette série, qui est entièrement construite sur la situation de la « bome à retardement », est telle qu’elle fait désormais l’objet d’un cours académique, dispensé par un général de l’armée américaine à l’université de droit de Georgetown (Washington). Si on peut se réjouir qu’elle soit désormais soumise à une lecture critique, il n’en est pas toujours allé de même. C’est ainsi qu’en juin 2007, elle fut explicitement citée par Antonin Scalia, juge de la Cour suprême des États-Unis, lors d’un colloque de juristes à Ottawa, pour justifier l’usage de la torture, ouvrant à ce qu’on peut désormais appeler la « jurisprudence Jack Bauer » : « Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Je ne le pense pas. »
Tout aussi significatif est l’engouement que cette série rencontra aurprès de nombreux soldats
américains en Irak, en Afghanistan, le héros de 24 heures Jack Bauer étant considéré comme un modèle de référence, ainsi que le soulignait le quotidien français Libération en février 2007 : « Certains enseignants de l’académie militaire de West Point considèrent même Jack Bauer comme l’un de leurs principaux problèmes. Les cadets leur disent : “Je l’ai vu dans 24 heures chrono. Jack Bauer tire dans les jambes du gars et il craque immédiatement.” Les instructeurs doivent répéter non seulement que ce n’est pas légal, mais qu’en plus ce n’est pas efficace, explique David Danzig [de Human Rights First]. La série est remarquablement réaliste, mais ce n’est pas la réalité. Dans la réalité, la torture ne marche pas. » C'est là une réalité qu'il convient de rappeler avec force.
Les divers scénarii que présentent les saisons de cette série sont en effet de pures fables, malgré les affirmations du producteur Joel Surnow. Et à moins d’être en mesure de démonter le caractère totalement irréaliste de ces fictions, leur effet pervers sur les spectateurs est quasiment incontrôlable.
Ajoutons qu’une des conséquences les plus perverses de la série, mais plus généralement du scénario de la « bombe à retardement », est d’effacer la figure noire et négative, autrefois méprisée, du tortionnaire – un agent des « basses oeuvres » de l’État, disait-on –, pour en faire un héros glorieux, une sorte de sauveur qui n’hésite pas à sacrifier sa conscience et sa vie sur l’autel du bien commun6.
On ne saurait souligner combien il est nécessaire de disposer d'un véritable argumentaire critique pour ne pas ne laisser prendre au piège de ces fictions dont la vraisemblance n'a d'égal que la perversion.
Telle est l’hypothèse choc sur laquelle s’appuient invariablement ceux qui soutiennent que la condamnation a priori de la torture est une position « absolutiste » que personne, confronté à une pareille situation, pas même les plus ardents défenseurs de son abolition, ne soutiendrait. Dans certaines circonstances exceptionnelles, la condamnation de la torture, inscrite dans nos lois, nos traités et nos codes militaires, serait tout simplement indéfendable. Dans les faits, personne, ou presque, placé devant une éventualité aussi effrayante, ne contesterait la nécessité d’avoir recours à des méthodes d’interrogatoire coercitives que la loi et la morale interdisent ordinairement, si l’on pouvait par ce moyen sauver des vies innocentes, celles de ses propres enfants, qu’un terroriste menace de tuer dans son fanatisme aveugle.
C'est ainsi qu'au nom du principe du réalisme ou du pragmatisme en politique – de l'état de nécessité, en somme - les verrous protégeant les droits humains fondamentaux ont sauté.
L'influence de cette justification théorique de la torture contrôlée serait pourtant restée limitée à des cercles académiques restreints si de nouveaux relais médiatiques n'étaient venus lui donner une audience d'une toute autre portée.
La torture dans la série 24 heures chrono
Aucune production télévisuelle n’a davantage contribué à populariser la justification de la torture en situation d'exception que les diverses saisons de la série américaine 24 heures chrono, qu’on ne peut regarder sans être emporté par une fascination à la fois désarmante et terriblement perverse. Tout y est : l’imminence – les minutes et les secondes, affichées régulièrement à l’écran, s’écoulent à une vitesse implacable – de la menace terroriste à grande échelle, qu’elle soit biologique ou nucléaire ; la nécessité d’extraire par tous les moyens, fut-ce ceux de la torture physique ou psychologique, des informations vitales aux instigateurs de ces complots, toujours promptement découverts et rapidement détenus ; les redoutables dilemmes moraux qu’affrontent les décideurs politiques, jusqu’au président des États-Unis, qui sont généralement des hommes « bons », soucieux de respecter les principes éthiques qui les animent, et qui se trouvent placés dans l’obligation d’y renoncer pour le bien du plus grand nombre – dans plusieurs épisodes, le président est un démocrate noir (David Palmer) ; enfin le caractère sacrificiel des décisions auxquels tous sont conduits.
On dira qu'il ne s'agit là seulement d'une fiction que chacun considéra comme telle sans la prendre au sérieux et qu'il n'y a pas lieu de s'offusquer ni de s'inquiéter.
Il s’agit pourtant de tout autre chose que d’un simple divertissement plaisant : les traces mentales que cette série laisse sur le spectateur sont de véritables plaies. Au cours des cinq premières saisons, on assiste à pas moins de soixante-sept cas de torture, comprenant l’administration de drogues, l’électrocution, le simulacre d’exécution, les coups, la privation sensorielle, ce qui représente plus d’un acte de torture par épisode !
Les conséquences d'un scénario pervers
L’influence redoutable exercée par cette série, qui est entièrement construite sur la situation de la « bome à retardement », est telle qu’elle fait désormais l’objet d’un cours académique, dispensé par un général de l’armée américaine à l’université de droit de Georgetown (Washington). Si on peut se réjouir qu’elle soit désormais soumise à une lecture critique, il n’en est pas toujours allé de même. C’est ainsi qu’en juin 2007, elle fut explicitement citée par Antonin Scalia, juge de la Cour suprême des États-Unis, lors d’un colloque de juristes à Ottawa, pour justifier l’usage de la torture, ouvrant à ce qu’on peut désormais appeler la « jurisprudence Jack Bauer » : « Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Je ne le pense pas. »
Tout aussi significatif est l’engouement que cette série rencontra aurprès de nombreux soldats
américains en Irak, en Afghanistan, le héros de 24 heures Jack Bauer étant considéré comme un modèle de référence, ainsi que le soulignait le quotidien français Libération en février 2007 : « Certains enseignants de l’académie militaire de West Point considèrent même Jack Bauer comme l’un de leurs principaux problèmes. Les cadets leur disent : “Je l’ai vu dans 24 heures chrono. Jack Bauer tire dans les jambes du gars et il craque immédiatement.” Les instructeurs doivent répéter non seulement que ce n’est pas légal, mais qu’en plus ce n’est pas efficace, explique David Danzig [de Human Rights First]. La série est remarquablement réaliste, mais ce n’est pas la réalité. Dans la réalité, la torture ne marche pas. » C'est là une réalité qu'il convient de rappeler avec force.
Les divers scénarii que présentent les saisons de cette série sont en effet de pures fables, malgré les affirmations du producteur Joel Surnow. Et à moins d’être en mesure de démonter le caractère totalement irréaliste de ces fictions, leur effet pervers sur les spectateurs est quasiment incontrôlable.
Ajoutons qu’une des conséquences les plus perverses de la série, mais plus généralement du scénario de la « bombe à retardement », est d’effacer la figure noire et négative, autrefois méprisée, du tortionnaire – un agent des « basses oeuvres » de l’État, disait-on –, pour en faire un héros glorieux, une sorte de sauveur qui n’hésite pas à sacrifier sa conscience et sa vie sur l’autel du bien commun6.
On ne saurait souligner combien il est nécessaire de disposer d'un véritable argumentaire critique pour ne pas ne laisser prendre au piège de ces fictions dont la vraisemblance n'a d'égal que la perversion.
mercredi 17 juin 2009
Iran
La lutte du peuple iranien et de sa jeunesse pour la liberté, comme nous serions brisés de la voir éteinte dans la repression et le sang :
1 Jeune fille dans la rue: Défendre les droits civils
2 Garçon près d'un vieil homme : Contre la pauvreté
3 Garçon repoussant une boîte : Nationaliser les revenus pétroliers
4 Homme sur le toit : Réduire la tension dans les relations internationales
5 Garçon assis : Libre accès à l'information
6 Fillette assise près de sa mère : Soutien aux mères célibataires
7 Jeune fille : Cesser la violence contre les femmes
8 Garçon: Education pour tous
9 Garçon devant un homme fermant sa voiture : Accroître la sécurité publique
10 Jeune fille sur le toit : Droits des minorités éthiques
11 Homme sur le toit : Soutien aux ONG
12 Fillette devant un mur : Engagement public
13 Garçon et fille : Nous sommes venus pour le changement
14: Changement pour l'Iran
1 Jeune fille dans la rue: Défendre les droits civils
2 Garçon près d'un vieil homme : Contre la pauvreté
3 Garçon repoussant une boîte : Nationaliser les revenus pétroliers
4 Homme sur le toit : Réduire la tension dans les relations internationales
5 Garçon assis : Libre accès à l'information
6 Fillette assise près de sa mère : Soutien aux mères célibataires
7 Jeune fille : Cesser la violence contre les femmes
8 Garçon: Education pour tous
9 Garçon devant un homme fermant sa voiture : Accroître la sécurité publique
10 Jeune fille sur le toit : Droits des minorités éthiques
11 Homme sur le toit : Soutien aux ONG
12 Fillette devant un mur : Engagement public
13 Garçon et fille : Nous sommes venus pour le changement
14: Changement pour l'Iran
jeudi 11 juin 2009
La chambre du Pape
Invité, mardi dernier, à Reims par une association catholique de théologiens, de prêtres et d'intervenants sociaux à un séminaire de réflexion consacré à Un si fragile d'humanité, j'ai eu l'honneur de résider dans l'ancien seminaire où le pape Jean-Paul II avait logé lors de son séjour en septembre 1996 et - privilège insigne - de dormir dans sa chambre, peut-être même dans son lit. Je vous prie désormais de me considérer comme une relique au second degré, vivante de surcroît ! Avouez que ça mérite le respect, non ?
mercredi 10 juin 2009
Petition : Pour en finir avec les dérives anti terroristes
Depuis 1986, date où la législation antiterroriste a été instaurée en France, un empilement de lois successives a construit un système pénal d’exception qui renoue avec les lois scélérates du xixe siècle et rappelle les périodes les plus sombres de notre histoire.
