Tôt levé ce matin, je songe à Dostoïevski et à certains traits essentiels qui distinguent ses personnages de ceux de Dickens, un auteur (traduit en russe dès les années 1840) qu'il avait beaucoup lu, qu'il admirait et avec lequel il partageait l'idéal de la bonté enfantine et du bonheur.
Prenez L'Idiot, par exemple.
Tout dans ce roman apparaît accompagné de son double. Le prince Mychkine, l'homme « positivement beau », la figure du Christ, le candide innocent, absolument bon, doué d'une terrible et insupportable pénétration des cœurs, on ne peut le séparer de Rogojine, le passionné, emporté par la fureur érotique qu'il éprouve pour Nastassia Philippovna. De fait, ce sont presque des frères jumeaux, et ils incarnent deux figures de l'amour, l'une pure, lumineuse, désintéressée, sacrificielle et totalement asexuée, l'autre sombre, ravagée par le désir et la destruction de soi et des autres. Mais tous deux sont animés par une énergie qui les poussent à l'absolu, dans le refus de tout égoïsme et de tout compromis avec le monde. Dès le début du roman ils apparaissent ensemble (dans un compartiment de train) et, à la fin, ils disparaissent l'un et l'autre de la scène.
Une semblable dualité se trouve dans la conception de la nature : tout à la fois harmonie et fête, que Mychkine perçoit à l'occasion de diverses « extases » (lors de la crise d'épilepsie, durant une promenade dans les montagnes en Suisse), mais aussi bête muette qui broie impitoyablement les êtres, en particulier le plus sublime d'entre eux, le Christ lui-même (tel qu'il apparaît dans le tableau « La déposition du Christ » de Hans Holbein où le crucifié est peint avec les traits atroces d'un noyé).
Lorsque Dostoïevski concevait en son âme le beau, le bon et le pur, il percevait que, dans le monde ici-bas, se sont aussitôt les aspects strictement opposés de l'être qui surgissent, non pas que les deux couleurs soient mêlés dans les traits complexes d'une humanité grise, mais en raison d'une sorte de géméllité métaphysique qui est infiniment plus troublante.
Chez Dickens, les personnages et les choses sont bien plus tranchées. Les êtres bons qu'il incarne, David Copperfield, Oliver Twist, Pickwick, Stephen Blackpool ou Rachel (dans Les temps difficiles), etc. conservent, tout comme chez Dostoïevski, leur pureté intacte au sein d'une société corrompue par la misère et l'égoïsme cupide, mais, à la différence du grand romancier russe, ils ne sont jamais chez lui accompagnés de l'ombre portée par une figure noire dont ils seraient inséparables. Et puis, il y a chez Dickens l'espoir d'une conversion de l'être au bien, de rédemption intérieure (telle que Scrooge, dans Le drôle de Noël de Scrooge ou Thomas Gradgrind, dans Les temps difficiles, en font l'expérience) qui fait défaut chez Dostoïevski (hormis, peut-être, le cas de Raskolnikov dans Crime et châtiment).
Dostoïevski avait été profondément frappé par les figures du bien, telles que Dickens en fait le portrait – Pickwick est, aux côtés de Don Quichotte et de Jean Valjean, une des principales incarnations littéraires de la bonté auxquelles il songeait en écrivant L' Idiot – et tous deux voyaient dans la société de leur temps (pour des raisons, il est vrai, différentes) l'émergence d'un monde inhumain et atroce qui détruisaient toutes les valeurs spirituelles (humaines dans un cas, religieuses dans l'autre) auxquels ils croyaient.
Il est étrange et peut-être injuste, cependant, que nous soyons aujourd'hui bien plus sensibles à la profondeur abyssale de la psychologie de Dostoïevski que nous le sommes à la critique morale que Dickens fait de la société capitaliste et utilitariste de son temps, que nous devrions pourtant relire, tant il est vrai que la cruauté qu'il dénonce n'a rien perdu de son actualité.
Ce ne sont là que brèves remarques qui trouvent de profonds et remarquables développements dans l'excellente analyse de N.M. Lary, Dostoevsky and Dickens, A Study of Literary Influence, Routledge and Kegan Paul, London, 1973).
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
dimanche 29 janvier 2012
samedi 28 janvier 2012
Philippe Jaroussky, aria "Vedro con mio deletto" (Vivaldi)
Philippe Jaroussky chante l'aria "Vedro con mio deletto", extrait du Giustino d'Antonio Vivaldi (1724), accompagné de l'Ensemble Matheus que dirige Jean-Christophe Spinosi. Et franchement, cette musique est un moment de pur bonheur, surtout lorsqu'elle est interprétée par un artiste aussi talentueux et attachant.
Vedro con mio diletto
l'alma dell'alma mia
il cor del mio core
pien di contento.
E se cal caro oggetto
lungi convien che sia
sospirero penando
ogni momento.
Je verrai avec joie
l'âme de mon âme,
le coeur de mon coeur
rempli d'aise .
Et s'il me faut m'éloigner
du cher objet,
je soupirerai en souffrant
à chaque instant.
Vedro con mio diletto
l'alma dell'alma mia
il cor del mio core
pien di contento.
E se cal caro oggetto
lungi convien che sia
sospirero penando
ogni momento.
Je verrai avec joie
l'âme de mon âme,
le coeur de mon coeur
rempli d'aise .
Et s'il me faut m'éloigner
du cher objet,
je soupirerai en souffrant
à chaque instant.
mercredi 25 janvier 2012
De l'amour-propre
De nos intérêts, nous ne sommes pas toujours les défenseurs aussi attentionnés et scrupuleux que certaine axiomatique utilitariste le prétend. Nous pouvons les négliger ou nous en préocccuper assez mollement, surtout lorsqu'ils sont matériels seulement, et nous ne sommes pas toujours disposés à les garantir avec l'intelligence qu'il faudrait. Si nous ne prenons pas toujours intérêt à nos intérêts – et dans certaines circonstances, il est même étrange qu'il en soit ainsi - ce peut être pour mille raisons, et à ce relatif désintérêt se mêle parfois une bonne dose d'indifférence. Autant dire que celle-ci n'est pas forcément une qualité puisque elle faite, en ces cas, d'une part d'indolence, de paresse ou de distraction de l'esprit. Sur ce point, les êtres sont sans doute sujets à de grandes variations.
Il en est certains qui ne laissent rien passer, qui sont, à tout instant, prêts à dégainer leur calculette intérieure pour vérifier le bilan, débit-crédit, de leurs biens et s'assurer qu'ils ne sont pas lésés, au centime près. Mais sont-ils la majorité ? Je ne sais. Et, malgré l'étroitesse d'esprit ou le caractère un peu mesquin qu'une telle attention exige, il est probable qu'un spectateur impartial ne leur ferait pas toujours reproche de leur vigilance comptable puisqu'enfin, il n'y a rien de mal à compter ses grains et à remplir ses greniers. Il faut bien vivre après tout !
Quoiqu'il en soit, si nous ne sommes pas à tout instant des individus aussi calculateurs et rationnels que le prétendent les partisans de l'égoïsme psychologique, ce n'est pas parce que nous sommes aussi capables d'agir avec désintéressement (ce qui est, en effet, tout à fait exact) : nous pouvons tout simplement avoir la tête ailleurs parce que d'autres choses comptent pour nous qui nous préoccupent davantage. A tort ou à raison.
Mais il est une chose dont nous sommes invariablement sourcilleux : c'est l'image que les autres donnent de nous. Un simple mot de travers, une petite critique, une manière de ne pas faire attention à nous, sans qu'il soit nécessaire qu'elle soit méprisante, de nous négliger, de ne pas nous considérer et nous estimer autant, pensons-nous, que nous devrions l'être, une "bagatelle" en somme - l'expression est de Hobbes - une peccadille suffit à nous dresser sur nos ergots et à nous faire prendre les armes.
