On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 10 octobre 2021

Léo Strauss, le passeur critique

Je retrouve dans mes fichiers le texte de la conférence que j'ai prononcée à l'Institut d'Etudes Politiques d'Aix-en-Provence, lors de la Nuit de la Philosophie, le 28 juin 2007. Puisque je vois que les billets de philosophie politique sont parmi les plus lus sur ce site, eh bien ! pourquoi ne pas la mettre en ligne. C'est un peu vieux, mais ça tombe bien parce que justement, selon Léo Strauss*, dans les questions dont il s'agit ici, l'ancien est toujours d'actualité.




Dans la querelle entre les Anciens et les Modernes, Léo Strauss (1899-1973) fit résolument le choix des premiers. La critique de la modernité est, en effet, un des traits caractéristiques de sa pensée. Léo Strauss. serait donc un conservateur, c’est-à-dire, un « réactionnaire ». Si l’on ajoute à cela que ses disciples, les « straussiens », ont formé, durant les années soixante soixante-dix, de véritables « escadrons » idéologiques1, sévissant dans certaines universités américaines parmi les plus prestigieuses, et que nombre d’entre eux, tel Paul Wolfowitz, figurent aujourd’hui parmi les théoriciens du « néo-conservatisme » qui ont appelé à la guerre en Irak, avec les conséquences désastreuses que l’on sait, le procès de Strauss peut être ouvert. Et Dieu sait qu’il l’a été dans la presse, américaine aussi bien que française, à la faveur de raccourcis qui auraient désespéré s’ils n’avaient suscité le mépris d’un esprit aussi subtil que le sien. Brisons là ces simplifications.
Il ne fait pas de doute que Léo Strauss est aux côtés d’Eric Voegelin – dont la pensée est encore quasiment inconnue en France – ou d’Hannah Arendt qui, depuis quelques années est sortie du purgatoire dans laquelle on l’avait enfermée, sans conteste l’un des plus importants penseurs de la philosophie politique du Xxe siècle.

La philosophie politique et la question du « meilleur régime »

Qu’est-ce qui distingue la philosophie politique de la pensée politique ou de la science politique ou encore de la sociologie politique ? Pour le dire en bref, le fait que la philosophie politique raisonne selon ce qu’on appelle aujourd’hui des « valeurs » : le bien et le mal, le juste et l’injuste. La philosophie politique est une branche de la philosophie. La philosophie, Léo Strauss la définit comme une « recherche », non comme une science ou un savoir institué ; c’est en ce sens là, et qui est fondamental, que la philosophie se distingue de la théologie. Selon Léo Strauss, il n’y a pas de solution au conflit entre la philosophie et la révélation, entre la quête et la recherche de la vérité, qui fait appel aux seuls moyens de la raison, et la foi qui repose sur la piété, l’obéissance à la parole de Dieu, et sur le mystère.
La philosophie politique est donc une interrogation sur le bien et le mal2, le juste et l’injuste. Elle n’est pas faite simplement d’opinions sur ces notions – ce qui est le propre de la pensée politique – elle s’efforce de rendre raison des jugements de valeurs qui sont formulés par les hommes. Par exemple, si nous disons que la démocratie est le meilleur régime, ou « la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes celles qui ont été essayées à travers les temps », pour reprendre la formule exacte de Churchill - nous formulons une évaluation, et même une évaluation qui présuppose une hiérarchie des régimes qui va du pire au meilleur ou, du moins, au moins pire. Un jugement de valeur qui néanmoins doit être sinon prouvé, du moins argumenté, et même justifié par des raisons. Or, pour Léo Strauss, le drame de la modernité, c’est qu’elle est incapable de justifier rationnellement de telles évaluations, pour les raisons que l’on verra. La philosophie politique moderne – si tant est qu’elle existe – ne pose pas la question du « meilleur régime », à la différence de la philosophie classique, c’est-à-dire pour Strauss de la philosophie des Anciens, de la philosophie grecque.
Comme on le sait, la question du « meilleur régime » a été évacuée de la sphère de la réflexion politique par Machiavel qui est généralement présenté comme le penseur inaugural de la pensée politique moderne. Pour l’auteur du Prince, une telle spéculation relève de chimères qui ne « furent jamais vues ni connues » (Le Prince, chap. XV). La question centrale pour quiconque « aime sa patrie plus que son âme », pour citer l’aveu que fait le Secrétaire florentin dans l’une de ses lettres à son ami Francesco Vettori, c’est la conservation du pouvoir (mantenere la stato) dans un monde instable soumis au caprice d’une fortune sadique où les hommes sont ingrats, égoïstes et mauvais. Et cette fin exige que le prince bon – j’insiste le prince bon – sache entrer dans l’usage du mal, lorsque cela est nécessaire. Ce que Machiavel met au jour – et c’est d'abord cela qui lui a été reproché – c’est de dire au grand jour quels sont les moyens de la conservation du pouvoir, et que les Anciens avaient enseigné "à mots couverts". Et ces moyens se dégagent clairement de la façon dont le prince d’une principauté entièrement nouvelle doit agir. Mais que ce prince soit un tyran n’est pas en question, tout simplement parce que Machiavel évacue la grande distinction traditionnelle, aussi bien pour les Anciens que pour les hommes du Moyen Age, entre le roi et le tyran, entre les régimes légitimes et les régimes illégitimes, c’est-à-dire ultimement la question même du « meilleur régime ». Laissons là Machiavel et la lecture que Léo Strauss donne de son œuvre.
La question du « meilleur régime » n’est pas évacuée pour autant du champ de nos interrogations et la question de savoir si la démocratie est le meilleur régime reste posée en des termes qui vont au-delà du fait que nous croyons qu’il en est bien ainsi et que réside entres hommes des sociétés occidentales un consensus sur cette conviction, ce que John Rawls, l’un des plus importants théoriciens contemporains de la justice sociale, appelle un « consensus par recoupement » (overlapping consensus). Il est en effet une différence fondamentale entre savoir et croire et si la philosophie n’est pas tant une connaissance qu’une recherche de la connaissance, du moins est-il certain qu’elle n’est pas faite simplement d’opinions et de convictions, feraient-elles l’objet d’un vaste consensus.

