Tous les hommes veulent être heureux, jusqu'à celui qui va se pendre, écrit à peu de choses près Pascal dans les Pensées. Mais le bonheur, à proportion que nous le recherchons, se dérobe à nous. Plus nous le désirons et agissons en conséquence, moins nous le trouvons. Dans son Autobiographie John Stuart Mill comprit, à l'occasion de la profonde crise qu'il traversa durant l'hiver 1826, que c'est seulement en cessant de poursuivre le bonheur que nous pourrons avoir la chance de le connaître. Le bonheur, ainsi en est-il du sommeil pour l'insomniaque, de l'humilité pour le moine, ne vient que "par surcroît", "chemin faisant", comme par grâce. Parce qu'il ignore cette vérité que je crois profonde - il est des états qui ne peuvent être atteints que si nous ne les voulons pas - l'égoïste ne rencontre jamais que la frustration, l'insatisfaction et, finalement, le malheur. C'est là une des grandes et profondes limites de la théorie des choix rationnels et de l'utilitarisme benthamien.
Multiplier les plaisirs autant que vous voudrez, la satisfaction qu'ils procurent ne vous donneront jamais l'homme pleinement heureux. Parce que la bonne vie n'est pas une vie de plaisirs ? A voir, et il faudrait s'entendre de quels plaisirs nous parlons. La raison est autre : le sentiment du bonheur, de la pleine réalisation de soi, et qui ne peut être éprouvé solitairement - est-on heureux seul ? calme, tranquille, paisible, oui ! mais heureux ? - a ceci de différent d'un plaisir que nous visons celui-ci consciemment et faisons notre possible pour l'atteindre. Mais le bonheur ne peut faire l'objet d'une quelconque stratégie, pas même indirecte. Aucune rationalité instrumentale ne peut nous dire comme s'y prendre, ni nous être d'aucun secours.
Au demeurant, ce n'est pas un dû, ni un droit. Un droit au bonheur ? quelle sottise !
Si tu connais le bonheur, réjouis-toi.
S'il t'échappe encore, ne te plains pas et ne te mets pas en peine de le poursuivre.
Ainsi en est-il des dons de la vie, qu'ils viennent lorsqu'on s'y attend le moins.
Mais comment ne pas désirer ce que tout homme ne peut pas ne pas désirer naturellement ? Ce n'est possible que dans l'état de non-conscience, de non-réflexion. Telle est la grande leçon paradoxale des mystiques chrétiens. De Carlyle aussi dont la lecture influença profondément John Stuart Mill. Les maîtres chinois du non-vouloir n'enseignent pas autre chose.
Décidément, avec cette affaire du bonheur, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Car, enfin, l'esprit logique - le fameux principe de non-contradiction - est pris en défaut et s'arracherait les cheveux s'il avait une tête qui soit plus qu'un cerveau : vouloir être heureux, ce n'est pas l'être, mais pour l'être, il ne faut pas le vouloir ! Eh bien alors on fait quoi ? On ne fait rien, ce qui n'est pas ne rien faire. Et vous appelez cela une réponse ? Mais puisqu'on vient de te dire qu'il fallait ne pas poser la question !
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
samedi 30 octobre 2010
mercredi 27 octobre 2010
L'utopie de Thomas More
Au moment d’évoquer, dans La République, la communauté des femmes et des enfants chez les gardiens, Glaucon fait remarquer à Socrate que c’est là «une disposition qui a plus de chances encore de susciter la méfiance, tant sous le rapport de la possibilité que de l’utilité». Le problème principal, objet de mille controverses à venir, qui occupera tout lecteur de L'utopie de Thomas More(1516) est déjà ici posé : à quoi bon inventer une société parfaite si elle n'est qu'un rêve de l'esprit ? Socrate demande alors que lui soit accordée une grâce, celle de s’abandonner, le temps d’une «petite fête», à la «pensée paresseuse», car tel est le «régal que se donnent habituellement à eux-mêmes» ceux qui «cheminent tout seuls».
Pour bien des raisons, c'est à la lumière de cette méthode socratique récréative, comme « en zizags », c'est-à-dire, infiniment sérieuse, que doit être lu le chef d'oeuvre de Thomas More. L'utopie – étymologiquement le Sans Lieu ou le Nulle part – ne désigne pas ici un projet de réforme politique qu'il faudrait réaliser à tout prix. L'intention de celui qui, pour sa perte, allait bientôt devenir le Chancelier du roi Henri VIII – à l'époque déjà, juriste chevronné, politique expérimenté, ami des plus grands humanistes de son temps, Erasme était le plus proche, et lui-même homme d'un immense savoir - est tout autre : elle est d'abord critique. De fait, tout commence, au livre I, par le procès sans concession des régimes monarchiques et des sociétés de son temps, où se conjuguent misère, corruption, immoralité et injustice ; procès qui n'a rien de chimérique, qui est au contraire d'un réalisme saisissant. Mené par l'interlocuteur de More, Raphaêl Hythlodée - l'ange débiteur de l'absurde – un naviguateur philosophe, disciple de Platon, qui a pérégriné à travers le Nouveau Monde et suivi Amerigo Vespucci dans ses voyages, le réquisitoire laisse entendre la profonde indignation morale de l'auteur lui-même. Mais lorsque Raphaël défend la condamnation radicale de la propriété privée, cause première du mal qui gangrène les sociétés, More se récrie. Car il y a bien de la différence entre la « philosophie d'école », abstraite et toute théorique qu'adopte le philosophe platonicien, et la « voie détournée », procèdant de biais, instruite de la vie et qui s'adapte à ses contingences, que prône More. Peu désireux de se laisser conduire sur la voie du compromis et du mensonge, serait-il noble et bien intentionné, le marin métaphysicien, à défaut de vouloir argumenter, en vient à décrire la société exemplaire des Utopiens (livre II).
Monde enserré, topologiquement à l'abri, et modèle d'ingéniérie sociale, où toute activité fait l'objet d'une rigoureuse planification rationnelle utilitariste – l'urbanisme, le travail, la distribution des vivres, les habits, les institutions politiques, la religion, les activités du jour - l'île présente un modèle uniforme de vie communautaire, essentiellement agricole, de laquelle sont bannies de facto les errances de la passion et du vice. Non que les hommes y soient différents et meilleurs qu'ailleurs, mais parce que l'organisation de l'ensemble est telle qu'il n'y a nulle raison pour que les individus s'y abandonnent à leurs penchants funestes de cupidité et de lutte pour la reconnaissance et la domination : les biens sont collectifs, rien n'y est privé, la monnaie est bannie, toute forme d'ostentation ridiculisée et, à l'exception du pouvoir du prince, les fonctions de magistrat et de dirigeant tournent selon des rotations électives qui interdisent l'apparition de positions avantageuses, de type nobiliaire. L'égoïsme y conserve ses droits puisque la loi suprême de leur morale est la poursuite du plaisir, s'agirait-il simplement des plaisirs raisonnables ; une restriction, loin de tout ascétisme, conforme aux aspirations naturelles de l'âme et du corps, que redouble harmonieusement – c'est évidemment là une pétition de principe - l'obligation de survenir aux besoins des autres. Réduite à peu de principes et de nature rationnelle, la religion est empreinte d'un esprit de tolérance qui interdit tout prosélytisme ; les fonctions sacerdotales, également électives, sont accessibles à tous, y compris aux femmes.
Bien des aspects de cette société prétendument parfaite sont en entière opposition avec ce que More croyait lui-même, que ce soit en matière religieuse - la Révélation n'y tient aucune place - ou s'agissant de « la communauté de la vie et des ressources ». L'ouvrage se clôt sur ces réserves, interdisant d'identifier les institutions de l'île d'Utopie avec les convictions personnelles de l'auteur.
S'il y a pourtant « dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités », ce n'est pas que l'ouvrage expose un monde dans lequel il ferait bon vivre. Personne, pas plus à son époque qu'à la nôtre, ne voudrait probablement d'une telle société du contrôle social intégral : une prison à ciel ouvert. Quelle utilité alors ? Pour nous aujourd'hui surtout.
La fonction de la construction utopique n'est pas selon More de proposer l'idéal d'une société qui, en l'occurrence, a pour nous toutes les apparences d'un système communiste prétotalitaire ; c'est, pour l'essentiel, de permettre de nous regarder nous-mêmes du point de vue de l'altérité. Et si le propre de la démocratie est d'abord et avant tout d'être un système politique qui favorise la constante critique de soi, alors l'imaginaire utopique, loin d'être une rêverie potentiellement dangereuse - ce qu'historiquement elle aussi été - est le dard qui maintient en vie cette nécessaire vigilance. Qui peut nier que nous manquons cruellement aujourd'hui d'une invention imaginaire aussi fortement réaliste que celle que proposa aux hommes de son temps le génie de Thomas More ?
Pour bien des raisons, c'est à la lumière de cette méthode socratique récréative, comme « en zizags », c'est-à-dire, infiniment sérieuse, que doit être lu le chef d'oeuvre de Thomas More. L'utopie – étymologiquement le Sans Lieu ou le Nulle part – ne désigne pas ici un projet de réforme politique qu'il faudrait réaliser à tout prix. L'intention de celui qui, pour sa perte, allait bientôt devenir le Chancelier du roi Henri VIII – à l'époque déjà, juriste chevronné, politique expérimenté, ami des plus grands humanistes de son temps, Erasme était le plus proche, et lui-même homme d'un immense savoir - est tout autre : elle est d'abord critique. De fait, tout commence, au livre I, par le procès sans concession des régimes monarchiques et des sociétés de son temps, où se conjuguent misère, corruption, immoralité et injustice ; procès qui n'a rien de chimérique, qui est au contraire d'un réalisme saisissant. Mené par l'interlocuteur de More, Raphaêl Hythlodée - l'ange débiteur de l'absurde – un naviguateur philosophe, disciple de Platon, qui a pérégriné à travers le Nouveau Monde et suivi Amerigo Vespucci dans ses voyages, le réquisitoire laisse entendre la profonde indignation morale de l'auteur lui-même. Mais lorsque Raphaël défend la condamnation radicale de la propriété privée, cause première du mal qui gangrène les sociétés, More se récrie. Car il y a bien de la différence entre la « philosophie d'école », abstraite et toute théorique qu'adopte le philosophe platonicien, et la « voie détournée », procèdant de biais, instruite de la vie et qui s'adapte à ses contingences, que prône More. Peu désireux de se laisser conduire sur la voie du compromis et du mensonge, serait-il noble et bien intentionné, le marin métaphysicien, à défaut de vouloir argumenter, en vient à décrire la société exemplaire des Utopiens (livre II).
Monde enserré, topologiquement à l'abri, et modèle d'ingéniérie sociale, où toute activité fait l'objet d'une rigoureuse planification rationnelle utilitariste – l'urbanisme, le travail, la distribution des vivres, les habits, les institutions politiques, la religion, les activités du jour - l'île présente un modèle uniforme de vie communautaire, essentiellement agricole, de laquelle sont bannies de facto les errances de la passion et du vice. Non que les hommes y soient différents et meilleurs qu'ailleurs, mais parce que l'organisation de l'ensemble est telle qu'il n'y a nulle raison pour que les individus s'y abandonnent à leurs penchants funestes de cupidité et de lutte pour la reconnaissance et la domination : les biens sont collectifs, rien n'y est privé, la monnaie est bannie, toute forme d'ostentation ridiculisée et, à l'exception du pouvoir du prince, les fonctions de magistrat et de dirigeant tournent selon des rotations électives qui interdisent l'apparition de positions avantageuses, de type nobiliaire. L'égoïsme y conserve ses droits puisque la loi suprême de leur morale est la poursuite du plaisir, s'agirait-il simplement des plaisirs raisonnables ; une restriction, loin de tout ascétisme, conforme aux aspirations naturelles de l'âme et du corps, que redouble harmonieusement – c'est évidemment là une pétition de principe - l'obligation de survenir aux besoins des autres. Réduite à peu de principes et de nature rationnelle, la religion est empreinte d'un esprit de tolérance qui interdit tout prosélytisme ; les fonctions sacerdotales, également électives, sont accessibles à tous, y compris aux femmes.