Quiconque dira du bien de notre personne, ou laissera croire qu'il en pense sera paré de toutes les vertus - à tout le moins ses défauts feront-ils l'objet de notre bienveillance ; et c'est tout l'inverse à l'égard de ceux qui ne témoignent pas à notre égard d'une semblable aménité. Et bien que la reconnaissance que nous recherchons avec un appétit si peu déguisé puisse être en réalité tout fait hypocrite ou intéressée, qu'elle n'ait rien de sincère ou d'authentique, qu'elle soit une manière frauduleuse de nous duper ou de nous flatter, nous nous contentons bien volontiers de cette fausse monnaie que nous empochons avec grand agrément. Comme il est difficile, à l'inverse, d'entrer dans les raisons de ceux qui nous critiquent !
Ce ne sont pas toujours nos intérêts que nous défendons. Notre amour-propre, par contre, est d'une susceptibilité si irascible que tout manquement, toute atteinte qu'on y portera, ne serait-elle rien de plus qu'une minuscule ride à la surface de l'eau, est une offense qui sera redressée avec toute la discipline qui convient. Tel est le grand ressort de la relation entre les hommes. De là vient que nous soyons si accueillants à la flatterie et si méprisants, si hostiles, envers ceux qui ne nous reconnaissent pas à notre valeur, enfin, à la haute idée que nous en avons.
Il en est certains qui ne laissent rien passer, qui sont, à tout instant, prêts à dégainer leur calculette intérieure pour vérifier le bilan, débit-crédit, de leurs biens et s'assurer qu'ils ne sont pas lésés, au centime près. Mais sont-ils la majorité ? Je ne sais. Et, malgré l'étroitesse d'esprit ou le caractère un peu mesquin qu'une telle attention exige, il est probable qu'un spectateur impartial ne leur ferait pas toujours reproche de leur vigilance comptable puisqu'enfin, il n'y a rien de mal à compter ses grains et à remplir ses greniers. Il faut bien vivre après tout !
Quoiqu'il en soit, si nous ne sommes pas à tout instant des individus aussi calculateurs et rationnels que le prétendent les partisans de l'égoïsme psychologique, ce n'est pas parce que nous sommes aussi capables d'agir avec désintéressement (ce qui est, en effet, tout à fait exact) : nous pouvons tout simplement avoir la tête ailleurs parce que d'autres choses comptent pour nous qui nous préoccupent davantage. A tort ou à raison.
Mais il est une chose dont nous sommes invariablement sourcilleux : c'est l'image que les autres donnent de nous. Un simple mot de travers, une petite critique, une manière de ne pas faire attention à nous, sans qu'il soit nécessaire qu'elle soit méprisante, de nous négliger, de ne pas nous considérer et nous estimer autant, pensons-nous, que nous devrions l'être, une "bagatelle" en somme - l'expression est de Hobbes - une peccadille suffit à nous dresser sur nos ergots et à nous faire prendre les armes.
Quiconque dira du bien de notre personne, ou laissera croire qu'il en pense sera paré de toutes les vertus - à tout le moins ses défauts feront-ils l'objet de notre bienveillance ; et c'est tout l'inverse à l'égard de ceux qui ne témoignent pas à notre égard d'une semblable aménité. Et bien que la reconnaissance que nous recherchons avec un appétit si peu déguisé puisse être en réalité tout fait hypocrite ou intéressée, qu'elle n'ait rien de sincère ou d'authentique, qu'elle soit une manière frauduleuse de nous duper ou de nous flatter, nous nous contentons bien volontiers de cette fausse monnaie que nous empochons avec grand agrément. Comme il est difficile, à l'inverse, d'entrer dans les raisons de ceux qui nous critiquent !
Ce ne sont pas toujours nos intérêts que nous défendons. Notre amour-propre, par contre, est d'une susceptibilité si irascible que tout manquement, toute atteinte qu'on y portera, ne serait-elle rien de plus qu'une minuscule ride à la surface de l'eau, est une offense qui sera redressée avec toute la discipline qui convient. Tel est le grand ressort de la relation entre les hommes. De là vient que nous soyons si accueillants à la flatterie et si méprisants, si hostiles, envers ceux qui ne nous reconnaissent pas à notre valeur, enfin, à la haute idée que nous en avons.
samedi 21 janvier 2012
Christian Ferras, Le violon d'Icare (II)
Avant que son existence ne sombre dans l'abîme, le grand violoniste français, Christian Ferras (1933-1982), donna une interprétation, aujourd'hui légendaire, du concerto pour violon de Jean Sibelius (op.47), qu'on ne peut écouter sans être saisi aux cheveux par la puissante virtuosité, la sonorité "veloutée et chaleureuse", selon l'expression de son ami et partenaire, le pianiste Pierre Barbizet, et l'intensité unique de son jeu.
Le titre de ce billet renvoie à l'ouvrage de référence que Thierry de Choudens a consacré à cet immense artiste, foudroyé en plein vol (Editions Papillon, 2004).
Etrange qu'entre ces deux hommes, le compositeur et l'un de ses plus brillants interprètes, se reconnaissent les traits communs d'une triste destinée. Lorsqu'apparut le dodécaphonisme et la musique sérielle, Sibelius (1865-1957) sombra dans la dépression et cessa presque de composer durant les trente dernières années de sa vie. Ce n'est que tardivement qu'on reconnut en lui un des plus grands symphonistes du début du XXe siècle, quoique la musicologie récente refuse encore de comparer l'importance de son oeuvre à celle de son contemporain, Gustav Malher. Sans doute est-ce avec justice, mais le concerto pour violon, qui fut dirigé, pour la première fois, à Berlin en 1905 sous sa forme définitive par Richard Strauss, constitue incontestablement un chef-d'oeuvre du genre et l'un des plus beaux de l'époque, aux côtés du concerto "A la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.
Dans cet extrait, le 1er mouvement, l'orchestre est dirigé par le grand chef Zubin Mehta.
Le titre de ce billet renvoie à l'ouvrage de référence que Thierry de Choudens a consacré à cet immense artiste, foudroyé en plein vol (Editions Papillon, 2004).
Etrange qu'entre ces deux hommes, le compositeur et l'un de ses plus brillants interprètes, se reconnaissent les traits communs d'une triste destinée. Lorsqu'apparut le dodécaphonisme et la musique sérielle, Sibelius (1865-1957) sombra dans la dépression et cessa presque de composer durant les trente dernières années de sa vie. Ce n'est que tardivement qu'on reconnut en lui un des plus grands symphonistes du début du XXe siècle, quoique la musicologie récente refuse encore de comparer l'importance de son oeuvre à celle de son contemporain, Gustav Malher. Sans doute est-ce avec justice, mais le concerto pour violon, qui fut dirigé, pour la première fois, à Berlin en 1905 sous sa forme définitive par Richard Strauss, constitue incontestablement un chef-d'oeuvre du genre et l'un des plus beaux de l'époque, aux côtés du concerto "A la mémoire d'un ange" d'Alban Berg.
Dans cet extrait, le 1er mouvement, l'orchestre est dirigé par le grand chef Zubin Mehta.
vendredi 20 janvier 2012
Court article paru dans La Croix, le 13 janvier
Voici le court article que m'a commandé le journal La Croix et qui a été publié le 13 janvier 2012, dans un page consacrée au "Convivialisme" (une notion chère à Alain Caillé* et qu'il emprunte à Ivan Illich) :
Si nous avions à trancher entre deux hypothèses, l'homme est-il un individu égoïste, mû uniquement par la poursuite de son bénéfice personnel et la société une association de partenaires en vu de la seule poursuite de leurs intérêts particuliers, ou bien est-il également capable de rechercher le bien d'autrui comme une fin ultime et de s'engager en faveur de causes qui méritent d'être défendues au nom du bien commun, la réponse que nous apporterions à cette alternative serait-elle seulement une affaire d'opinion ? Pour trancher le débat, il y a les faits et leur interprétation.
