On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 15 septembre 2013

Leçons de philosophie politique moderne, Préface

Comme promis, pour ceux et celles que cela intéresse, voici la Préface aux Leçons de philosophie politique moderne, intitulée "Le moment machiavélien" :

La philosophie politique moderne naît avec Le Prince de Machiavel. C'est une vérité souvent rappelée que ce traité, à bien des égards énigmatique - "le texte machiavélien étincelle d'obscurités"- marque la rupture avec la conception médiévale chrétienne et platonicienne de la cité fondée sur la justice et la vertu. On y souligne d'habitude l'émergence d'une nouvelle rationalité politique qui enracine l'action du prince, non dans les règles de la morale et de la piété, mais dans les rudes contraintes de la nécessité.
 Machiavel ne fait nullement l'apologie de la cruauté, de la dissimulation et du mal pour le mal. L'intention principale du Prince ne peut être comprise à moins d'avoir présent à l'esprit le sol ontologique qui est le sien et qui est dominé par deux principes essentiels : l'imprévisibilité des événements humains qui sont soumis à la fortune - " Toutes les choses de la terre sont dans un mouvement perpétuel et ne peuvent demeurer fixes, cette instabilité les porte ou à monter ou à descendre" -  et la méchanceté des hommes. La question posée par Machiavel, question partagée par de nombreux penseurs florentins de la Renaissance, est donc la suivante : comment un ordre politique et social stable est-il possible étant donné, d'une part, l'inconstance de la fortune qui, comme une roue indifférente, jette à bas ceux qui hier étaient au sommet, et, d'autre part, l'insatiabilité des désirs humains ? Une telle question présuppose tout à la fois l'effondrement de la croyance chrétienne à la Providence qui rapporte l'incompréhensibilité de la fortune à la volonté divine, certes elle-même inconnaissable mais bienveillante, et la résolution de s'en tenir aux hommes tels qu'ils sont. Si la fortune est inconstante et les hommes en proie à leurs passions, il n'y a que deux fondements possibles du pouvoir : soit l'ancienneté où la fortune l'emporte sur la virtù (l'action politique à la fois sage et audacieuse) - telle est la situation des principautés héréditaires -, soit la violence contrôlée dans les principautés nouvelles, où la virtù s'efforce de dominer l'irrationalité de la fortune par une maîtrise de l'action politique afin d’introduire dans les sociétés humaines un peu “d’équilibre”.
 La pensée de Machiavel s'inscrit dans la situation historique et philosophique de la Renaissance florentine que J.G.A. Pocok appelle le "moment machiavélien". "La république, écrit Pocok, était confrontée à sa propre finitude, à la tentative de rester moralement et politiquement stable au milieu du fleuve d'événements irrationnels qui paraissaient destructeurs, en leur essence, de tous les systèmes de sécurité stable". L'opposition principale qui se déploie au centre de la pensée de Machiavel et de ses contemporains est celle de la vertu (virtù) et de la corruption, de la stabilité et de la fortune. Montrant le lien du Prince avec le De consolatione de Boèce, Pocock écrit :
"La fortune, c'est, tout d'abord, l'insécurité circonstancielle de la vie politique. Son symbole est la roue, par laquelle les hommes sont élevés au pouvoir et à la gloire puis, soudainement, jetés à terre par des changements qu'ils ne peuvent ni prévoir ni contrôler. C'est l'engagement dans les affaires de la civitas terrena qui nous entraîne dans la poursuite du pouvoir, et ainsi dans les insécurités de la fortune. Mais si les événements sont, dans le monde des hommes centrés sur les relations de pouvoir - les choses les moins prévisibles qui soient et, celles, cependant, que nous désirons le plus prévoir - le symbole politique de la fortune est le monde des phénomènes de Platon, l'image créée par nos sens et nos appétits, où nous voyons seulement des choses particulières succéder les unes aux autres, et où nous sommes ignorants des principes éternels qui leur donnent réalité".
 L'image de la fortune qui symbolise l'imprévisibilité des événements et, au-delà de ceux-ci, le caractère changeant de la nature dans son ensemble, est ancrée profondément dans la vision politique moderne de l'Occident. Parce que Machiavel la place au cœur de sa pensée, il est l'inventeur d'une perspective nouvelle, dont il avait parfaitement conscience qu'elle bouleversait tous les modes de représentation traditionnels.
  Pocock pose de façon cruciale le problème qui va nous occuper :