L’accusation d’ « association de malfaiteurs en vue de commettre une infraction terroriste », inscrite au Code pénal en 1996, est la clef de voûte du nouveau régime. Or, ses contours sont particulièrement flous : il suffit de deux personnes pour constituer un « groupe terroriste » et il suffit d’un acte préparatoire pour que l’infraction soit caractérisée. Cet acte préparatoire n’est pas défini dans la loi, il peut s’agir du simple fait d'entreposer des tracts chez soi. Surtout, n'importe quel type de relation – même ténue ou lointaine, voire amoureuse ou amicale – avec l’un des membres constituant le « groupe » suffit pour être impliqué à son tour. C’est pourquoi, sur dix personnes incarcérées pour des infractions « en rapport avec le terrorisme », neuf le sont sous cette qualification.
De l’aveu même de ses promoteurs, ce droit spécial répond à un objectif de prévention. À la différence du droit commun qui incrimine des actes, la pratique antiterroriste se satisfait d’intentions, voire de simples relations. Suivant le juge Bruguière, cité par Human Rights Watch, « la particularité de la loi est qu’elle nous permet de poursuivre des personnes impliquées dans une activité terroriste sans avoir à établir un lien entre cette activité et un projet terroriste précis ». C’est dans cette perspective qu’on a vu la possession de certains livres devenir un élément à charge, car ils constitueraient des indices sur des opinions ; et de l’opinion à l’intention, il n’y a qu’un pas.
À ce flou de la loi pénale s’associe une procédure d’une extrême brutalité. Il suffit que le Parquet choisisse de manière discrétionnaire d’ouvrir une enquête sur une qualification terroriste pour que la police reçoive des pouvoirs d'investigation exorbitants : perquisitions de nuit, « sonorisation » des domiciles, écoutes téléphoniques et interception de courriers sur tous supports...
De son côté, le délai de garde à vue – période qui précède la présentation à un juge – passe de 48 heures en droit commun à 96 heures, voire 144, dans la procédure antiterroriste. La personne gardée à vue doit attendre la 72ème heure pour voir un avocat – l’entretien est limité à 30 minutes et l’avocat n’a pas eu accès au dossier. A la suite de cette garde à vue, en attendant un éventuel procès le présumé innocent pourra passer jusqu'à quatre ans en détention provisoire.
Par ailleurs, la loi centralise à Paris le traitement des affaires « terroristes », confiées à une section du Parquet et à une équipe de juges d’instruction spécialisés qui travaillent en relation étroite avec les services de renseignement. Des cours d’assises spéciales ont également été instaurées, où les jurés populaires sont remplacés par des magistrats professionnels. Un véritable système parallèle est ainsi mis en place avec juges d’instruction, procureurs, juges des libertés et de la détention, cours d’assises et bientôt présidents de cours d’assises, juges d’application des peines, tous estampillés antiterroristes.
L’application de plus en plus large des procédures antiterroristes à des affaires d’État montre que l’antiterrorisme est désormais une technique de gouvernement, un moyen de contrôle des populations. En outre – et c’est peut-être le point le plus grave – cette justice exorbitante contamine le droit commun : la législation antiterroriste a servi de modèle dans d’autres domaines pour généraliser la notion de « bande organisée », étendre les pouvoirs des services d’investigation et centraliser le traitement de certaines instructions.
La Convention européenne des droits de l’homme et le Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, tous deux ratifiés par la France, garantissent qu’une sanction pénale soit fondée sur une incrimination intelligible la rendant prévisible. En outre, ces textes donnent à chacun le droit d’organiser équitablement sa défense – ce qui passe par la prompte intervention d’un avocat ayant accès au dossier. La procédure, « sœur jumelle de la liberté », doit être contrôlée par un tiers impartial, ce qui est impossible avec une filière spécialisée fonctionnant en vase clos, dans une logique de combat idéologique incompatible avec la sérénité de la justice.
Il est illusoire de demander que ce régime procédural soit appliqué de façon moins large et moins brutale : il est précisément conçu pour être appliqué comme il l’est. C’est pourquoi nous demandons que les lois antiterroristes soient purement et simplement abrogées et que la France respecte en la matière la lettre et l’esprit de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques. Nous invitons tous ceux qui se préoccupent des libertés à se joindre à notre campagne en ce sens.
Le Comité pour l’abrogation des lois anti-terroristes, CALAS
Giorgio Agamben, Esther Benbassa, Luc Boltanski, Antoine Comte, Eric Hazan, Gilles Manceron, Karine Parrot, Carlo Santulli, Agnès Tricoire
Avec les signatures de : Alain Badiou, philosophe; Etienne Balibar, philosophe ; Jean-Christophe Bailly, écrivain ; Daniel Bensaïd, philosophe ; Alima Boumedienne, sénatrice ; Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières et enseignant ; Raymond Depardon, photographe et cinéaste ; Pascale Casanova, critique littéraire ; Jean-Marie Gleize, poète ; Nicolas Klotz, réalisateur ; François Maspero, écrivain ; Emmanuelle Perreux, présidente du syndicat de la magistrature ; Jacques Rancière, philosophe ; Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme ; Slavoj Zizek, philosophe.
La pétition peut être signée - je l'ai fait - à l'adresse suivante :
http://calas-fr.net
L’accusation d’ « association de malfaiteurs en vue de commettre une infraction terroriste », inscrite au Code pénal en 1996, est la clef de voûte du nouveau régime. Or, ses contours sont particulièrement flous : il suffit de deux personnes pour constituer un « groupe terroriste » et il suffit d’un acte préparatoire pour que l’infraction soit caractérisée. Cet acte préparatoire n’est pas défini dans la loi, il peut s’agir du simple fait d'entreposer des tracts chez soi. Surtout, n'importe quel type de relation – même ténue ou lointaine, voire amoureuse ou amicale – avec l’un des membres constituant le « groupe » suffit pour être impliqué à son tour. C’est pourquoi, sur dix personnes incarcérées pour des infractions « en rapport avec le terrorisme », neuf le sont sous cette qualification.
De l’aveu même de ses promoteurs, ce droit spécial répond à un objectif de prévention. À la différence du droit commun qui incrimine des actes, la pratique antiterroriste se satisfait d’intentions, voire de simples relations. Suivant le juge Bruguière, cité par Human Rights Watch, « la particularité de la loi est qu’elle nous permet de poursuivre des personnes impliquées dans une activité terroriste sans avoir à établir un lien entre cette activité et un projet terroriste précis ». C’est dans cette perspective qu’on a vu la possession de certains livres devenir un élément à charge, car ils constitueraient des indices sur des opinions ; et de l’opinion à l’intention, il n’y a qu’un pas.
À ce flou de la loi pénale s’associe une procédure d’une extrême brutalité. Il suffit que le Parquet choisisse de manière discrétionnaire d’ouvrir une enquête sur une qualification terroriste pour que la police reçoive des pouvoirs d'investigation exorbitants : perquisitions de nuit, « sonorisation » des domiciles, écoutes téléphoniques et interception de courriers sur tous supports...
De son côté, le délai de garde à vue – période qui précède la présentation à un juge – passe de 48 heures en droit commun à 96 heures, voire 144, dans la procédure antiterroriste. La personne gardée à vue doit attendre la 72ème heure pour voir un avocat – l’entretien est limité à 30 minutes et l’avocat n’a pas eu accès au dossier. A la suite de cette garde à vue, en attendant un éventuel procès le présumé innocent pourra passer jusqu'à quatre ans en détention provisoire.
Par ailleurs, la loi centralise à Paris le traitement des affaires « terroristes », confiées à une section du Parquet et à une équipe de juges d’instruction spécialisés qui travaillent en relation étroite avec les services de renseignement. Des cours d’assises spéciales ont également été instaurées, où les jurés populaires sont remplacés par des magistrats professionnels. Un véritable système parallèle est ainsi mis en place avec juges d’instruction, procureurs, juges des libertés et de la détention, cours d’assises et bientôt présidents de cours d’assises, juges d’application des peines, tous estampillés antiterroristes.
L’application de plus en plus large des procédures antiterroristes à des affaires d’État montre que l’antiterrorisme est désormais une technique de gouvernement, un moyen de contrôle des populations. En outre – et c’est peut-être le point le plus grave – cette justice exorbitante contamine le droit commun : la législation antiterroriste a servi de modèle dans d’autres domaines pour généraliser la notion de « bande organisée », étendre les pouvoirs des services d’investigation et centraliser le traitement de certaines instructions.
La Convention européenne des droits de l’homme et le Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques, tous deux ratifiés par la France, garantissent qu’une sanction pénale soit fondée sur une incrimination intelligible la rendant prévisible. En outre, ces textes donnent à chacun le droit d’organiser équitablement sa défense – ce qui passe par la prompte intervention d’un avocat ayant accès au dossier. La procédure, « sœur jumelle de la liberté », doit être contrôlée par un tiers impartial, ce qui est impossible avec une filière spécialisée fonctionnant en vase clos, dans une logique de combat idéologique incompatible avec la sérénité de la justice.
Il est illusoire de demander que ce régime procédural soit appliqué de façon moins large et moins brutale : il est précisément conçu pour être appliqué comme il l’est. C’est pourquoi nous demandons que les lois antiterroristes soient purement et simplement abrogées et que la France respecte en la matière la lettre et l’esprit de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques. Nous invitons tous ceux qui se préoccupent des libertés à se joindre à notre campagne en ce sens.
Le Comité pour l’abrogation des lois anti-terroristes, CALAS
Giorgio Agamben, Esther Benbassa, Luc Boltanski, Antoine Comte, Eric Hazan, Gilles Manceron, Karine Parrot, Carlo Santulli, Agnès Tricoire
Avec les signatures de : Alain Badiou, philosophe; Etienne Balibar, philosophe ; Jean-Christophe Bailly, écrivain ; Daniel Bensaïd, philosophe ; Alima Boumedienne, sénatrice ; Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières et enseignant ; Raymond Depardon, photographe et cinéaste ; Pascale Casanova, critique littéraire ; Jean-Marie Gleize, poète ; Nicolas Klotz, réalisateur ; François Maspero, écrivain ; Emmanuelle Perreux, présidente du syndicat de la magistrature ; Jacques Rancière, philosophe ; Michel Tubiana, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme ; Slavoj Zizek, philosophe.