Plus de douze millions de Français participent, occasionnellement ou régulièrement, à des activités de bénévolat. Quant aux dons aux associations caritatives, ils s'élevaient en 2009 à près de 2 milliards d'euros, progressant de 7% en 2010. Mais est-ce là une preuve de la générosité désintéressée de nos concitoyens ? N'y trouvent-ils pas une satisfaction personnelle, visant à rehausser l'image qu'ils ont d'eux-mêmes ou à s'attirer l'approbation des autres ? Telle est l'objection généralement formulée à l'égard des comportements de solidarité, de bienveillance ou d'altruisme. Peut-on y répondre de façon objective ? La réponse est oui. Des décennies de recherches en psychologie sociale montrent que l'interprétation qui met en avant des explications de type égoïste est tout simplement fausse : c'est le modèle de l'empathie altruiste qui est validé.
Tout se passe comme si l'on assistait à un véritable divorce entre l'idée de l'homme qui préside au modèle économique dominant, se réclamant d'un utilitarisme naïf, et la réalité effective des motivations humaines qui laissent une large part à la conscience de notre responsabilité envers les autres (incluant les animaux et la nature). Plutôt que de construire un monde qui repose sur une conception aussi fausse et destructrice des rapports humains, il est temps de prendre au sérieux et de de tirer les conséquences sociales et politiques de la capacité humaine au bien. Ce n'est pas de l'angélisme : c'est du réalisme !
www.la-croix.com
_______________
* Alain Caillé, Marc Imbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogues sur la société conviviale à venir, La Découverte, 2011.
Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l'Eau, 2011.
Si nous avions à trancher entre deux hypothèses, l'homme est-il un individu égoïste, mû uniquement par la poursuite de son bénéfice personnel et la société une association de partenaires en vu de la seule poursuite de leurs intérêts particuliers, ou bien est-il également capable de rechercher le bien d'autrui comme une fin ultime et de s'engager en faveur de causes qui méritent d'être défendues au nom du bien commun, la réponse que nous apporterions à cette alternative serait-elle seulement une affaire d'opinion ? Pour trancher le débat, il y a les faits et leur interprétation.
Plus de douze millions de Français participent, occasionnellement ou régulièrement, à des activités de bénévolat. Quant aux dons aux associations caritatives, ils s'élevaient en 2009 à près de 2 milliards d'euros, progressant de 7% en 2010. Mais est-ce là une preuve de la générosité désintéressée de nos concitoyens ? N'y trouvent-ils pas une satisfaction personnelle, visant à rehausser l'image qu'ils ont d'eux-mêmes ou à s'attirer l'approbation des autres ? Telle est l'objection généralement formulée à l'égard des comportements de solidarité, de bienveillance ou d'altruisme. Peut-on y répondre de façon objective ? La réponse est oui. Des décennies de recherches en psychologie sociale montrent que l'interprétation qui met en avant des explications de type égoïste est tout simplement fausse : c'est le modèle de l'empathie altruiste qui est validé.
Tout se passe comme si l'on assistait à un véritable divorce entre l'idée de l'homme qui préside au modèle économique dominant, se réclamant d'un utilitarisme naïf, et la réalité effective des motivations humaines qui laissent une large part à la conscience de notre responsabilité envers les autres (incluant les animaux et la nature). Plutôt que de construire un monde qui repose sur une conception aussi fausse et destructrice des rapports humains, il est temps de prendre au sérieux et de de tirer les conséquences sociales et politiques de la capacité humaine au bien. Ce n'est pas de l'angélisme : c'est du réalisme !
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* Alain Caillé, Marc Imbert, Serge Latouche, Patrick Viveret, De la convivialité, dialogues sur la société conviviale à venir, La Découverte, 2011.
Alain Caillé, Pour un manifeste du convivialisme, Le Bord de l'Eau, 2011.
mercredi 18 janvier 2012
Se taire avec Dickens
Peut-être obtiendrai-je votre absolution lorsque vous saurez que ce silence de quelques jours est tout entier imputable à la lecture des Aventures posthumes du Pickwick Club que Charles Dickens, un jeune auteur alors presque inconnu, publia à l'âge de vingt-quatre ans, sous forme d'une trentaine de feuillets et qui rencontrèrent aussitôt un immense succès. Près de mille pages dans l'édition de la Pléiade, et un bonheur parfait de tous les instants à suivre les pérégrinations de M. Pickwick, cet archétype de la bonté humaine, avec ses bésicles, ses guêtres et sa bonhommie rondouillarde sur lequel veille avec amour et une fidélité héroïque son valet, Sam Weller, chef d'œuvre de l'humour de Dickens.
Pietro Citati a raison absolument lorsqu'il écrit : « Ne pas aimer Dickens est un péché mortel». Hélas, triplement hélas, on ne le lit plus guère aujourd'hui ou alors c'est avec la condescendance que l'on a pour un écrivain que l'on réserve à un public d'enfants ou de bonnes âmes, benoîtement confites dans l'eau sucrée des bons sentiments. Mais Dickens, ce n'est pas cela, pas cela du tout et son univers est souvent, on le sait pourtant, très noir, traversé de misères sociales épouvantables, d'atroces méchancetés égoïstes et de terribles souffrances.
Ici, c'est le génie d'un romancier, immensément doué, qui éclate soudain au grand jour, laissant libre cours à son imagination intrépide, à ce trop plein de vie qui l'emportait de façon irrépressible, conscient déjà de ses possibilités sans limites et désireux de nous les montrer et qui nous entraîne avec une verve follement drôle qu'il est tout simplement impossible de lâcher. Que ce soit superficiel, non, ça ne l'est pas, car c'est dans un monde parfois très ténébreux – celui, en particulier, de l'immonde prison dans laquelle Pickwick se laisse volontairement enfermé – que se donnent à tous les bénéfices de l'aimable et très sérieuse bienveillance qui anime le héros du roman. « Car, dans toute cette multitude de visages blêmes et émaciés, il n'en vit pas un seul que sa sympathie et sa charité n'eussent rendu moins malheureux ». Comme l'écrit Romain Gary dans L'angoisse du roi Salomon – et Salomon Rubinstein, le roi du pantalon, fondateur de l'association SOS Bénévoles, est, à sa façon, un personnage pickwickien - « quand on n'a pas le cœur bête, c'est qu'on n'a pas de cœur du tout » !
Pietro Citati a raison absolument lorsqu'il écrit : « Ne pas aimer Dickens est un péché mortel». Hélas, triplement hélas, on ne le lit plus guère aujourd'hui ou alors c'est avec la condescendance que l'on a pour un écrivain que l'on réserve à un public d'enfants ou de bonnes âmes, benoîtement confites dans l'eau sucrée des bons sentiments. Mais Dickens, ce n'est pas cela, pas cela du tout et son univers est souvent, on le sait pourtant, très noir, traversé de misères sociales épouvantables, d'atroces méchancetés égoïstes et de terribles souffrances.
Ici, c'est le génie d'un romancier, immensément doué, qui éclate soudain au grand jour, laissant libre cours à son imagination intrépide, à ce trop plein de vie qui l'emportait de façon irrépressible, conscient déjà de ses possibilités sans limites et désireux de nous les montrer et qui nous entraîne avec une verve follement drôle qu'il est tout simplement impossible de lâcher. Que ce soit superficiel, non, ça ne l'est pas, car c'est dans un monde parfois très ténébreux – celui, en particulier, de l'immonde prison dans laquelle Pickwick se laisse volontairement enfermé – que se donnent à tous les bénéfices de l'aimable et très sérieuse bienveillance qui anime le héros du roman. « Car, dans toute cette multitude de visages blêmes et émaciés, il n'en vit pas un seul que sa sympathie et sa charité n'eussent rendu moins malheureux ». Comme l'écrit Romain Gary dans L'angoisse du roi Salomon – et Salomon Rubinstein, le roi du pantalon, fondateur de l'association SOS Bénévoles, est, à sa façon, un personnage pickwickien - « quand on n'a pas le cœur bête, c'est qu'on n'a pas de cœur du tout » !
lundi 9 janvier 2012
Autre variation imaginaire, puis un peu plus sérieuse, sur le thème "Il ne faut pas prendre plaisir à faire plaisir"
La femme, la cinquantaine, le corps déjà trop lourd pour l'exercice, avait enfilé ses patins, avant de s'élancer, hésitante, sur la piste savonneuse où évoluait avec aisance des dizaines de garçons et filles, au son de la musique tonitruante. Mal lui en prit, une première chute récompensa sur le champ ses efforts maladroits, et ce fut un premier et un dernier tour, cramponnée des deux mains à la rambarde avec tout le comique (aurait songé un observateur impartial de la scène) de minuscules petits sauts de lapin, l'un devant l'autre, hop, hop, quoiqu'elle fût menacée à chaque instant de chuter à nouveau et qu'elle ne tînt pas davantage sur ses deux jambes qu'un joyeux fêtard qui aurait nuitamment fait honneur à la dive bouteille. De retour à son point de départ, elle sortit de la piste, s'assit sur le banc et ôta ces fichus patins qui s'étaient refusés à la faire virevolter comme une jeune fille à son premier bal. Bah, je n'ai plus l'âge, soupira-t-elle, les joues rougies par l'effort.