" Une fois qu'il était admis que la polis était finie, elle cessait d'être véritablement auto-suffisante ; elle avait son existence à l'intérieur et était conditionnée par un monde spatio-temporel instable, le domaine de la fortuna, dans lequel se trouvaient certaines des conditions nécessaires à sa stabilité mais sur lesquelles on ne pouvait réellement compter.
[...] La coutume - l'alternative, la manière simplement humaine d'organiser la succession des choses particulières, autrement connue sous le nom de Providence ou de fortune, la coutume qui façonne l'expérience en des usages et une tradition qui constituent la seconde nature de l'homme – quelque grande que soit son importance dans le temps - n'était pas susceptible de remplir les conditions de la théorie républicaine. Il y avait plusieurs raisons à cela. La structure construite-par-décision (the decision-making structure) était plus qu'une communauté de la coutume. A l'expérience d'un grand nombre devait s'ajouter la capacité de réflexion du petit nombre, et une association de tous les modes d'intelligence et de toutes les vertus humaines devait être organisée avant qu'on puisse proclamer que la vertu civique l'avait emportée, avec ou sans la grâce".
 Alors que la stabilité de l'ordre politique est la question principale pour les Florentins - elle repose, dans la tradition philosophique aristotélicienne, sur l'alliance de la raison et de la vertu - l'instabilité des régimes résulte de la corruption, c'est-à-dire de la primauté de l'intérêt particulier sur le bien collectif. La corruption est la conséquence de l'absence de vertu des citoyens. "C'est un terme (la corruption) dont le sens le plus saillant, parmi tous ceux qu'on lui donne, est le remplacement des relations publiques entre les citoyens, relations par lesquelles la république doit être gouvernée, par des relations privées". Comment, dès lors, fonder l'ordre et l'unité d'une société particulière, les hommes étant ce qu'ils sont, ingrats, déloyaux et méchants, davantage soucieux de leur bien propre que de l'intérêt général ? Ou encore : est-il possible de formuler les principes d’un ordre politique qui s’appliqueraient à une “société de démons”, pour reprendre la question que pose Kant dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (art. 6).
 Telle est donc la question majeure que posent les Florentins, Machiavel en particulier, à la pensée politique, rendant ainsi caduque la leçon des Anciens qui répondaient à une autre question, à savoir quel est le bon régime dans lequel l'homme, animal politique, peut réaliser son excellence. Le bon régime ne peut subsister que si les citoyens obéissent à la justice et privilégient le bien commun à la poursuite de l'intérêt particulier. Avec Machiavel naît un courant de la philosophie politique pour lequel il ne s'agit plus de déterminer les principes d'une cité politique juste respectant la vertu, régime dont la réalisation intégrale était considérée comme impossible par Platon lui-même et qui avait conduit, sous les yeux du jeune Machiavel, Savonarole, le prieur du couvent Saint Marc, à l'échafaud. Le but, désormais, est de déterminer les principes de régulation d'un ordre social stable qui ne soit pas, à chaque instant, miné par les passions humaines et détruit par la roue implacable de l'histoire. Outre la réponse machiavélienne, mais bien plus modernes que celle-ci, le Léviathan de Hobbes, tout comme à l'extrême opposé, la Richesse des nations d'Adam Smith vont constituer, nous le verrons, deux solutions diamétralement opposées à cette problématique. La philosophie politique moderne se tient, dans cette alternative de la domination politique et de l'échange économique, comme s'il était entendu qu'il n'est pas de société humaine qui ne soit définitivement condamnée à l'alliance de la rationalité et de l'égoïsme, alliance que scellerait l'individualisme de l'homme sur les ruines du républicanisme civique dont Machiavel est un illustre représentant.
 Quoiqu’il en soit de la formulation de cette question, ce qu’il importe de souligner c’est en quelle manière les principaux penseurs à l’origine de la pensée moderne présupposent que soit abaissé « l’étiage des exigences », pour reprendre une formule de Léo Strauss.
 Le rétablissement de la vertu et de l'unité de la cité constituera pourtant l'intention profonde d'autres penseurs, réfractaires à cet individualisme séparateur, comme Rousseau ou Hegel par exemple, ou encore John Stuart Mill. De fait, la stabilité du pouvoir n'est pas l'unique finalité que poursuivent les Modernes, mais, également la capacité de former une communauté politique qui ne soit pas, dans son fond, une « dissociété ».

