Préface à l'ouvrage collectif, Autour de La Boétie et de la Servitude volontaire, qui sera publié prochainement par les Grands Cahiers Périgord Patrimoine.
Les grandes œuvres politiques se reconnaissent à ce trait qu'elles suscitent, au cours du temps, des interprétations multiples, souvent contraires et qu'elles servent de justification à toutes sortes de prosélytes pour justifier leurs combats militants. Pourtant, aucune de ces lectures, aucune de ces récupérations idéologiques partisanes n'épuisent la vigueur de l'œuvre qui toujours garde quelque chose de sa fraîcheur et de sa nouveauté originelles. Ainsi en est-il du Prince de Machiavel, de l'Utopie de Thomas More et du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Et s'il en est ainsi, c'est parce que l'auteur de ces textes, presque contemporains les uns des autres – le XVIe siècle est le siècle de la politique, disait à juste titre le grand historien Augustin Thierry - ne s'est pas contenté d'établir un projet de réforme politique destiné uniquement à la société de son temps : l'unification de l'Italie sous la gouverne d'un prince bon sachant entrer dans la nécessité du mal et se faire ainsi ami de Dieu, pour résumer en bref le propos du Secrétaire florentin, la nécessaire correction des maux et des injustices qui minent l'Angleterre à la lumière, mais prise de biais, des principes et des institutions d'une communauté idéale que propose le Chancelier d'Henri VIII ou l'appel du jeune sarlais à se libérer de l'aliénation à laquelle les peuples se soumettent lorsqu'ils servent un tyran qui ne tient son pouvoir que de leur sujétion.
Machiavel voulait qu'entre le libre-arbitre des hommes et les décrets de la Fortune, la répartition se fasse à cinquante cinquante. Tel est, selon lui, le postulat de l'action politique. La Boétie est plus exigeant ou plus optimiste, c'est pourquoi il va plus loin et qu'il est plus moderne. La liberté humaine n'est pas un simple postulat, une demande de la raison pratique sans laquelle il ne resterait aux hommes qu'à se résigner à la fatalité : c'est, en vérité, un absolu ontologique, le fondement de notre dignité et de notre humanité. Il fallait pour l'affirmer repousser loin de soi autant le sadisme de la divinité maléfique qui assombrit le ciel machiavélien que les terribles leçons de saint Augustin sur le péché originel, la damnation de la nature humaine nous assujettissant, impuissants sans le secours de la grâce invincible, à l'hégémonie du mal. Et c'est que ce fit ce jeune homme aux semelles de vent lorsqu'il entreprit d'écrire ce court essai entre seize et dix-huit ans – quoiqu'il l'ait sans doute repris quelques années plus tard et qu'il fut peut-être amendé à la marge par l'ami Montaigne.
Bourré jusqu'à la gorge de références antiques, construit sur le modèle classique de l'art rhétorique, nourri aux idées-source de l'humanisme de la Renaissance, empreint de la confiance stoïcienne dans les capacités de l'homme bien plus que des angoisses et de la rude langue de l'Ancien Testament – sur ce point La Boétie, lecteur d'Erasme, est un anti-Luther – la réflexion part d'une énigme portée à la hauteur d'une question universelle : d'où vient ce « monstre de vice » que les hommes, libres par nature, ploient sous le joug du tyran, « un seul homme et le plus souvent le plus lâche et fémelin de la nation » et qu'ils se complaisent dans cette servitude qu'il ne tiendrait pourtant qu'à eux de rejeter ?
Le problème est d'abord et avant tout psychologique, relevant, plus précisément, de la psychologie politique. C'est pourquoi, il est inexact de voir dans le Discours un manifeste en vu de la sédition, même si, rebaptisé Contr'Un, il servit de manuel aux protestataires huguenots pour « remuer et renverser l'Etat », selon le mot de Sainte-Beuve et qu'il connut un renouveau d'intérêt à la période révolutionnaire. L'œuvre fut rédigée à une époque de grands troubles, certes, les persécutions contre les protestants qui débutèrent en 1525 et qui aboutirent au massacre de la Saint-Barthélémy en 1572. Mais rien ne justifie de faire de La Boétie un adversaire de la monarchie qui viserait à l'instauration d'une démocratie, fondée sur la souveraineté populaire. S'il est un précurseur de la pensée politique libérale, et, de fait, il l'est, c'est pour une toute autre raison. Ce qu'il amorce dans le rappel du droit inaliénable des hommes à prononcer un grand Non face aux autorités qui les oppressent, et auxquelles pourtant ils s'asservissent, c'est une théorie de l 'Etat et du pouvoir qui refuse de considérer la relation politique comme une relation de dépendance entre les hommes : « Nous sommes tous compagnons » mais « ne peut tomber en l'entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie ». La domination n'a rien de naturel, et si elle doit être légitimée par le consentement des individus, un tel consentement doit être soigneusement distingué de la soumission aveugle et passive, serait-elle volontaire.