Deux heures durant, elle se contenta de regarder, en souriant, ses enfants qui glissaient comme de petits elfes avec l'insouciance alerte de navires qui défient les éléments et avancent malgré la tempête et l'ouragan. Du moins, est-ce l'image qu'elle se faisait de la glace hostile qui l'avait si cuisamment rudoyée, quoique celle-ci fût aussi placide et lisse qu'un Bouddha en méditation et certainement, autant que lui, dénuée d'intentions mauvaises. Qu'importe, toute honte bue, elle était heureuse.
- Tu ne t'es pas ennuyée ?, lui demanda le mari, lorsqu'il vint les chercher.
- Non, pas du tout ! J'étais contente qu'ils s'amusent autant !
Pauvre maman, bonne et généreuse, toujours prête à tout donner d'elle-même, de son temps, de sa fatigue, satisfaite, quoiqu'il lui en coûte, du plaisir qu'elle prend à leur faire plaisir. C'est là, pour nombre de théoriciens, le modèle par excellence de la bienveillance désintéressée. Comme il serait absurde pourtant de dire qu'il est « égoïste » cet amour des parents pour leurs enfants, s'ils y trouvent tant de joie et que c'est dans la vie leur plus grand bonheur !
Dépassons cet antagonisme entre l'égoïsme et l'altruisme qui, pour vrai qu'il paraisse, est, lorsqu'il est porté à l'extrême, inexact et faux. On voudrait qu'à faire plaisir à autrui, on ne doive trouver soi-même aucun plaisir, sans quoi, il n'y aurait rien de bon là-dedans, rien de "pur", rien qui mérite estime et approbation, rien de proprement « moral » en tout cas. Quoi donc, alors ? Pas autre chose qu'un intérêt propre, une motivation se dissimulant à elle-même la fin véritable qu'elle vise, une stratégie sournoise de l'ego qui instrumentalise toujours les êtres pour son plus grand profit. Mais, s'en tiendrait-on à ce seul cas, les enfants sont-ils le moyen du bonheur des parents ? Leur bien-être est la fin ultime qu'ils poursuivent, tant bien que mal, et dans ce dévouement ils trouvent leur raison d'être, le plein de leur vie, leur bonheur, voilà tout.
Ni l'égoïsme ni l'altruisme ne sont en mesure de nous dire ce qui joue là et qui ne se joue pas là seulement, mais dans nombre de relations ordinaires également où se montrent la générosité et le dévouement véritables dont les hommes sont capables et la satisfaction personnelle qu'ils y trouvent. Que ce soit beaucoup ou que ce soit peu, que ce soit toujours ou, plus vraisemblablement, de temps en temps - on fait ce qu'on peut ! - du moins est-ce déjà ça et l'auguste distinction dont nous avons parlée devrait accepter, avec humilité, de renoncer à la prétention d'exercer sa souveraineté sur des actions dont les motivations échappent à sa royale intelligence. Les temps sont durs pour les systèmes despotiques, qu'ils soient politiques ou simplement théoriques !
Deux heures durant, elle se contenta de regarder, en souriant, ses enfants qui glissaient comme de petits elfes avec l'insouciance alerte de navires qui défient les éléments et avancent malgré la tempête et l'ouragan. Du moins, est-ce l'image qu'elle se faisait de la glace hostile qui l'avait si cuisamment rudoyée, quoique celle-ci fût aussi placide et lisse qu'un Bouddha en méditation et certainement, autant que lui, dénuée d'intentions mauvaises. Qu'importe, toute honte bue, elle était heureuse.
- Tu ne t'es pas ennuyée ?, lui demanda le mari, lorsqu'il vint les chercher.
- Non, pas du tout ! J'étais contente qu'ils s'amusent autant !
Pauvre maman, bonne et généreuse, toujours prête à tout donner d'elle-même, de son temps, de sa fatigue, satisfaite, quoiqu'il lui en coûte, du plaisir qu'elle prend à leur faire plaisir. C'est là, pour nombre de théoriciens, le modèle par excellence de la bienveillance désintéressée. Comme il serait absurde pourtant de dire qu'il est « égoïste » cet amour des parents pour leurs enfants, s'ils y trouvent tant de joie et que c'est dans la vie leur plus grand bonheur !
Dépassons cet antagonisme entre l'égoïsme et l'altruisme qui, pour vrai qu'il paraisse, est, lorsqu'il est porté à l'extrême, inexact et faux. On voudrait qu'à faire plaisir à autrui, on ne doive trouver soi-même aucun plaisir, sans quoi, il n'y aurait rien de bon là-dedans, rien de "pur", rien qui mérite estime et approbation, rien de proprement « moral » en tout cas. Quoi donc, alors ? Pas autre chose qu'un intérêt propre, une motivation se dissimulant à elle-même la fin véritable qu'elle vise, une stratégie sournoise de l'ego qui instrumentalise toujours les êtres pour son plus grand profit. Mais, s'en tiendrait-on à ce seul cas, les enfants sont-ils le moyen du bonheur des parents ? Leur bien-être est la fin ultime qu'ils poursuivent, tant bien que mal, et dans ce dévouement ils trouvent leur raison d'être, le plein de leur vie, leur bonheur, voilà tout.
Ni l'égoïsme ni l'altruisme ne sont en mesure de nous dire ce qui joue là et qui ne se joue pas là seulement, mais dans nombre de relations ordinaires également où se montrent la générosité et le dévouement véritables dont les hommes sont capables et la satisfaction personnelle qu'ils y trouvent. Que ce soit beaucoup ou que ce soit peu, que ce soit toujours ou, plus vraisemblablement, de temps en temps - on fait ce qu'on peut ! - du moins est-ce déjà ça et l'auguste distinction dont nous avons parlée devrait accepter, avec humilité, de renoncer à la prétention d'exercer sa souveraineté sur des actions dont les motivations échappent à sa royale intelligence. Les temps sont durs pour les systèmes despotiques, qu'ils soient politiques ou simplement théoriques !
dimanche 8 janvier 2012
Petite allégorie où il est montré comme il est absurde d'enseigner qu'il ne faut pas prendre plaisir à faire plaisir
- Ecoute, mon petit bonhomme, tu as beau n'avoir que dix ans, j'ai une grande leçon à t'enseigner. Tu es gentil, je le vois, mais si tu veux être vraiment bon, lorsque tu aides quelqu'un, un ami par exemple, lorsque tu veux le consoler de sa tristesse, de sa peine, de sa douleur, lorsque tu lui tends une main secourable ou que tu veux lui apporter un peu de joie, enfin lorsque tout simplement tu veux lui faire plaisir, ça t'arrive, je le sais, que ce soit sans chercher à y trouver toi-même la moindre joie ou le plus petit plaisir. Ce ne serait pas aussi bien, non pas bien vraiment ! Très égoïste, sache-le. Tu dois apprendre à être lucide sur tes intentions – tu sais, les intentions, c'est ce ce qu'on veut quand on fait quelque chose – eh bien voilà, tes intentions, elles doivent rester pures. Tu m'as l'air d'être un bon petit garçon, intelligent avec ça, qui a de l'avenir dans la Haute Société des Gens de Bien.