Bien des aspects de cette société prétendument parfaite sont en entière opposition avec ce que More croyait lui-même, que ce soit en matière religieuse - la Révélation n'y tient aucune place - ou s'agissant de « la communauté de la vie et des ressources ». L'ouvrage se clôt sur ces réserves, interdisant d'identifier les institutions de l'île d'Utopie avec les convictions personnelles de l'auteur.
S'il y a pourtant « dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités », ce n'est pas que l'ouvrage expose un monde dans lequel il ferait bon vivre. Personne, pas plus à son époque qu'à la nôtre, ne voudrait probablement d'une telle société du contrôle social intégral : une prison à ciel ouvert. Quelle utilité alors ? Pour nous aujourd'hui surtout.
La fonction de la construction utopique n'est pas selon More de proposer l'idéal d'une société qui, en l'occurrence, a pour nous toutes les apparences d'un système communiste prétotalitaire ; c'est, pour l'essentiel, de permettre de nous regarder nous-mêmes du point de vue de l'altérité. Et si le propre de la démocratie est d'abord et avant tout d'être un système politique qui favorise la constante critique de soi, alors l'imaginaire utopique, loin d'être une rêverie potentiellement dangereuse - ce qu'historiquement elle aussi été - est le dard qui maintient en vie cette nécessaire vigilance. Qui peut nier que nous manquons cruellement aujourd'hui d'une invention imaginaire aussi fortement réaliste que celle que proposa aux hommes de son temps le génie de Thomas More ?
vendredi 15 octobre 2010
Amartya Sen, Martha Nussbaum et l'idée de justice
Les deux ouvrages publiés à peu d'années de distance, l'un par Martha Nussbaum, Frontiers of Justice en 2007, l'autre, plus récemment, par Amartya Sen, L'idée de justice, méritent à plus d'un titre d'être lus ensemble. Bien des aspects théoriques leur sont communs, et tout d'abord la critique de la doctrine de John Rawls (à la mémoire duquel chacun a dédié son ouvrage). Une critique fort bienveillante au demeurant et qui reconnaît l'importance primordiale de cette oeuvre dans la refonte de la philosophie politique depuis une quarantaine d'années. De fait, en comparaison de Théorie de la justice et de l'imposante architecture édifiée par Rawls, ces deux récentes contributions à un débat, déjà fort riche, sont loin d'avoir l'ampleur et l'ambition d'un travail à proprement parler fondateur. Et ce n'est certainement pas faire injustice à nos deux auteurs que de reconnaître la distance qui sépare l'invention d'une perspective nouvelle (incluant ses variations ultérieures) des commentaires et critiques qu'elle suscite en raison même de sa richesse et de sa fécondité. Cela n'ôte rien à l'importance de ces deux livres dans la réflexion contemporaine sur la justice, car sous bien des aspects tous deux proposent une approche nouvelle qui envisage une vision de l'homme selon le double registre de la vulnérabilité et des capacités, en rupture avec la prééminence accordée à la finalité de l'autonomie et qui s'attache aux conditions de vie effectives des individus plutôt qu'à l'élaboration d'un système théorique presque parfait.
Réalisations effectives plutôt que dispositifs institutionnels
Il ne serait guère difficile de faire un tableau en deux colonnes de l'ouvrage de Sen. L'une exposerait les points nodaux de la doctrine rawlsienne de la justice, l'autre les arguments critiques de l'auteur. Une structure binaire qui n'exclut pas un entier accord sur certains points fondamentaux – en particulier, le respect non négociable des principes d'égalité, d'équité et d'impartialité. Pour l'essentiel, Sen rejette ce qu'il appelle « l'institutionnalisme transcendantal » de Rawls, privilégiant au contraire une approche comparative qui se concentre non pas sur les dispositifs idéalement justes mais sur les réalisations.
Pour le dire en bref, l'argument premier de Sen tient à dire qu'il n'est pas de réflexion sur la justice qui ne doive tenir compte, de façon primordiale, de la vie réelle que mènent les gens, alors même qu'ils obéissent à des croyances et des conceptions de la bonne vie qui ne sauraient faire l'objet d'un consensus universel. La reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien, qui justifie chez Rawls que soit posée la priorité du juste, est partagée aussi bien par Sen et par Nussbaum, et cela, non parce qu'il s'agit seulement d'un état de fait avec lequel il faut bien compter – ce qui est le cas, du moins dans nos sociétés démocratiques occidentales -, mais parce que la liberté laissée à chacun de mener sa vie comme il l'entend est un bien en soi. Tous deux se réfèrent sur ce point à John Stuart Mill qui, dans De la liberté, formule avec grande clarté ce principe normatif, constitutif de la tradition libérale. : « Le libéralisme politique est fondé, écrit Martha Nussbaum, sur le principe du respect des personnes, ce qui implique que soient respectées leurs diverses conceptions de ce qui est bon et de ce qui a de la valeur dans l'existence ».
Toutefois, envisager la question de la justice d'un point de vue comparatif, la centrer sur les fonctionnements et les réalisations qui se rapportent à des capacités individuelles appelées à être garanties et à s'épanouir – ce thème central est commun à Sen et à Nussbaum -, c'est de toute évidence une approche fort différente que de définir les principes de base de la justice sur lesquels se mettraient d'accord les partenaires d'un jeu constitutionnel, placés sous le « voile d'ignorance ». Il y a dans le contractualisme de Rawls, puisque c'est à cette tradition classique qu'il se rattache, comme une rigidité théorique, une sorte de fermeture qui est le prix à payer à sa nature organisationnelle et à sa cohérence : une fois les principes de base et leurs priorités posés dans une combinaison unique – un postulat que Sen conteste fermement6 - les applications politiques, constitutionnelles, sociales et économiques en procèdent avec la dignité rassurante d'une quasi déduction logique. Mais ce faisant, il y a tant de choses dans la vie concrète des êtres humains qui sont laissées de côté et qui pourtant se rapportent à l'idée qu'ils se font de la justice et de l'injustice que la splendeur de la construction finit par laisser sérieusement à désirer. De surcroît, l'unicité du système fait comme si il n'y avait pas d'autres possibilités rationnellement envisageables et acceptables, un présupposé qui, selon Amartya Sen, n'est ni fondé ni justifié.
L'approche de Sen, en comparaison de la démarche de Rawls, entend être plus flexible, plus ouverte à la discussion et à la délibération, plus à distance pourrait-on dire. Cela se voit à l'importance et au rôle proprement central qu'il attribue au point de vue et à l'évaluation, empruntés à Adam Smith, du « spectateur impartial » - un spectateur qui peut être d'ici comme d'ailleurs, proche ou lointain - plutôt qu'à celui de l'acteur rationnel d'une société close (l'état-nation) qui jouerait prudentiellement à se prémunir contre l'hypothèse du pire.
Selon Rawls, les acteurs constitutionnels, ne connaissant pas à l'avance (du fait qu'ils sont placés sous le voile d'ignorance) leur position et leur statut dans la société, ainsi que les capacités ou talents que le sort leur a réservés - « les hasards des dons naturels et les contingences sociales » - ont tout intérêt à formuler des principes de justice qui seraient à l'avantage des plus défavorisés, et cela non en raison d'une quelconque bienveillance ou sens de la compassion – les hommes étant, sinon égoïstes, du moins indifférents les uns aux autres - mais tout simplement parce que telle pourrait être leur propre situation. C'est sur la base de cette expérience de pensée que Rawls rejette la validité de la conception utilitariste de la justice. Parce que celle-ci vise au plus grand bonheur du plus grand nombre, le calcul des utilités conduit inévitablement à sacrifier les intérêts de quelques-uns (ou de minorités) dont rien ne nous garantit à l'avance que nous ne puissions faire partie. De telle sorte qu'il serait rationnellement imprudent de choisir une telle règle de choix en situation de grande incertitude.
Quoiqu'il en soit du débat mené par Rawls avec l'utilitarisme, Sen souligne tout d'abord qu'il concerne seulement les citoyens d'une société donnée, en sorte que ceux qui n'en font pas partie n'ont tout simplement pas voix au chapitre. Une telle conception procédurale et rationnelle de la justice se révèle particulièrement étroite et fermée.
Sen défend au contraire une perspective ouverte de l'impartialité, ce « regard éloigné » qui devrait être adopté par toute personne désireuse de discuter raisonnablement des revendications de justice acceptables par les autres, mais qui peuvent être en rivalité entre elles sans que cette rivalité théorique puisse toujours être tranchée de façon indiscutable et définitive. À défaut de pouvoir, en toute circonstance, parvenir à un consensus entre les différentes conceptions normatives en présence, il importe au premier chef de s'attacher à ce qui serait considéré comme intrinsèquement et manifestement injuste - par exemple l'esclavage, la famine, l'exploitation des enfants, l'assujettissement des femmes, l'absence d'accès aux soins ou à l'éducation de populations entières ou encore la pratique de la torture - par des personnes raisonnables appartenant à des sociétés et à des nations différentes, si elles se trouvaient réunis dans une instance publique de délibération.
Une telle approche ouverte de l'impartialité est profondément distincte de « l'impartialité fermée » (du fait qu'elle est limitée aux citoyens d'un état donné) que Sen attribue à l'approche rawlsienne11, qu'il taxe de « localisme » ou de « paroissialisme ». Au reste, faut-il s'en étonner de la part d'un indien, natif d'un petit village du Bengale, prix Nobel d'économie, qui enseigne depuis des décennies dans une prestigieuse université américaine mais qui n'a pas perdu les liens qu'il entretient avec ses racines ni l'inquiétude pour le sort des hommes de sa terre natale ?
Toute interrogation sur la justice doit accepter d'envisager le « point de vue élargi », pour reprendre une formule chère à Hannah Arendt, des citoyens d'autres sociétés et cultures que les nôtres, dont les voix expriment des arguments qui peuvent être sensiblement différents de ceux auxquels notre tradition (politique, philosophique, morale, religieuse, etc.) nous a habitués, et elle doit également prendre en compte les conséquences de nos actions et de nos politiques sur les citoyens d'autres nations qui pourront être affectés par celles-ci, du fait de l'interdépendance croissante des hommes et des intérêts dans un monde globalisé.
Choix social et justice comparative
Une telle perspective, sans doute moins ambitieuse et moins utopiste que celle de Rawls, relève de la théorie du choix social, cette discipline d'évaluation, héritée de Condorcet, qui « se soucie du fondement rationnel des jugements sociaux et des décisions publiques » et « qui doivent trancher entre diverses options » sans pouvoir jamais proposer de solution ultime et définitive (à l'inverse de la tentation qui guette les théoriciens du contrat, de Hobbes à Rawls). Approche comparative et non pas transcendantale de la justice qui s'assume comme étant par nature incomplète, imparfaite, lacunaire – elle ne prétend pas apporter de recette spécifique à l'action publique ni répondre à toutes les difficultés qui se rencontrent – et, par conséquent, « non totalisante ». Mais ce qui est défaut d'un point de vue théorique, abstrait et spéculatif, gagne en valeur dans l'ordre pratique. « Une théorie de la justice doit avoir quelque chose à dire sur les choix qui s'offrent réellement à nous, et pas seulement nous retenir dans un monde imaginaire et peu plausible d'une insurpassable splendeur. » L'argument suivant suffira à mesurer l'ampleur de la différence.