L’essence nihiliste du principe de neutralité éthique

La réhabilitation de la philosophie politique classique chez Léo Strauss tient au fait qu’elle place à son centre la question essentielle du « meilleur régime » , ainsi que la distinction, supprimée par Machiavel et Hobbes, entre les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils devraient l’être. Or c’est là une question que les sciences sociales contemporaines, selon Strauss, sont tout simplement incapables de poser, et ceci du fait de l’a priori énoncé par le grand sociologue allemand, Max Weber, sur la neutralité éthique de la science, la fameuse et peut-être ruineuse distinction entre jugements de fait et jugements de valeur, seuls les premiers étant rationnels.
Cette neutralité éthique est critiquée de façon radicale par Léo Strauss parce qu’elle ignore la dimension morale de la raison (laquelle ne se limite pas à être une connaissance de la nature, mais est également une connaissance des principes éthiques), et repose sur le postulat que la connaissance rationnelle procède d’une objectivité, qui s’interdit, par définition, tout jugement de valeur (selon le bien ou le mal, le juste ou l’injuste, le noble ou le vulgaire, etc.) Pour prendre un exemple frappant, quiconque soutient une telle position devrait être conduit à décrire la réalité d’un camp de concentration de façon purement factuelle, mais ne saurait, du strict point de vue rationnel, formuler le moindre jugement de valeur en termes de barbarie ou de cruauté3. Le principe wéberien de la neutralité axiologique – l’impossibilité pour la raison de formuler des jugements de valeur – fait de tout homme doué de raison un schizophrène qui doit séparer en lui l’activité rationnelle de pensée, seule à être « objective », et ses appréciations morales, lesquelles relèvent de sa subjectivité, de ses choix personnels, etc. L’objectivité scientifique exige ainsi que soit mis à l’écart, au nom de l’impartialité et de l’honnêteté intellectuelle, tout ce qui relève de nos intérêts, préjugés, opinions – toutes conditions évidemment requises par l’esprit scientifique – mais également que soit réduit au silence les évaluations normatives qui font appel aux notions de bien et de mal, etc., réduisant à l’apathie « l’homme objectif » que ne saurait plus animer aucune noble passion.
Or que l’activité des facultés rationnelles de l’esprit humain ne se limite pas simplement à connaître de façon scientifique la nature mais qu’elle conduise à formuler des évaluations de nature proprement morale, qui ne sont pas moins soucieuses de vérité que les précédentes, c’est, au contraire, ce que soutient fermement Léo Strauss.
Pour éclaircir ces enjeux, arrêtons-nous un instant sur la divergence qui oppose Malebranche et Descartes sur le champ d’exercice de la pensée rationnelle. Pour l’auteur du Discours de la méthode, l’entreprise de mise en doute du savoir traditionnel s’arrête, semble-t-il, au seuil de l’examen des institutions politiques et des « valeurs » morales de la société, quoique ce ne soit que pour un temps. C’est ce principe méthodologique prudentiel que formule la notion bien connue de « morale par provision ». Pour Malebranche, au contrainte, il n’y a pas de doute que le domaine de la rationalité et des évidences s’étend au champ éthique : « On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher mais cela est contre la raison ». Autrement dit, la raison dans son universalité ne couvre pas simplement le domaine de la science mais aussi celui des normes éthiques, et cette universalité est telle qu’elle ne s’impose pas seulement à tous les hommes, mais à Dieu lui-même. Toute la théorie classique du droit naturel, que Léo Strauss examine dans l’un de ses ouvrages les plus célèbres, Droit naturel et histoire, reposait sur cet a priori, qui faisait dire à l’un de ses plus illustres représentants au XVIIe siècle, Grotius, que les jugements moraux peuvent être formulés par la « droite raison » selon les principes qui s'appliquent et s'imposent tout autant pour l’homme que pour Dieu.
Mais si on laisse de côté la question cruciale de savoir si Dieu est le fondement de la rationalité (comme pour Descartes, Bossuet ou Fénelon) ou si la rationalité est immanente à l’essence divine en tant que Dieu est sage par nature (comme pour Malebranche et la tradition thomiste), autrement dit que l’on maintienne la transcendance de Dieu par rapport à la rationalité qu’il institue – dans cette hypothèse la rationalité est contingente, mais au regard de Dieu seulement – ou que l’on identifie Dieu et la raison, dans tous les cas, la raison est une faculté naturelle qui nous fait connaître des principes – des principes et non des « valeurs » -, qui, comme tels, sont universels et prescriptifs. Notre conception moderne des Droits de l’homme s’inscrit dans cet héritage métaphysique du droit naturel classique, quoiqu’elle ait du mal à tirer toutes les conséquences de cet héritage. Quand nous disons de tous les hommes qu’ils sont égaux entre eux et qu’ils disposent de droits inaliénables, nous formulons des principes qui ne reposent pas sur une description empirique de la réalité – puisque, dans les faits, nombre de sociétés ne cessent de transgresser ces principes – pas davantage sur un « idéal » d’humanité qui serait propre et limité à l’Europe, mais sur un fondement – en particulier la notion de « nature humaine » - qui est de part en part métaphysique4. Or, s’il y a bien une notion qui a été systématiquement détruite par les sciences humaines contemporaines, c’est bien celle de « nature humaine », l’homme n’étant qu’un être culturel ou encore un être « bioculturel ». Le corollaire, c’est que les normes morales humaines n’ont rien d’universel, elles sont uniquement culturelles, c’est-à-dire relatives aux sociétés qui les ont instituées (ce qui signifie pas cependant qu’elles soient arbitraires), sans qu’il soit possible de former un jugement « objectif » sur ces normes et les pratiques qui en découlent, sauf à tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. On connaît l’argument, un argument dont découle le principe central non seulement d’impartialité et d’objectivité dans l’approche de ces cultures, mais également le principe de tolérance et de respect.