- Pures, ça veut dire quoi, Monsieur ?
- Ca veut dire que ça doit pas t'être agréable.
- C'est pas bien alors si ça me fait plaisir de donner, je ne sais pas, un bonbon à un de mes copains ou de lui dire un petit mot sympa quand il a une mauvaise note à l'école et qu'il en a des larmes ?
- En vérité, c'est plutôt égoïste.
- Merde alors ! Je savais pas. L'autre jour, ça m'a fait un sacré plaisir lorsque quand j'ai filé mon jeu de DS à Karim. Il a pas les moyens. Ses parents, c'est de clandestins. Si vous aviez vu ses yeux, comment qu'il m'a regardé. J'en ai eu chaud au cœur, que j'étais content toute la journée. J'aurais pas dû ?
- Mais si, bien sûr. Mais ç'aurait été mieux si tu n'avais pas tout gâché. Ce plaisir que tu as ressenti, vois-tu, c'est un peu, comment dire ? eh bien, comme un poison. Tu ne dois pas avoir d'intérêt. C'est mieux sans, tu comprends ?
- Faut pas jamais qu'on ait du plaisir à faire plaisir ?
- Non, il ne faut pas.
- Vous savez, votre Haute Société des Gens Machins, je suis pas sûr de vouloir y entrer, Monsieur. J'aime bien quand je suis égoïste comme ça, que ça me fait du bien et que je suis heureux de faire plaisir quand je peux pas autrement.
- Pures, ça veut dire quoi, Monsieur ?
- Ca veut dire que ça doit pas t'être agréable.
- C'est pas bien alors si ça me fait plaisir de donner, je ne sais pas, un bonbon à un de mes copains ou de lui dire un petit mot sympa quand il a une mauvaise note à l'école et qu'il en a des larmes ?
- En vérité, c'est plutôt égoïste.
- Merde alors ! Je savais pas. L'autre jour, ça m'a fait un sacré plaisir lorsque quand j'ai filé mon jeu de DS à Karim. Il a pas les moyens. Ses parents, c'est de clandestins. Si vous aviez vu ses yeux, comment qu'il m'a regardé. J'en ai eu chaud au cœur, que j'étais content toute la journée. J'aurais pas dû ?
- Mais si, bien sûr. Mais ç'aurait été mieux si tu n'avais pas tout gâché. Ce plaisir que tu as ressenti, vois-tu, c'est un peu, comment dire ? eh bien, comme un poison. Tu ne dois pas avoir d'intérêt. C'est mieux sans, tu comprends ?
- Faut pas jamais qu'on ait du plaisir à faire plaisir ?
- Non, il ne faut pas.
- Vous savez, votre Haute Société des Gens Machins, je suis pas sûr de vouloir y entrer, Monsieur. J'aime bien quand je suis égoïste comme ça, que ça me fait du bien et que je suis heureux de faire plaisir quand je peux pas autrement.
jeudi 5 janvier 2012
Comment développer des conduites socialement favorables ?
L'égoïsme est-il nécessairement socialement négatif et l'altruisme toujours bon en soi ? Il faut, à ce propos, se garder d'une approche trop réductrice ou manichéenne des choses.
Dès le XVIIIe siècle, nombre de philosophes ont souligné les limites de la bienveillance altruiste, dans laquelle Hume ne voyait qu'"une générosité restreinte" ou un "égoïsme élargi". Le principal problème tient, en effet, à la sphère limitée dans laquelle s'exerce, le plus souvent, notre souci des autres : notre famille, nos enfants, nos amis, nos proches. Mais dès lors que les êtres sont à plus grande distance de nous et que nous n'entretenons pas avec eux des relations particulières, ils nous sont aisément indifférents. Et, quoique l'imagination puisse pallier ce défaut - les images de catastrophes lointaines, qu'elles surviennent en Haïti ou ailleurs, sont tout à fait capables de susciter notre compassion et notre aide en faveur de victimes qui ne sont rien pour nous - néanmoins, dans les situations ordinaires, les êtres nous touchent à mesure qu'ils nous sont proches et il faut autre chose qu'un élan suscité par l'émotion ou la sensibilité pour que nous prenions sur nous de commencer de nous soucier de leur sort. C'est alors davantage une affaire de principes - par exemple le principe de justice - que d'altruisme et c'est bien plus à eux qu'il faut se confier pour améliorer la condition des êtres dans le besoin qui nous sont étrangers qu'à un "sentiment" (en réalité, il ne s'agit pas simplement d'un sentiment, y entrent des aspects proprement cognitifs) dont l'intensité décroît à mesure que les êtres sont éloignés de la sphère de nos relations.
Il y a une autre limite, bien connue : au nom de la bienveillance altruiste, nous sommes parfois enclins à nous comporter d'une manière dégradante ou humiliante, à désirer sincèrement faire le bien d'autrui tout en lui témoignant un mépris non dissimulé. En sorte que sans le cran d'arrêt du respect de la dignité de la personne - magnifiquement formulée par Kant dans son deuxième principe (considérer toujours autrui comme une fin en soi et non comme un moyen) - la motivation altruiste s'expose à bien des dérives et des perversions, un risque d'autant plus grand que l'être confié à notre charge est en situation de vulnérabilité et de dépendance.
Inversement, les mobiles égoïstes peuvent fort bien servir au bien commun, lorsque la recherche de l'estime de soi ou le désir d'attirer l'approbation des autres nous poussent à agir en faveur de ceux qui sont dans le besoin. Il se peut même qu'à cette occasion se développe une sorte de "dynamique vertueuse", nous faisant comprendre que de telles actions méritent d'être accomplies, non pour le bénéfice que nous en retirons, mais pour elles-mêmes.
Lorsque Daniel Batson s'interroge, à la fin de l'ouvrage, sur les facteurs qui seraient de nature à établir une société plus humaine, davantage soucieuse du bien-être des plus démunis, la proposition qu'il suggère tient dans une conjugaison de nos diverses motivations à la fois égoïstes et altruistes, et tenant compte également de l'importance des principes proprement éthiques. Ce qu'il s'agirait de promouvoir, c'est une société qui tout à la fois accorde certaines formes de rétribution (imaginaires et symboliques), de nature égoïste, aux conduites apparemment "désintéressées", qui recommande et transmette les valeurs altruistes de l'aide, tenues pour bonnes en elles-mêmes, qui incite les individus à s'engager en faveur de leur communauté d'appartenance et s'élargissant possiblement à la communauté humaine dans son ensemble, qui, enfin, garantisse le respect de principes éthico-politiques (ceux par exemple qui sont au fondement de nos démocraties libérales) dont la portée est universelle.
En raison de leurs limites et de leurs défauts propres, aucun de ces facteurs ne suffit à soi seul à créer entre les hommes les conditions d'une relation attentive et responsable, soucieuse du bien-être de chacun, en particulier des plus vulnérables. Il se peut même qu'ils entrent en conflit les uns avec les autres et que, portés à l'incandescence, ils soient incompatibles entre eux. Le défi est, pourtant, de les faire jouer ensemble, aussi bien au plan de la société qu'en chacun d'entre nous.
Un tel projet, aussi difficile soit-il à mettre en œuvre dans toutes ses applications (sociales, politiques, économiques, etc.), présuppose néanmoins de reconnaître que les motivations humaines sont plurielles et qu'il convient de sortir d'un vision moniste, s'exprimant sous la forme du "ou bien ou bien". Une des raisons du drame de nos sociétés modernes est d'avoir privilégié et érigé en dogme fondateur, une seule motivation, tenue pour seule réelle, l'égoïsme rationnel et calculateur, dans l'oubli et la dénégation des autres mobiles (altruistes et proprement éthiques) qui nous poussent également à agir, parfois avec une force qu'il est temps de prendre sérieusement en considération.