Les défavorisés chez Sen sont des personnes réelles aux prises avec des situations humaines de famine, de misère et de d'oppression qui n'ont rien d'une pure et simple hypothèse (comme dans le « voile d'ignorance », tel que Rawls l'envisage). Il en est de même chez Nussbaum lorsqu'elle voit comme une limite invitant à reformuler une nouvelle approche de la justice le fait que dans le système de Rawls les handicapés physiques et mentaux se trouveraient exclus du contrat initial, tout simplement parce que leur fait défaut cette forme de rationalité qui doit être partagée par les acteurs de la vie sociale, celle-ci étant définie comme un système de coopération équitable en vu de l'avantage mutuel. Mais ni Sen ni Nussbaum ne sont prêts à admettre que les individus sont mus principalement par leur intérêt et leur avantage personnel dans l'indifférence aux intérêts d'autrui, ainsi que l'écrit Rawls15. Pour tous deux, au contraire, la bienveillance et la compassion, la responsabilité et l'engagement sont des motivations premières, de nature « désintéressée », qui existent bel et bien et dont il n'y a nul lieu de faire l'économie -, et ils ne considèrent pas davantage les handicapés, en particulier mentaux, comme ne pouvant prétendre être des citoyens à part entière. Bien que, selon Rawls, les partenaires du contrat social perçoivent la signification et la nécessité de respecter des règles de justice pout elles-mêmes, il y a au départ de son système une part de pessimisme anthropologique (commun à bien des penseurs classiques du contrat social) que ni Sen ni Nussbaum ne partagent. Ainsi leurs travaux respectifs ne prennent-ils guère en compte le problème majeur (depuis Hobbes et Rousseau) que constitue, selon Rawls, l'existence des sentiments de méfiance, de ressentiment et d'envie qui menacent de ronger « les liens de la civilité »19 et que la structure de base de la justice comme équité a pour fin de contenir. Ignorant cette question, leur critique se concentre dès lors sur un autre point. Les présupposés de l'intégration sociale – le ticket à payer pour être admis à participer au jeu constitutionnel : être capable d'exercer ses facultés intellectuelles et d'agir comme des « personnes libres et rationnelles » – constitue, en particulier selon Martha Nussbaum, une limitation dont le premier effet est d'exclure ceux qui sont considérés comme mentalement inaptes ou fortement dépendants des autres.
Libertés et capacités
Chez Rawls, l'idée que la société juste est une mutualisation rationnelle des avantages repose sur un principe de symétrie ou de réciprocité (inhérent à l'idée même de contrat) auquel ne peuvent satisfaire ceux qui en demandent beaucoup à la société et qui ne peuvent rien rendre en bénéfices équivalents (les personnes âgées, les malades de longue durée, les handicapés, etc.). De ce fait, ils se trouvent placés dans un état de dépendance, c'est-à-dire d'asymétrie et de non-réciprocité. Mais il y a plus : les handicapés mentaux n'entreraient pas même dans la catégorie des plus défavorisés ; cette situation qu'à titre d'hypothèse le sujet rationnel doit, selon Rawls, prudentiellement envisager pour la rendre d'avance la moins mauvaise possible et en minimiser les désavantages. Parce qu'ils sont dénués d'une intelligence proprement rationnelle, les handicapés mentaux ne peuvent prendre part au jeu constitutionnel fondé sur le principe de l'avantage. « L'incapacité à traiter de façon adéquate les besoins des citoyens qui ont des infirmités ou des handicaps constitue un sérieux défaut dans les théories modernes qui conçoivent les principes politiques de base comme le résultat d'un contrat en vu de l'avantage mutuel » écrit Martha Nussbaum. Par conséquent, la conception rawlsienne ne saurait faire simplement l'objet de corrections qui introduiraient le besoin de soin dans les biens premiers23 des citoyens, contrairement aux suggestions de la philosophe Eva Kittay. Car, ainsi que le fait encore remarquer Nussbaum : « La liste des biens premiers est une liste de besoins de citoyens caractérisés par les deux facultés morales. à soi seul, cela laisse de côté les personnes qui ont de sévères infirmités mentales et toute personne qui durant de longues périodes de son existence se trouve en situation semblable. » De sorte que c'est l'approche contractualiste et ses présupposés, tels que Rawls les formule, qui doivent être entièrement révisés et non pas simplement amendés à la marge.
Pour contrecarrer cette conséquence qui n'est pas sans revêtir un aspect sacrificiel vis-à-vis de diverses catégories d'individus et en particulier à l'égard des handicapés ou des personnes fortement dépendantes – le paradoxe est que Rawls présente pourtant sa conception de la justice comme une alternative à l'utilitarisme dont le trait premier, et inacceptable, est précisément d'être de nature sacrificielle – les individus, selon Sen et Nussbaum, doivent être envisagés à partir de leurs « capacités » à mener une existence digne de ce nom ; capacités qui ne sont pas soumises à la condition d'être des sujets actifs et efficients de la coopération sociale.
Ce présupposé revêt une importance décisive dans leur critique de la conception de Rawls (et, en arrière plan, de la vision kantienne de l'homme, comme sujet autonome et rationnel, à laquelle celle-ci se rapporte explicitement). La capacité (capability) ou capabilité, selon l'anglicisme retenu en français (mais non dans les traductions espagnole et italienne), désigne « notre aptitude à réaliser diverses combinaisons de fonctionnements que nous pouvons comparer et juger les unes par rapport aux autres au regard de ce que nous avons des raisons de valoriser ». La capacité doit être distinguée autant de l'utilité que de l'avantage mutuel (i.e l'avantage de chacun en situation d'incertitude et de dépendance). Il convient cependant de noter que sur ce point les choses ne sont pas toujours très claires, car Sen introduit dans le même temps le critère de la comparaison publique des avantages28 ou des préférences. Un point sans doute technique mais décisif auquel sont consacrées de longues analyses, principalement en vu de surmonter le défi posé par le paradoxe d'Arrow (autrement appelé « l'impossibilité du libéral parétien »).
La notion de liberté de choix tient chez Sen une place importante et elle inclut l'idée que le choix ne doit résulter d'aucune contrainte, serait-elle liée à la situation à laquelle les individus s'adaptent ou se résignent (ce que Jon Elster dans un ouvrage consacré à la critique de la théorie des choix rationnels, Le laboureur et ses enfants,30 appelle « les préférences adaptatives »). Autrement dit, les processus du choix comptent autant que le choix lui-même : l'idée de capacité « attribue un rôle crucial à l'aptitude réelle d'une personne à effectuer les diverses activités qu'elle valorise » et la possibilité d'exercer ces activités doit être aussi libre et effective que possible. De là la distinction que Sen établit entre « résultats finaux » et « résultats globaux ». Ces-derniers intègrent les conditions dans lesquelles les choix ont été faits que les premiers laissent de côté.
Ainsi la notion de « capacité » ne saurait être séparée de celle de liberté. Tout d'abord, parce que les individus doivent avoir la possibilité réelle – et pas seulement en termes de droits formels (ou abstraits) – de vivre conformément à l'idée qu'ils se font d'une bonne vie ; ensuite, parce que cette liberté inclut l'ensemble des moyens nécessaires à la poursuite et à la réalisation de cette fin, moyens qui doivent leur être librement et ouvertement offerts. Le second principe de stricte égalité des chances, formulé par Rawls, se rapporte à cette condition, mais celle-ci est chez Amartya Sen plus large et exigeante que la seule formulation de droits et de devoirs, voire de biens premiers. Il s'ensuit également que la notion de « bonne vie » ne saurait être réduite à une mesure purement quantitative de biens matériels : elle inclut des aspects qualitatifs, variant selon les personnes et les situations (tel, l'âge de la vie), que n'intègrent ni le PNB ni le PIB. Le système de Rawls, parce qu'il accorde une importance particulière aux critères de ressource et de revenu, pèche par cette limitation même.
Nussbaum fait ainsi la liste, dans Frontiers of Justice, de dix capacités fondamentales, hétérogènes, plurielles et diverses, qui sont inhérentes à la possibilité de mener une « bonne vie », selon la conception que chacun s'en fait : capacité de vivre une existence qui soit d'une durée « normale », d'avoir une bonne santé (incluant l'accès à la nourriture et à un logement), de pouvoir se déplacer librement et de faire usage de ses facultés (sensibles, imaginatives et intellectuelles), d'entretenir des attachements humains, de se forger une conception du bien (dont résulte la protection de la liberté de conscience et des pratiques religieuses), d'entrer dans des relations avec les autres (de là l'importance du respect de soi et le rejet de toute forme d'humiliation), d'avoir le souci des autres espèces (en particulier animales), de pratiquer des activités ludiques (tels le rire et le jeu), enfin la capacité d'exercer un contrôle sur son environnement33. L'absence ou la déficience majeure de l'une de ces capacités ne peut être compensée par l'accroissement de quelque autre ; chacune constitue à soi seule une exigence minimale de justice qui, en-deçà d'un certain seuil, n'est pas négociable.
Un individualisme écologique
Sans doute dira-t-on qu'il n'y a pas d'opposition substantielle entre la formulation rawlsienne des « biens premiers » et l'approche plus large des capacités. Ainsi que l'écrit Rawls, « les droits et les libertés de base ainsi que leur priorité garantissent de manière égale à tous les citoyens les conditions sociales essentielles au développement adéquat et à l'exercice plein et conscient de leurs facultés morales : le sens de la justice et la conception du bien. » Mais le développement humain, tel que l'entendent Sen et surtout Nussbaum, a une signification beaucoup plus étendue et profonde que chez Rawls. Elle se rapporte, en particulier chez Martha Nussbaum, à la vision aristotélicienne de l'accomplissement de soi dans les multiples et riches aspects (affectifs et intellectuels, imaginatifs aussi) de l'existence humaine36. De plus, elle repose sur l'idée d'une incommensurabilité des biens qui, étant hétérogènes et pluriels, ne peuvent être évalués à l'aune de critères communs purement quantitatifs. Enfin, et plus subtilement, la différence entre les droits, les libertés de base et les capacités tient à ceci que dans un cas l'individu est envisagé comme étant d'abord isolé des autres, alors que dans l'autre les relations (sociales, amicales, etc.) tiennent une place originaire dans l'épanouissement du sujet humain. Bien que les capacités puissent être rapportées à des « droits-créances », elles ne se fondent pas sur le présupposé, qui vient de Hobbes, que l'homme est naturellement un individu égoïste et réclamateur. Les capacités ne sont pas, au sens strict, des droits inviolables de l'individu, pris comme un être asocial et apolitique, mais les conditions nécessaires à l'exercice d'une vie humaine digne d'être vécue. En rapport à cette fin peut être défini ce que Sen appelait dans un précédent ouvrage « le système de droits-buts », équivalent à un « système de droits à des capabilités ». Bien qu'il n'y ait pas d'opposition entre ces deux approches, qui sous bien des aspects sont proches, elles reposent sur une conception anthropologique d'une tonalité très différente.
L'individualisme de Nussbaum et de Sen pourrait être qualifié d' écologique », pour la raison qu'il situe l'individu dans son rapport à l'environnement, pris au sens large (familial, social, économique, politique, avec la nature et les autres espèces vivantes également), en même temps qu'il prend en compte la particularité des situations dans lesquelles les décisions et les choix doivent être pris.
Autre différence importante : le principe rawlsien selon lequel les droits de base doivent bénéficier d'une priorité absolue peut être soumis à discussion lorsque d'autres priorités (par exemple l'accès à la nourriture) s'imposent avec une urgence particulière : « La liberté individuelle est d'une extrême importance, mais pourquoi faudrait-il invariablement juger que la moindre violation de cette liberté est plus cruciale pour une personne – et pour une société – que la pire famine, la disette ou quelque autre calamité ? » se demande Sen38. Et il ajoute, de façon plus précise : « Il convient de distinguer entre le choix d'accorder une certaine priorité à la liberté personnelle (…) et l'exigence « extrémiste » de lui accorder une priorité lexicographique, en voyant dans le moindre gain de liberté – si infime soit-il – une raison suffisante pour faire des sacrifices – si énormes soient-ils – dans d'autres aspects appréciables du bien vivre. »39 On comprendra mieux cette affirmation qui relativise, en un certain sens, la priorité absolue accordée par Rawls aux libertés individuelles en soulignant que, selon Amartya Sen, celles-ci sont inséparables des capacités, plus qu'elles ne constituent, à proprement parler, des fins en soi qui devraient être promulguées et accrues, quelqu'en soit le prix et les conséquences. Le même refus du « fétichisme » de la liberté est soutenu par Nussbaum
Dans cette perspective, la métrique rawlsienne des biens premiers ne suffit pas non plus. Un exemple pris par nos deux auteurs, et que nous avons déjà évoqué, en montre la limite : l'existence d'un handicap physique ou, plus encore, d'un handicap mental change si profondément les conditions d'existence d'un individu qu'on ne peut en rendre compte sur la base simplement des revenus disponibles. Aurait-il des ressources pécuniaires suffisantes, sa vie resterait profondément modifiée selon que les politiques publiques prennent ou non en compte les difficultés (par exemple de déplacement et de transport pour une personne en chaise roulante) qui accompagnent son quotidien. Tel est le type de situation concrète que la conception rawlsienne de la justice et l'insistance sur les ressources laissent totalement de côté. L'approche des capacités, proche en cela des doctrines du care, entend pallier ces lacunes.