La pétition peut être signée - je l'ai fait - à l'adresse suivante :
vendredi 5 juin 2009
Entretien avec Claude Lefort
Martin Legros, redacteur en chef adjoint de Philosophie magazine, s'entretient avec Claude Lefort :
« La démocratie est le seul régime qui assume la division »
Fondateur de Socialisme ou Barbarie, élève et ami de Merleau-Ponty, Claude Lefort s'est engagé dans tous les grands combats du siècle sans jamais perdre sa liberté de parole. Penseur de la démocratie et du totalitarisme, il a élaboré une nouvelle conception du politique, inspirée de Machiavel et de La Boétie. Chez ce perpétuel dissident, le conflit apparaît comme le gage de la liberté.
Penser le politique à l'épreuve de l'événement, c'est la tâche à laquelle s'est consacré Claude Lefort, fondateur de l'une des œuvres de philosophie politique les plus importantes du siècle. Depuis l'avènement des régimes totalitaires jusqu'au 11 Septembre, en passant par la guerre d'Algérie, l'insurrection hongroise de 1956 ou Mai 68, aucun des grands événements du siècle n'aura échappé à sa réflexion. Né en 1924, élève de Maurice Merleau-Ponty, dont il deviendra le disciple et l'ami, il rejoint pendant la guerre l'extrême gauche antistalinienne [l'expression est amusante, on pourrait s'imaginer qu'elle désigne le groupe fondé par Sartre, "Socialisme et liberté" : heureusement, Lefort va rétablir le seul sens que cette expression pouvait avoir à l'époque, en parlant du "parti trotskiste", et qu'il ne renie pas, même s'il en est très loin aujourd'hui], avant de fonder avec Cornelius Castoriadis le mouvement révolutionnaire Socialisme ou Barbarie. Son parcours croise celui de grands intellectuels auxquels il a souvent l'audace de porter la contradiction : Claude Lévi-Strauss, à qui il reproche de nier l'Histoire ; Jean-Paul Sartre, dont il est le premier à dénoncer la conception purement volontariste du communisme ; Raymond Aron, dont il ne supporte pas, en 1968, le conservatisme. Sa conception du politique, inspirée de Machiavel à qui il consacre un ouvrage monumental (Machiavel. Le Travail de l'œuvre), est centrée autour de l'idée d'une « division originaire du social » et de la fonction instituante du pouvoir. Cette réflexion sur le pouvoir est au coeur de sa conception du totalitarisme et de la démocratie. Engagé dans la défense des droits de l'homme, il a soutenu de nombreux dissidents (Kravchenko, Soljenitsyne, Rushdie, etc.). Sa vision du politique s'est développée dans l'expérience des conflits et des engagements, mais aussi dans la fréquentation des œuvres politiques qu'il a contribué à faire redécouvrir (Marx, Machiavel, Tocqueville ou La Boétie). Chez lui la politique n'est pas un objet de science, un lieu à distance de notre expérience de la vie, mais un théâtre, une scène, où nous est rendu visible le conflit entre désir de liberté et désir de servitude qui habite chacun.
Philosophie magazine : Vous avez été initié à la philosophie par Maurice Merleau-Ponty. Comment l'avez-vous rencontré ?
Claude Lefort : Il était mon professeur de philosophie au Iycée Carnot, à Paris, en 1941-1942. Il m'a tout de suite ébloui. Les questions dont il traitait me donnaient le sentiment qu'elles m'habitaient avant même que je les découvre. Il avait une manière singulière d'enseigner, paraissait inventer sa pensée en parlant. En cours d'année, après un exposé, il m'a demandé si je savais ce que je voulais faire. J'étais bien en peine de lui répondre - je savais juste que je voulais écrire. Il m'a regardé et m'a dit : « Eh bien, moi je le sais, vous serez philosophe. » Plus tard, il est devenu pour moi un maître et un ami. Dès 1945, il m'a inclus dans l'équipe des Temps Modernes qu'il dirigeait avec Sartre.
En même temps vous fondez Socialisme ou Barbarie avec Cornelius Castoriadis.
J'avais intégré le parti trotskiste en 1944. Acquis à l'idée d'un marxisme antiautoritaire, je trouvais cependant absurde de suivre la ligne politique de « défense inconditionnelle de l'URSS » un régime dont on pensait qu'il avait trahi les idéaux de la Révolution russe et
instauré un nouveau type de domination. C'est alors que Castoriadis, émigré en France depuis peu de temps, m'a fait connaître ses travaux sur « les rapports de production en Russie », une analyse digne du meilleur Marx [est-ce bien un éloge ? c'est aussi une façon d'insinuer que
Castoriadis ne s'interrogeait que sur la "nature de classe" de l'URSS, et qu'il était probablement moins sensible au caractère totalitaire du régime, ce qui sera bien commode pour interpréter les divergences qui surgiront plus tard entre Lefort et lui]. Nous avons quitté le Parti communiste internationaliste et fondé en 1947 le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui entendaient poser les principes d'une nouvelle politique révolutionnaire fondée sur la critique du modèle de domination bureaucratique.
Après une série de conflits, vous quittez Socialisme ou Barbarie en 1958. Pour quelles raisons ?
Au moment de la crise de régime liée à la guerre d'Algérie et au retour du général de Gaulle, Castoriadis et la majorité du groupe ont pensé qu'il y avait un vide politique à combler, qu'il fallait envisager de créer un véritable parti révolutionnaire. Je jugeais le projet en
contradiction avec le principe d'autonomie que nous défendions : je n'admettais pas que l'on fixe d'en haut le modèle d'une invention qu'on attendait d'en bas. Nous divergions également sur la nature de l'URSS.
Alors que Castoriadis parlait de capitalisme d'État [faut-il rappeler que c'est faux, et que Castoriadis opposait la notion de "capitalisme bureaucratique" à celle de "capitalisme d'Etat" pour souligner, justement, l'idée que ce nouveau régime ne fonctionnait pas selon les catégories de l'économie politique ordinaire ?], il m'était devenu évident que la nature de cette société échappait aux catégories marxistes, qu'il y avait non pas une nouvelle classe sociale (la bureaucratie), mais un régime totalitaire dont la finalité était d'opérer, par le truchement d'un parti omnipotent, une sorte de bouclage du social et de conjonction entre le droit, le pouvoir et le savoir. Ma rupture avec Socialisme ou Barbarie a coïncidé avec ma rupture avec le marxisme... [Sans doute, mais Castoriadis, Lyotard, et bien d'autres, illustrent la possibilité de rompre avec le marxisme pour d'autres raisons, sur d'autres lignes de rupture, et Lefort sait très bien qu'il y a toujours eu des marxistes - notamment les sociaux-démocrates des années 20 et 30, qui n'étaient pas des sociaux-libéraux - qui ont rejeté l'omnipotence du parti totalitaire sans se croire obligés de "rompre avec le marxisme" : aujourd'hui, il devient nécessaire de rappeler que le mot "social-démocrate" n'avait pas à l'origine le sens que lui donnent les média contemporains, et que Lénine, Kautsky, Bernstein, Rosa, Liebknecht et Trotsky ont tous porté cette étiquette, jusqu'en 1919...]
Dans La Brèche, publiée avec Cornelius Castoriadis et Edgar Morin, vous voyez dons le « désordre nouveau » de Mai 68 une expérience de « démocratie sauvage ». Vous étiez à l'époque professeur à l'université de Caen. Avez-vous participé activement à l'événement?
Je n'étais certes pas l'inspirateur de la grève à l'université de Caen, mais il est vrai que ce sont mes étudiants sociologues qui l'ont déclenchée. Je les ai défendus activement, leur audace et leur inventivité me surprenaient. Certains intellectuels, comme Raymond Aron, ont craint que les communistes ne prennent le pouvoir. Il n'en a jamais été question. Mai 68 a été un moment extraordinaire d'effervescence au cours duquel - sans dirigeants ni programme - toutes les hiérarchies ont été remises en question, dans tous les secteurs de la société (hôpital, justice, information, Église même). De petits groupes d'extrême gauche ont vainement cherché à s'imposer. La cible n'était pas le pouvoir dont il est possible de s'emparer, mais l'autorité, à la fois omniprésente et indéfinissable.
À vos yeux, la démocratie moderne met les hommes aux prises avec une indétermination radicale. En même temps, elle fait courir le risque du nihilisme...
La démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'expérience d'une indétermination dernière quant aux fondements du Pouvoir, de la Loi et du Savoir dans tous les registres de la vie
sociale. La libération de la parole propre à l'expérience démocratique va de pair avec un pouvoir d'investigation sur ce qui était autrefois exclu comme indigne d'être pensé ou perçu, ouvrant ainsi de nouvelles ressources pour la littérature, mais aussi pour l'histoire, l'anthropologie, la psychanalyse... Pensons, par exemple, à l'aventure du roman moderne, qui brise le récit au sens classique pour laisser place à une sorte de fragmentation entre des expériences hétérogènes et contradictoires. Cela a partie liée avec l'expérience d'une société qui fait droit à la diversité et au conflit. Au-delà de la littérature, la reconnaissance de la liberté de parole recèle une injonction faite à tout individu d'assumer ses droits, c'est-à-dire de faire droit à ses pensées, d'accepter l'autre en soi. La naissance de l'espace public coincide avec l'ouverture du champ du dicible et du pensable. Mais il est vrai ce même droit à tout accueillir fraie la voie au relativisme et au nihilisme : la démocratie fait peser une menace sur la liberté quand elle suscite l'illusion du tout dicible et du tout manipulable. Et elle fait peser une menace sur l'égalité quand elle suscite l'illusion que la différence des places ne relève que de la convention ou quand elle réduit l'autorité à une fonction utilitaire.
L'une des originalités de votre réflexion sur le pouvoir tient à l'importance qu'y prend la question du corps. Vous parlez de processus d'incorporation dans le totalitarisme et de désincorporation dans la démocratie. D'où vous est venue cette attention aux rôles du corps en politique ?