Dès le XVIIIe siècle, nombre de philosophes ont souligné les limites de la bienveillance altruiste, dans laquelle Hume ne voyait qu'"une générosité restreinte" ou un "égoïsme élargi". Le principal problème tient, en effet, à la sphère limitée dans laquelle s'exerce, le plus souvent, notre souci des autres : notre famille, nos enfants, nos amis, nos proches. Mais dès lors que les êtres sont à plus grande distance de nous et que nous n'entretenons pas avec eux des relations particulières, ils nous sont aisément indifférents. Et, quoique l'imagination puisse pallier ce défaut - les images de catastrophes lointaines, qu'elles surviennent en Haïti ou ailleurs, sont tout à fait capables de susciter notre compassion et notre aide en faveur de victimes qui ne sont rien pour nous - néanmoins, dans les situations ordinaires, les êtres nous touchent à mesure qu'ils nous sont proches et il faut autre chose qu'un élan suscité par l'émotion ou la sensibilité pour que nous prenions sur nous de commencer de nous soucier de leur sort. C'est alors davantage une affaire de principes - par exemple le principe de justice - que d'altruisme et c'est bien plus à eux qu'il faut se confier pour améliorer la condition des êtres dans le besoin qui nous sont étrangers qu'à un "sentiment" (en réalité, il ne s'agit pas simplement d'un sentiment, y entrent des aspects proprement cognitifs) dont l'intensité décroît à mesure que les êtres sont éloignés de la sphère de nos relations.
Il y a une autre limite, bien connue : au nom de la bienveillance altruiste, nous sommes parfois enclins à nous comporter d'une manière dégradante ou humiliante, à désirer sincèrement faire le bien d'autrui tout en lui témoignant un mépris non dissimulé. En sorte que sans le cran d'arrêt du respect de la dignité de la personne - magnifiquement formulée par Kant dans son deuxième principe (considérer toujours autrui comme une fin en soi et non comme un moyen) - la motivation altruiste s'expose à bien des dérives et des perversions, un risque d'autant plus grand que l'être confié à notre charge est en situation de vulnérabilité et de dépendance.
Inversement, les mobiles égoïstes peuvent fort bien servir au bien commun, lorsque la recherche de l'estime de soi ou le désir d'attirer l'approbation des autres nous poussent à agir en faveur de ceux qui sont dans le besoin. Il se peut même qu'à cette occasion se développe une sorte de "dynamique vertueuse", nous faisant comprendre que de telles actions méritent d'être accomplies, non pour le bénéfice que nous en retirons, mais pour elles-mêmes.
Lorsque Daniel Batson s'interroge, à la fin de l'ouvrage, sur les facteurs qui seraient de nature à établir une société plus humaine, davantage soucieuse du bien-être des plus démunis, la proposition qu'il suggère tient dans une conjugaison de nos diverses motivations à la fois égoïstes et altruistes, et tenant compte également de l'importance des principes proprement éthiques. Ce qu'il s'agirait de promouvoir, c'est une société qui tout à la fois accorde certaines formes de rétribution (imaginaires et symboliques), de nature égoïste, aux conduites apparemment "désintéressées", qui recommande et transmette les valeurs altruistes de l'aide, tenues pour bonnes en elles-mêmes, qui incite les individus à s'engager en faveur de leur communauté d'appartenance et s'élargissant possiblement à la communauté humaine dans son ensemble, qui, enfin, garantisse le respect de principes éthico-politiques (ceux par exemple qui sont au fondement de nos démocraties libérales) dont la portée est universelle.
En raison de leurs limites et de leurs défauts propres, aucun de ces facteurs ne suffit à soi seul à créer entre les hommes les conditions d'une relation attentive et responsable, soucieuse du bien-être de chacun, en particulier des plus vulnérables. Il se peut même qu'ils entrent en conflit les uns avec les autres et que, portés à l'incandescence, ils soient incompatibles entre eux. Le défi est, pourtant, de les faire jouer ensemble, aussi bien au plan de la société qu'en chacun d'entre nous.
Un tel projet, aussi difficile soit-il à mettre en œuvre dans toutes ses applications (sociales, politiques, économiques, etc.), présuppose néanmoins de reconnaître que les motivations humaines sont plurielles et qu'il convient de sortir d'un vision moniste, s'exprimant sous la forme du "ou bien ou bien". Une des raisons du drame de nos sociétés modernes est d'avoir privilégié et érigé en dogme fondateur, une seule motivation, tenue pour seule réelle, l'égoïsme rationnel et calculateur, dans l'oubli et la dénégation des autres mobiles (altruistes et proprement éthiques) qui nous poussent également à agir, parfois avec une force qu'il est temps de prendre sérieusement en considération.
mercredi 4 janvier 2012
Daniel Batson, L'altruisme en l'homme
« Pour la plupart d'entre nous, il est évident que le cher amour de notre propre moi joue un rôle éminent dans notre vie. Il est moins évident, mais non vrai, que l'altruisme tient aussi une place éminente. L'amour de soi n'épuise pas notre capacité à aimer ; nous pouvons avoir profondément souci du bien-être au moins de quelques autres » Telle est la thèse centrale que le psycho-sociologue, Daniel Batson, un des meilleurs spécialistes de l'altruisme, affirme et démontre, expériences à l'appui, dans son dernier ouvrage, Altruism in Humans (Oxford University Press, 2011), vingt après celui qu'il avait consacré à ce sujet (The Altruism Question, 1991), et auquel j'avais consacré un chapitre dans Un si fragile vernis d'humanité.
Sans revenir sur ce qui a été expliqué ailleurs, on s'en tiendra ici aux idées-force que présentent les premiers chapitres du livre.
Aspects définitionnels
L'hypothèse de l'empathie-altruisme, résumée à son principe essentiel, affirme que « le souci empathique produit une motivation altruiste ». Il convient, tout d'abord, d'expliquer la signification de ces deux notions.
Batson distingue l'émotion empathique du souci empathique. La première est « une émotion orientée vers autrui, suscitée par et congruente avec la perception du bonheur de quelqu'un d'autre » [p. 11]. Le souci empathique ou, tout simplement, l'empathie, est « une émotion suscitée par et congruente avec le bien-être perçu de quelqu'un dans le besoin » [p. 11]. Sans une telle perception du besoin de l'autre, il n'est pas d'élan susceptible de pousser au changement. Quoique Martha Nussbaum ajoute à cette condition que la perception du besoin doive s'accompagner du principe d'innocence – le sujet doit être perçu comme n'étant pas responsable de son état – Batson conteste, je crois avec raison, qu'il en soit toujours ainsi. De fait, il se peut fort bien que nous éprouvions de l'empathie et désirions le bonheur de quelqu'un que l'on estime, par ailleurs, être en partie responsable de sa situation. De là vient que l'empathie relève d'un registre radicalement distinct de la justice rétributive.
Le souci empathique n'est pas une émotion unique, mais une « constellation » de sentiments, incluant la sympathie, la compassion, la délicatesse de cœur, la tendresse, la désolation, la tristesse, le fait d'être bouleversé, la détresse, le chagrin. Il est « orienté vers l'autre » au sens où c'est un sentiment pour l'autre [for the other], et non pas éprouvé à cause de l'autre [by the other]. Mais il n'est nullement nécessaire de voir dans l'empathie une identification à l'émotion que l'autre éprouve, quoique ce soit la définition généralement retenue par les dictionnaires.
Il est exact que le fait de se mettre à la place de l'autre constitue généralement une incitation à développer le sentiment d'empathie – ce transport de l'imagination sur lequel insistent tant les philosophes anglais des Lumières, Adam Smith en particulier (Théorie des sentiments moraux, 1756) – toutefois, selon Batson, l'empathie doit être distinguée de cette perspective vu de l'autre [imagine-other perspective], pour la raison qu'il n'est pas établi qu'elle la produise nécessairement (elle peut également engendrer des sentiments et des représentations de type « égoïste », orientés ver la considération de son propre intérêt).