La différence entre Rawls et nos critiques ne tient pas tant au fond qu'à une certaine manière de s'y prendre. Nous ne sommes pas en présence de deux systèmes de pensée radicalement opposés et incompatibles44. Nos trois auteurs partagent les principes fondamentaux d'une société libérale, respectueuse de la pluralité des conceptions du bien et des droits fondamentaux des individus ; de même qu'ils sont profondément critiques à l'endroit de l'idée que le calcul utilitariste (pris au sens large) devrait présider aux politiques publiques. Il en est simplement que Rawls pense, comme en surplomb, les principes de base de nature à structurer une société idéalement juste et bien ordonnée, indépendamment des conditions concrètes dans lesquelles les individus se trouvent placés (telle est la vertu supposée du voile d'ignorance). à l'inverse, Sen et Nussbaum partent plus modestement de l'existence effective qu'ils mènent, et interrogent la liberté qu'ont les êtres humains de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l'accomplissement d'une vie digne d'être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vu de les évaluer et, éventuellement, de les réformer.
La finalité de la bonne vie
Alors que Rawls ignore assez largement la perspective de la « vie bonne », cette finalité est inscrite au coeur de la pensée de Martha Nussbaum et il est tout à fait clair que, pour elle, il n'est aucun être qui soit dénué de la capacité à mener une vie humaine qui soit digne d'être vécue. Il n'est pas de conception de la justice qui ne doive partir de ce présupposé, en sorte que les principes de base de la justice sociale et, plus généralement, d'une société humaine juste et décente, doivent intégrer cette capacité primordiale et l'interdépendance originaire qui en découle entre les hommes, bien plus qu'ils ne doivent être limités à la garantie de droits de base ou de biens premiers sur la base d'un contrat auquel ne pourraient participer que les citoyens dotés d'une intelligence rationnelle et prudentielle, ayant à lutter contre les infortunes du sort et l'envie corrosive de leurs partenaires. Les défavorisés dont il s'agit de se soucier, ce n'est pas moi, en tant que cette condition pourrait être la mienne, mais ceux qui sont dans une position telle que leurs capacités à se développer et à se réaliser dans une vie humaine accomplie sont bridées ou aliénées. La « situation originelle », du fait des contraintes restrictives que Rawls lui impose (en particulier la définition de la société comme un système de coopération en vu de l'avantage mutuel), ne constitue pas, selon Sen et Nussbaum un point de départ pertinent pour la formulation des principes politiques de base d'une société juste. De même qu'il convient de déconnecter le principe de dignité de celui de réciprocité, ne serait-ce que parce que le premier a un caractère d'inconditionnalité qui, par définition, fait défaut au second.
Les différences qui séparent les conceptions contractualistes de la justice de l'approche des capacités sont subtiles et nuancées, et ce peu d'écart sur le fond vient de ce que les unes et les autres partagent les valeurs constitutives du libéralisme politique. Le déplacement principal tient au fait que l'approche des capacités réintroduit la primauté du bien sur le juste ; le bien désignant la capacité réelle à mener une « bonne vie », une vie humaine digne d'être vécue que les individus doivent pouvoir poursuivre selon les choix et les orientations qui sont les leurs. C'est ainsi que pour Amartya Sen, les capacités se rapportent à liberté effective et réelle de poursuivre des fins que les individus ont des raisons de valoriser. Du fait qu'une attention particulière est portée sur les libertés réelles, on ne saurait s'en tenir à une conception purement négative de la liberté, selon le sens qu'Isiah Berlin donne à cette notion. Avec les « «capabilités » ou capacités, c'est bien de libertés positives qu'il faut parler. Il n'est non plus possible selon Nussbaum de s'en tenir à la séparation hermétique entre sphère privée et sphère publique, puisque, pour prendre ce seul exemple, la famille constitue une institution sociale et politique « qui fait partie intégrante de la structure de base de la société. » S'il en est bien ainsi, la reconnaissance des tâches domestiques effectuées généralement par les femmes constitue une obligation concrète de justice sociale.
Cependant l'approche des capacités, telle que Sen ou Nussbaum l'entendent, ne se prononce pas sur ce qui constitue en soi une bonne vie ou une vie satisfaisante et – point important – elle ne fait pas de la recherche de notre bien-être ou de notre bonheur personnel, comme dans la formulation utilitariste de l'économie du bien-être, la seule fin que nous ayons à viser. Il y a des causes qui méritent d'être défendues pour elles-mêmes et l'engagement social ou politique qui pousse certains à agir ne saurait être réduit à un simple calcul prudentiel, pas plus qu'il ne relève d'une rationalité purement instrumentale. : « Si un individu a le pouvoir d'entreprendre une action dont il ou elle entrevoit qu'elle contribuera à réduire l'injustice dans le monde, alors cette action se trouve justifiée par un puissant argument raisonné (sans qu'il y ait besoin de traduire ce motif en termes d'avantage imaginaire inspiré par la prudence dans un cadre hypothétique de coopération).» Que les hommes agissent parfois pour de semblables raisons « désintéressées » est un fait qu'il n'y a nul lieu de contester ni d'interpréter dans les schèmes égoïstes, étroits et restrictifs de la théorie des choix rationnels.
Ces traits communs à la pensée de nos deux critiques de Rawls ne sauraient cependant occulter les subtiles différences de ton, d'approche et de sensibilité qui les distinguent.
Là où nos deux auteurs se séparent
Une différence assez notable est, si je ne me trompe pas, que Martha Nussbaum a une idée plus précise, quoiqu'elle reste largement indéterminée et « ouverte », des aspects distinctifs qui constituent le propre d'une bonne vie. C'est en ce sens qu'il faut comprendre les raisons pour lesquelles, à la différence de John Rawls, elle se réclame ouvertement de l'héritage d'Aristote plutôt que celui de Kant : la sensibilité, incluant les émotions et les sentiments, l'imagination aussi, doivent être cultivées, et non pas la raison seulement - s'agirait-il de la raison pratique -, dans les différentes sphères des activités humaines. Avec ce déplacement, c'est tout un ensemble de préoccupations ignorées par les doctrines contractualistes qui apparaît au jour et que Martha Nussbaum explore dans son oeuvre : la vulnérabilité de l'existence humaine, l'intelligence des émotions, l'apport de la littérature et de l'imagination aux politiques publiques, l'éthique de la contingence et de l'improvisation, la doctrine des capacités, la finalité de la « bonne vie ».
Bien plus qu'Amartya Sen, Martha Nussbaum fait reposer sa critique du contractualisme sur le rejet d'une réduction des acteurs de la justice aux seuls individus capables de faire usage de leur raison, serait-ce dans le cadre d'une impartialité « ouverte ». Aussi ne trouve-t-on pas chez elle, à la différence de Sen, l'idée qu'une place prééminente devrait être accordée au raisonnement et au débat publics comme modalités par excellence d'une réflexion objective sur les principes éthiques. S'il devait en être ainsi, on ne voit pas comment les handicapés mentaux ne se trouveraient pas ici tout autant exclus de l'espace de délibération publique que dans le système de Rawls. Chez Sen, le débat avec Rawls porte en particulier, nous l'avons dit, sur deux conceptions de l'impartialité, l'une réservée aux citoyens d'un espace clos (national, régional ou « civilisationnel » au sens large du terme), l'autre accueillante aux hommes venus de loin et d'ailleurs. Mais quels que soient les contrées et les horizons dont proviennent les partenaires, il est entendu que c'est sur le fondement d'une conception commune de la rationalité et de la délibération; telle que l'incarne la figure du spectateur impartial, que la réflexion doit s'engager. Je ne vois pas que seraient admis à y participer ceux auxquels Martha Nussbaum attache un si profonde attention.
Sans doute pourrait-on s'étonner que la révision, opérée par Martha Nussbaum, de la doctrine contractualiste de la justice, telle que John Rawls la formule, attache une si grande importance à des cas qui ne sont socialement, somme toute, que relativement « marginaux », les personnes en situation de dépendance (même s'il n'est personne qui ne puisse s'y trouver un jour ou l'autre, en particulier lorsqu'il s'agit des personnes âgées) ; situations qui pourraient parfaitement être prises en compte sans qu'il soit nécessaire de partir de là. En fait, en envisageant le problème de la justice à partir de ce point de vue, avec ce qu'il exige à la fois de rationalité, mais aussi de générosité et de compassion - « sans la charité, la raison est froide et cruelle », n'hésite pas à écrire Martha Nussbaum dans Poetic Justice - c'est tout l'ensemble de la perspective qui change et qui se trouve bouleversé. C'est ainsi que la réciprocité se trouve remplacée par notre commune vulnérabilité, la rationalité par une conception plus large des facultés cognitives (incluant l'imagination, les sentiments et les émotions), la coopération avantageuse par le développement des capacités. Aucune de ces distinctions ne sont, en elles-mêmes, fondamentales et décisives, mais, conjuguées les unes aux autres, au bout du compte on se trouve confronté à des conceptions de l'homme et des relations sociales profondément divergentes.
Si cette divergence éloigne fortement la pensée de Nussbaum de la construction idéaliste et théorique de Rawls, il en va également de même, quoique dans une moindre mesure, des rapports qu'elle entretient avec la pensée de Sen. Tous deux se citent mutuellement avec éloge. Mais s'ils partagent une intention et une visée théoriques communes (la critique de la théorie des choix rationnels et de l'utilitarisme, le rejet d'une approche purement constructiviste de la justice), s'ils partagent des approches identiques – en particulier, lorsque Nussbaum explore et développe abondamment la doctrine des capacités, introduite par Sen -, il n'en reste pas moins que leurs travaux respectifs se déploient dans un style de pensée qui, dans la forme et dans le fond, révèlent deux sensibilités intellectuelles très différentes. En témoigne, par exemple, la riche et profonde réflexion que Martha Nussbaum développe sur la signification proprement cognitive des émotions dans Upheaval of Thought, ou sur ce que la littérature apporte à la compréhension des situations humaines particulières,, et qui est essentiel jusque dans le domaine des politiques publiques et la pratique ordinaire de la justice. Tous aspects sur lesquels elle revient en permanence et qui sont absents de l'oeuvre d'Amartya Sen, s'ils ne lui sont pas tout à fait étrangers.
Réelles et subtiles, ces différences théoriques témoignent de la richesse, de la fécondité et de la prolixité du débat philosophique dans le monde américain contemporain lorsqu'il s'agit de penser les exigences de l'idée de justice, dans ses aspects aussi bien sociaux, politiques que proprement éthiques. L'inflexion que Martha Nussbaum et Amartya Sen apportent au système de Rawls – mais peut-être est-ce plus qu'une « inflexion » ?- tient à l'importance qu'y revêt ce concept de vulnérabilité humaine qui accompagne celui de capacité et qui envisage l'être humain autant dans ses droits, ses aptitudes et ses besoins fondamentaux – on a vu que la liste est assez étendue - que dans sa fragilité et sa dépendance. L'aspect qui surprendra peut-être le plus le philosophe français est l'insistance attachée, en particulier dans l'oeuvre de Martha Nussbaum, à la notion de « bonne vie » ou de vie « digne d'être vécue » qui, aussi ouverte et indéterminée soit-elle, n'en constitue pas moins une norme régulatrice de la pensée, là où nous croyions que toute interrogation de cet ordre, relevant de la sphère privée, devait être fermement exclue du domaine des préoccupations publiques. Il se pourrait cependant que telle interrogation sur la bonne vie ou une vie humaine tout simplement décente soit plus utile, serait-elle moins utopique, que l'expérience de pensée qui vise à déterminer les principes de base de la justice au sein d'une société bien ordonnée, proche de la perfection démocratique, sur lesquels se mettraient d'accord des sujets moraux raisonnables, presque parfaits.
Réalisations effectives plutôt que dispositifs institutionnels
Il ne serait guère difficile de faire un tableau en deux colonnes de l'ouvrage de Sen. L'une exposerait les points nodaux de la doctrine rawlsienne de la justice, l'autre les arguments critiques de l'auteur. Une structure binaire qui n'exclut pas un entier accord sur certains points fondamentaux – en particulier, le respect non négociable des principes d'égalité, d'équité et d'impartialité. Pour l'essentiel, Sen rejette ce qu'il appelle « l'institutionnalisme transcendantal » de Rawls, privilégiant au contraire une approche comparative qui se concentre non pas sur les dispositifs idéalement justes mais sur les réalisations.