Sans doute de l'œuvre de Merleau-Ponty qui a interrogé le corps comme nul autre. Masse intérieurement travaillée dit-il le corps est traversé par un écart de soi à soi. Voyant il est en même temps visible ; touchant il est en même temps touché ; parlant il est en même temps audible ; sentant il est en même temps sensible - sans que jamais les deux pôles ne puissent coïncider. Cette notion d'un dédoublement du dedans et du dehors permet de repenser l'ensemble de l'espace et du monde visibles même s il n'est pas question de transposer purement et simplement ce qui se passe des corps naturels aux corps politiques.
C'est aussi la lecture de La Boétie qui m'a inspiré. J'avais cheminé vers l'idée de servitude volontaire dans mes travaux sur le totalitarisme et voilà que je la découvrais dans Le Contr'Un de La Boétie associée à l'image du corps du roi. « Celui qui vous maîtrise tant, déclare La Boétie, n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux dont il vous épie si vous ne les lui avez baillés ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend pas de vous ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous ? » La Boétie suggère que le peuple est sous l'emprise d'un charme, celui de l'Un, lié à la vision du corps du tyran sur lequel se projettent les regards de tous et dans lequel s'incorpore la société. Comment ne pas voir là une formidable anticipation de la description par George Orwell de l'univers totalitaire ? À la différence
de tous les régimes antérieurs, la démocratie fait du pouvoir un lieu vide et inappropriable, elle met en échec l'image d'une société organiquement unie.
Vous participez prochainement à un forum intitulé « Réinventer la démocratie » . Est-ce à direque la démocratie que vous avez défendue face au totalitarisme est en crise ?
Rarement notre démocratie aura été aussi trouble. Les lignes de clivage nécessaires entre les grands courants d'opinion sont beaucoup plus opaques. Or la démocratie se caractérise essentiellement par la fécondité du conflit. Elle est ce régime unique qui, au rebours de la logique unitaire propre à toutes les autres formes de société, assume la division. L'aménagement d'une scène politique sur laquelle se produit la compétition pour le pouvoir vaut, en effet, légitimation du conflit social sous toutes ses formes elle fait apparaître la division comme constitutive de l'unité même de la société. Aujourd'hui, la division sociale est moins claire. Au niveau politique comme au niveau syndical, quelque chose s'est perdu de la fécondité, de la combativité, de l'effervescence des conflits. Le sens d'une orientation de l'histoire fait défaut. Le terme de décomposition est sans doute trop fort, mais il y a de quoi s'inquiéter quand on voit resurgir un chômage de masse et une grande pauvreté sans que cette situation soit à même de relancer la mobilisation. Une société démocratique dont les articulations et les lignes de développement ne sont plus déchiffrables risque de jeter un nombre croissant d'individus dans le désarroi et de provoquer une furieuse demande d'ordre et de certitude au profit de nouveaux démagogues.
Est-ce que la chute du communisme n'a pas joué un rôle dans le brouillage que vous évoquiez ?
Je ne vais pas regretter, moi qui suis un opposant de toujours au communisme, le temps où il était une force importante dans la société. Mais quelque chose s'est perdu avec l'effacement de la perspective d'une société tout autre. Celle-ci a fait défaut à ceux qui subissaient son attrait, mais aussi à ceux qui trouvaient un ressort de leur engagement dans le refus du modèle totalitaire et la défense des libertés. En l'absence d'une alternative et d'un adversaire déclaré, la démocratie bénéficie d'une légitimité morale et politique sans précédent. Mais privée du ressort de l'adversité, elle est en même temps affaiblie au point de paraître presque triviale. En outre, à considérer la sphère internationale, on ne sait comment qualifier les divers autres régimes, notamment le régime russe, dominé par l'alliance de la finance, des mafias et d'une dictature qui assassine ses opposants. Dans ce qu'on nomme le tiers-monde, seul un pays comme le Brésil dessine un chemin [la Bolivie, le Venezuela, existent-ils pour Lefort ? ] : dans une société coupée entre une caste hyperfortunée et privilégiée et une couche de la population entièrement captive de la pauvreté, Lula a su rouvrir le possible et remettre la société en mouvement. À l'heure d'une globalisation qui voit se coaguler des modèles de société très hétérogènes, rien n'interdit d'imaginer de nouvelles formes de domination. C'est pour cela qu'Obama nous étonne : soudain, on s'aperçoit qu'il peut y avoir mobilisation de la population quand un acteur nouveau propose un nouveau contrat social. Toutefois, ce n'est pas seulement la représentation des clivages qui fait défaut ni les acteurs politiques qui manquent. La nature du capitalisme et le monde industriel se sont complètement métamorphosés : le prolétariat de masse rassemblé par le monde de la grande industrie a disparu pour laisser place à une hétérogénéité grandissante des conditions et des classes.
Après avoir surmonté le défi totalitaire, la démocratie est mise en demeure de se réinventer."
www.philomag.com
« La démocratie est le seul régime qui assume la division »
Fondateur de Socialisme ou Barbarie, élève et ami de Merleau-Ponty, Claude Lefort s'est engagé dans tous les grands combats du siècle sans jamais perdre sa liberté de parole. Penseur de la démocratie et du totalitarisme, il a élaboré une nouvelle conception du politique, inspirée de Machiavel et de La Boétie. Chez ce perpétuel dissident, le conflit apparaît comme le gage de la liberté.
Penser le politique à l'épreuve de l'événement, c'est la tâche à laquelle s'est consacré Claude Lefort, fondateur de l'une des œuvres de philosophie politique les plus importantes du siècle. Depuis l'avènement des régimes totalitaires jusqu'au 11 Septembre, en passant par la guerre d'Algérie, l'insurrection hongroise de 1956 ou Mai 68, aucun des grands événements du siècle n'aura échappé à sa réflexion. Né en 1924, élève de Maurice Merleau-Ponty, dont il deviendra le disciple et l'ami, il rejoint pendant la guerre l'extrême gauche antistalinienne [l'expression est amusante, on pourrait s'imaginer qu'elle désigne le groupe fondé par Sartre, "Socialisme et liberté" : heureusement, Lefort va rétablir le seul sens que cette expression pouvait avoir à l'époque, en parlant du "parti trotskiste", et qu'il ne renie pas, même s'il en est très loin aujourd'hui], avant de fonder avec Cornelius Castoriadis le mouvement révolutionnaire Socialisme ou Barbarie. Son parcours croise celui de grands intellectuels auxquels il a souvent l'audace de porter la contradiction : Claude Lévi-Strauss, à qui il reproche de nier l'Histoire ; Jean-Paul Sartre, dont il est le premier à dénoncer la conception purement volontariste du communisme ; Raymond Aron, dont il ne supporte pas, en 1968, le conservatisme. Sa conception du politique, inspirée de Machiavel à qui il consacre un ouvrage monumental (Machiavel. Le Travail de l'œuvre), est centrée autour de l'idée d'une « division originaire du social » et de la fonction instituante du pouvoir. Cette réflexion sur le pouvoir est au coeur de sa conception du totalitarisme et de la démocratie. Engagé dans la défense des droits de l'homme, il a soutenu de nombreux dissidents (Kravchenko, Soljenitsyne, Rushdie, etc.). Sa vision du politique s'est développée dans l'expérience des conflits et des engagements, mais aussi dans la fréquentation des œuvres politiques qu'il a contribué à faire redécouvrir (Marx, Machiavel, Tocqueville ou La Boétie). Chez lui la politique n'est pas un objet de science, un lieu à distance de notre expérience de la vie, mais un théâtre, une scène, où nous est rendu visible le conflit entre désir de liberté et désir de servitude qui habite chacun.
Philosophie magazine : Vous avez été initié à la philosophie par Maurice Merleau-Ponty. Comment l'avez-vous rencontré ?
Claude Lefort : Il était mon professeur de philosophie au Iycée Carnot, à Paris, en 1941-1942. Il m'a tout de suite ébloui. Les questions dont il traitait me donnaient le sentiment qu'elles m'habitaient avant même que je les découvre. Il avait une manière singulière d'enseigner, paraissait inventer sa pensée en parlant. En cours d'année, après un exposé, il m'a demandé si je savais ce que je voulais faire. J'étais bien en peine de lui répondre - je savais juste que je voulais écrire. Il m'a regardé et m'a dit : « Eh bien, moi je le sais, vous serez philosophe. » Plus tard, il est devenu pour moi un maître et un ami. Dès 1945, il m'a inclus dans l'équipe des Temps Modernes qu'il dirigeait avec Sartre.
En même temps vous fondez Socialisme ou Barbarie avec Cornelius Castoriadis.
J'avais intégré le parti trotskiste en 1944. Acquis à l'idée d'un marxisme antiautoritaire, je trouvais cependant absurde de suivre la ligne politique de « défense inconditionnelle de l'URSS » un régime dont on pensait qu'il avait trahi les idéaux de la Révolution russe et
instauré un nouveau type de domination. C'est alors que Castoriadis, émigré en France depuis peu de temps, m'a fait connaître ses travaux sur « les rapports de production en Russie », une analyse digne du meilleur Marx [est-ce bien un éloge ? c'est aussi une façon d'insinuer que
Castoriadis ne s'interrogeait que sur la "nature de classe" de l'URSS, et qu'il était probablement moins sensible au caractère totalitaire du régime, ce qui sera bien commode pour interpréter les divergences qui surgiront plus tard entre Lefort et lui]. Nous avons quitté le Parti communiste internationaliste et fondé en 1947 le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, qui entendaient poser les principes d'une nouvelle politique révolutionnaire fondée sur la critique du modèle de domination bureaucratique.
Après une série de conflits, vous quittez Socialisme ou Barbarie en 1958. Pour quelles raisons ?
Au moment de la crise de régime liée à la guerre d'Algérie et au retour du général de Gaulle, Castoriadis et la majorité du groupe ont pensé qu'il y avait un vide politique à combler, qu'il fallait envisager de créer un véritable parti révolutionnaire. Je jugeais le projet en
contradiction avec le principe d'autonomie que nous défendions : je n'admettais pas que l'on fixe d'en haut le modèle d'une invention qu'on attendait d'en bas. Nous divergions également sur la nature de l'URSS.