Individu et dissociété

 Machiavel est un moderne ambigu, si l’on se rappelle la place que tient dans son système la fortune maléfique et la volonté qui l’anime de rétablir au sein des cités modernes la vertu civique des Anciens. (c’est-à-dire pour lui, des Romains). La figure qui est au centre de sa pensée, au moins dans son œuvre la plus connue, est le prince. A partir de Hobbes, ce sera l’individu. Il en résulte une conception radicalement nouvelle de la relation politique qui fonde la domination sur le consentement.
 Quel est cet individu dont il s’agit ? Non pas un être défini par son appartenance au monde, à la société, à ses coutumes. C’est un être asocial et a politique, ainsi que le souligne Pierre Manent (reprenant, sur ce point, l’argument des libéraux anglais hostiles à la Révolution française, tel Edmund Burke, ou encore des contre-révolutionnaires français, Joseph de Maistre ou Louis de Bonald et, surtout, les analyses d'Alexis de Tocqueville sur les sociétés modernes). L’individu, dont Hobbes décrit les traits et les relations distinctives, est appréhendé indépendamment de son appartenance à une société déterminée et de son inscription dans un moment de l’histoire ; il est saisi dans cette fiction que constitue l’état de nature. Construction intellectuelle, comparable à une expérience de pensée, ainsi que le soulignera à son tour Rousseau, qui ne s’embarrasse pas de correspondre à une réalité historique particulière, l’état de nature est une épure théorique et ce qu’elle dégage, c’est la figure centrale, qui est comme l’axe à partir de quoi les relations sociales et politiques doivent être pensées : l’individu, envisagé dans son égalité naturelle avec tout autre individu. L’individualisme moderne (qu’il ne faut pas confondre avec l’égoïsme, quoique l’individu hobbien soit aussi “égoïste”) entre en scène avec Hobbes et c’est pourquoi sa pensée, bien qu’elle conduise à produire un type de régime qui ne sera démocratique ni dans ses institutions ni dans son organisation politique, est, malgré tout, sur le fond, d’essence démocratique et libérale.
 Le libéralisme, c’est donc d’abord ce mouvement de pensée qui pense le politique à partir de l’individu et qui affirme que la tâche première de la politique, qui seule fonde la légitimité de la contrainte qu’elle exerce sur les hommes, est d’assurer, de protéger et de garantir ses droits fondamentaux - ce qu’on appelle, depuis la Révolution française, les droits de l’homme. Pour ces raisons, il convient de distinguer radicalement le “moment hobbien” du “moment machiavélien”. Au reste le libéralisme, issu de Hobbes, mais dépassant ses limites, se présentera explicitement comme une manière de nous “guérir du machiavélisme” pour reprendre une formule de Montesquieu dans L’esprit des lois (XIX, 20).
 La première différence entre Hobbes et Rousseau, c'est que, pour ce-dernier, la sécurité ne suffit pas à définir un régime légitime. Il s'agit, plus profondément, de fonder, selon des modalités fixées par les termes du contrat et par l'obéissance à la loi, expression de la volonté générale, l'unité de la cité et la liberté des citoyens. La société est une communauté dont les citoyens sont membres ; elle n'est pas seulement une agrégation d'individus égoïstes qui vivent ensemble parce que l'intérêt les y contraint.
 Un autre point important doit ici être souligné : si des penseurs comme Spinoza, Rousseau ou Hegel voient dans la communauté politique le moyen d'unir les hommes les uns aux autres, c'est que le lieu traditionnel de cette union, à savoir l'Eglise, a volé en éclat. Selon la théologie chrétienne - telle est, en particulier, la leçon de saint Paul (1 Corinthiens 12, 12-13) - c'est l'Eglise qui rend les hommes membres les uns des autres parce qu'ils sont unis, par le baptême, au Corps du Christ. Mais dès lors que l'Eglise historique devient un lieu de conflits, non seulement théologiques mais divisant les sociétés elles-mêmes et conduisant à la guerre civile, elle ne peut plus prétendre à ce rôle d'unification des hommes. 