Il fallait pourtant expliquer cette propension des peuples à renoncer à ce qui est leur bien le plus précieux. La coutume et l'habitude y tiennent une grande part. De fait, « la première raison de la servitude volontaire, c'est la coutume ». En résulte une indifférence au bien commun, une manière d' « éfféminer » les hommes que ne connaissent pas les nations libres et que les tyrans s'efforcent de nourrir par toutes sortes de divertissement et de contentements : « Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de la liberté, les outils de la tyrannie ». Comment ne pas songer ici à la critique des sociétés de consommation et de l'aliénation des hommes bêtement satisfaits de jouir de biens matériels et des distractions que leur offrent les médias, mais incapables d'esprit critique à l'égard du système que développera Herbert Marcuse, trois siècles plus tard, dans L'homme unidimensionnel ? Il n'y a pas si loin de La Boétie à Marx et aux penseurs qui s'inspirent de sa pensée, malgré les différences évidentes qui les séparent. Comment ne pas évoquer également l'idée que les systèmes totalitaires modernes, du moins à l'époque de basse intensité, tenaient bien plus à ce que Vaclav Havel nomme « la vie dans le mensonge » qu'à toute autre raison, la démission des citoyens produisant une autogravitation du système sur lui-même qui fait toute sa force et toute sa faiblesse, une idée très proche de ce que La Boétie voulait nous faire entendre. La dernière raison qui fait « le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de la tyrannie » est la corruption morale généralisée de la société qu'un tel régime engendre, chacun se comportant en courtisan flatteur de celui qui au-dessus de lui détient une part de pouvoir. Aucune de ces raisons qui nourrissent une véritable pathologie sociale n'est à mettre au compte de l'usage de la terreur. La vérité, selon La Boétie, c'est que nous sommes le plus souvent les artisans de notre sujétion, de sorte qu'il nous appelle à une prise de conscience, à un sursaut, à ce que Vaclav Havel appelle d'un beau mot : « la fatigue de la fatigue ».
Que l'on puisse mettre en parallèle les analyses de La Boétie avec la leçon morale des grandes figures de la dissidence qui ont incarné dans leurs actes les plus hauts principes de l'humanisme européen - une conscience exigeante de la responsabilité individuelle, l'appel au respect des droits humains fondamentaux, la critique des perversions d'un certain individualisme lorsqu'il engendre le repli sur soi et la dépendance à l'égard de l'Etat omni protecteur (si bien soulignées en son temps par Tocqueville) - montre la remarquable actualité de l'œuvre. Chaque fois qu'un peuple se libère par ses propres forces de l'oppression des tyrans qui le tiennent sous son joug, c'est en disciple de La Boétie qu'il agit.
Cette leçon ne cesse de s'adresser, aujourd'hui encore, à notre conscience de citoyen dès lors que, même en démocratie, notre vigilance à l'égard du pouvoir doit rester en permanence éveillée. De fait, il appartient à l'essence du pouvoir d'obéir à une volonté de puissance qui, si elle n'est pas à proprement parler tyrannique, a toujours tendance à se faire au détriment du droit naturel des individus à se gouverner eux-mêmes. Et ce droit est au cœur de la forme libérale de régime que, en partie à son insu, La Boétie annonce : l'institution démocratique.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
dimanche 21 juillet 2013
vendredi 5 juillet 2013
Notre espoir dans la richesse de la pluralité humaine
Voici la tribune publiée aujourd'hui dans La Croix, en réponse à la montée de l'intolérance. Tel est le sujet que le journal m'avait demandé de traiter, m'offrant ainsi la possibilité d'exprimer certaines idées que j'ai sur le cœur depuis longtemps :
La montée quotidienne des incivilités ordinaires, la violence récente des débats publics, l’exaspération qui se cherche d’absurdes boucs émissaires, les musulmans surtout, l’inquiétante montée de l’extrême droite et la tentation du repli identitaire, les causes immédiates de ces phénomènes sont connues : le chômage de masse, les angoisses de déclassement et de précarisation qui travaillent l’ensemble du corps social, l’échec de l’école et de l’université, qui accroît les inégalités, le délitement de la moralité publique – les «affaires», comme on dit –, le sentiment d’impuissance que donnent les politiques économiques face à la gravité de la crise, la difficulté, l’incapacité même des acteurs sociaux à s’entendre raisonnablement sur des solutions aux problèmes qui se posent à tous.
La société française a toutes les apparences d’une bête blessée, prise de convulsions. Le climat général de radicalisation et d’intolérance s’arrangera, espère-t-on, pour peu que la croissance revienne. Et l’on reste suspendu à l’annonce de cette improbable nouvelle comme la jeune femme éplorée dans le conte de Perrault : «Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?»
