J’ai voulu dans ces Conversations sur le mal, qui pourraient donner un petit ouvrage, aborder une question que tout homme un peu réfléchi ne peut manquer de se poser à un moment de son existence, quoiqu’il ne soit pas aisé de formuler clairement les nombreux problèmes qu’elle pose, ni de voir comment ils ont été envisagés à d’autres époques que la nôtre. En réalité, pour être franc, il m’importe assez peu que les penseurs soient anciens, qu’ils appartiennent aux temps modernes ou qu’ils soient nos contemporains. Qu’ils soient étiquetés ou non du label de “philosophe”. Qu’on les juge importants ou de rang “mineur”. Compte seulement qu’ils nous donnent à penser, qu’ils éclairent la lanterne de notre esprit et y jette de la lumière.
Aussi ai-je puisé librement dans ma petite bibliothèque intérieure pour rédiger ces conversations sur le mal. En fonction de mes propres centres d’intérêt, des analyses personnelles que j’ai développées avec le temps, de la façon dont les problèmes se sont posés à moi quoique j’ai essayé de les traiter le plus objectivement possible. Sans me sentir toutefois en devoir de soutenir une doctrine, un courant de pensée, un point de vue plutôt qu’un autre. Du reste, on aboutira plus souvent à des questions laissées en suspens qu’à des réponses définitives. La philosophie, on le sait depuis Socrate, n’est pas tant l’art de résoudre les difficultés que de les formuler avec un peu de clarté. Mais c’est déjà beaucoup. La raison humaine ne peut pas toujours aller au-delà. On le verra à l’occasion.
Je ne fais pas ici œuvre d’historien de la pensée. Pas plus que je n’ai voulu rédiger un manuel qui fasse le tour du sujet. On ne trouvera pas ici de perspective d’ensemble qui réponde à l’exigence d’exhaustivité. Bien des aspects sans doute essentiels de la question du mal sont laissés de côté. Mais je me suis donné pour règle de parler seulement de ce que je connais un peu mieux que le reste. Sur quoi j’avais quelque chose à partager. Sinon, pourquoi diable se mettre en peine d’écrire ?
D’une manière générale, j’ai voulu éviter toute approche qui pût paraître docte, pédante ou académique. Ce qui n’est pas à dire que nous ne devions pas nous efforcer d’être aussi sérieux et rigoureux que possible. Aussi il est à craindre que la lecture des lignes ne soit pas toujours aussi aisée que je l’eusse désiré. Et d’une certaine manière, je le regrette. Mais je n’ai pas voulu complaire à un peu recommandable désir de céder à la facilité qui, en réalité, est une manière de déguiser le mépris dans lequel on tient son public.
Néanmoins la forme du dialogue que j’ai pris le parti d’emprunter a le mérite d’autoriser une écriture plus libre, plus vivante, plus interrogative que le traditionnel traité didactique. De convoquer le lecteur à prendre part à la réflexion. De le conduire par la main sans lui faire violence et lui asséner des thèses qu’il est obligé de prendre pour argent comptant. Ici, il appartiendra à chacun de se faire sa propre opinion. Je n’attends pas qu’il soit d’accord avec moi. Le contraire me conviendrait fort bien.
Deux philosophes, l’un déjà âgé, l’autre plus jeune. On imaginera la scène où l’on voudra, dans le refuge d’un salon parisien ou bien sur la terrasse d’une maison en Provence à l’ombre des cyprès et des lauriers en fleur...
I. Le christianisme et le mal
“- Mais, en dernier ressort, le mal est une énigme, ne croyez-vous pas ?
- Vous avez raison. Une énigme et qui plonge ses racines dans le mystère de Dieu et dans certaines capacités, les pires, de l’homme.
- De l’homme, sans doute. Mais qu’entend-on par là ? La nature humaine comme une détermination universelle à laquelle on ne peut échapper, comme dans la doctrine chrétienne du péché originel, ou la nature humaine en tant qu’elle est formée par la société ? Dans ce cas, on ne peut pas proprement parler de “nature”. On n’a affaire qu’à des individus, qui n’ont pas de “nature”, d’essence préétablie, qui sont, pour l'essentiel, ce que la société, ou “le temps”, font d’eux. Alors le mal, de quel côté est-il ?