Ces principes, au demeurant, ne sont « nouveaux » que si l’on fait remonter cette nouveauté au siècle des Lumières, car ce sont d'abord les philosophes du XVIIIe siècle, qu’il s’agisse d’Helvétius ou de Bentham, qui sont à l’origine de cette réduction essentiellement utilitariste de la morale sociale.
Léo Strauss montre les contradictions et les conséquences « nihilistes » qui résultent de cette démarche dite « objective », éthiquement neutre : tout d’abord, bien qu’elle affirme la relativité de toutes les valeurs, du moins y en a-t-il une qui échappe à la réduction, et qui s’impose comme une obligation morale impérative, la « tolérance » précisément, quoiqu’il soit, en réalité, impossible de savoir d’où vient et sur quoi repose cette obligation universelle. L’autre conséquence ne formule pas à proprement parler le « tout est permis » de Raskolnikov dans Crime et châtiment, mais plutôt le « tout est culturellement valide » : toute pratique, qu’il s’agisse du cannibalisme ou de l’excision, s’inscrivant dans un ensemble de coutumes, de valeurs symboliques, d’institutions, etc. que nous appelons « culture » et qui est une espèce de tout en soi, qu’il faut saisir dans l’intégralité du système ou de la structure qu’il constitue. Pour le dire en bref, si nous condamnons le cannibalisme comme une forme de barbarie dont il conviendrait que les hommes soient libérés, c’est, soit que nous souscrivons à l’illusion d’une nature humaine commune, soit que nous imposons à telle société nos propres normes d’évaluation, ce qui n’est rien d’autre qu’une espèce d’impérialisme culturel. Tout au plus dira-t-on : faites chez vous ce que vous voulez, mais chez nous, vous devez respecter nos « valeurs » et nos lois, mais que celles-ci soient éthiquement supérieures, plus humaines, plus « civilisées » que les vôtres, c’est ce qui reste en suspens et sur quoi nous ne pouvons nous prononcer.
Il existe toute une tradition sceptique, et qui remonte à Montaigne, qui fait la critique de la prétendue supériorité de notre culture ou civilisation. Mais l’intention d’un tel courant de pensée n’était pas tant de « relativiser » nos normes et coutumes – « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal – que de montrer la richesse et la grande variété des productions culturelles humaines (un thème développé par Herder à la fin du XVIIIe siècle et qui repose sur la critique de l’universalisme abstrait auquel aurait succombé la philosophie française des Lumières)5.
Ce que Léo Strauss dit, c’est qu’on ne peut échapper à ce qu’il interprète comme un relativisme à la fois dangereux et contradictoire à moins de reconnaitre, comme l’affirmait toute la pensée classique et médiévale du droit naturel, qu’il existe un « étalon de valeur », une mesure du bien et du mal, du juste et de l’injuste, un critère de ce qui est conforme à l’humanité de l’homme. En l’absence d’un tel étalon – la raison comme faculté qui fait connaître naturellement certaines vérités universelles, pas seulement de nature scientifique mais également morale – en l’absence d’un tel étalon donc, nous tombons peu ou prou dans le nihilisme, que celui-ci prenne la forme radicale de la reconnaissance de l’égale valeur de toutes les pratiques culturelles humaines, ou bien que l’on tente d’échapper à cette radicalité par une théorie de la discussion raisonnable (je songe ici à la solution que propose le grand théoricien du droit Chaïm Pérelman, qui à la métaphysique oppose les vertus de la rhétorique). Mais là je m’avance peut-être un peu, parce que Léo Strauss n’avait pas lu Pérelman et qu’il ne connaissait pas, bien évidemment, la réflexion d’un Habermas sur « l’agir communicationnel », qui constituent autant de tentative d’échapper au nihilisme d’une conception purement instrumentale de la raison que d’un refus – tout simplement parce que cela est, à leurs yeux, impossible – d’un retour aux conceptions métaphysiques classiques des Anciens. C’est également cette tentative de trouver une espèce de « tierce voie » raisonnable qui caractérise la position d’un penseur comme Raymond Aron, si l’on en juge par ce qu’il écrit dans son introduction à Le savant et le politique de Weber, où il débat avec Léo Strauss.
Pour envisager ces questions avec un peu de sérieux, il conviendrait d’évoquer la réhabilitation de la rhétorique, par opposition à la métaphysique, dans certains courants importants de la pensée contemporaine qui s’efforcent de donner non pas une fondation mais une justification rationnelle des normes éthiques et juridiques, mais qu’on ne saurait examiner ici, ni dans les formes essentiellement procédurales qu’elles adoptent (par exemple chez John Rawls) ni dans les objections qu’un homme comme Léo Strauss n’aurait pas manqué de soulever.
Quoiqu’il en soit, il est une remarque, assez visionnaire, me semble-t-il, de Léo Strauss qui voit dans « l’obscurantisme fanatique »6 une « inévitable conséquence pratique du nihilisme » sur laquelle il conviendrait de réfléchir, à une époque où la montée des radicalismes religieux s’accompagne de formes de violences inconnues dans le passé, tous phénomènes qui sont inséparables de la modernité, contrairement à ce qui a parfois été expliqué.