 Le problème de la stabilité et de l'unité du corps social est, ainsi, au cœur d'une des oppositions principales qui traversent la philosophie politique moderne : la division entre, d'un côté, les philosophies politiques d'obédience libérale qui se recommandent de la coutume, de l'expérience des hommes, de la nature des choses et de leur mouvement spontané, préférant la graduelle réforme des institutions à toute révolution ; de l'autre côté, celles, contractualistes et rationalistes, qui pensent que la société politique doit être principalement une construction exigeant, le cas échéant, d'être refondue à partir de zéro. L'opposition entre la tradition et la raison, qui divise chez Machiavel l'action des princes selon qu'ils appartiennent à des républiques anciennes ou à des principautés nouvelles, est maintenant universalisée en deux systèmes de philosophie politique qui s'affrontent, opposés en tous leurs principes. Spinoza, Rousseau (tel que les libéraux le lisaient), les Révolutionnaires de 1789, les positivistes du XIXe siècle, les marxistes-léninistes forment, malgré leurs divergences extrêmes, le camp de ceux qui ont en commun de vouloir organiser la société sur les principes de la raison et ainsi d'accomplir, dans le domaine politique, le projet cartésien de fondation rationnelle du savoir. Il s'agit principalement pour eux de fonder un ordre politique qui garantisse l'égalité et la liberté des citoyens tout en assurant l'unité de la communauté. Pour les libéraux, au contraire, cette intention est funeste ; elle conduit tout droit à justifier le recours à une violence extrême au nom de la vérité supposée de principes purement spéculatifs et abstraits, à ruiner la vie des hommes, leur culture, leur histoire et les institutions transmises par un passé commun. Le désir d'unité organique du corps social qui anime ce "rationalisme constructiviste" (Hayek) repose sur une conception archaïque de la liberté qui en ignore la nature moderne. Celle-ci, ainsi que le note Benjamin Constant, se caractérise par la préservation de la sphère privée de l'existence, c'est-à-dire par l'indépendance des individus vis-à-vis de toute forme d'autorité étatique et de contrainte sociale. Une précision, toutefois, doit être apportée.
 L'indépendance des individus, laissés à la poursuite de leurs intérêts et à l'expression de leurs opinions, n'est nullement destructive de l'ordre social lorsqu'elle s'exerce dans le cadre de la société marchande, la société de marché, où se réalise l'identité naturelle des intérêts. L'idée est au cœur de l'économie politique libérale. Il est particulièrement significatif que Montesquieu ait vu dans le commerce et l'enrichissement des nations, un moyen de guérir les sociétés du machiavélisme, c'est-à-dire de la tyrannie à l'intérieur et de la tendance à la guerre avec l'extérieur. L'instauration de la relation économique de l'échange et du commerce, dans l'économie politique du XVIIIe siècle, a été comprise par ses principaux promoteurs comme la solution, par excellence, au problème de l'harmonie sociale. L'intérêt égoïste, qui rendait incertaine la stabilité du régime et menaçait à chaque instant l'unité sociale, va devenir, avec Adam Smith, en théorie du moins, le principe même de la cohésion et de la prospérité de la société, définie désormais comme un marché économique. Le mérite extraordinaire du marché est, pensait-on, de créer des relations de réciprocité entre les hommes, de telle sorte que la société soit maintenue en ordre, non par des relations de domination, mais par la satisfaction des intérêts. Les formes proprement modernes de la division du travail industriel allaient créer cet ordre social de la dépendance économique de tous envers tous. Comme l'écrit Jean-Baptiste Say :
"... je ferai remarquer que les moyens indiqués par l'économie politique pour satisfaire régulièrement et progressivement nos besoins, contribuent à donner à la force, à l'activité, à l'intelligence des hommes une direction salutaire (...) L'industrie, à son tour, rend indispensables les relations d'homme à homme ; elle leur enseigne à s'entraider mutuellement au lieu de s'entre-détruire, comme dans l'état sauvage, qu'on a si peu raisonnablement appelé l'état de nature ; elle adoucit les mœurs en procurant l'aisance, en montrant aux hommes ce qu'ils ont à gagner à s'attacher les uns aux autres, elle est le ciment de la société".
 Cependant, cette confiance de la philosophie libérale dans le libre exercice des mécanismes du marché économique se révélera non moins utopique, à la vérité, que celle que le rationaliste met dans les vertus de l'action politique, car elle aura conduit historiquement à la violence la plus extrême faite aux hommes et au tissu social traditionnel, durant la période de l'industrialisation forcée du XIXe siècle. La société de marché, présentée comme la solution aux violences politiques, s'ordonnant selon l'auto-régulation spontanée de la société par le jeu du libre-échange, a fait, en réalité, du capitalisme utopique une "fabrique du diable" (Karl Polanyi).