Alors que Castoriadis parlait de capitalisme d'État [faut-il rappeler que c'est faux, et que Castoriadis opposait la notion de "capitalisme bureaucratique" à celle de "capitalisme d'Etat" pour souligner, justement, l'idée que ce nouveau régime ne fonctionnait pas selon les catégories de l'économie politique ordinaire ?], il m'était devenu évident que la nature de cette société échappait aux catégories marxistes, qu'il y avait non pas une nouvelle classe sociale (la bureaucratie), mais un régime totalitaire dont la finalité était d'opérer, par le truchement d'un parti omnipotent, une sorte de bouclage du social et de conjonction entre le droit, le pouvoir et le savoir. Ma rupture avec Socialisme ou Barbarie a coïncidé avec ma rupture avec le marxisme... [Sans doute, mais Castoriadis, Lyotard, et bien d'autres, illustrent la possibilité de rompre avec le marxisme pour d'autres raisons, sur d'autres lignes de rupture, et Lefort sait très bien qu'il y a toujours eu des marxistes - notamment les sociaux-démocrates des années 20 et 30, qui n'étaient pas des sociaux-libéraux - qui ont rejeté l'omnipotence du parti totalitaire sans se croire obligés de "rompre avec le marxisme" : aujourd'hui, il devient nécessaire de rappeler que le mot "social-démocrate" n'avait pas à l'origine le sens que lui donnent les média contemporains, et que Lénine, Kautsky, Bernstein, Rosa, Liebknecht et Trotsky ont tous porté cette étiquette, jusqu'en 1919...]
Dans La Brèche, publiée avec Cornelius Castoriadis et Edgar Morin, vous voyez dons le « désordre nouveau » de Mai 68 une expérience de « démocratie sauvage ». Vous étiez à l'époque professeur à l'université de Caen. Avez-vous participé activement à l'événement?
Je n'étais certes pas l'inspirateur de la grève à l'université de Caen, mais il est vrai que ce sont mes étudiants sociologues qui l'ont déclenchée. Je les ai défendus activement, leur audace et leur inventivité me surprenaient. Certains intellectuels, comme Raymond Aron, ont craint que les communistes ne prennent le pouvoir. Il n'en a jamais été question. Mai 68 a été un moment extraordinaire d'effervescence au cours duquel - sans dirigeants ni programme - toutes les hiérarchies ont été remises en question, dans tous les secteurs de la société (hôpital, justice, information, Église même). De petits groupes d'extrême gauche ont vainement cherché à s'imposer. La cible n'était pas le pouvoir dont il est possible de s'emparer, mais l'autorité, à la fois omniprésente et indéfinissable.
À vos yeux, la démocratie moderne met les hommes aux prises avec une indétermination radicale. En même temps, elle fait courir le risque du nihilisme...
La démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'expérience d'une indétermination dernière quant aux fondements du Pouvoir, de la Loi et du Savoir dans tous les registres de la vie
sociale. La libération de la parole propre à l'expérience démocratique va de pair avec un pouvoir d'investigation sur ce qui était autrefois exclu comme indigne d'être pensé ou perçu, ouvrant ainsi de nouvelles ressources pour la littérature, mais aussi pour l'histoire, l'anthropologie, la psychanalyse... Pensons, par exemple, à l'aventure du roman moderne, qui brise le récit au sens classique pour laisser place à une sorte de fragmentation entre des expériences hétérogènes et contradictoires. Cela a partie liée avec l'expérience d'une société qui fait droit à la diversité et au conflit. Au-delà de la littérature, la reconnaissance de la liberté de parole recèle une injonction faite à tout individu d'assumer ses droits, c'est-à-dire de faire droit à ses pensées, d'accepter l'autre en soi. La naissance de l'espace public coincide avec l'ouverture du champ du dicible et du pensable. Mais il est vrai ce même droit à tout accueillir fraie la voie au relativisme et au nihilisme : la démocratie fait peser une menace sur la liberté quand elle suscite l'illusion du tout dicible et du tout manipulable. Et elle fait peser une menace sur l'égalité quand elle suscite l'illusion que la différence des places ne relève que de la convention ou quand elle réduit l'autorité à une fonction utilitaire.
L'une des originalités de votre réflexion sur le pouvoir tient à l'importance qu'y prend la question du corps. Vous parlez de processus d'incorporation dans le totalitarisme et de désincorporation dans la démocratie. D'où vous est venue cette attention aux rôles du corps en politique ?
Sans doute de l'œuvre de Merleau-Ponty qui a interrogé le corps comme nul autre. Masse intérieurement travaillée dit-il le corps est traversé par un écart de soi à soi. Voyant il est en même temps visible ; touchant il est en même temps touché ; parlant il est en même temps audible ; sentant il est en même temps sensible - sans que jamais les deux pôles ne puissent coïncider. Cette notion d'un dédoublement du dedans et du dehors permet de repenser l'ensemble de l'espace et du monde visibles même s il n'est pas question de transposer purement et simplement ce qui se passe des corps naturels aux corps politiques.
C'est aussi la lecture de La Boétie qui m'a inspiré. J'avais cheminé vers l'idée de servitude volontaire dans mes travaux sur le totalitarisme et voilà que je la découvrais dans Le Contr'Un de La Boétie associée à l'image du corps du roi. « Celui qui vous maîtrise tant, déclare La Boétie, n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps, et n'a autre chose que ce qu'a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l'avantage que vous lui faites pour vous détruire. D'où a-t-il pris tant d'yeux dont il vous épie si vous ne les lui avez baillés ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s'il ne les prend pas de vous ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous ? » La Boétie suggère que le peuple est sous l'emprise d'un charme, celui de l'Un, lié à la vision du corps du tyran sur lequel se projettent les regards de tous et dans lequel s'incorpore la société. Comment ne pas voir là une formidable anticipation de la description par George Orwell de l'univers totalitaire ? À la différence
de tous les régimes antérieurs, la démocratie fait du pouvoir un lieu vide et inappropriable, elle met en échec l'image d'une société organiquement unie.
Vous participez prochainement à un forum intitulé « Réinventer la démocratie » . Est-ce à direque la démocratie que vous avez défendue face au totalitarisme est en crise ?
Rarement notre démocratie aura été aussi trouble. Les lignes de clivage nécessaires entre les grands courants d'opinion sont beaucoup plus opaques. Or la démocratie se caractérise essentiellement par la fécondité du conflit. Elle est ce régime unique qui, au rebours de la logique unitaire propre à toutes les autres formes de société, assume la division. L'aménagement d'une scène politique sur laquelle se produit la compétition pour le pouvoir vaut, en effet, légitimation du conflit social sous toutes ses formes elle fait apparaître la division comme constitutive de l'unité même de la société. Aujourd'hui, la division sociale est moins claire. Au niveau politique comme au niveau syndical, quelque chose s'est perdu de la fécondité, de la combativité, de l'effervescence des conflits. Le sens d'une orientation de l'histoire fait défaut. Le terme de décomposition est sans doute trop fort, mais il y a de quoi s'inquiéter quand on voit resurgir un chômage de masse et une grande pauvreté sans que cette situation soit à même de relancer la mobilisation. Une société démocratique dont les articulations et les lignes de développement ne sont plus déchiffrables risque de jeter un nombre croissant d'individus dans le désarroi et de provoquer une furieuse demande d'ordre et de certitude au profit de nouveaux démagogues.
Est-ce que la chute du communisme n'a pas joué un rôle dans le brouillage que vous évoquiez ?
Je ne vais pas regretter, moi qui suis un opposant de toujours au communisme, le temps où il était une force importante dans la société. Mais quelque chose s'est perdu avec l'effacement de la perspective d'une société tout autre. Celle-ci a fait défaut à ceux qui subissaient son attrait, mais aussi à ceux qui trouvaient un ressort de leur engagement dans le refus du modèle totalitaire et la défense des libertés. En l'absence d'une alternative et d'un adversaire déclaré, la démocratie bénéficie d'une légitimité morale et politique sans précédent. Mais privée du ressort de l'adversité, elle est en même temps affaiblie au point de paraître presque triviale. En outre, à considérer la sphère internationale, on ne sait comment qualifier les divers autres régimes, notamment le régime russe, dominé par l'alliance de la finance, des mafias et d'une dictature qui assassine ses opposants. Dans ce qu'on nomme le tiers-monde, seul un pays comme le Brésil dessine un chemin [la Bolivie, le Venezuela, existent-ils pour Lefort ? ] : dans une société coupée entre une caste hyperfortunée et privilégiée et une couche de la population entièrement captive de la pauvreté, Lula a su rouvrir le possible et remettre la société en mouvement. À l'heure d'une globalisation qui voit se coaguler des modèles de société très hétérogènes, rien n'interdit d'imaginer de nouvelles formes de domination. C'est pour cela qu'Obama nous étonne : soudain, on s'aperçoit qu'il peut y avoir mobilisation de la population quand un acteur nouveau propose un nouveau contrat social. Toutefois, ce n'est pas seulement la représentation des clivages qui fait défaut ni les acteurs politiques qui manquent. La nature du capitalisme et le monde industriel se sont complètement métamorphosés : le prolétariat de masse rassemblé par le monde de la grande industrie a disparu pour laisser place à une hétérogénéité grandissante des conditions et des classes.
Après avoir surmonté le défi totalitaire, la démocratie est mise en demeure de se réinventer."
mercredi 3 juin 2009
Conférence sur la garde à vue
Voici le texte de la conférence sur la garde à vue que je m'apprête à donner, samedi 13 juin, à l'Institut de Défense Pénale de Marseille devant un parterre de magistrats, d'avocats et de policiers.
Vos commentaires, remarques ou critiques seraient le bienvenu :
"Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir pris le risque d'inviter à votre journée d'étude un philosophe qui a sans doute un peu réfléchi à la signification du droit au sein d'une société démocratique, mais qui n'est pas un spécialiste du droit pénal, moins encore, comme vous l'êtes tous ici, un praticien en prise avec la réalité de ce dont nous allons parler. Je ne pourrai donc pas me placer sur le terrain de l'exercice quotidien de la justice, quel que soit la place que chacun d'entre vous occupez dans cette fonction. Mais il ne serait guère utile que je me contente d'occuper la position assez commode et facile de celui qui se limiterait à rappeler le nécessaire respect des principes fondamentaux du droit sans prendre au sérieux les difficultés que rencontrent les différents acteurs de la justice dans l'exercice de leur tâche. Autrement dit, bien que je sois plutôt dans la position du candide, j'essaierai de ne pas adopter celle de l'ange.