La critique de l’historicisme

De ce qui vient d’être dit, on ne saurait toutefois conclure que Strauss est un dogmatique. Ce qu’il soulève c’est un ensemble de questions, de contradictions et de difficultés qui sont propres à la pensée moderne mais qui ne peuvent être posées clairement que si l’on saisit ce qui constitue le propre des Modernes. Dans le même temps, il ne fait pas de doute que, à ses yeux, les Anciens, qu’il s’agisse de Platon ou d’Aristote, ont élaboré des philosophies politiques et morales d’une tenue bien plus haute et exigeante que celle des Modernes. Et ce n’est pas sans raison que parmi les plus grands philosophes modernes qu’il cite, Husserl, Heidegger par exemple, il n’en est aucun qui ait édifié une réflexion dont la dimension proprement éthique mérite d’être retenue, à l’exception de Nietzsche. Mais il est vrai que Nietzsche était lui aussi un grand lecteur des Anciens et qu’il concevait sa philosophie comme « un platonisme inversé ».
Si Léo Strauss a été lui aussi un lecteur assidu et passionné des Anciens, c’est parce qu’il ne croyait nullement qu’il y eût quelque chose dans l’histoire de la philosophie comme un progrès. Sur ce point son opposition à Hegel est totale et décisive. De même qu’il ne croyait pas que nous pouvons comprendre les Anciens mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes ou, à l’inverse, que leur pensée nous serait définitivement inaccessible (en tant qu’elle se rapporterait à une « représentation du monde » qui n’est plus la nôtre).
Les grandes questions philosophiques sont éternelles, et les efforts poursuivis pour y répondre par les hommes d’un temps qui est pourtant si éloigné du nôtre ne sont pas inaccessibles ni incompréhensibles à quiconque se met patiemment en quête de leur sens, d’un sens qui peut être commun. Une telle démarche présuppose, et Strauss l’affirme ouvertement, que la philosophie est fondamentalement anhistorique. Ce qui ne signifie nullement qu’il s’agisse de faire nôtre la conception des Anciens, d’être aujourd'hui platonicien ou aristotélicien, etc., au nom d’un quelconque retour nostalgique au passé, mais plutôt que la pensée de ces maîtres, les questions qu’ils ont posées, et la réponse qu’ils y ont apportée, nous restent néanmoins pleinement proches ou actuelles. Ce n’est pas parce que nous sommes incapables d’entendre aujourd’hui les notions d’ « âme », de « bonne vie » ou de « meilleur régime », ou que la distinction entre le « vulgaire » et « le juste » ou « le sage » est devenue inaudible, que la réalité que ces notions désignent ont disparu. Et rien ne prouve que nous ne puissions trouver davantage de plaisir à lire les Entretiens d’Epictète, un plaisir qui peut même devenir une leçon de vie, qu’à la lecture de quelque mauvais roman, serait-il récompensé par les prix littéraires les plus prestigieux. La seule condition à cette rencontre, c’est que soit maintenu ce qu’on peut appeler un niveau d’exigence, à la fois théorique et morale, qui soit à la mesure de ce qu’exigeaient les Anciens, mais que les Modernes ont « abaissé » (en remplaçant par exemple la vertu par la poursuite de l’intérêt ou encore, ce qui revient au même, en partant des hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être).
Léo Strauss n’est pas un penseur systématique, pas plus qu’il n’est un spéculatif, c’est un chercheur de sens ou un « questionneur » à la manière de Socrate, et cette recherche entraîne un profond engagement existentiel : « Sans logon dounai te kai dexasthai [sans donner ou recevoir d’explications], pour ma part je ne peux pas vivre »7
C’est là que réside pour lui toute la différence entre la foi et la philosophie. Or, nous l’avons dit, Léo Strauss s’est avant tout compris comme un philosophe, ou peut-être mieux vaudrait-il comme un « paien ». Dans la différence inconciliable entre Athènes et Jérusalem, Strauss est résolument du côté de l’éros pour la vérité, et non de l’obéissance pieuse à la parole de Dieu. Son modèle, c’est Socrate, non Abraham. Léo Strauss n’a cessé d’affirmer, à l’instar de Léon Chestov, que l’opposition entre la foi et la philosophie est insoluble et qu’entre ces deux puissantes sources antagonistes de notre culture, il faut choisir. Mais ce choix en faveur de la philosophie, nuls plus que les Anciens n’en ont suivi les implications concrètes dans un mode de vie qui allait bien au-delà de la seule spéculation intellectuelle. Et c’est à ce mode de vie que Strauss a voué son existence. C’est en cela qu’il reste un modèle et qu’il se tient bien au-dessus de ses épigones. Ajoutons pour finir que s’il est une notion au cœur de la philosophie grecque que nous serions avisés de méditer aujourd’hui, c’est celle de « mesure », la démesure étant, au contraire, dans toutes ses expressions possibles, aussi bien politiques, économiques que technologiques, une des causes du mal qui dévaste la terre et qui rend les hommes étrangers aux finalités morales et spirituelles les plus hautes de leur existence ici-bas.