Pour le dire en bref, l'argument premier de Sen tient à dire qu'il n'est pas de réflexion sur la justice qui ne doive tenir compte, de façon primordiale, de la vie réelle que mènent les gens, alors même qu'ils obéissent à des croyances et des conceptions de la bonne vie qui ne sauraient faire l'objet d'un consensus universel. La reconnaissance de la pluralité des conceptions du bien, qui justifie chez Rawls que soit posée la priorité du juste, est partagée aussi bien par Sen et par Nussbaum, et cela, non parce qu'il s'agit seulement d'un état de fait avec lequel il faut bien compter – ce qui est le cas, du moins dans nos sociétés démocratiques occidentales -, mais parce que la liberté laissée à chacun de mener sa vie comme il l'entend est un bien en soi. Tous deux se réfèrent sur ce point à John Stuart Mill qui, dans De la liberté, formule avec grande clarté ce principe normatif, constitutif de la tradition libérale. : « Le libéralisme politique est fondé, écrit Martha Nussbaum, sur le principe du respect des personnes, ce qui implique que soient respectées leurs diverses conceptions de ce qui est bon et de ce qui a de la valeur dans l'existence ».
Toutefois, envisager la question de la justice d'un point de vue comparatif, la centrer sur les fonctionnements et les réalisations qui se rapportent à des capacités individuelles appelées à être garanties et à s'épanouir – ce thème central est commun à Sen et à Nussbaum -, c'est de toute évidence une approche fort différente que de définir les principes de base de la justice sur lesquels se mettraient d'accord les partenaires d'un jeu constitutionnel, placés sous le « voile d'ignorance ». Il y a dans le contractualisme de Rawls, puisque c'est à cette tradition classique qu'il se rattache, comme une rigidité théorique, une sorte de fermeture qui est le prix à payer à sa nature organisationnelle et à sa cohérence : une fois les principes de base et leurs priorités posés dans une combinaison unique – un postulat que Sen conteste fermement6 - les applications politiques, constitutionnelles, sociales et économiques en procèdent avec la dignité rassurante d'une quasi déduction logique. Mais ce faisant, il y a tant de choses dans la vie concrète des êtres humains qui sont laissées de côté et qui pourtant se rapportent à l'idée qu'ils se font de la justice et de l'injustice que la splendeur de la construction finit par laisser sérieusement à désirer. De surcroît, l'unicité du système fait comme si il n'y avait pas d'autres possibilités rationnellement envisageables et acceptables, un présupposé qui, selon Amartya Sen, n'est ni fondé ni justifié.
L'approche de Sen, en comparaison de la démarche de Rawls, entend être plus flexible, plus ouverte à la discussion et à la délibération, plus à distance pourrait-on dire. Cela se voit à l'importance et au rôle proprement central qu'il attribue au point de vue et à l'évaluation, empruntés à Adam Smith, du « spectateur impartial » - un spectateur qui peut être d'ici comme d'ailleurs, proche ou lointain - plutôt qu'à celui de l'acteur rationnel d'une société close (l'état-nation) qui jouerait prudentiellement à se prémunir contre l'hypothèse du pire.
Selon Rawls, les acteurs constitutionnels, ne connaissant pas à l'avance (du fait qu'ils sont placés sous le voile d'ignorance) leur position et leur statut dans la société, ainsi que les capacités ou talents que le sort leur a réservés - « les hasards des dons naturels et les contingences sociales » - ont tout intérêt à formuler des principes de justice qui seraient à l'avantage des plus défavorisés, et cela non en raison d'une quelconque bienveillance ou sens de la compassion – les hommes étant, sinon égoïstes, du moins indifférents les uns aux autres - mais tout simplement parce que telle pourrait être leur propre situation. C'est sur la base de cette expérience de pensée que Rawls rejette la validité de la conception utilitariste de la justice. Parce que celle-ci vise au plus grand bonheur du plus grand nombre, le calcul des utilités conduit inévitablement à sacrifier les intérêts de quelques-uns (ou de minorités) dont rien ne nous garantit à l'avance que nous ne puissions faire partie. De telle sorte qu'il serait rationnellement imprudent de choisir une telle règle de choix en situation de grande incertitude.
Quoiqu'il en soit du débat mené par Rawls avec l'utilitarisme, Sen souligne tout d'abord qu'il concerne seulement les citoyens d'une société donnée, en sorte que ceux qui n'en font pas partie n'ont tout simplement pas voix au chapitre. Une telle conception procédurale et rationnelle de la justice se révèle particulièrement étroite et fermée.
Sen défend au contraire une perspective ouverte de l'impartialité, ce « regard éloigné » qui devrait être adopté par toute personne désireuse de discuter raisonnablement des revendications de justice acceptables par les autres, mais qui peuvent être en rivalité entre elles sans que cette rivalité théorique puisse toujours être tranchée de façon indiscutable et définitive. À défaut de pouvoir, en toute circonstance, parvenir à un consensus entre les différentes conceptions normatives en présence, il importe au premier chef de s'attacher à ce qui serait considéré comme intrinsèquement et manifestement injuste - par exemple l'esclavage, la famine, l'exploitation des enfants, l'assujettissement des femmes, l'absence d'accès aux soins ou à l'éducation de populations entières ou encore la pratique de la torture - par des personnes raisonnables appartenant à des sociétés et à des nations différentes, si elles se trouvaient réunis dans une instance publique de délibération.
Une telle approche ouverte de l'impartialité est profondément distincte de « l'impartialité fermée » (du fait qu'elle est limitée aux citoyens d'un état donné) que Sen attribue à l'approche rawlsienne11, qu'il taxe de « localisme » ou de « paroissialisme ». Au reste, faut-il s'en étonner de la part d'un indien, natif d'un petit village du Bengale, prix Nobel d'économie, qui enseigne depuis des décennies dans une prestigieuse université américaine mais qui n'a pas perdu les liens qu'il entretient avec ses racines ni l'inquiétude pour le sort des hommes de sa terre natale ?
Toute interrogation sur la justice doit accepter d'envisager le « point de vue élargi », pour reprendre une formule chère à Hannah Arendt, des citoyens d'autres sociétés et cultures que les nôtres, dont les voix expriment des arguments qui peuvent être sensiblement différents de ceux auxquels notre tradition (politique, philosophique, morale, religieuse, etc.) nous a habitués, et elle doit également prendre en compte les conséquences de nos actions et de nos politiques sur les citoyens d'autres nations qui pourront être affectés par celles-ci, du fait de l'interdépendance croissante des hommes et des intérêts dans un monde globalisé.
Choix social et justice comparative
Une telle perspective, sans doute moins ambitieuse et moins utopiste que celle de Rawls, relève de la théorie du choix social, cette discipline d'évaluation, héritée de Condorcet, qui « se soucie du fondement rationnel des jugements sociaux et des décisions publiques » et « qui doivent trancher entre diverses options » sans pouvoir jamais proposer de solution ultime et définitive (à l'inverse de la tentation qui guette les théoriciens du contrat, de Hobbes à Rawls). Approche comparative et non pas transcendantale de la justice qui s'assume comme étant par nature incomplète, imparfaite, lacunaire – elle ne prétend pas apporter de recette spécifique à l'action publique ni répondre à toutes les difficultés qui se rencontrent – et, par conséquent, « non totalisante ». Mais ce qui est défaut d'un point de vue théorique, abstrait et spéculatif, gagne en valeur dans l'ordre pratique. « Une théorie de la justice doit avoir quelque chose à dire sur les choix qui s'offrent réellement à nous, et pas seulement nous retenir dans un monde imaginaire et peu plausible d'une insurpassable splendeur. » L'argument suivant suffira à mesurer l'ampleur de la différence.
Les défavorisés chez Sen sont des personnes réelles aux prises avec des situations humaines de famine, de misère et de d'oppression qui n'ont rien d'une pure et simple hypothèse (comme dans le « voile d'ignorance », tel que Rawls l'envisage). Il en est de même chez Nussbaum lorsqu'elle voit comme une limite invitant à reformuler une nouvelle approche de la justice le fait que dans le système de Rawls les handicapés physiques et mentaux se trouveraient exclus du contrat initial, tout simplement parce que leur fait défaut cette forme de rationalité qui doit être partagée par les acteurs de la vie sociale, celle-ci étant définie comme un système de coopération équitable en vu de l'avantage mutuel. Mais ni Sen ni Nussbaum ne sont prêts à admettre que les individus sont mus principalement par leur intérêt et leur avantage personnel dans l'indifférence aux intérêts d'autrui, ainsi que l'écrit Rawls15. Pour tous deux, au contraire, la bienveillance et la compassion, la responsabilité et l'engagement sont des motivations premières, de nature « désintéressée », qui existent bel et bien et dont il n'y a nul lieu de faire l'économie -, et ils ne considèrent pas davantage les handicapés, en particulier mentaux, comme ne pouvant prétendre être des citoyens à part entière. Bien que, selon Rawls, les partenaires du contrat social perçoivent la signification et la nécessité de respecter des règles de justice pout elles-mêmes, il y a au départ de son système une part de pessimisme anthropologique (commun à bien des penseurs classiques du contrat social) que ni Sen ni Nussbaum ne partagent. Ainsi leurs travaux respectifs ne prennent-ils guère en compte le problème majeur (depuis Hobbes et Rousseau) que constitue, selon Rawls, l'existence des sentiments de méfiance, de ressentiment et d'envie qui menacent de ronger « les liens de la civilité »19 et que la structure de base de la justice comme équité a pour fin de contenir. Ignorant cette question, leur critique se concentre dès lors sur un autre point. Les présupposés de l'intégration sociale – le ticket à payer pour être admis à participer au jeu constitutionnel : être capable d'exercer ses facultés intellectuelles et d'agir comme des « personnes libres et rationnelles » – constitue, en particulier selon Martha Nussbaum, une limitation dont le premier effet est d'exclure ceux qui sont considérés comme mentalement inaptes ou fortement dépendants des autres.
Libertés et capacités
Chez Rawls, l'idée que la société juste est une mutualisation rationnelle des avantages repose sur un principe de symétrie ou de réciprocité (inhérent à l'idée même de contrat) auquel ne peuvent satisfaire ceux qui en demandent beaucoup à la société et qui ne peuvent rien rendre en bénéfices équivalents (les personnes âgées, les malades de longue durée, les handicapés, etc.). De ce fait, ils se trouvent placés dans un état de dépendance, c'est-à-dire d'asymétrie et de non-réciprocité. Mais il y a plus : les handicapés mentaux n'entreraient pas même dans la catégorie des plus défavorisés ; cette situation qu'à titre d'hypothèse le sujet rationnel doit, selon Rawls, prudentiellement envisager pour la rendre d'avance la moins mauvaise possible et en minimiser les désavantages. Parce qu'ils sont dénués d'une intelligence proprement rationnelle, les handicapés mentaux ne peuvent prendre part au jeu constitutionnel fondé sur le principe de l'avantage. « L'incapacité à traiter de façon adéquate les besoins des citoyens qui ont des infirmités ou des handicaps constitue un sérieux défaut dans les théories modernes qui conçoivent les principes politiques de base comme le résultat d'un contrat en vu de l'avantage mutuel » écrit Martha Nussbaum. Par conséquent, la conception rawlsienne ne saurait faire simplement l'objet de corrections qui introduiraient le besoin de soin dans les biens premiers23 des citoyens, contrairement aux suggestions de la philosophe Eva Kittay. Car, ainsi que le fait encore remarquer Nussbaum : « La liste des biens premiers est une liste de besoins de citoyens caractérisés par les deux facultés morales. à soi seul, cela laisse de côté les personnes qui ont de sévères infirmités mentales et toute personne qui durant de longues périodes de son existence se trouve en situation semblable. » De sorte que c'est l'approche contractualiste et ses présupposés, tels que Rawls les formule, qui doivent être entièrement révisés et non pas simplement amendés à la marge.