L'altruisme désigne « un état motivationnel dont le but ultime est d'accroître le bien-être d'autrui » [p. 20], par opposition à l'égoïsme qui est « un état motivationnel dont le but ultime est d'accroître son propre bien-être ». Par « état motivationnel », il faut entendre, non pas simplement une impulsion interne mais une « une force orientée vers une fin » et qui a les traits suivants : l'individu désire, en imagination, quelque changement dans le monde tel qu'il est ; la force doit avoir une réelle ampleur ; si un obstacle se présente dans la réalisation de ce but, une voie alternative sera choisie ; une fois le but atteint, la force incitative disparaît. Le but est, en l'occurrence, une fin en soi, et non un moyen instrumental en vu de la réalisation d'une autre fin.
La question est de savoir au bien-être de qui il s'agit d'agir. De soi ou d'autrui ? C'est ce qui fait toute la différence qualitative entre l'égoïsme et l'altruisme, et elle porte sur la fin visée par la motivation. Toutefois, il n'est nullement nécessaire de donner à celle-ci une dimension proprement sacrificielle : « Je pense qu'il vaut mieux définir l'altruisme en termes de bénéfice pour autrui plutôt que de coût pour soi »[p. 23]. L'altruisme n'est pas seulement l'affaire des héros, des martyrs ou des saints. Tout d'abord, parce que rien n'exclut que ceux-ci puissent agir en vu d'un bénéfice propre, serait-il reçu dans une autre vie, mais, plus fondamentalement, parce que l'altruisme ne relève pas d'une conduite d'exception (quoique ce soit parfois le cas), cette motivation tournée vers autrui étant plus ordinaire qu'on le prétend habituellement, et que le prétend la théorie des choix rationnels laquelle ne lui accorde aucune place.
Ce qui est essentiel dans la définition de l'altruisme, c'est qu'il demande une intention de la volonté, de sorte qu'on ne saurait identifier l'altruisme instinctif, biologique, que l'on trouve dans la théorie de l'évolution (chez Darwin en particulier) et l'altruisme psychologique, qui seul correspond à ce que nous entendons par là. La conséquence est qu'une conduite d'aide ne suffit pas à définir l'altruisme : l'élément de la motivation ou de l'intention est essentiel.
L'hypothèse de l'empathie-altruisme ne prétend pas que le souci empathique soit l'unique source de la motivation altruiste, il suffit qu'elle soit une de ses sources. Une telle position n'exige nullement d'adopter un point de vue radical ; une position « faible » est, en réalité, parfaitement recevable et, de surcroît, elle s'applique bien mieux aux conduites humaines quotidiennes. La version forte affirme, non seulement que le souci empathique produit une motivation altruiste mais également que toute motivation produite par l'empathie est altruiste. La version faible affirme que le souci empathique peut également s'accompagner d'autres motivations, à savoir des motivations égoïstes ou des motivations morales » [p. 29]. De la vient que l'altruisme n'est pas en soi moral (il peut également être immoral, conduisant à des actions que la morale réprouve, ou, tout simplement, comme pour Kant, amoral, cf. p. 26].
Quelles sont les conditions liminaires du souci empathique ? Généralement, et dans la vie de tous les jours, deux choses sont requises : tout d'abord, percevoir le besoin d'autrui, ensuite, avoir des valeurs qui favorisent le bien-être d'autrui (valuing the other's welfare) [chap. 2, p. 33]. C'est sur ces deux aspects que Batson insiste désormais, plutôt que sur le changement de perspective, un critère sur lequel insistent a plupart des théoriciens et que lui-même a longtemps adopté [p. 43-46].
Pour une conception pluraliste des motivations humaines
Néanmoins, comme on le sait, la motivation altruiste n'entraine pas automatiquement un comportement. Par contre, elle produit un désir d'atteindre ce but lequel conduit généralement le sujet à peser les coûts et les bénéfices de chaque action possible. Un tel calcul, bien qu'il soit de nature "égoïste" et qu'il vise à réduire autant que possible le coût pour soi-même, n'est nullement incompatible avec la motivation altruiste [p. 60]. Batson remarque, à mon sens très justement, que « la présence de ces mobiles égoïstes ne contamine et ne pervertit nullement le caractère altruiste de la motivation » [id.]. Le fait que l'on puisse désirer que l'action en faveur d'autrui se fasse à un moindre coût personnel ne change rien à la fin poursuivie qui ne serait pas nécessairement poursuivie quel que soit le prix ni même encore, ce que demande l'altruisme sacrificiel radical, s'il devait être « à mes dépens ». Autrement dit, l'existence de motivations égoïstes n'est nullement incompatible avec la nature proprement altruiste de la fin poursuivie. Le point décisif, cependant, c'est qu'un tel calcul ne tient qu'un rôle secondaire et non premier dans la décision.
Batson remarque, ensuite, ce qui est également confirmé par de nombreux exemples, que la délibération n'a pas besoin d'être longue, elle peut tout aussi bien durer quelques secondes à peine [p. 63].
Ces aspects étant établis, la question est, évidemment, de savoir s'il est possible de trancher entre ces deux hypothèses, l'une qui affirme que tout comportement humain vise, consciemment ou non, à la réalisation d'un intérêt propre (hypothèse de l'égoïsme psychologique) ou l'autre, au contraire, qui prétend que les hommes sont également capables de conduites altruistes qui visent le bien-être d'autrui pour lui-même (hypothèse de l'empathie-altruisme). L'avantage de la psychologie expérimentale, c'est qu'elle nous permet de trancher ce débat d'une façon qui n'est pas seulement théorique (et renvoyant chacun à ses opinions) mais empirique. Je ne reviendrai pas ici sur les expériences mentionnées par Batson, dont certaines avaient déjà été exposées dans l'ouvrage précédent (The Altruism Question), et que j'ai présentées dans un chapitre du Fragile Vernis. Ce qu'elles montrent – et l'on s'en tiendra à cette conclusion - c'est que entre ces deux hypothèses, c'est l'empathie-altruisme qui se trouve validée par le comportement effectif des individus (dans les diverses expériences mises en place), et non le paradigme inverse, de telle sorte qu'il convient de réviser radicalement notre vision de l'homme et, surtout – ce qui est plus important encore – de tirer toutes les conséquences sociales, économiques et politiques, qui résultent d'une telle révision.
Cette question fait l'objet d'un court article, que m'a commandé le journal La Croix et qui sera publié vendredi 6 janvier, dans le cadre d'une page consacrée à la convivialité, où figurera également un article d'Alain Caillé.
Sans revenir sur ce qui a été expliqué ailleurs, on s'en tiendra ici aux idées-force que présentent les premiers chapitres du livre.
Aspects définitionnels
L'hypothèse de l'empathie-altruisme, résumée à son principe essentiel, affirme que « le souci empathique produit une motivation altruiste ». Il convient, tout d'abord, d'expliquer la signification de ces deux notions.
Batson distingue l'émotion empathique du souci empathique. La première est « une émotion orientée vers autrui, suscitée par et congruente avec la perception du bonheur de quelqu'un d'autre » [p. 11]. Le souci empathique ou, tout simplement, l'empathie, est « une émotion suscitée par et congruente avec le bien-être perçu de quelqu'un dans le besoin » [p. 11]. Sans une telle perception du besoin de l'autre, il n'est pas d'élan susceptible de pousser au changement. Quoique Martha Nussbaum ajoute à cette condition que la perception du besoin doive s'accompagner du principe d'innocence – le sujet doit être perçu comme n'étant pas responsable de son état – Batson conteste, je crois avec raison, qu'il en soit toujours ainsi. De fait, il se peut fort bien que nous éprouvions de l'empathie et désirions le bonheur de quelqu'un que l'on estime, par ailleurs, être en partie responsable de sa situation. De là vient que l'empathie relève d'un registre radicalement distinct de la justice rétributive.