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* Sur Léo Strauss, voir le site de Claude Rochet (que je viens de découvrir par hasard)
  • http://claude.rochet.pagesperso-orange.fr
    1. Anne Norton, Léo Strauss et la politique de l’empire américain, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Denoel, Paris, 2006, p. 54.
    2. « Mais la différence entre bon et mauvais n’est-elle pas la plus fondamentale de toutes les distinctions pratiques ou politiques ? », L. Strauss – E. Voegelin, Correspondance 1934-1964, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Vrin, 2004, p. 80-81.
    3. Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Eric de Dampierre, coll. Champs, Flammarion, 1986, p. 59.
    4. C’est le lieu de rappeler ici cette citation de la Déclaration américaine d’Indépendance, sur laquelle s’ouvre la réflexion de Léo Strauss dans Droit naturel et histoire : « Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes ces vérités, que tous les hommes naissent égaux, qu’ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels sont les droits à la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur » (op. cit., p. 13). Remarquons que dans la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 sont absentes aussi bien les notions d’évidence et de vérité que la référence au Dieu créateur, ces droits étant déclarés simplement « sous les auspices de l’Etre suprême », lequel n’est donc pas tant le fondement sur lequel repose ces droits qu’un simple témoin. Il n’en reste pas moins que ces droits constituent le socle absolu de notre système normatif : si, du strict point de vue juridique, ils s’intègrent dans notre droit positif, ils ne sont pas que du droit positif, mais renvoient à des fondements métajuridiques (en réalité métaphysiques) quoique nous ayons bien du mal aujourd’hui à penser ce qu’il faut entendre par là.
    5. On trouve chez Romain Gary une belle formulation d’une semblable idée : « Chaque homme est unique, irremplaçable ; il connaît quelque chose qu’aucun autre homme ne connaît. Il peut donc apporter aux autres son expérience unique. C’est parce que chacun de nous est inimitable à partir d’une donnée humaine commune que chacun a besoin de tous, tous de chacun. Voilà la véritable nature de la fraternité ; c’est un besoin des autres. Si ce fourmillement de différences n’existait pas, personne ne pourrait rien pour personne, et personne n’aurait besoin de personne puisque nous ne pourrions faire pour les autres qu’exactement ce que nous pouvons faire pour nous-même. Il n’y aurait ni aide, ni secours, ni complément possible ; seulement un éternel remplacement.
    […] Récapitulons : le globe devient chaque jour plus grand, plus ouvert à notre connaissance ; il n’est pas « un » monde, il est « des » mondes, et chacun de ses observateurs est un observateur privilégié d’un univers unique que lui seul connaît et habite. De là ce besoin des autres, de ce que savent et peuvent les autres, de ce que chacun de nous, dans sa connaissance unique d’un monde particulier, dans sa spécialisation, dans sa singularité, dans sa solitude aussi, ne saurait accomplir pou lui-même. La fraternité est un besoin métaphysique, pratique matériel, spirituel d’être complété, d’être admis dans une structure sociale qui serait, elle, complète, totale, harmonieuse, où chacun apportera à l’autre l’aide de son unicité. Sans ce besoin rigoureux, pratique, matériel, la fraternité ne serait qu’un bêlement sentimental, un vœu pieux, totalement dépourvu de sens. Si les hommes se ressemblaient complètement, la fraternité ne serait pas possible. », L’affaire homme, coll. Folio, Gallimard, 2005, p. 154-155. Cette conception d’un monde qui s’enrichit de la pluralité des regards est très proche de la pensée d’Hannah Arendt., mais très éloignée de celle de Léo Strauss pour lequel la catégorie de l’un l’emporte métaphysiquement sur celle du multiple : la nature humaine est une, et la Vérité s’écrit d’abord en majuscule.
    6. Droit naturel et histoire, id. p. 17-18.
    7. Lettre de Léo Strauss à Eric Voegelin, 4 juin 1951, Correspondance, id., p. 118.
  • 7 commentaires:

    Bertrand a dit…

    Bonjour Michel,

    Ma remarque sera d'ordre général. Je ne supporte pas les gens qui critiquent un auteur sans jamais l'avoir lu. Il y a un tel effort dans la pensée du philosophe qu'il est injuste de le condamner aux oubliettes par quelques remarques lapidaires et dans l'air du temps. Onfray fait beaucoup de mal à Platon et ses suiveurs qui ne l'ont jamais lu sont des fanatiques. Merci de réhabiliter la pensée de Léo Strauss que l'on peut critiquer mais avec des arguments sérieux et non, au nom d'héritiers supposés.
    amicalement

    Bertrand

    azer a dit…

    Mr Terestchenko ,

    vous écrivez : "Or, s’il y a bien une notion qui a été systématiquement détruite par les sciences humaines contemporaines, c’est bien celle de « nature humaine », l’homme n’étant qu’un être culturel ou encore un être « bioculturel » "