Pour contrecarrer cette conséquence qui n'est pas sans revêtir un aspect sacrificiel vis-à-vis de diverses catégories d'individus et en particulier à l'égard des handicapés ou des personnes fortement dépendantes – le paradoxe est que Rawls présente pourtant sa conception de la justice comme une alternative à l'utilitarisme dont le trait premier, et inacceptable, est précisément d'être de nature sacrificielle – les individus, selon Sen et Nussbaum, doivent être envisagés à partir de leurs « capacités » à mener une existence digne de ce nom ; capacités qui ne sont pas soumises à la condition d'être des sujets actifs et efficients de la coopération sociale.
Ce présupposé revêt une importance décisive dans leur critique de la conception de Rawls (et, en arrière plan, de la vision kantienne de l'homme, comme sujet autonome et rationnel, à laquelle celle-ci se rapporte explicitement). La capacité (capability) ou capabilité, selon l'anglicisme retenu en français (mais non dans les traductions espagnole et italienne), désigne « notre aptitude à réaliser diverses combinaisons de fonctionnements que nous pouvons comparer et juger les unes par rapport aux autres au regard de ce que nous avons des raisons de valoriser ». La capacité doit être distinguée autant de l'utilité que de l'avantage mutuel (i.e l'avantage de chacun en situation d'incertitude et de dépendance). Il convient cependant de noter que sur ce point les choses ne sont pas toujours très claires, car Sen introduit dans le même temps le critère de la comparaison publique des avantages28 ou des préférences. Un point sans doute technique mais décisif auquel sont consacrées de longues analyses, principalement en vu de surmonter le défi posé par le paradoxe d'Arrow (autrement appelé « l'impossibilité du libéral parétien »).
La notion de liberté de choix tient chez Sen une place importante et elle inclut l'idée que le choix ne doit résulter d'aucune contrainte, serait-elle liée à la situation à laquelle les individus s'adaptent ou se résignent (ce que Jon Elster dans un ouvrage consacré à la critique de la théorie des choix rationnels, Le laboureur et ses enfants,30 appelle « les préférences adaptatives »). Autrement dit, les processus du choix comptent autant que le choix lui-même : l'idée de capacité « attribue un rôle crucial à l'aptitude réelle d'une personne à effectuer les diverses activités qu'elle valorise » et la possibilité d'exercer ces activités doit être aussi libre et effective que possible. De là la distinction que Sen établit entre « résultats finaux » et « résultats globaux ». Ces-derniers intègrent les conditions dans lesquelles les choix ont été faits que les premiers laissent de côté.
Ainsi la notion de « capacité » ne saurait être séparée de celle de liberté. Tout d'abord, parce que les individus doivent avoir la possibilité réelle – et pas seulement en termes de droits formels (ou abstraits) – de vivre conformément à l'idée qu'ils se font d'une bonne vie ; ensuite, parce que cette liberté inclut l'ensemble des moyens nécessaires à la poursuite et à la réalisation de cette fin, moyens qui doivent leur être librement et ouvertement offerts. Le second principe de stricte égalité des chances, formulé par Rawls, se rapporte à cette condition, mais celle-ci est chez Amartya Sen plus large et exigeante que la seule formulation de droits et de devoirs, voire de biens premiers. Il s'ensuit également que la notion de « bonne vie » ne saurait être réduite à une mesure purement quantitative de biens matériels : elle inclut des aspects qualitatifs, variant selon les personnes et les situations (tel, l'âge de la vie), que n'intègrent ni le PNB ni le PIB. Le système de Rawls, parce qu'il accorde une importance particulière aux critères de ressource et de revenu, pèche par cette limitation même.
Nussbaum fait ainsi la liste, dans Frontiers of Justice, de dix capacités fondamentales, hétérogènes, plurielles et diverses, qui sont inhérentes à la possibilité de mener une « bonne vie », selon la conception que chacun s'en fait : capacité de vivre une existence qui soit d'une durée « normale », d'avoir une bonne santé (incluant l'accès à la nourriture et à un logement), de pouvoir se déplacer librement et de faire usage de ses facultés (sensibles, imaginatives et intellectuelles), d'entretenir des attachements humains, de se forger une conception du bien (dont résulte la protection de la liberté de conscience et des pratiques religieuses), d'entrer dans des relations avec les autres (de là l'importance du respect de soi et le rejet de toute forme d'humiliation), d'avoir le souci des autres espèces (en particulier animales), de pratiquer des activités ludiques (tels le rire et le jeu), enfin la capacité d'exercer un contrôle sur son environnement33. L'absence ou la déficience majeure de l'une de ces capacités ne peut être compensée par l'accroissement de quelque autre ; chacune constitue à soi seule une exigence minimale de justice qui, en-deçà d'un certain seuil, n'est pas négociable.
Un individualisme écologique
Sans doute dira-t-on qu'il n'y a pas d'opposition substantielle entre la formulation rawlsienne des « biens premiers » et l'approche plus large des capacités. Ainsi que l'écrit Rawls, « les droits et les libertés de base ainsi que leur priorité garantissent de manière égale à tous les citoyens les conditions sociales essentielles au développement adéquat et à l'exercice plein et conscient de leurs facultés morales : le sens de la justice et la conception du bien. » Mais le développement humain, tel que l'entendent Sen et surtout Nussbaum, a une signification beaucoup plus étendue et profonde que chez Rawls. Elle se rapporte, en particulier chez Martha Nussbaum, à la vision aristotélicienne de l'accomplissement de soi dans les multiples et riches aspects (affectifs et intellectuels, imaginatifs aussi) de l'existence humaine36. De plus, elle repose sur l'idée d'une incommensurabilité des biens qui, étant hétérogènes et pluriels, ne peuvent être évalués à l'aune de critères communs purement quantitatifs. Enfin, et plus subtilement, la différence entre les droits, les libertés de base et les capacités tient à ceci que dans un cas l'individu est envisagé comme étant d'abord isolé des autres, alors que dans l'autre les relations (sociales, amicales, etc.) tiennent une place originaire dans l'épanouissement du sujet humain. Bien que les capacités puissent être rapportées à des « droits-créances », elles ne se fondent pas sur le présupposé, qui vient de Hobbes, que l'homme est naturellement un individu égoïste et réclamateur. Les capacités ne sont pas, au sens strict, des droits inviolables de l'individu, pris comme un être asocial et apolitique, mais les conditions nécessaires à l'exercice d'une vie humaine digne d'être vécue. En rapport à cette fin peut être défini ce que Sen appelait dans un précédent ouvrage « le système de droits-buts », équivalent à un « système de droits à des capabilités ». Bien qu'il n'y ait pas d'opposition entre ces deux approches, qui sous bien des aspects sont proches, elles reposent sur une conception anthropologique d'une tonalité très différente.
L'individualisme de Nussbaum et de Sen pourrait être qualifié d' écologique », pour la raison qu'il situe l'individu dans son rapport à l'environnement, pris au sens large (familial, social, économique, politique, avec la nature et les autres espèces vivantes également), en même temps qu'il prend en compte la particularité des situations dans lesquelles les décisions et les choix doivent être pris.
Autre différence importante : le principe rawlsien selon lequel les droits de base doivent bénéficier d'une priorité absolue peut être soumis à discussion lorsque d'autres priorités (par exemple l'accès à la nourriture) s'imposent avec une urgence particulière : « La liberté individuelle est d'une extrême importance, mais pourquoi faudrait-il invariablement juger que la moindre violation de cette liberté est plus cruciale pour une personne – et pour une société – que la pire famine, la disette ou quelque autre calamité ? » se demande Sen38. Et il ajoute, de façon plus précise : « Il convient de distinguer entre le choix d'accorder une certaine priorité à la liberté personnelle (…) et l'exigence « extrémiste » de lui accorder une priorité lexicographique, en voyant dans le moindre gain de liberté – si infime soit-il – une raison suffisante pour faire des sacrifices – si énormes soient-ils – dans d'autres aspects appréciables du bien vivre. »39 On comprendra mieux cette affirmation qui relativise, en un certain sens, la priorité absolue accordée par Rawls aux libertés individuelles en soulignant que, selon Amartya Sen, celles-ci sont inséparables des capacités, plus qu'elles ne constituent, à proprement parler, des fins en soi qui devraient être promulguées et accrues, quelqu'en soit le prix et les conséquences. Le même refus du « fétichisme » de la liberté est soutenu par Nussbaum
Dans cette perspective, la métrique rawlsienne des biens premiers ne suffit pas non plus. Un exemple pris par nos deux auteurs, et que nous avons déjà évoqué, en montre la limite : l'existence d'un handicap physique ou, plus encore, d'un handicap mental change si profondément les conditions d'existence d'un individu qu'on ne peut en rendre compte sur la base simplement des revenus disponibles. Aurait-il des ressources pécuniaires suffisantes, sa vie resterait profondément modifiée selon que les politiques publiques prennent ou non en compte les difficultés (par exemple de déplacement et de transport pour une personne en chaise roulante) qui accompagnent son quotidien. Tel est le type de situation concrète que la conception rawlsienne de la justice et l'insistance sur les ressources laissent totalement de côté. L'approche des capacités, proche en cela des doctrines du care, entend pallier ces lacunes.
La différence entre Rawls et nos critiques ne tient pas tant au fond qu'à une certaine manière de s'y prendre. Nous ne sommes pas en présence de deux systèmes de pensée radicalement opposés et incompatibles44. Nos trois auteurs partagent les principes fondamentaux d'une société libérale, respectueuse de la pluralité des conceptions du bien et des droits fondamentaux des individus ; de même qu'ils sont profondément critiques à l'endroit de l'idée que le calcul utilitariste (pris au sens large) devrait présider aux politiques publiques. Il en est simplement que Rawls pense, comme en surplomb, les principes de base de nature à structurer une société idéalement juste et bien ordonnée, indépendamment des conditions concrètes dans lesquelles les individus se trouvent placés (telle est la vertu supposée du voile d'ignorance). à l'inverse, Sen et Nussbaum partent plus modestement de l'existence effective qu'ils mènent, et interrogent la liberté qu'ont les êtres humains de réaliser les capacités qui sont inhérentes à l'accomplissement d'une vie digne d'être vécue. De là, ils remontent aux institutions et aux politiques publiques en vu de les évaluer et, éventuellement, de les réformer.
La finalité de la bonne vie
Alors que Rawls ignore assez largement la perspective de la « vie bonne », cette finalité est inscrite au coeur de la pensée de Martha Nussbaum et il est tout à fait clair que, pour elle, il n'est aucun être qui soit dénué de la capacité à mener une vie humaine qui soit digne d'être vécue. Il n'est pas de conception de la justice qui ne doive partir de ce présupposé, en sorte que les principes de base de la justice sociale et, plus généralement, d'une société humaine juste et décente, doivent intégrer cette capacité primordiale et l'interdépendance originaire qui en découle entre les hommes, bien plus qu'ils ne doivent être limités à la garantie de droits de base ou de biens premiers sur la base d'un contrat auquel ne pourraient participer que les citoyens dotés d'une intelligence rationnelle et prudentielle, ayant à lutter contre les infortunes du sort et l'envie corrosive de leurs partenaires. Les défavorisés dont il s'agit de se soucier, ce n'est pas moi, en tant que cette condition pourrait être la mienne, mais ceux qui sont dans une position telle que leurs capacités à se développer et à se réaliser dans une vie humaine accomplie sont bridées ou aliénées. La « situation originelle », du fait des contraintes restrictives que Rawls lui impose (en particulier la définition de la société comme un système de coopération en vu de l'avantage mutuel), ne constitue pas, selon Sen et Nussbaum un point de départ pertinent pour la formulation des principes politiques de base d'une société juste. De même qu'il convient de déconnecter le principe de dignité de celui de réciprocité, ne serait-ce que parce que le premier a un caractère d'inconditionnalité qui, par définition, fait défaut au second.