  De là le sous-titre que nous avons donné à notre ouvrage, Les violences de l'abstraction. Nous tenterons dans ces Leçons de philosophie politique moderne de suivre un double fil d'Ariane :
1° Un fil historique qui montre comment, à partir de la problématique machiavélienne de la stabilité du pouvoir, menacée par l'inconstance de la fortune et l'égoïsme des hommes (chapitre 1), deux solutions opposées se sont mises en place : celle des théories rationnelles du contrat (chapitre 3) et celles, inspirées de l'économie politique libérale d'Adam Smith (chapitres 8 et 9) qui entendent, au contraire des premières, comme le dit Carl Schmitt, "annihiler la politique, domaine de la violence et de l'esprit de conquête". Cette solution n'a été rendue possible que par une réévaluation de l'intérêt dont les penseurs utilitaristes vont faire, au XVIIIe siècle, le principe  d'un nouveau système normatif (chapitre 7).
2° Notre deuxième fil est un fil problématique, plus large, qui relie entre eux la critique des libéraux à l'égard de la Révolution française comme Edmund Burke ou Benjamin Constant (chapitres 5 et 6), la réflexion de Hannah Arendt sur les principes des systèmes totalitaires (chapitre 14), les analyses de Marx sur l'idéologie et de l'économie, selon la lecture qu'en donne Michel Henry (chapitres 11 et 12), enfin l'interprétation d'Alexandre Wat sur l'essence du stalinisme (conclusion). Ce deuxième fil comprend l'opposition entre la coutume (l'histoire) et la raison, entre la réalité vivante des hommes et l'abstraction qui entend réorganiser celle-ci à partir de principes théoriques, une application aux sociétés humaines du rationalisme cartésien dont Descartes avait, pourtant, le premier, compris les dangers qu'elle recèle (chapitre 4).
En résumé, plusieurs oppositions problématiques se chevauchent :
1° Celle de la stabilité et de l'instabilité. De la reconnaissance de l'instabilité de toutes choses et de l'égoïsme des hommes - la formulation machiavélienne du problème - découlent deux solutions opposées : le contrat et le marché, l'une première fondée sur le projet (politique) d'une harmonisation artificielle des intérêts, l'autre sur la conviction qu'il existe des modalités d'une harmonisation naturelle des intérêts dans le cadre de la relation économique. 2° Celle de la tradition, de la coutume, de l'histoire et de la raison, autrement dit de la nature et de l'artefact.
3° Celle qui interroge l'essence du lien social. L'opposition se déploie ici entre deux conceptions antagonistes du corps social, soit comme communauté de citoyens, un universel singulier, soit comme agrégat d'individus, définis comme des acteurs rationnels qui répondent à leurs intérêts égoïstes. De façon sous-jacente, ce sont deux conceptions de l'homme social qui sont exprimées, selon qu'on l'envisage comme citoyen particulier uni aux autres citoyens dans la totalité de l'Etat ou de la nation, ou comme individu privé qui collabore avec les autres pour des raisons purement utilitaires, et qui considèrent tous l'Etat comme une autorité oppressive, en partie inévitable, mais dont il faut limiter le champ d'intervention. Dans ce second cas, l'harmonie sociale n'est pas assurée par l'action politique rationnelle de l'Etat, mais par l'identification des intérêts sur le marché économique dans les relations d'échange.
4° Celle de la réalité vivante des hommes et de l'esprit d'abstraction qui vise à  transformer la société pour la conformer aux principes spéculatifs de la raison et qui aboutit historiquement, en fait, à la Terreur, au capitalisme anarchique ainsi qu'au totalitarisme.
 Plutôt que de faire une violence excessive aux idées analysées en les enserrant dans un plan et une interprétation par trop factices, nous avons voulu les laisser déployer leur contenu propre. Nous n'avons pas voulu livrer une thèse, mais plus simplement donner un libre accès à des idées et des conceptions dont certaines sont bien connues, d'autres moins, mais qui ont en commun d'être reliées par certains fils secrets dont cette introduction s'est efforcée de présenter, fut-ce brièvement, le complexe écheveau. Peut-être est-ce la critique de l'esprit de système qui constitue l'unité profonde de ces doctrines et l'esprit qui les anime, les enracinant ainsi dans la philosophie des Lumières, s'il est vrai que ce qui caractérise celle-ci, c'est, comme le soutient Cassirer, qu'"elle ne croit plus au privilège, ni à la conduite de l'esprit de système".