    Je ne vous demanderai pas de citer les découvertes des sciences humaines qui vous font conclure ainsi , tant j'ai pu constater qu'on fait dire à celles-ci ce qui est conforme à nos a priori idéologiques , ou bien qui découle simplement de notre sottise : ainsi la conclusion de la célèbre expérience de Milgram serait que nous sommes tous des assassins potentiels , et de la pire des espèce , celle des nazis . Depuis quand 62% ( de mémoire , j'ai étudié la Psychologie Sociale il y a trente ans ) d'individus qui infligent une décharge éléctrique mortelle équivaut à totalité , et non pas à " bonne majorité " ? Quid des 38% qui ont refusé ? J'observais , dès le collège , à quel point les individus les plus ordinaires , incapables pour cette raison de soutenir une comparaison favorable avec les individus supérieurs et en éprouvant une blessure narcissique , tentent de réduire la douleur qui en résulte en
    rabaissant ceux-là à leur niveau , d'où la défense la plus courante à un reproche : " Ouais , et toi d'abord ? " ainsi que " C'est le premier qui dit qu'y est ! " , tentative ( parfois fondée : l'histoire de la poutre et la paille ) de se déculpabiliser . J'obeservais à quel point on peut suciter la haine quand on est le seul élève à refuser de signer une pétition demandant le maintien d'un professeur qu'on déteste , et à quel point les élèves qui détestent ce professeur autant , voire plus que vous , vous reprochent le courage qu'ils n'ont pas eu . J'ai observé , les quarante ans qui ont suivi, que l'égalitarisme est l'idéologie préférée de ceux qui se sentent coupables de leur supériorité et de ceux qui ont honte de leur infériorité , le point commun des deux étant d'ignorer que personne ne choisit ses caractéristiques , défauts et qualités , et que si " Je est un autre " il est encore plus vrai que " Je , ce n'est pas moi qui l' ai fait " , mais le simple résultat d'un quadruple hasard : l'héritage génétique , l'héritage culturel , les hasards de l'existence ( être défiguré dans un accident comme Albert Jacquard )et le hasard de la survenue des trois précédents .
    Il existe bien une nature humaine , sans les guillemets , pertinents quand on cite un auteur ou une représentaion commune , mais révélateurs d'une pensée floue qu'on s'imagine claire , et qui se traduit dans le langage parlé par " tu vois ce que je veux dire ?" , source d'un grand nombre de malatendus .
    " nature humaine " signifie : ce qui fait agir les humains comme ils agissent , par différence avec les autres espèces , mais aussi entre eux ( ceux qui obéissent et ceux qui désobéissent , à l'ordre d'éléctrocuter quelqu'un ou à la pression d'un groupe pour signer une pétition ). Si je suis lu par des gens rationnels il est inutile que je ne donne ne serait-ce qu'un seul exemple des différences de comportement entre humains et animaux dans une situation identique ; si je suis lu par des êtres irrationnels ça l'est tout autant .Idem pour les différences entre les humains .

    azer a dit…

    Mettre des guillemets à " bioculturel " n'est en rien une réfutation de l'idée de nature humaine , car si les humains ne constituaient pas une nature , c'est à dire n'étaient pas d'une nature spécifique qu'on nomme nature humaine , comment expliquer qu'ils se soient doté d'une culture , contrairement aux animaux ?( en tout cas très différente de ce que certains nomment culture chez les animaux ) . Il n'y aurait pas de nature humaine mais en revanche une nature animale : admettons que ce soit vrai , et on obtient la preuve qu'il existe une nature humaine . Dire que l'humain est un être culturel équivaut à dire que l'humain engendre la culture , qu'il est donc une cause et la culture sa conséquence , donc une nature , de même que le vent est une nature différente de l'eau puisqu'il a pour conséquence d'arracher les toitures mais pas d'innonder les caves , au contraire de l'eau qui innode les caves mais n'arrache pas les toitures . Seules les caractéristiques des humains , qu'on regroupe sous le terme de nature , les font produire certaines choses ( art , religion , torture etc ...) et pas d'autres ( dormir debout , pondre des oeufs , tirer l'oxygène de l'eau etc...)
    A moins de se payer de mots .

    Anonyme a dit…

    Partie 1/2

    Choisir les Anciens philosophes aux Modernes n’est pas la norme. La majorité a tendance à estimer que le passage du temps conduit vers le progrès, aussi bien technique que des idées. Préférer les penseurs du passé revient à se montrer réticent au changement, à être conservateur, voire à favoriser un retour en arrière, et donc être rétrograde. Dans le vocabulaire courant, ce terme porte une connotation négative. Quand Léo Strauss choisit les Anciens aux Modernes, il n’adopte donc pas une posture dans l’air du temps. Avec notre regard de lecteur du XXIème siècle, nous aurions vite fait de porter un jugement critique à son égard. Pourtant, quelles que soient nos convictions politiques, il serait regrettable de passer à côté d’une pensée qui éclaire le présent d’une lumière qui mérite de s’y attarder. Notre époque s’est défaite de normes supérieures qui caractérisent le bien et le mal. Désormais, le relativisme des valeurs règne et l’horizon de nos démocraties libérales est devenu l’accroissement des moyens de la puissance. Dans ce contexte, nous pouvons nous demander si ce que nous nommons progrès pourrait être la cause de l’obscurantisme qui se propage de manière inquiétante dans le monde en ce début de siècle.