Les différences qui séparent les conceptions contractualistes de la justice de l'approche des capacités sont subtiles et nuancées, et ce peu d'écart sur le fond vient de ce que les unes et les autres partagent les valeurs constitutives du libéralisme politique. Le déplacement principal tient au fait que l'approche des capacités réintroduit la primauté du bien sur le juste ; le bien désignant la capacité réelle à mener une « bonne vie », une vie humaine digne d'être vécue que les individus doivent pouvoir poursuivre selon les choix et les orientations qui sont les leurs. C'est ainsi que pour Amartya Sen, les capacités se rapportent à liberté effective et réelle de poursuivre des fins que les individus ont des raisons de valoriser. Du fait qu'une attention particulière est portée sur les libertés réelles, on ne saurait s'en tenir à une conception purement négative de la liberté, selon le sens qu'Isiah Berlin donne à cette notion. Avec les « «capabilités » ou capacités, c'est bien de libertés positives qu'il faut parler. Il n'est non plus possible selon Nussbaum de s'en tenir à la séparation hermétique entre sphère privée et sphère publique, puisque, pour prendre ce seul exemple, la famille constitue une institution sociale et politique « qui fait partie intégrante de la structure de base de la société. » S'il en est bien ainsi, la reconnaissance des tâches domestiques effectuées généralement par les femmes constitue une obligation concrète de justice sociale.
Cependant l'approche des capacités, telle que Sen ou Nussbaum l'entendent, ne se prononce pas sur ce qui constitue en soi une bonne vie ou une vie satisfaisante et – point important – elle ne fait pas de la recherche de notre bien-être ou de notre bonheur personnel, comme dans la formulation utilitariste de l'économie du bien-être, la seule fin que nous ayons à viser. Il y a des causes qui méritent d'être défendues pour elles-mêmes et l'engagement social ou politique qui pousse certains à agir ne saurait être réduit à un simple calcul prudentiel, pas plus qu'il ne relève d'une rationalité purement instrumentale. : « Si un individu a le pouvoir d'entreprendre une action dont il ou elle entrevoit qu'elle contribuera à réduire l'injustice dans le monde, alors cette action se trouve justifiée par un puissant argument raisonné (sans qu'il y ait besoin de traduire ce motif en termes d'avantage imaginaire inspiré par la prudence dans un cadre hypothétique de coopération).» Que les hommes agissent parfois pour de semblables raisons « désintéressées » est un fait qu'il n'y a nul lieu de contester ni d'interpréter dans les schèmes égoïstes, étroits et restrictifs de la théorie des choix rationnels.
Ces traits communs à la pensée de nos deux critiques de Rawls ne sauraient cependant occulter les subtiles différences de ton, d'approche et de sensibilité qui les distinguent.
Là où nos deux auteurs se séparent
Une différence assez notable est, si je ne me trompe pas, que Martha Nussbaum a une idée plus précise, quoiqu'elle reste largement indéterminée et « ouverte », des aspects distinctifs qui constituent le propre d'une bonne vie. C'est en ce sens qu'il faut comprendre les raisons pour lesquelles, à la différence de John Rawls, elle se réclame ouvertement de l'héritage d'Aristote plutôt que celui de Kant : la sensibilité, incluant les émotions et les sentiments, l'imagination aussi, doivent être cultivées, et non pas la raison seulement - s'agirait-il de la raison pratique -, dans les différentes sphères des activités humaines. Avec ce déplacement, c'est tout un ensemble de préoccupations ignorées par les doctrines contractualistes qui apparaît au jour et que Martha Nussbaum explore dans son oeuvre : la vulnérabilité de l'existence humaine, l'intelligence des émotions, l'apport de la littérature et de l'imagination aux politiques publiques, l'éthique de la contingence et de l'improvisation, la doctrine des capacités, la finalité de la « bonne vie ».
Bien plus qu'Amartya Sen, Martha Nussbaum fait reposer sa critique du contractualisme sur le rejet d'une réduction des acteurs de la justice aux seuls individus capables de faire usage de leur raison, serait-ce dans le cadre d'une impartialité « ouverte ». Aussi ne trouve-t-on pas chez elle, à la différence de Sen, l'idée qu'une place prééminente devrait être accordée au raisonnement et au débat publics comme modalités par excellence d'une réflexion objective sur les principes éthiques. S'il devait en être ainsi, on ne voit pas comment les handicapés mentaux ne se trouveraient pas ici tout autant exclus de l'espace de délibération publique que dans le système de Rawls. Chez Sen, le débat avec Rawls porte en particulier, nous l'avons dit, sur deux conceptions de l'impartialité, l'une réservée aux citoyens d'un espace clos (national, régional ou « civilisationnel » au sens large du terme), l'autre accueillante aux hommes venus de loin et d'ailleurs. Mais quels que soient les contrées et les horizons dont proviennent les partenaires, il est entendu que c'est sur le fondement d'une conception commune de la rationalité et de la délibération; telle que l'incarne la figure du spectateur impartial, que la réflexion doit s'engager. Je ne vois pas que seraient admis à y participer ceux auxquels Martha Nussbaum attache un si profonde attention.
Sans doute pourrait-on s'étonner que la révision, opérée par Martha Nussbaum, de la doctrine contractualiste de la justice, telle que John Rawls la formule, attache une si grande importance à des cas qui ne sont socialement, somme toute, que relativement « marginaux », les personnes en situation de dépendance (même s'il n'est personne qui ne puisse s'y trouver un jour ou l'autre, en particulier lorsqu'il s'agit des personnes âgées) ; situations qui pourraient parfaitement être prises en compte sans qu'il soit nécessaire de partir de là. En fait, en envisageant le problème de la justice à partir de ce point de vue, avec ce qu'il exige à la fois de rationalité, mais aussi de générosité et de compassion - « sans la charité, la raison est froide et cruelle », n'hésite pas à écrire Martha Nussbaum dans Poetic Justice - c'est tout l'ensemble de la perspective qui change et qui se trouve bouleversé. C'est ainsi que la réciprocité se trouve remplacée par notre commune vulnérabilité, la rationalité par une conception plus large des facultés cognitives (incluant l'imagination, les sentiments et les émotions), la coopération avantageuse par le développement des capacités. Aucune de ces distinctions ne sont, en elles-mêmes, fondamentales et décisives, mais, conjuguées les unes aux autres, au bout du compte on se trouve confronté à des conceptions de l'homme et des relations sociales profondément divergentes.
Si cette divergence éloigne fortement la pensée de Nussbaum de la construction idéaliste et théorique de Rawls, il en va également de même, quoique dans une moindre mesure, des rapports qu'elle entretient avec la pensée de Sen. Tous deux se citent mutuellement avec éloge. Mais s'ils partagent une intention et une visée théoriques communes (la critique de la théorie des choix rationnels et de l'utilitarisme, le rejet d'une approche purement constructiviste de la justice), s'ils partagent des approches identiques – en particulier, lorsque Nussbaum explore et développe abondamment la doctrine des capacités, introduite par Sen -, il n'en reste pas moins que leurs travaux respectifs se déploient dans un style de pensée qui, dans la forme et dans le fond, révèlent deux sensibilités intellectuelles très différentes. En témoigne, par exemple, la riche et profonde réflexion que Martha Nussbaum développe sur la signification proprement cognitive des émotions dans Upheaval of Thought, ou sur ce que la littérature apporte à la compréhension des situations humaines particulières,, et qui est essentiel jusque dans le domaine des politiques publiques et la pratique ordinaire de la justice. Tous aspects sur lesquels elle revient en permanence et qui sont absents de l'oeuvre d'Amartya Sen, s'ils ne lui sont pas tout à fait étrangers.
Réelles et subtiles, ces différences théoriques témoignent de la richesse, de la fécondité et de la prolixité du débat philosophique dans le monde américain contemporain lorsqu'il s'agit de penser les exigences de l'idée de justice, dans ses aspects aussi bien sociaux, politiques que proprement éthiques. L'inflexion que Martha Nussbaum et Amartya Sen apportent au système de Rawls – mais peut-être est-ce plus qu'une « inflexion » ?- tient à l'importance qu'y revêt ce concept de vulnérabilité humaine qui accompagne celui de capacité et qui envisage l'être humain autant dans ses droits, ses aptitudes et ses besoins fondamentaux – on a vu que la liste est assez étendue - que dans sa fragilité et sa dépendance. L'aspect qui surprendra peut-être le plus le philosophe français est l'insistance attachée, en particulier dans l'oeuvre de Martha Nussbaum, à la notion de « bonne vie » ou de vie « digne d'être vécue » qui, aussi ouverte et indéterminée soit-elle, n'en constitue pas moins une norme régulatrice de la pensée, là où nous croyions que toute interrogation de cet ordre, relevant de la sphère privée, devait être fermement exclue du domaine des préoccupations publiques. Il se pourrait cependant que telle interrogation sur la bonne vie ou une vie humaine tout simplement décente soit plus utile, serait-elle moins utopique, que l'expérience de pensée qui vise à déterminer les principes de base de la justice au sein d'une société bien ordonnée, proche de la perfection démocratique, sur lesquels se mettraient d'accord des sujets moraux raisonnables, presque parfaits.
lundi 11 octobre 2010
Absence à soi et présence à soi
Un immense merci à Cathy et Pierre d'avoir écrit ensemble ce texte à la suite du billet que j'avais publié sur la décence ordinaire.
Dans les deux exemples qui vont être cités, chaque lecteur pensera certainement de la manière suivante : « Jamais je n’aurai fait une chose pareille » et « à leur place, j’aurai fait pareil ».
Ainsi pendant la Seconde Guerre aurai-je « collaboré» ou un « résisté » ? Faut-il juger ... Toutes ces questions sont sans réponse. A titre individuel elles forcent l'humilité...
Qu'est-ce qui fait l'immédiateté de nos actions, pourquoi le tireur ne tire pas lorsqu'il tient en joue le soldat qui s'enfuie maitrisant un pantalon encore plus fuyard...Comment expliquer l'attitude de ce policier qui restitue à une manifestante la chaussure qu'elle perd dans la fuite, alors qu'une demi seconde plus tôt il projetait de la réprimer par la force ? Ainsi dans de nombreux cas voit-on en marche quelque chose de même nature que l’incontinence morale chère à Aristote et Platon, mais inverse dans ses conséquences. Peu importe la raison, c'est presque un constat que ce qui pousse à l'action emprunte un chemin assez mystérieux dans les méandres de nos natures. Incontinence dans un cas, présence à soi dans l'autre selon les conséquences...
On aurait tort de croire que les cas d'incontinence ne soient qu'individuels ; incontinence collective à l'image des habitants du village paisible en apparence de Hautefaye qui par un après midi d'août 1870 se transformèrent brutalement en « morts-vivants », absents à eux mêmes, pris de folie, abreuvés d'alcool, qui en deux heures de temps torturèrent et dévorèrent le pauvre de Monéys, jeune notable pourtant aimé de tous pour des motifs biens fallacieux.
Mais lorsque l'on est absent à soi, où est-on ?
De même avons-nous des cas de présence à soi collective, comme ce Noël 1914 et les fraternisations dans les tranchées
Le film « Joyeux Noël » bien qu’étant une fiction, raconte l’histoire de fraternisations entre deux camps ennemis : anglais et français d’un côté, allemand de l’autre. Si le film est une belle fiction, il n’en demeure pas moins que ces fraternisations ont bien eu lieu, de la plus distante à la plus rapprochée. Ainsi dans la plupart des cas on a laissé chacun fêter Noël sans tirer sur l’autre mais quelques fois les hommes sont sortis des tranchées pour fraterniser, partageant vivres et chaleur humaine. Nous pouvons retrouver des témoignages et des photos dans le livre collectif « Frères de tranchées », édité en 2005. Pourtant le cas de ces fraternisations est resté longtemps tabou. Les dirigeants militaires ont fait en sorte de neutraliser ce qui s’est passé. Les Noëls suivants de ce premier conflit mondial ne verront plus jamais l’occasion de fraternisations.
Questions autour de ces deux cas :
Comment une barbarie extrême a-t-elle été possible dans un village français en 1870 ? Comment une fraternisation entre ennemis a-t-elle été possible pendant une guerre mondiale ?
Dans le cas de Hautefaye, on nous dit qu'une sécheresse terrible dévastait les cultures cet été, et que la guerre contre la Prusse avait laissé la France exsangue...Comme la saturation collective contre un « extérieur » qui semblait s'acharner en silence, et dont on aurait aimé qu'il fût habité d'une conscience pour lui exprimer les frustrations... De Monéys était semble-t-il un être légèrement infirme et d'une amabilité reconnue par les siens. Jamais le mot de trop ni aucun signe de violence....la préfiguration d'un saint ramenant peut-être à lui cette conscience qu'on aimerait parfois tant voir dans les circonstances et les faits qui nous atteignent... une zone d'ombre subsiste dans nos forts intérieurs, qui oscillent entre « vrai savoir » et incontinence....Comment s'effectue le passage de l'un à l'autre...question cruciale...