- Je ne suis pas sûr qu’on doive s’en tenir à ces cloisonnements stricts. A chaque fois, si vous suivez la piste jusqu’au bout, vous vous heurtez à des difficultés insurmontables, à un mur.
- Vous pensez donc qu’on ne peut pas échapper à ces apories ?
- Tout de même, il faut distinguer les plans. Et prendre son temps. Considérez, par exemple, la conception chrétienne dans ce qu’elle a de plus général - parce que là encore il y aurait d’importances nuances à apporter. Que dit-elle en somme ? Qu’à cause du péché d’Adam -appelez-le comme vous voulez : “le péché originel” selon Augustin ou “le péché des premiers parents” selon la formulation des Pères grecs- tous les hommes ont été soumis au péché, au diable et à la mort -c’est ce qu’écrit saint Paul ; il n’y a de salut que par et dans le Christ-Sauveur. Le mal règne sur la terre et Satan est le maître de ce monde, selon les paroles mêmes de Jésus. Le combat entre le bien et le mal est un combat entre Dieu et Lucifer qui était, ne l’oubliez-pas, un ange de lumière. Et ce combat se livre en chaque homme. C’est cela qui est important : que tout se joue dans le cœur de l’homme. Pas dans la société en général, dans ses institutions, mais au plus intime de chacun d’entre nous, selon ses orientations, ses choix.
- Mais cela conduit à une totale passivité à l’égard de tout ce qui dans la société est cause de malheur, d’inégalité, d’injustice. C’est plutôt déprimant.
- Aujourd’hui la plupart des chrétiens, qu’ils soient catholiques ou protestants, ne sont pas d’accord avec cette conséquence. Ils estiment au contraire que le message chrétien est avant tout “social”. Mais ce n’était pas l’avis d’un homme comme Pascal, par exemple. La société humaine, quelle qu’elle soit, est fondée sur l’amour égoïste de soi et par conséquent sur la haine. Réformez autant que vous voudrez la société, ses institutions, ses mœurs, donnez lui une structure démocratique, respectueuse des droits de l’homme, en dernier ressort, vous ne sortirez pas de l’ordre de la haine. Vous n’obtiendrez jamais rien d’autre qu’une meilleure régulation des égoïsmes, jamais une société authentiquement juste. ça c’est sa thèse fondamentale, et elle exprime parfaitement le point de vue chrétien, quoiqu’en pensent les croyants d’aujourd’hui. Le salut n’est ni social, ni politique, il est d’une nature autre, d’une nature “spirituelle” et il est d’un autre ordre.
- L’ordre de la charité, n’est-ce pas ?
- Exactement. L’essence de la position pascalienne et chrétienne - en fait, là encore, elle est d’origine paulienne - tient dans la distinction des trois ordres : la chair, l’esprit et la charité. Entre ces ordres, il y a un abîme, et même un abîme infini si l’on considère tout ce qui sépare le deuxième du troisième, bien plus infini qu’entre le premier et le deuxième ordre qui en comparaison se touchent, enfin presque.
- Mais cela peut-on encore aujourd’hui le comprendre ? Même les chrétiens, dans leur immense majorité, ne l’acceptent plus.
- Sans doute, mais enfin, tel est le sens du message chrétien. Les croyants, il me semble, perdent beaucoup à ne plus le saisir. La réforme des institutions, il y a toujours des hommes pour la prêcher. Nul besoin d’être chrétien. Les hommes qui les premiers ont adopté cette perspective “révolutionnaire” n’étaient pas des chrétiens. La plupart luttaient même farouchement contre le christianisme. Les philosophes des Lumières, les Révolutionnaires de 89, Feuerbach, Marx, etc. Pour eux le christianisme, c’était une école de la résignation, et qui fait le lit, avec complaisance, des seigneurs, des maîtres et des rois.
- Mais l’Eglise n’a-t-elle pas toujours été du côté des puissants ?