    L’illusion du relativisme
    Notre régime politique est-il le meilleur ? Pour répondre à cette question, les Anciens s'appuyaient sur des normes supérieures. Ils croyaient en une vérité absolue qui permettait de s’orienter. Avec l'avènement de la science, les croyances ont été repoussées au profit de l’objectivité de la raison. La philosophie politique a été influencée par cette tendance. Strauss dénonce l’illusion de se référer à une raison pure, sans subjectivité. Jonathan Haidt estime également que nos valeurs influencent nos choix politiques, que nous rationalisons a posteriori. Selon ses études, penser qu’un choix politique repose sur la raison est un leurre.
    La philosophie moderne se détourne de l’idée qu’une vérité absolue existe et estime plutôt que la vérité est entièrement relative et que toutes les vérités se valent, favorisant un relativisme moral. Strauss en déduit que la philosophie est devenue incapable de résoudre la question du « meilleur régime ». Loin du doute de Descartes qui cherche à questionner ses propres évidences dans une démarche d’esprit critique, certains vont jusqu’à opter pour le scepticisme. Sans pouvoir se reposer sur une assise solide de convictions, le doute permanent peut alors se faire le terreau des théories conspirationnistes.
    La posture scientifique moderne a imposé une neutralité éthique à la recherche de la vérité et les valeurs morales qui dirigeaient les hommes pour naviguer entre le bien et le mal ont disparu dans la foulée. Strauss juge cette impartialité utopique et refuse l’idée d’une scission entre l’objectivité de la raison et la subjectivité morale. Pour lui, l’homme ne peut pas être réduit à une raison dénuée de valeurs moralement supérieures. C’est dans le même esprit que Heidegger dénonçait l’illusion que la technique, l’accroissement des moyens de la puissance, est neutre et peut servir au bien comme au mal.

    Stephanie Lehuger a dit…

    Partie 2/2

    L’absence de normes comme lit de l’obscurantisme
    Sans horizon, le monde avance sans savoir vers quoi. Avec la rapidité des découvertes scientifiques, nous avons assisté à un emballement qui a généré des changements en cascades, imposant aux hommes une adaptation permanente déboussolante. Dans cette tempête, disposer de fondations morales peut faciliter l’orientation. Si la science est capable d’expliciter partiellement le “comment” du monde, et si la technologie parvient même parfois à le reproduire, est-il concevable de vivre sans lui attribuer un “pourquoi” ? Plus le contexte est mouvant, plus ceux qui se sentent perdus peuvent avoir tendance à se raccrocher à des certitudes. Face à la complexité du monde, des hommes peuvent être tentés de lui chercher une explication simple et cohérente, de s’en remettre à une doctrine pour les guider,
    L’absence de normes fait alors le lit des idéologies. Le relativisme et le nihilisme ne permettent pas de répondre au besoin de sens des hommes et Strauss estiment qu’ils nourrissent un obscurantisme fanatique. Un des risques principaux d’une idéologie qui n’est pas questionnée est de valoriser le monde des idées plus que le monde sensible, et en venir à considérer que c’est le réel qui a tort quand il ne correspond pas à ses convictions. Combien de religions considèrent ceux qui ne croient pas en leurs révélations comme des ennemis à abattre ? C’est par exemple au nom de vérités révélées d’ordre religieux que certains hommes agissent de manière démesurée, par leur souhait de voir respectée la norme de leur dogme, qu’ils reconnaissent comme véritable et unique. Quand la norme ne tolère pas la discussion et la réflexion raisonnée, sa transgression est nécessairement vécue comme insoutenable et ne peut trouver comme réponse pour s’apaiser que la destruction de ce qui l’a outrepassée. Combien d’idéologies politiques se sont révélées meurtrières ? On peut aussi penser à des doctrines économiques qui broient les Hommes et la nature, comme certains le reprochent au capitalisme.


    Quand la société ne s’accorde plus sur des valeurs morales, qu’elle méconnaît le bien et le mal, comment se prévenir de l’hubris des hommes ? Nous nous retrouvons dans l’incapacité de penser la limite lorsque nous n’avons plus de boîte à outils philosophique à notre disposition. “La science ne pense pas” disait Heidegger. Strauss critiquait cette neutralité éthique qui ne permet plus à la philosophie de donner un horizon au monde d’aujourd’hui. Sans principe pour nous diriger, sans morale, nous faisons face à un vide éthique.
    Si l’Etat liberal n’est pas discriminatoire en soi, son relativisme implique qu’il ne protège pas de la discrimination privée, qui peut naître dans la société, et n’empêche donc pas la violence sociale.
    Strauss souhaite rétablir la question du « meilleur régime » des Anciens et la notion d’idéal humain, avec des finalités morales et spirituelles. Il n’hésite pas à revenir sur la posture philosophique moderne en refusant d’estimer que le passage du temps mène la philosophie vers la voie d’un progrès quelconque. Il ne cherche pas à défendre une posture rétrograde mais plutôt à reconnaître les impasses auxquelles notre régime politique conduit. Cela n’aurait pas de sens de chercher à faire revivre telle quelle une vieille philosophie pensée dans un contexte différent. Toutefois, cela n’a pas plus de sens non plus selon lui de se priver d’une pensée qui peut aider à nous orienter le présent. C’est pourquoi il estime que nous devons éviter de nous couper de la philosophie des Anciens au prétexte qu’elle serait dépassée. Sans prétendre faire revivre des philosophies précédentes, on peut néanmoins y puiser pour renforcer les fondations de nos démocraties libérales et éviter ainsi la propagation de l’obscurantisme qui s’étend redoutablement.