De leur côté, après cinq mois de souffrance et de pertes humaines considérables, les hommes
fatigués ont eu envie de se rapprocher à la veille de Noël en troquant momentanément leur destin de chair à canon contre la chaleur d'une paix passagère. Noël est une fête commune aux pays européens de cette époque. Chacun a eu ce besoin de cette trêve peut-être par nostalgie de siens, fatigué de tuer un ennemi qu’il ne connaissait pas et de voir que, non, la guerre ne serait pas courte et, non, les hommes ne rentreraient pas avant Noël. On leur avait menti.
Alors ce 24 décembre au soir 1914, les soldats quittèrent leur uniforme pour redevenir « homme ». Le soldat absenté avait fait place au civil, reprenant visage humain.
Pourquoi la fraternisation a-t-elle été possible ce Noël 1914 ?
Un ensemble de facteurs communs avait réunis tous ces soldats autour d’une date fêtée : Noël. On imagine difficilement une même fraternisation à cette époque si le conflit avait opposé européens et chinois. Le nouvel an chinois qui a lieu chaque année entre janvier et mi-février en fonction du calendrier lunaire, a beaucoup plus d’importance culturellement pour les chinois.
Absence et incontinence
L’absence se fait dans l’immédiateté, mais qu’on interroge la personne sur son acte a posteriori, la réponse est pratiquement identique : « je ne pouvais pas faire autrement », « qu’auriez-vous fait à ma place ». L’absence à soi est constatée, mais si elle nous échappe quand nous sommes présent, nous ignorons le passage de la présence à l’absence tout autant que le retour à la présence.
En revanche, les conséquences d’un acte ont des répercussions morales non négligeables que seule une réponse à « qu’auriez-vous fait à ma place ? » ne peut suffire à expliquer. Nous savons donc que l’absence se produit dans l’immédiateté, et que les conséquences de cette absence sont « mesurables » a posteriori.
Aristote évoque la question du passage de l'un à l'autre en invoquant ce que nous appellerions peut-être aujourd'hui l'état de conscience : l'incontinent, l’absent à soi, agit donc à la manière d'un dormeur, d'un fou ou d'un ivrogne. (On pourra se référer à EN 1147a12 ) Dans tous les cas il y a une forme de conscience mais elle échappe au « savoir vrai » encore faudrait-il s'attarder sur ce que l'on entend par « savoir vrai ». Aristote insiste sur la perte d'un certain contrôle finalement, un vacillement, incriminant ce qu'il y a tout lieu de concevoir comme l'émotion. Nos émotions comme la source de notre incontinence ! Pour autant elles ne peuvent être accusées de tous les maux. Platon dans Lois rappelle que l’incontinent c'est aussi celui qui sort des sentiers battus et donne la possibilité au nouveau de surgir. D'un point de vue symbolique il est à ce titre judicieux de se demander dans quelle mesure la convoitise de l'Eve biblique n'est pas finalement la source de l'intelligence de l'homme ; le fameux fruit défendu une fois consommé avait donné la faculté du discernement après tout...
Alors comment faire en sorte que la présence à soi soit continue ? On s'éveille du sommeil, l'ivresse s'évanouit, la folie se guérit...Retour à soi, la façon demeure un profond mystère nous semble-t-il. C'est toute la question de la pratique et de la théorie qui vient ici : Aristote pense qu'avec l'habitude l'on parvient à demeurer à soi ; du reste la philosophie des anciens était moins un savoir qu'une pratique. Il en va jusqu'aux expériences mystiques de Plotin sur lesquelles il ne saurait être question de spéculer ici. Simplement, s'agissant d'états d'esprit comme nous l'avions dit, il y aurait peut-être une grand travail d'analyse et de réflexion philosophique à leur propos en songeant à leur conséquences ; en effet, l'Idéal Platonique n'est pas non plus sans poser la question fondamentale du poids du particulier contre celui du général, aussi la vision du Beau telle que rendue dans le Banquet interpelle quant à la place de l'individu désireux par nature de préserver son intégrité. Dès lors, comment faire pour que nos actes aillent toujours vers le beau en soi, mais aussi le beau pour soi et donc le beau pour autrui ; l'Idéal ne laisse pas de place semble-t-il à la réciprocité. Cet Idéal laisse-t-il finalement de la place à la présence à soi ?
Dans les deux exemples qui vont être cités, chaque lecteur pensera certainement de la manière suivante : « Jamais je n’aurai fait une chose pareille » et « à leur place, j’aurai fait pareil ».
Ainsi pendant la Seconde Guerre aurai-je « collaboré» ou un « résisté » ? Faut-il juger ... Toutes ces questions sont sans réponse. A titre individuel elles forcent l'humilité...
Qu'est-ce qui fait l'immédiateté de nos actions, pourquoi le tireur ne tire pas lorsqu'il tient en joue le soldat qui s'enfuie maitrisant un pantalon encore plus fuyard...Comment expliquer l'attitude de ce policier qui restitue à une manifestante la chaussure qu'elle perd dans la fuite, alors qu'une demi seconde plus tôt il projetait de la réprimer par la force ? Ainsi dans de nombreux cas voit-on en marche quelque chose de même nature que l’incontinence morale chère à Aristote et Platon, mais inverse dans ses conséquences. Peu importe la raison, c'est presque un constat que ce qui pousse à l'action emprunte un chemin assez mystérieux dans les méandres de nos natures. Incontinence dans un cas, présence à soi dans l'autre selon les conséquences...
On aurait tort de croire que les cas d'incontinence ne soient qu'individuels ; incontinence collective à l'image des habitants du village paisible en apparence de Hautefaye qui par un après midi d'août 1870 se transformèrent brutalement en « morts-vivants », absents à eux mêmes, pris de folie, abreuvés d'alcool, qui en deux heures de temps torturèrent et dévorèrent le pauvre de Monéys, jeune notable pourtant aimé de tous pour des motifs biens fallacieux.
Mais lorsque l'on est absent à soi, où est-on ?
De même avons-nous des cas de présence à soi collective, comme ce Noël 1914 et les fraternisations dans les tranchées
Le film « Joyeux Noël » bien qu’étant une fiction, raconte l’histoire de fraternisations entre deux camps ennemis : anglais et français d’un côté, allemand de l’autre. Si le film est une belle fiction, il n’en demeure pas moins que ces fraternisations ont bien eu lieu, de la plus distante à la plus rapprochée. Ainsi dans la plupart des cas on a laissé chacun fêter Noël sans tirer sur l’autre mais quelques fois les hommes sont sortis des tranchées pour fraterniser, partageant vivres et chaleur humaine. Nous pouvons retrouver des témoignages et des photos dans le livre collectif « Frères de tranchées », édité en 2005. Pourtant le cas de ces fraternisations est resté longtemps tabou. Les dirigeants militaires ont fait en sorte de neutraliser ce qui s’est passé. Les Noëls suivants de ce premier conflit mondial ne verront plus jamais l’occasion de fraternisations.
Questions autour de ces deux cas :
Comment une barbarie extrême a-t-elle été possible dans un village français en 1870 ? Comment une fraternisation entre ennemis a-t-elle été possible pendant une guerre mondiale ?
Dans le cas de Hautefaye, on nous dit qu'une sécheresse terrible dévastait les cultures cet été, et que la guerre contre la Prusse avait laissé la France exsangue...Comme la saturation collective contre un « extérieur » qui semblait s'acharner en silence, et dont on aurait aimé qu'il fût habité d'une conscience pour lui exprimer les frustrations... De Monéys était semble-t-il un être légèrement infirme et d'une amabilité reconnue par les siens. Jamais le mot de trop ni aucun signe de violence....la préfiguration d'un saint ramenant peut-être à lui cette conscience qu'on aimerait parfois tant voir dans les circonstances et les faits qui nous atteignent... une zone d'ombre subsiste dans nos forts intérieurs, qui oscillent entre « vrai savoir » et incontinence....Comment s'effectue le passage de l'un à l'autre...question cruciale...
De leur côté, après cinq mois de souffrance et de pertes humaines considérables, les hommes
fatigués ont eu envie de se rapprocher à la veille de Noël en troquant momentanément leur destin de chair à canon contre la chaleur d'une paix passagère. Noël est une fête commune aux pays européens de cette époque. Chacun a eu ce besoin de cette trêve peut-être par nostalgie de siens, fatigué de tuer un ennemi qu’il ne connaissait pas et de voir que, non, la guerre ne serait pas courte et, non, les hommes ne rentreraient pas avant Noël. On leur avait menti.
Alors ce 24 décembre au soir 1914, les soldats quittèrent leur uniforme pour redevenir « homme ». Le soldat absenté avait fait place au civil, reprenant visage humain.
Pourquoi la fraternisation a-t-elle été possible ce Noël 1914 ?
Un ensemble de facteurs communs avait réunis tous ces soldats autour d’une date fêtée : Noël. On imagine difficilement une même fraternisation à cette époque si le conflit avait opposé européens et chinois. Le nouvel an chinois qui a lieu chaque année entre janvier et mi-février en fonction du calendrier lunaire, a beaucoup plus d’importance culturellement pour les chinois.
Absence et incontinence
L’absence se fait dans l’immédiateté, mais qu’on interroge la personne sur son acte a posteriori, la réponse est pratiquement identique : « je ne pouvais pas faire autrement », « qu’auriez-vous fait à ma place ». L’absence à soi est constatée, mais si elle nous échappe quand nous sommes présent, nous ignorons le passage de la présence à l’absence tout autant que le retour à la présence.
En revanche, les conséquences d’un acte ont des répercussions morales non négligeables que seule une réponse à « qu’auriez-vous fait à ma place ? » ne peut suffire à expliquer. Nous savons donc que l’absence se produit dans l’immédiateté, et que les conséquences de cette absence sont « mesurables » a posteriori.
Aristote évoque la question du passage de l'un à l'autre en invoquant ce que nous appellerions peut-être aujourd'hui l'état de conscience : l'incontinent, l’absent à soi, agit donc à la manière d'un dormeur, d'un fou ou d'un ivrogne. (On pourra se référer à EN 1147a12 ) Dans tous les cas il y a une forme de conscience mais elle échappe au « savoir vrai » encore faudrait-il s'attarder sur ce que l'on entend par « savoir vrai ». Aristote insiste sur la perte d'un certain contrôle finalement, un vacillement, incriminant ce qu'il y a tout lieu de concevoir comme l'émotion. Nos émotions comme la source de notre incontinence ! Pour autant elles ne peuvent être accusées de tous les maux. Platon dans Lois rappelle que l’incontinent c'est aussi celui qui sort des sentiers battus et donne la possibilité au nouveau de surgir. D'un point de vue symbolique il est à ce titre judicieux de se demander dans quelle mesure la convoitise de l'Eve biblique n'est pas finalement la source de l'intelligence de l'homme ; le fameux fruit défendu une fois consommé avait donné la faculté du discernement après tout...
Alors comment faire en sorte que la présence à soi soit continue ? On s'éveille du sommeil, l'ivresse s'évanouit, la folie se guérit...Retour à soi, la façon demeure un profond mystère nous semble-t-il. C'est toute la question de la pratique et de la théorie qui vient ici : Aristote pense qu'avec l'habitude l'on parvient à demeurer à soi ; du reste la philosophie des anciens était moins un savoir qu'une pratique. Il en va jusqu'aux expériences mystiques de Plotin sur lesquelles il ne saurait être question de spéculer ici. Simplement, s'agissant d'états d'esprit comme nous l'avions dit, il y aurait peut-être une grand travail d'analyse et de réflexion philosophique à leur propos en songeant à leur conséquences ; en effet, l'Idéal Platonique n'est pas non plus sans poser la question fondamentale du poids du particulier contre celui du général, aussi la vision du Beau telle que rendue dans le Banquet interpelle quant à la place de l'individu désireux par nature de préserver son intégrité. Dès lors, comment faire pour que nos actes aillent toujours vers le beau en soi, mais aussi le beau pour soi et donc le beau pour autrui ; l'Idéal ne laisse pas de place semble-t-il à la réciprocité. Cet Idéal laisse-t-il finalement de la place à la présence à soi ?
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