- Soit ! mais c’est là une autre question. Bien sûr, vous avez raison. Qui pourrait le contester. Les exemples abondent depuis la reconnaissance de l’Eglise par l’Etat, c’est-à-dire depuis l’édit de Constantin. Mais ce n’est pas de ce dont je parle. On qualifie la position chrétienne de “résignée”. C’est à tort. On confond les ordres. Quand même il serait possible d’instituer une société humaine parfaitement “juste”, eh bien, cette justice humaine, sociale, politique, ne serait qu’une illusion, rien d’autre qu’un leurre. Je ne discute pas de savoir si dans la pratique une telle société pourra jamais exister effectivement, si c’est ou non une utopie inaccessible, mais le fait est que tous les théoriciens de la pensée politique depuis le XVIIIe siècle ne parlent que cela, jusqu’à aujourd’hui où les débats continuent de faire rage. Non, ce qui compte pour le chrétien - et je ne vous demande pas de partager sa foi mais d’adopter, un instant, son point de vue - c’est qu’aucune réforme politique ne sera de nature à rendre l’homme vraiment meilleur, à le guérir de ce que Pascal appelle son “injustice”, c’est-à-dire de son égoïsme et qui consiste pour chacun à se considérer comme le “centre du monde”, à se faire centre du tout en lieu et place de Dieu, à instaurer l’ordre de la haine de l’autre : "Tous les hommes se haïssent naturellement les uns les autres", écrit-il dans les Pensées. Parce que, pour Pascal, l’ordre de l’amour de soi, nous dirions aujourd'hui de l'égoïsme, est inévitablement, quoique secrètement, en même temps un ordre de la haine, de la haine de l’autre. C’est la raison profonde de son hostilité à l’égard de l’humanisme, qu’il soit païen ou chrétien.
[A suivre...]
6 commentaires:
Depuis quelque temps je me pose cette question, d'où vient le mal, comment et pourquoi il prend naissance? L’égoïsme est un point que je n'avais pas pensé, je pensais surtout à la soif de pouvoir que chacun essaye de gagner en provoquant l'autre.
Si je puis m'avancer succinctement...
Et bien je crois plutôt que l'égoïsme n'est pas une vraie racine du mal, une radicelle tout au plus. L'égoïsme ne porte son action jamais plus loin que ne porte le regard ou la pensée de l'égoïste. Difficile alors d'être vraiment mauvais et pas juste un opportuniste circonstanciel du mal...
Une vraie racine du mal c'est plutôt le bien.
Ou plus exactement le fait que le moindre faux pas empêche la perfection du bien.
Du coup n'importe quelle âme ayant une volonté démesurée, se dira à la moindre écorchure :
« mon chemin parfait est perdu: Il ne me reste plus que l'autre chemin pour être grand ».
Et l'on s'adonne avec autant de ferveur dans cet autre chemin.
Le mal est quand même plus dense et plus sérieux s'il est construit avec dévouement et intelligence, et c'est pourquoi l'égotiste fera toujours plus de dégâts que le simple égoïste.
Mais je crois que c'est l'ampleur de la tâche et l'appel de la perfection qui séduit les âmes fortes, plutôt que l'homme au regard de lui-même.
et si le mal était un cadeau pour l'homme? Je m'explique sans la notion du mal, pas de libre arbitre. Et sans libre arbitre par d'amour...
La conscience de soi ne passe-t-elle pas par le choix délibéré de l'amour?
l'égoïsme n'est alors que le choix du non amour. Il est évident que je parle de l'amour philia ou agapè pas de l'éros qui invite à l'égoïsme.
Soize
LEs sources du mal sont multiples. Est-ce le propre de l'homme ou trouve-t-o le mal également chez l'animal? est-ce le même mal? Konrad Lorenz a un point de vue intéressant dans son livre "l'Agression"; le mal est analysé d'un point de vue ethologique. Dawkins soutient que le mal est génétique dans le "gène isolé"... thèse repris dans "le principe de lucifer".
Plus intéressant que la source du mal, qui est évidente, la source du bien mérite d'être étudié. L'homme est le premier animal à s'opposer à la sélection naturelle parfois même au risque de sa vie!