Précaution méthodologique
Je voudrais souligner, en préambule, à quel point il est nécessaire, pour qu'un débat fructueux puisse s'instaurer entre nous, que nous commencions par sortir du rôle ou de la fonction qui nous est assignée que nous soyons avocat, procureur, juge d'instruction, policier, ou, comme c'est mon cas, enseignant-chercheur. Ce qui nous est demandé à tous, c'est de nous placer dans la position critique et réflexive du spectateur impartial, et non pas de l'acteur qui doit défendre le point de vue de l'institution qu'il représente ou du métier qu'il exerce. Sans quoi, nous n'aboutirons qu'à un dialogue de sourds où chacun se renvoie la balle sans qu'on puisse atteindre un accord ou un désaccord constructif. Il me semble que le principal mérite d'une enceinte comme celle-ci est de nous donner l'occasion de procéder à cette mise à distance en vu de constituer les bases d'un dialogue raisonnable et, on peut l'espérer, de dégager quelques conclusions qui feraient consensus ou, à défaut, de mieux comprendre les raisons de notre impossibilité d'y accéder. Naturellement, nous ne pouvons envisager le délicat sujet qui nous unit aujourd'hui qu'à partir de notre expérience et des réflexions que celle-ci suscite en nous, mais en même temps partir de l'expérience est autre chose que soutenir un point de vue partisan, moins encore « politique » (au sens restreint du terme, où il s'agirait par exemple de défendre telle ou telle orientation générale décidée par le pouvoir en place). J'imagine aisément ce qu'une telle exigence a d'inaccoutumé puisque, au jour le jour, vous êtes, les uns et les autres - magistrats, policiers et avocats - placés dans des positions où les fonctions sont assignées à l'avance. Mais c'est précisément ce dont il faudrait un instant tenter de se départir. La place différente que chacun occupe dans l'institution judiciaire permet que soit déployée une pluralité de points de vue, mais ceux-ci doivent être réfléchis de façon objective, critique et impartiale, ce qui ne veut pas dire neutre et indifférente, en sorte que chacun puisse en quelque manière s'avancer vers l'autre. C'est donc une forme de confrontation, et même de confrontation langagière, fort différente que celle que nous connaissez habituellement qu'il s'agit d'élaborer et qui en appellera seulement au souci du bien commun.
A quoi il faut ajouter ceci : dans la mesure où le développement de la garde à vue pose à la société française un certain nombre de questions importantes, on ne saurait enfermer le débat dans un cadre technique et professionnel strictement policier. Pour une raison première, fondamentale, c'est que l'argument de l'efficacité ne peut être mis sur le même plan que les droits fondamentaux intangibles des citoyens qui, dans notre démocratie, ont une valeur constitutionnelle. Nous aurons sans doute à revenir sur ce point.
Ces précautions méthodologiques étant prises, nous pouvons en venir au sujet ou plutôt au problème qui nous réunit aujourd'hui : la garde à vue, les principes juridiques, fondamentaux ou non, qui encadrent sa mise en oeuvre, les raisons qui la justifient et, éventuellement, les réformes du Code de procédure pénale qu'il serait nécessaire ou souhaitable d'envisager afin de mieux répondre aux diverses obligations qui entrent, sinon en contradiction, du moins en tension les unes avec les autres. Parmi celles-ci, d'une part, la défense de la sécurité des citoyens et l'exercice efficace des fonctions judiciaires et policières et, d'autre part, la garantie des droits fondamentaux des citoyens, par exemple le droit de pouvoir se défendre de manière équitable lorsqu'on est mis en cause pour une action prétendument délictueuse ou criminelle.
Une expérience de l'arrachemement à la routine
Je voudrais centrer mon intervention de ce matin sur un point particulier qui me paraît tout à fait décisif, lorsqu'on réfléchit aux nombreux problèmes posés par la garde à vue, sa pratique et son évolution, dans la société française d'aujourd'hui, à savoir la nécessaire garantie du principe de symétrie entre le citoyen et les agents de l'Etat. Et cela est d'autant plus important, dans toutes les applications possibles de ce principe, que la garde à vue révèle tout d'abord une profonde dissymétrie entre la situation dans laquelle se trouve l'individu, soudainement mis à l'écart pour un temps qui peut être assez long, et le pouvoir dont dispose les autorités publiques. Non pas que celles-ci jouissent d'une totale impunité - tel n'est évidemment pas le cas – non plus parce que les moyens à disposition des uns et des autres sont disproportionnés – ce qui est davantage le cas – mais, en premier lieu, parce que dans la scène de la garde à vue se font face un individu isolé, souvent assez sinon totalement démuni, et les divers agents du pouvoir, dont certains sont physiquement présents, les policiers, mais dont d'autres sont absents (le procureur) ou plutôt sont perçus comme une présence invisible, lointaine, plus ou moins désignée ou clairement connue. Comme vous le savez, la plupart des gens ignorent quels sont les différents acteurs de la procédure judiciaire, les règles qui distribuent et délimitent les fonctions de chacun et les droits – le droit par exemple de garder le silence – qui sont les leurs. De sorte qu'il y a une différence notable entre les autorités qui connaissant le fonctionnement du système et les citoyens incriminés qui l'ignorent et qui se trouvent, de ce fait, profondément désarçonnés.
De quoi s'agit-il pour la plupart des personnes ainsi mises en cause (je ne parle évidemment pas des délinquants aguerris qui ont l'expérience ou qui ont été préparé à affronter ce genre de situation), sinon d'une expérience, serait-elle de courte durée, de l'arrachement à la vie quotidienne ordinaire ? Un arrachement parfois brutal à ce qui dans la routine de la vie de tous les jours, où nous vaquons à nos occupations sans trop nous poser de questions, nourrit une sorte d'insouciance ou, pour mieux dire, de confiance qu'aujourd'hui se passera plus ou moins comme hier. S'il nous arrive parfois de nous plaindre du caractère routinier de notre existence, on ne mesure vériablement la valeur de cette répétition, souvent empreinte d'ennui, que lorsque, tout d'un coup, survient un accident inattendu qui en rompt la trajectoire paisible. A de semblables expériences de rupture se rapportent l'annonce d'une maladie grave ou la mort d'un proche, ou peut-être tout simplement la perte de son emploi. La garde à vue sera de portée moins dramatique peut-être, mais elle relève de ce genre d'expérience tramautisante, avec cette différence particulière, mais qui compte, que ce qui nous tombe dessus, si j'ose dire, ce n'est pas la nature ou les décrets du sort, ni les lois impersonnelles du marché économique, mais l'Etat, c'est-à-dire cet artifice inventé par les hommes en vu de garantir leur sécurité.
Une mesure qui devrait rester exceptionnelle
Ayant dit cela, on comprendra dès lors que la garde à vue devrait, par définition, être seulement une mesure d'exception, justifiée par des indices sérieux qu'un délit vraiment grave ou qu'un crime a été commis ou risque de l'être, mais elle ne devrait nullement être une mesure de justice ordinaire ou banale. Il me semble, par conséquent, que nous devons réfléchir à ce qu'implique la progressive banalisation de cette mesure, parce que c'est bien à cette banalisation que l'on assiste depuis quelques années (les chiffres à cet égard sont éloquents).
Une telle évolution répond au développement d'une culture du soupçon de la part de l'Etat – pour ne rien dire d'une politique du chiffre – qui vise des objectifs d'efficacité et de sécurité mais qui est, je crois, de nature à nourrir en réalité un sentiment croissant d'insécurité, voire de peur, chez nos concitoyens. Or ce sentiment d'insécurité est très exactement ce dont l'Etat doit nous prémunir. En sorte qu'il y a quelque chose de profondément contraire aux finalités premières de l'Etat – qui sont de garantir la sécurité des biens et des personnes – et le développement de toute une panoplie de mesures coercitives, du genre de la garde à vue. Pour le dire en bref, le sentiment de sécurité ne peut être garanti que si les citoyens ont l'assurance qu'ils ne risquent pas, à tout moment, d'être privés de leurs droits fondamentaux pour des raisons qui ne soient d'une réelle gravité. De sorte qu'entre les objectifs de sécurité et la nécessaire protection des libertés publiques fondamentales, il y a moins d'opposition qu'on le prétend habituellement. Porter atteinte, réduire les libertés des citoyens au nom d'impératifs sécuritaires ou d'efficacité, c'est en réalité porter atteinte au sentiment de sécurité que l'Etat a pour première mission de garantir. Il me paraît important d'insister sur ce point. L'Etat n'a pas seulement à protéger, en dernier ressort, le citoyen contre les différentes formes de violences dont ils peuvent être victimes.. Il lui appartient également de développer ce qu'on peut appeler une « culture de la confiance» dans la façon dont il les traite au quotidien. Il convient de ne pas oublier cette dimension subjective dont ne rendent pas compte les chiffres et les statistiques sur la déliquance ou sur les taux de résolution des crimes et des délits.
L'argument communément entendu que quiconque n'a rien à se reprocher n'a en réalité rien à craindre est loin d'être conforme à la réalité des faits parce que tout se passe, à ce moment bien précis de l'enquête, comme s'il appartenait au gardé à vue d'apporter la preuve de son innocence et qu'il n'est en rien responsable des actes dont on l'accuse. Si au plan des principes théoriques, il n'y a pas d'opposition entre la mise en cause de quelqu'un et le présupposé de son innocence, dans la pratique, du point de vue psychologique, il en va tout autrement., selon l'adage du sens commun que nous partageons tous plus ou moins : « Il n'y a pas de fumée sans feu ». Je crois qu'il est très important dans ces questions de ne pas oublier les expériences et les représentations de la vie ordinaire, et de ne pas s'en tenir seulement aux principes formels et, sous bien des aspects, fictifs du droit.
Violence symbolique et effacement du tiers
Je voudrais revenir, un instant, sur un aspect un peu théorique, pardonnez-moi, de la question.