Le souci empathique n'est pas une émotion unique, mais une « constellation » de sentiments, incluant la sympathie, la compassion, la délicatesse de cœur, la tendresse, la désolation, la tristesse, le fait d'être bouleversé, la détresse, le chagrin. Il est « orienté vers l'autre » au sens où c'est un sentiment pour l'autre [for the other], et non pas éprouvé à cause de l'autre [by the other]. Mais il n'est nullement nécessaire de voir dans l'empathie une identification à l'émotion que l'autre éprouve, quoique ce soit la définition généralement retenue par les dictionnaires.
Il est exact que le fait de se mettre à la place de l'autre constitue généralement une incitation à développer le sentiment d'empathie – ce transport de l'imagination sur lequel insistent tant les philosophes anglais des Lumières, Adam Smith en particulier (Théorie des sentiments moraux, 1756) – toutefois, selon Batson, l'empathie doit être distinguée de cette perspective vu de l'autre [imagine-other perspective], pour la raison qu'il n'est pas établi qu'elle la produise nécessairement (elle peut également engendrer des sentiments et des représentations de type « égoïste », orientés ver la considération de son propre intérêt).
L'altruisme désigne « un état motivationnel dont le but ultime est d'accroître le bien-être d'autrui » [p. 20], par opposition à l'égoïsme qui est « un état motivationnel dont le but ultime est d'accroître son propre bien-être ». Par « état motivationnel », il faut entendre, non pas simplement une impulsion interne mais une « une force orientée vers une fin » et qui a les traits suivants : l'individu désire, en imagination, quelque changement dans le monde tel qu'il est ; la force doit avoir une réelle ampleur ; si un obstacle se présente dans la réalisation de ce but, une voie alternative sera choisie ; une fois le but atteint, la force incitative disparaît. Le but est, en l'occurrence, une fin en soi, et non un moyen instrumental en vu de la réalisation d'une autre fin.
La question est de savoir au bien-être de qui il s'agit d'agir. De soi ou d'autrui ? C'est ce qui fait toute la différence qualitative entre l'égoïsme et l'altruisme, et elle porte sur la fin visée par la motivation. Toutefois, il n'est nullement nécessaire de donner à celle-ci une dimension proprement sacrificielle : « Je pense qu'il vaut mieux définir l'altruisme en termes de bénéfice pour autrui plutôt que de coût pour soi »[p. 23]. L'altruisme n'est pas seulement l'affaire des héros, des martyrs ou des saints. Tout d'abord, parce que rien n'exclut que ceux-ci puissent agir en vu d'un bénéfice propre, serait-il reçu dans une autre vie, mais, plus fondamentalement, parce que l'altruisme ne relève pas d'une conduite d'exception (quoique ce soit parfois le cas), cette motivation tournée vers autrui étant plus ordinaire qu'on le prétend habituellement, et que le prétend la théorie des choix rationnels laquelle ne lui accorde aucune place.
Ce qui est essentiel dans la définition de l'altruisme, c'est qu'il demande une intention de la volonté, de sorte qu'on ne saurait identifier l'altruisme instinctif, biologique, que l'on trouve dans la théorie de l'évolution (chez Darwin en particulier) et l'altruisme psychologique, qui seul correspond à ce que nous entendons par là. La conséquence est qu'une conduite d'aide ne suffit pas à définir l'altruisme : l'élément de la motivation ou de l'intention est essentiel.
L'hypothèse de l'empathie-altruisme ne prétend pas que le souci empathique soit l'unique source de la motivation altruiste, il suffit qu'elle soit une de ses sources. Une telle position n'exige nullement d'adopter un point de vue radical ; une position « faible » est, en réalité, parfaitement recevable et, de surcroît, elle s'applique bien mieux aux conduites humaines quotidiennes. La version forte affirme, non seulement que le souci empathique produit une motivation altruiste mais également que toute motivation produite par l'empathie est altruiste. La version faible affirme que le souci empathique peut également s'accompagner d'autres motivations, à savoir des motivations égoïstes ou des motivations morales » [p. 29]. De la vient que l'altruisme n'est pas en soi moral (il peut également être immoral, conduisant à des actions que la morale réprouve, ou, tout simplement, comme pour Kant, amoral, cf. p. 26].
Quelles sont les conditions liminaires du souci empathique ? Généralement, et dans la vie de tous les jours, deux choses sont requises : tout d'abord, percevoir le besoin d'autrui, ensuite, avoir des valeurs qui favorisent le bien-être d'autrui (valuing the other's welfare) [chap. 2, p. 33]. C'est sur ces deux aspects que Batson insiste désormais, plutôt que sur le changement de perspective, un critère sur lequel insistent a plupart des théoriciens et que lui-même a longtemps adopté [p. 43-46].
Pour une conception pluraliste des motivations humaines
Néanmoins, comme on le sait, la motivation altruiste n'entraine pas automatiquement un comportement. Par contre, elle produit un désir d'atteindre ce but lequel conduit généralement le sujet à peser les coûts et les bénéfices de chaque action possible. Un tel calcul, bien qu'il soit de nature "égoïste" et qu'il vise à réduire autant que possible le coût pour soi-même, n'est nullement incompatible avec la motivation altruiste [p. 60]. Batson remarque, à mon sens très justement, que « la présence de ces mobiles égoïstes ne contamine et ne pervertit nullement le caractère altruiste de la motivation » [id.]. Le fait que l'on puisse désirer que l'action en faveur d'autrui se fasse à un moindre coût personnel ne change rien à la fin poursuivie qui ne serait pas nécessairement poursuivie quel que soit le prix ni même encore, ce que demande l'altruisme sacrificiel radical, s'il devait être « à mes dépens ». Autrement dit, l'existence de motivations égoïstes n'est nullement incompatible avec la nature proprement altruiste de la fin poursuivie. Le point décisif, cependant, c'est qu'un tel calcul ne tient qu'un rôle secondaire et non premier dans la décision.
Batson remarque, ensuite, ce qui est également confirmé par de nombreux exemples, que la délibération n'a pas besoin d'être longue, elle peut tout aussi bien durer quelques secondes à peine [p. 63].
Ces aspects étant établis, la question est, évidemment, de savoir s'il est possible de trancher entre ces deux hypothèses, l'une qui affirme que tout comportement humain vise, consciemment ou non, à la réalisation d'un intérêt propre (hypothèse de l'égoïsme psychologique) ou l'autre, au contraire, qui prétend que les hommes sont également capables de conduites altruistes qui visent le bien-être d'autrui pour lui-même (hypothèse de l'empathie-altruisme). L'avantage de la psychologie expérimentale, c'est qu'elle nous permet de trancher ce débat d'une façon qui n'est pas seulement théorique (et renvoyant chacun à ses opinions) mais empirique. Je ne reviendrai pas ici sur les expériences mentionnées par Batson, dont certaines avaient déjà été exposées dans l'ouvrage précédent (The Altruism Question), et que j'ai présentées dans un chapitre du Fragile Vernis. Ce qu'elles montrent – et l'on s'en tiendra à cette conclusion - c'est que entre ces deux hypothèses, c'est l'empathie-altruisme qui se trouve validée par le comportement effectif des individus (dans les diverses expériences mises en place), et non le paradigme inverse, de telle sorte qu'il convient de réviser radicalement notre vision de l'homme et, surtout – ce qui est plus important encore – de tirer toutes les conséquences sociales, économiques et politiques, qui résultent d'une telle révision.
Cette question fait l'objet d'un court article, que m'a commandé le journal La Croix et qui sera publié vendredi 6 janvier, dans le cadre d'une page consacrée à la convivialité, où figurera également un article d'Alain Caillé.
dimanche 1 janvier 2012
Bonne et heureuse année !
Bonne et heureuse année 2012, chères et chers ami(e)s ! Et puisque le bonheur vient chemin faisant, à condition de ne pas le chercher, que ce soit, comme le voulait l'ami Havel, en faisant sérieusement preuve, chacun d'entre nous, moi le premier, d'un peu plus d'amour, d'un peu plus de compassion, d'un peu plus de solidarité et de compréhension mutuelle. Voilà tout le bonheur que je vous souhaite, du fond du cœur !
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