Début de dialogue très intéressant... La question du bien et du mal me passionne beaucoup... Tout comme Cathy D je me pose aussi cette question depuis un moment : D'où vient le mal ? Où est son coeur ? Comment pouvons-nous expliquer (si nous le pouvons) tout ce mal que l'homme est capable d'engendrer, comment trouver l'origine de cette monstruosité dont il fait preuve parfois ? Est-ce dans sa "nature" ? Est-ce causé par la société ? Plus j'y pense, plus je me dis que l'origine du mal provient seulement du fait que nous ne soyons pas seuls, je m'explique : Si un seul être humain vivait sur cette terre, qu'en serait-il du bien et du mal ? Ces deux notions-là existeraient-elles ? J'en doute. Car une chose est qualifiée de "bonne" ou de "mauvaise" quand un autre regard, un jugement, porte ses mots sur nos actions. A mes yeux, le mal vient de la différence qu'occasionne l'existence des hommes car ils sont uniques. Vous ne trouverez pas deux personnalités identiques, de mêmes âmes. Tout au plus, vous trouverez des ressemblances entre deux personnes, mais elles ne seront jamais pareilles. Et ce sont ces nuances qui nous séparent qui sont, peut-être, à l'origine du mal. Car la différence favorise la diversité et donc l'annulation d'une opinion commune et des intérêts communs. Vous ne pensez pas la même chose que votre voisin, vous ne souhaitez pas la même chose dans la vie que ce que peut bien souhaiter votre ami(e). Alors, quand il y a divergence, il y a incompréhension. On ne prend jamais véritablement avec soi les goûts d'autrui dans leur intégralité : Ce qui est bon pour lui ne l'est pas forcément pour moi. L'incompréhension génère souvent la dispute, l'écart, les mots trop hauts et trop lourds, des actes impulsifs blessants et regrettables. (et/ou regrettés)...
Tout comme Rousseau, j'ai l'impression que l'homme n'est "ni bon ni mauvais", lorsqu'il est seul, et ces deux notions prennent sens lorsqu'il croise le regard d'autrui qui n'est son semblable que parce qu'ils appartiennent aux même genre : L'espèce humaine. Tant que l'homme ne voit pas qu'il y Autre que lui, ni bien, ni mal, c'est la différence qui fait naître la colère, la jalousie, le mépris, l'envie, l'admiration ou l'amour...
Et ce, la société actuelle nous le montre bien.
Je pense pour ma part que la théologie chrétienne et le “péché” originel est une manière de déresponsabiliser les hommes et leur actions, à nier leur liberté dans le fait d’avoir le pouvoir ou non de faire le mal. Je pense aussi qu’il n’est point besoin de rechercher l’origine du mal dans des “abstractions”, dans des chimères idéalistes mais admettre qu’en chaque homme se trouve une “dualité” où un caractère qui oscille entre le bien et le mal.
Mais qu’est ce que le Mal au juste ? En recherchant ou du moins en tentant de le définir, nous nous heurtons à la dichotomie inévitable comme ce qui est contraire au Bien, mais encore contraire aux intérêts et aux désirs d’autrui, c’est donc d’une certaine manière le fait d’entraver la liberté d’autrui. Le Mal est donc une affaire de convenances morales et donc propres aux hommes et non venue du ‘ciel”, je pense sans vouloir adopter un relativisme absolu que ce qui peut être considéré comme un mal dans une société peut ne pas l’être dans une autre, je veux dire par là que nous avons tendance parfois à faire du Mal un concept universalisable, trop idéaliste. Je ne ne nie pas pour autant que pour ma part, il existe des actes relevant de la cruauté dans le monde et que je les définis par là même comme un Mal (je veux prendre l’exemple des génocides, crimes contre l’humanité) De plus, je ne pense pas et n’entends pas l’égoïsme des hommes comme un mal, car j’entends contrairement à Pascal l'égoïsme comme un souci de soi qui n’a pas pour conséquence inévitable la haine , je trouve cette conception beaucoup trop réductrice. Je préférerais plutôt me rapporter à la notion d’amour de soi de Rousseau et pour ma part, je pense que l’homme est en partie corrompu par la société et que l'égoïsme dont parle Pascal est la notion d’amour propre que l’on retrouve chez Rousseau. Cependant, je rejette la notion de nature humaine car trop essentialiste à mon goût, je pense aussi qu’une société où ne règne pas le mal est utopiste, il s’agit dans ce cas d’accepter que nous sommes des êtres capables de bien et de mal, la perfection étant une illusion de l’esprit.
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