Si l'expérience de la garde à vue est généralement vécue comme une expérience traumatisante du face à face entre l'individu vulnérable et fragilisé et les autorités de l'Etat, c'est parce que s'efface ou disparaît, du point de vue du sujet incriminé, au moins pour un temps, la figure du tiers impartial. Non pas objectivement – il y a des procédures de validation et, éventuellement, de contrôle à l'oeuvre, la Loi n'est pas absente – mais au moins subjectivement. La scène de la garde à vue – et je crois qu'il est important de présenter les choses ainsi – se déroule dans le cadre d'un face à face en l'absence d'un tiers – par exemple de ce tiers que représente l'avocat. C'est là pour les individus une expérience de la violence symbolique qu'aucun acteur ne devrait perdre de vue.
Le paradoxe, c'est que l'Etat, et en particulier l'Etat de droit, est l'instance inventée par les hommes pour les mettre à distance de la violence qu'ils sont toujours susceptibles d'exercer les uns envers les autres, en même temps, pour reprendre la formule bien connue de Weber, l'Etat dispose seul de l'exercice de la violence légitime. Je ne crois pas que l'on doive oublier que la garde à vue relève de cette catégorie de la violence, serait-elle, comme je l'ai dit, uniquement de nature symbolique et de courte durée. Dans la scène de la garde à vue, l'Etat n'est plus perçu par le sujet comme le tiers qui régule ses relations avec les autres, mais comme l'acteur immédiat d'une mise en cause qui est éprouvée dans un face à face profondément dissymétrique. Et cela est d'autant plus vrai que l'individu retenu par les autorités policières et judiciaires devra subir diverses pratiques humiliantes (le port des menottes, la fouille au corps, la mise à nu, etc.). Par conséquent, il y a quelque chose de profondément faux, plus encore qu'hypocrite, dans le statut du gardé à vue qui est d'être, au plan juridique, un simple « témoin », de surcroit présumé innocent. En réalité, la différence est grande entre sa situation théorique, disons « formelle », et sa situation réelle, telle qu'elle est vécue et éprouvée.
La conséquence, c'est qu'il serait non souhaitable mais nécessaire d'introduire dès la phase initiale du huis clos de la garde à vue, la figure rassurante du tiers. Or cette figure ne peut être incarnée par le procureur, ni même par quelque membre de la famille, mais seulement par l'avocat. Le fait que celui-ci ne dispose pas encore à ce moment de tous les éléments du dossier, ni qu'il ne connaisse toujours son client, n'est pas le plus important. Le plus important n'est pas qu'il soit pleinement informé, mais qu'il soit présent, parce qu'il représente symboliquement, mais psychologiquement aussi, la présence d'une personne impartiale à qui se confier. Ici l'avocat n'exerce pas seulement une fonction de contrôle et de défense : il met un terme au face à face inégalitaire et retablit ce que j'appelle le principe de symétrie.
Conclusion
Pour conclure, je crois donc que deux principes de base de la justice pénale devraient être posés :
Tout d'abord, la nécessité de résister à une banalisation de la garde à vue, considérée comme une mesure de justice ordinaire. Pour les sujets qui en font l'expérience, elle n'a rien d'ordinaire. La garde à vue devrait être, et, en réalité, devenir une mesure d'exception (et ce principe devrait bien davantage s'appliquer à la détention préventive). On peut cependant douter que tel soit le cas, lorsque plus de 600 000 personnes, et récemment des enfants, font l'objet de cette mesure de rétention et de privation de leur droit d'aller et de venir librement, serait-ce pour une courte durée.
Ensuite, cette mesure, serait-elle jugée appropriée, le gardé à vue devrait bénéficier de droits bien mieux définis. Et tout d'abord le droit à la présence d'un avocat des les premiers instants de la procédure, en sorte que les armes soient plus égales dans les rapports entre les acteurs de ce court drame.
On objectera qu'une telle réforme n'est ni réaliste ni même souhaitable, du point de vue de l'enquête et des exigences de l'efficacité. J'admets bien volontiers la pertinence du premier argument. Quant au second, je rappellerai ceci : on peut inventer la dystopie d'une société imaginaire où l'efficacité du contrôle de l'Etat sur les citoyens serait telle que tout crime ou délir aurait quasiment disparu, mais une telle société n'aurait rien d'un paradis : elle serait le cauchemar d'une société totalitaire enfin réalisée.
Quant à la culture de l'aveu dans laquelle la pratique de la garde à vue s'inscrit profondément, le fait qu'elle recommande de placer la personne mise en cause dans une position de fragilité et de vulnérabilité est un présupposé qui me paraît totalement contraire à la facon dont un Etat démocratique doit traiter les citoyens, outre le fait qu'une telle culture est en contradiction massive avec la présomption d'innocence.
Je vous remercie de votre attention.
Vos commentaires, remarques ou critiques seraient le bienvenu :
"Mesdames, Messieurs, je vous remercie d'avoir pris le risque d'inviter à votre journée d'étude un philosophe qui a sans doute un peu réfléchi à la signification du droit au sein d'une société démocratique, mais qui n'est pas un spécialiste du droit pénal, moins encore, comme vous l'êtes tous ici, un praticien en prise avec la réalité de ce dont nous allons parler. Je ne pourrai donc pas me placer sur le terrain de l'exercice quotidien de la justice, quel que soit la place que chacun d'entre vous occupez dans cette fonction. Mais il ne serait guère utile que je me contente d'occuper la position assez commode et facile de celui qui se limiterait à rappeler le nécessaire respect des principes fondamentaux du droit sans prendre au sérieux les difficultés que rencontrent les différents acteurs de la justice dans l'exercice de leur tâche. Autrement dit, bien que je sois plutôt dans la position du candide, j'essaierai de ne pas adopter celle de l'ange.
Précaution méthodologique
Je voudrais souligner, en préambule, à quel point il est nécessaire, pour qu'un débat fructueux puisse s'instaurer entre nous, que nous commencions par sortir du rôle ou de la fonction qui nous est assignée que nous soyons avocat, procureur, juge d'instruction, policier, ou, comme c'est mon cas, enseignant-chercheur. Ce qui nous est demandé à tous, c'est de nous placer dans la position critique et réflexive du spectateur impartial, et non pas de l'acteur qui doit défendre le point de vue de l'institution qu'il représente ou du métier qu'il exerce. Sans quoi, nous n'aboutirons qu'à un dialogue de sourds où chacun se renvoie la balle sans qu'on puisse atteindre un accord ou un désaccord constructif. Il me semble que le principal mérite d'une enceinte comme celle-ci est de nous donner l'occasion de procéder à cette mise à distance en vu de constituer les bases d'un dialogue raisonnable et, on peut l'espérer, de dégager quelques conclusions qui feraient consensus ou, à défaut, de mieux comprendre les raisons de notre impossibilité d'y accéder. Naturellement, nous ne pouvons envisager le délicat sujet qui nous unit aujourd'hui qu'à partir de notre expérience et des réflexions que celle-ci suscite en nous, mais en même temps partir de l'expérience est autre chose que soutenir un point de vue partisan, moins encore « politique » (au sens restreint du terme, où il s'agirait par exemple de défendre telle ou telle orientation générale décidée par le pouvoir en place). J'imagine aisément ce qu'une telle exigence a d'inaccoutumé puisque, au jour le jour, vous êtes, les uns et les autres - magistrats, policiers et avocats - placés dans des positions où les fonctions sont assignées à l'avance. Mais c'est précisément ce dont il faudrait un instant tenter de se départir. La place différente que chacun occupe dans l'institution judiciaire permet que soit déployée une pluralité de points de vue, mais ceux-ci doivent être réfléchis de façon objective, critique et impartiale, ce qui ne veut pas dire neutre et indifférente, en sorte que chacun puisse en quelque manière s'avancer vers l'autre. C'est donc une forme de confrontation, et même de confrontation langagière, fort différente que celle que nous connaissez habituellement qu'il s'agit d'élaborer et qui en appellera seulement au souci du bien commun.
A quoi il faut ajouter ceci : dans la mesure où le développement de la garde à vue pose à la société française un certain nombre de questions importantes, on ne saurait enfermer le débat dans un cadre technique et professionnel strictement policier. Pour une raison première, fondamentale, c'est que l'argument de l'efficacité ne peut être mis sur le même plan que les droits fondamentaux intangibles des citoyens qui, dans notre démocratie, ont une valeur constitutionnelle. Nous aurons sans doute à revenir sur ce point.
Ces précautions méthodologiques étant prises, nous pouvons en venir au sujet ou plutôt au problème qui nous réunit aujourd'hui : la garde à vue, les principes juridiques, fondamentaux ou non, qui encadrent sa mise en oeuvre, les raisons qui la justifient et, éventuellement, les réformes du Code de procédure pénale qu'il serait nécessaire ou souhaitable d'envisager afin de mieux répondre aux diverses obligations qui entrent, sinon en contradiction, du moins en tension les unes avec les autres. Parmi celles-ci, d'une part, la défense de la sécurité des citoyens et l'exercice efficace des fonctions judiciaires et policières et, d'autre part, la garantie des droits fondamentaux des citoyens, par exemple le droit de pouvoir se défendre de manière équitable lorsqu'on est mis en cause pour une action prétendument délictueuse ou criminelle.
Une expérience de l'arrachemement à la routine
Je voudrais centrer mon intervention de ce matin sur un point particulier qui me paraît tout à fait décisif, lorsqu'on réfléchit aux nombreux problèmes posés par la garde à vue, sa pratique et son évolution, dans la société française d'aujourd'hui, à savoir la nécessaire garantie du principe de symétrie entre le citoyen et les agents de l'Etat. Et cela est d'autant plus important, dans toutes les applications possibles de ce principe, que la garde à vue révèle tout d'abord une profonde dissymétrie entre la situation dans laquelle se trouve l'individu, soudainement mis à l'écart pour un temps qui peut être assez long, et le pouvoir dont dispose les autorités publiques. Non pas que celles-ci jouissent d'une totale impunité - tel n'est évidemment pas le cas – non plus parce que les moyens à disposition des uns et des autres sont disproportionnés – ce qui est davantage le cas – mais, en premier lieu, parce que dans la scène de la garde à vue se font face un individu isolé, souvent assez sinon totalement démuni, et les divers agents du pouvoir, dont certains sont physiquement présents, les policiers, mais dont d'autres sont absents (le procureur) ou plutôt sont perçus comme une présence invisible, lointaine, plus ou moins désignée ou clairement connue. Comme vous le savez, la plupart des gens ignorent quels sont les différents acteurs de la procédure judiciaire, les règles qui distribuent et délimitent les fonctions de chacun et les droits – le droit par exemple de garder le silence – qui sont les leurs. De sorte qu'il y a une différence notable entre les autorités qui connaissant le fonctionnement du système et les citoyens incriminés qui l'ignorent et qui se trouvent, de ce fait, profondément désarçonnés.