La dégradation sur tous les plans de la France, la hausse du PIB faisant défaut, est-elle aussi inévitable que l’exécution de l’épouse de Barbe Bleue, ses frères tardant à arriver ? Entre-temps, notre soleil a cessé de poudroyer et l’herbe de verdir. Notre modèle républicain, issu en grande partie de la construction jacobine de l’unité du corps social, fondé sur les principes abstraits de l’égalité et de l’intégration du citoyen, se transmettant par le récit national avec ses mythes romantiques – Jeanne d’Arc, les soldats de l’an II, de Gaulle –, ce modèle a vécu. La laïcité même s’égare dans une application faite de peurs et de soupçons.
Il est grand temps de s’affranchir de ces fictions et de s’ouvrir aux principes plus modestes d’une démocratie libérale, soucieuse de justice, accueillante – certaines conditions fondamentales étant respectées – aux droits de minorités, introduisant dans tous les domaines qui relèvent de l’intérêt général un débat public laissant place à la libre expression des opinions dissidentes.
À force de vouloir protéger notre identité et nos valeurs, nous avons fermé trop de portes. Être libéral en politique, c’est accepter sans se sentir blessé des modes de vie, des pratiques et des croyances, des tenues vestimentaires, des opinions qui sont différents des nôtres.
Et pourquoi faut-il non seulement les tolérer, mais les accueillir avec bienveillance et amitié dès lors qu’ils ne portent pas atteinte à la liberté des autres, à l’égal respect de chacun et à la sécurité de tous? Parce que ces pratiques et ces croyances comptent de façon essentielle pour les individus qui les partagent et que les respecter, c’est respecter leur dignité, en même temps que leur libre expression est un enrichissement de l’espace public, une manière, dirais-je, de le colorer.
Si nous voulons éviter à l’avenir des aventures politiques et sociales dangereuses, mettons notre espoir dans la richesse de la pluralité humaine plutôt que dans la hausse d’un taux qui ne viendra pas de sitôt. Faisons le pari de la confiance et de l’intelligence. Le repli sur soi et la crainte ne sont jamais les voies du développement humain, personnel et collectif.
www.lacroix.com
La montée quotidienne des incivilités ordinaires, la violence récente des débats publics, l’exaspération qui se cherche d’absurdes boucs émissaires, les musulmans surtout, l’inquiétante montée de l’extrême droite et la tentation du repli identitaire, les causes immédiates de ces phénomènes sont connues : le chômage de masse, les angoisses de déclassement et de précarisation qui travaillent l’ensemble du corps social, l’échec de l’école et de l’université, qui accroît les inégalités, le délitement de la moralité publique – les «affaires», comme on dit –, le sentiment d’impuissance que donnent les politiques économiques face à la gravité de la crise, la difficulté, l’incapacité même des acteurs sociaux à s’entendre raisonnablement sur des solutions aux problèmes qui se posent à tous.
La société française a toutes les apparences d’une bête blessée, prise de convulsions. Le climat général de radicalisation et d’intolérance s’arrangera, espère-t-on, pour peu que la croissance revienne. Et l’on reste suspendu à l’annonce de cette improbable nouvelle comme la jeune femme éplorée dans le conte de Perrault : «Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?»
La dégradation sur tous les plans de la France, la hausse du PIB faisant défaut, est-elle aussi inévitable que l’exécution de l’épouse de Barbe Bleue, ses frères tardant à arriver ? Entre-temps, notre soleil a cessé de poudroyer et l’herbe de verdir. Notre modèle républicain, issu en grande partie de la construction jacobine de l’unité du corps social, fondé sur les principes abstraits de l’égalité et de l’intégration du citoyen, se transmettant par le récit national avec ses mythes romantiques – Jeanne d’Arc, les soldats de l’an II, de Gaulle –, ce modèle a vécu. La laïcité même s’égare dans une application faite de peurs et de soupçons.
Il est grand temps de s’affranchir de ces fictions et de s’ouvrir aux principes plus modestes d’une démocratie libérale, soucieuse de justice, accueillante – certaines conditions fondamentales étant respectées – aux droits de minorités, introduisant dans tous les domaines qui relèvent de l’intérêt général un débat public laissant place à la libre expression des opinions dissidentes.
À force de vouloir protéger notre identité et nos valeurs, nous avons fermé trop de portes. Être libéral en politique, c’est accepter sans se sentir blessé des modes de vie, des pratiques et des croyances, des tenues vestimentaires, des opinions qui sont différents des nôtres.
Et pourquoi faut-il non seulement les tolérer, mais les accueillir avec bienveillance et amitié dès lors qu’ils ne portent pas atteinte à la liberté des autres, à l’égal respect de chacun et à la sécurité de tous? Parce que ces pratiques et ces croyances comptent de façon essentielle pour les individus qui les partagent et que les respecter, c’est respecter leur dignité, en même temps que leur libre expression est un enrichissement de l’espace public, une manière, dirais-je, de le colorer.
Si nous voulons éviter à l’avenir des aventures politiques et sociales dangereuses, mettons notre espoir dans la richesse de la pluralité humaine plutôt que dans la hausse d’un taux qui ne viendra pas de sitôt. Faisons le pari de la confiance et de l’intelligence. Le repli sur soi et la crainte ne sont jamais les voies du développement humain, personnel et collectif.
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