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Gage et constance d'humanité votre blog Monsieur TERESTCHENKO. Lecteur fidèle

michel terestchenko a dit…

Merci, cher ami.

Dominique Hohler a dit…

Pour qui porte de l'intérêt à la philosophie politique, cet ouvrage est une mine. Et c'est une bonne façon de présenter un sujet que de mettre en scène des conceptions qui s'opposent : stabilité versus instabilité ou théorie rationnelle du contrat versus économie politique libérale. Sachant qu'en exposant ces contraires on découvre que l'un se présente comme solution au problème que constitue l'autre.
Cependant l'opposition la plus éclairante reste celle de la coutume et de la raison. Ces deux architectures que Descartes avait envisagées et dont -déjà- il avait vu les dangers que recèle la seconde.

Cette opposition entre coutume et raison nous permet d'éclairer les ressorts du conflit historique entre la France et l'Allemagne, qui s'il ne se déroule plus sur le mode militaire reste patent dans les relations économiques entre les deux Etats.

Les historiens allemands (comme Theodor Mommsen) ont bien vu ce litige entre la nation-génie et la nation-contrat en affichant leur dédain à l'encontre de la "naïve anthropologie des Lumières", pour eux, comme nous l'explique Finkielkraut dans "La défaite de la pensée", "…l'homme est captif de son ascendance, son quant-à-soi est pure illusion : il est investi jusque dans les replis les plus secrets de son intériorité par l'histoire dont il est l'héritier, par la langue qu'il parle, par la société qui lui a donné naissance. La tradition le précède et devance sa réflexion : il lui appartient avant de s'appartenir."

Voilà pourquoi français et allemands, nous ne pouvons pas nous entendre et voilà pourquoi l'Alsace, ma terre d'adoption, n'est pas seulement tiraillée au fil de l'Histoire entre deux Nations mais également et de façon permanente, entre deux conceptions qui s'excluent, qui marquent leur dédain l'une envers l'autre et qui pourtant quotidiennement doivent cohabiter…

Dominique Hohler, M2

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Dominique, pour votre commentaire si éclairant et l'invitation à lire ce livre.

MathieuLL a dit…

Bonjour cher monsieur Terestchenko...

Et moi qui cherchais un livre de philosophie politique assez dense ! Me voilà servi. Je vais d'ici deux mois lire votre ouvrage qui, au-delà de mes propres convictions politico-éthiques, me permettra de mieux appréhender votre regard sur ces questions complexes.

Merci pour cet esprit d'entreprise que vous manifestez, lequel, à n'en pas douter, fait cruellement défaut dans le monde culturel contemporain. Votre intérêt pour les questions d'ordre politique et morale signifie, je pense, une réelle sensibilité à l'homme en tant qu'homme. Vous pratiquez la philosophie avec vos tripes, ce qui tranche avec un vulgaire académisme né du cybernétisme en matière de sciences sociales. En clair.

Peut-être que je me trompe ! En attendant, il s'agit d'un réel compliment de ma part.

Bien à vous,
MLL

Michel Terestchenko a dit…

Merci, cher Mathieu, un compliment qui me va droit au cœur. Mais là, il s'agit d'un ouvrage très académique malgré tout.