    LPA a dit…

    Partie 1 :
    On ne cesse de nos jours à vouloir décider de ce qui est bien ou de ce qui est mal, de ce qui est juste ou de ce qui est injuste. On juge tel ou tel comportement selon des règles qui ont été peaufinées avec le temps et l’expérience. Ce qui donne forge et légitime la morale (un peu moins les mœurs), c’est-à-dire qu’on essaye de classifier, de hiérarchiser les actions, principalement entre deux catégories : celles qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises. L’objectif est de permettre aux hommes de vivre en société, de garder un fil conducteur ou un lien avec son prochain (avec autrui). Pourtant en s’interrogeant, on remarque que face à la complexité du monde et de ses actions, tout est une question de point de vue (qui est multiple et divers). Comme le monde, la raison se doit d’être toujours en perpétuelle mouvement et c’est une des qualités de la philosophie, de plus elle prend en compte que le monde n’est ni blanc ni noir mais qu’il est un mélange des deux. Il faut comprendre les nuances de la réalité et la philosophie essaye de donner sens au savoir de l’homme et à la connaissance. Leo Strauss dans son ouvrage Droit naturel et histoire écrit que : « Philosopher, c’est parvenir de l’obscurité de la caverne à la lumière du jour, c’est-à-dire à celle de la vérité. La caverne, c’est le monde de l’opinion opposé à celui de la connaissance. Or, l’opinion est essentiellement variable ; les hommes ne peuvent vivre, c’est-à-dire ne peuvent vivre ensemble, si les opinions ne sont pas stabilisées par le décret social. Elle se revêt ainsi d’autorité, elle se fait dogme collectif ou Weltanschauung (vision du monde). Philosopher, c’est donc s’élever du dogme collectif à une connaissance essentiellement privée ». Une approche philosophique et rationaliste, il suit la logique des Anciens qui ont élaboré des philosophies politiques et morales précises et exigeantes et comme vous l’avez écrit c’est un « chercheur de sens » (même si nous pouvons lui reprocher certaines de ses approches notamment sur le fait de choisir entre telles ou telles notions). La philosophie est une invitation à se servir de son propre entendement, comme le sous-entendait Horace et Kant à travers l’expression « sapere aude ». Nous ne sommes plus dans l’idée d’opinion qui ne repose sur rien (ou quasi-rien) mais dans une évaluation qui permet de poser un jugement qui est réfléchit, analysé, argumenté et posé. On ne peut pas limiter la raison au champ scientifique, elle est tout aussi présente et forte dans le champ éthique, politique, théologique et artistique. Il est important de souligner que l’homme n’est pas qu’un être rationnel, c’est aussi un être sensible et instinctif. Pour ce qui concerne la question du meilleur régime, il n’existe aucune réponse universelle et satisfaisante. On ne cesse de comparer les époques mais les époques ne sont jamais les mêmes, ce qui ne change pas en revanche est la fragilité de ce monde (qui devient de plus en plus forte). En effet, non seulement l’homme devient de plus en plus paresseux avec la création de nouvelles technologies, mais il a surtout créé une arme capable de le détruire et de détruire le monde (et tous ses habitants vivants). Les rapports entre les hommes ne cessent de changer et de se métamorphoser et ceux même si on garde des traces du passé. La question du pouvoir n’est donc plus la même que ce soit d’un point de vue moral, éthique, scientifique, économique, technologique, historique, social, militaire ou géopolitique. Ce serait une erreur de penser que l’homme d’avant est comparable à l’homme d’aujourd’hui et on peut souligner que l’homme moderne n’est pas plus intelligent que l’homme passé.

    LPA a dit…

    Partie 2 :
    L’homme moderne selon Leo Strauss est « un géant aveugle » (La renaissance du rationalisme politique classique), c’est un être, un homme de culture et d’histoire. C’est-à-dire que dans cette perspective l’un et l’autre constitue le passé, le présent et l’avenir de l’homme. Il obéit avant tout à sa communauté, c’est auprès d’eux qu’il trouve appui et soutien (quitte à rejeter les autres). Les hommes ne sont pas les mêmes, nous n’avons pas tous les mêmes culturelles, les mêmes principes, les mêmes traditions, coutumes ou pratiques, les mêmes croyances ou convictions, les mêmes certitudes ou incertitudes. Ce qui crée un décalage entre les hommes : « chacun appelle barbarie ce qui n’est pas son usage » écrit Montaigne dans ses Essais, un décalage qui peut être à la fois dangereux et sans limite (chacun à sa manière de penser et on cherche même parfois à l’imposer de diverses façons). Pourtant, nous essayons de mettre en valeur des idées et des vérités universelles ainsi que des qualités humaines indispensables à l’humanité comme l’amour, la tolérance, le respect et le partage. On défend des idéaux (tels que la liberté, l’égalité, la fraternité), des droits (à la citoyenneté, à la liberté, à l’éducation) droits et nous faisons tout pour les appliquer (même si ce n’est pas encore parfait). Et si nous voulons faire preuve d’une honnêteté intellectuelle, nous devons dépasser nos préjugés, nos intérêts, nos abus, nos rancœurs, nos machinations et nos superstitions. Nous devons donc imposer des limites et pour Leo Strauss, seule « la philosophie politique est la tentative de connaître vraiment à la fois la nature des choses politiques et l’ordre politique juste ou bon. ». Sans cela, nous tombons peu à peu dans le nihilisme (éthique neutre selon Strauss) où l’homme ne sait plus ce qu’il fait ou ce qu’il doit faire, le poussant à l’irrationalité, à la démesure et à l’hybris tout simplement. Sans stabilité intellectuelle, l’homme est sujet à l’obscurantisme (aux débordements, aux fanatismes et aux aveuglements). L’homme a besoin d’un cadre pour vivre et pour se protéger, une structure qui le permet de s’intégrer et de se construire.