De quoi s'agit-il pour la plupart des personnes ainsi mises en cause (je ne parle évidemment pas des délinquants aguerris qui ont l'expérience ou qui ont été préparé à affronter ce genre de situation), sinon d'une expérience, serait-elle de courte durée, de l'arrachement à la vie quotidienne ordinaire ? Un arrachement parfois brutal à ce qui dans la routine de la vie de tous les jours, où nous vaquons à nos occupations sans trop nous poser de questions, nourrit une sorte d'insouciance ou, pour mieux dire, de confiance qu'aujourd'hui se passera plus ou moins comme hier. S'il nous arrive parfois de nous plaindre du caractère routinier de notre existence, on ne mesure vériablement la valeur de cette répétition, souvent empreinte d'ennui, que lorsque, tout d'un coup, survient un accident inattendu qui en rompt la trajectoire paisible. A de semblables expériences de rupture se rapportent l'annonce d'une maladie grave ou la mort d'un proche, ou peut-être tout simplement la perte de son emploi. La garde à vue sera de portée moins dramatique peut-être, mais elle relève de ce genre d'expérience tramautisante, avec cette différence particulière, mais qui compte, que ce qui nous tombe dessus, si j'ose dire, ce n'est pas la nature ou les décrets du sort, ni les lois impersonnelles du marché économique, mais l'Etat, c'est-à-dire cet artifice inventé par les hommes en vu de garantir leur sécurité.
Une mesure qui devrait rester exceptionnelle
Ayant dit cela, on comprendra dès lors que la garde à vue devrait, par définition, être seulement une mesure d'exception, justifiée par des indices sérieux qu'un délit vraiment grave ou qu'un crime a été commis ou risque de l'être, mais elle ne devrait nullement être une mesure de justice ordinaire ou banale. Il me semble, par conséquent, que nous devons réfléchir à ce qu'implique la progressive banalisation de cette mesure, parce que c'est bien à cette banalisation que l'on assiste depuis quelques années (les chiffres à cet égard sont éloquents).
Une telle évolution répond au développement d'une culture du soupçon de la part de l'Etat – pour ne rien dire d'une politique du chiffre – qui vise des objectifs d'efficacité et de sécurité mais qui est, je crois, de nature à nourrir en réalité un sentiment croissant d'insécurité, voire de peur, chez nos concitoyens. Or ce sentiment d'insécurité est très exactement ce dont l'Etat doit nous prémunir. En sorte qu'il y a quelque chose de profondément contraire aux finalités premières de l'Etat – qui sont de garantir la sécurité des biens et des personnes – et le développement de toute une panoplie de mesures coercitives, du genre de la garde à vue. Pour le dire en bref, le sentiment de sécurité ne peut être garanti que si les citoyens ont l'assurance qu'ils ne risquent pas, à tout moment, d'être privés de leurs droits fondamentaux pour des raisons qui ne soient d'une réelle gravité. De sorte qu'entre les objectifs de sécurité et la nécessaire protection des libertés publiques fondamentales, il y a moins d'opposition qu'on le prétend habituellement. Porter atteinte, réduire les libertés des citoyens au nom d'impératifs sécuritaires ou d'efficacité, c'est en réalité porter atteinte au sentiment de sécurité que l'Etat a pour première mission de garantir. Il me paraît important d'insister sur ce point. L'Etat n'a pas seulement à protéger, en dernier ressort, le citoyen contre les différentes formes de violences dont ils peuvent être victimes.. Il lui appartient également de développer ce qu'on peut appeler une « culture de la confiance» dans la façon dont il les traite au quotidien. Il convient de ne pas oublier cette dimension subjective dont ne rendent pas compte les chiffres et les statistiques sur la déliquance ou sur les taux de résolution des crimes et des délits.
L'argument communément entendu que quiconque n'a rien à se reprocher n'a en réalité rien à craindre est loin d'être conforme à la réalité des faits parce que tout se passe, à ce moment bien précis de l'enquête, comme s'il appartenait au gardé à vue d'apporter la preuve de son innocence et qu'il n'est en rien responsable des actes dont on l'accuse. Si au plan des principes théoriques, il n'y a pas d'opposition entre la mise en cause de quelqu'un et le présupposé de son innocence, dans la pratique, du point de vue psychologique, il en va tout autrement., selon l'adage du sens commun que nous partageons tous plus ou moins : « Il n'y a pas de fumée sans feu ». Je crois qu'il est très important dans ces questions de ne pas oublier les expériences et les représentations de la vie ordinaire, et de ne pas s'en tenir seulement aux principes formels et, sous bien des aspects, fictifs du droit.
Violence symbolique et effacement du tiers
Je voudrais revenir, un instant, sur un aspect un peu théorique, pardonnez-moi, de la question.
Si l'expérience de la garde à vue est généralement vécue comme une expérience traumatisante du face à face entre l'individu vulnérable et fragilisé et les autorités de l'Etat, c'est parce que s'efface ou disparaît, du point de vue du sujet incriminé, au moins pour un temps, la figure du tiers impartial. Non pas objectivement – il y a des procédures de validation et, éventuellement, de contrôle à l'oeuvre, la Loi n'est pas absente – mais au moins subjectivement. La scène de la garde à vue – et je crois qu'il est important de présenter les choses ainsi – se déroule dans le cadre d'un face à face en l'absence d'un tiers – par exemple de ce tiers que représente l'avocat. C'est là pour les individus une expérience de la violence symbolique qu'aucun acteur ne devrait perdre de vue.
Le paradoxe, c'est que l'Etat, et en particulier l'Etat de droit, est l'instance inventée par les hommes pour les mettre à distance de la violence qu'ils sont toujours susceptibles d'exercer les uns envers les autres, en même temps, pour reprendre la formule bien connue de Weber, l'Etat dispose seul de l'exercice de la violence légitime. Je ne crois pas que l'on doive oublier que la garde à vue relève de cette catégorie de la violence, serait-elle, comme je l'ai dit, uniquement de nature symbolique et de courte durée. Dans la scène de la garde à vue, l'Etat n'est plus perçu par le sujet comme le tiers qui régule ses relations avec les autres, mais comme l'acteur immédiat d'une mise en cause qui est éprouvée dans un face à face profondément dissymétrique. Et cela est d'autant plus vrai que l'individu retenu par les autorités policières et judiciaires devra subir diverses pratiques humiliantes (le port des menottes, la fouille au corps, la mise à nu, etc.). Par conséquent, il y a quelque chose de profondément faux, plus encore qu'hypocrite, dans le statut du gardé à vue qui est d'être, au plan juridique, un simple « témoin », de surcroit présumé innocent. En réalité, la différence est grande entre sa situation théorique, disons « formelle », et sa situation réelle, telle qu'elle est vécue et éprouvée.
La conséquence, c'est qu'il serait non souhaitable mais nécessaire d'introduire dès la phase initiale du huis clos de la garde à vue, la figure rassurante du tiers. Or cette figure ne peut être incarnée par le procureur, ni même par quelque membre de la famille, mais seulement par l'avocat. Le fait que celui-ci ne dispose pas encore à ce moment de tous les éléments du dossier, ni qu'il ne connaisse toujours son client, n'est pas le plus important. Le plus important n'est pas qu'il soit pleinement informé, mais qu'il soit présent, parce qu'il représente symboliquement, mais psychologiquement aussi, la présence d'une personne impartiale à qui se confier. Ici l'avocat n'exerce pas seulement une fonction de contrôle et de défense : il met un terme au face à face inégalitaire et retablit ce que j'appelle le principe de symétrie.
Conclusion
Pour conclure, je crois donc que deux principes de base de la justice pénale devraient être posés :
Tout d'abord, la nécessité de résister à une banalisation de la garde à vue, considérée comme une mesure de justice ordinaire. Pour les sujets qui en font l'expérience, elle n'a rien d'ordinaire. La garde à vue devrait être, et, en réalité, devenir une mesure d'exception (et ce principe devrait bien davantage s'appliquer à la détention préventive). On peut cependant douter que tel soit le cas, lorsque plus de 600 000 personnes, et récemment des enfants, font l'objet de cette mesure de rétention et de privation de leur droit d'aller et de venir librement, serait-ce pour une courte durée.
Ensuite, cette mesure, serait-elle jugée appropriée, le gardé à vue devrait bénéficier de droits bien mieux définis. Et tout d'abord le droit à la présence d'un avocat des les premiers instants de la procédure, en sorte que les armes soient plus égales dans les rapports entre les acteurs de ce court drame.
On objectera qu'une telle réforme n'est ni réaliste ni même souhaitable, du point de vue de l'enquête et des exigences de l'efficacité. J'admets bien volontiers la pertinence du premier argument. Quant au second, je rappellerai ceci : on peut inventer la dystopie d'une société imaginaire où l'efficacité du contrôle de l'Etat sur les citoyens serait telle que tout crime ou délir aurait quasiment disparu, mais une telle société n'aurait rien d'un paradis : elle serait le cauchemar d'une société totalitaire enfin réalisée.
Quant à la culture de l'aveu dans laquelle la pratique de la garde à vue s'inscrit profondément, le fait qu'elle recommande de placer la personne mise en cause dans une position de fragilité et de vulnérabilité est un présupposé qui me paraît totalement contraire à la facon dont un Etat démocratique doit traiter les citoyens, outre le fait qu'une telle culture est en contradiction massive avec la présomption d'innocence.
Je vous remercie de votre attention.
lundi 1 juin 2009
Justification d'une décision
Afin d'éviter d'être pris dans la spirale d'une querelle qui ne fait peut-être que commencer, je me contente de signaler qu'Edouard Husson a publié sur son site un billet où il s'explique sur les raisons qui l'ont conduit à mettre fin à sa collaboration avec l'historienne et philosophe, Alexandra Laignel-Lavastine :
www.edouardhusson.com
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