La question de l'identité humaine traverse toute l'histoire de la philosophie mais ce constat très général ne nous dit rien encore de précis. Et c'est avancer bien peu que de rappeler, à gros traits, le fait suivant : les conceptions essentialistes qui font de l'homme une âme attirée vers le séjour des idées immuables (Platon) ou bien une substance pensante unie au corps (Descartes) ou encore un sujet autonome (Kant) ou bien encore un individu doté de droits rencontrent sur leur route des conceptions radicalement opposées qui dénient que l'homme puisse jamais être pensé comme une unité substantielle (Montaigne, Hume, La Rochefoucauld, Nietzsche, Pessoa - voyez son admirable Livre de l'intranquillité) et moins encore comme une sorte d'atome mis à part de toute appartenance constitutive que la seule défense de ses intérêts conduit à s'unir aux autres sur la base d'un contrat juridique. A chaque fois ce qui se montre et se théorise, c'est une certaine manière de comprendre notre présence au monde selon qu'elle se pense comme liée ou déliée. Mais dans tous les cas, de telles théorisations ne peuvent jamais être séparées du contexte social, culturel, économique, politique, au sein duquel elles ont été historiquement façonnées. Il y a incontestablement une vision occidentale de l'homme mais, aussi éclatée soit-elle, elle serait totalement incompréhensible ou peut-être serait-elle simplement l'expression d'une arrogance assez risible (avec quelque chose néanmoins de menaçant) aux yeux d'une peuplade primitive dont l'expérience - et je crois bien qu'elle est autrement plus riche et gaie que la nôtre - est tout simplement irréductible à ces catégories. Le fait est que les débats philosophiques sur l'identité humaine apparaissent d'une abstraction appauvrissante et d'une conceptualisation assez sommaire en comparaison de l'infinie pluralité des formes de vie et d'expérience que l'anthropologie nous fait (un peu) découvrir.
Pour illustrer ce propos, comparons la controverse entre libéraux et communautariens - caractérisée par un haut degré d'abstraction - qui oppose l'idée d'un moi désengagé à un moi situé, une approche individualiste du lien social à une conception "holiste", le dévouement au bien commun à la garantie des droits, etc., avec ce que Paul Feyerabend écrit de la vision de l'homme chez Homère : "Les humains, tels qu'ils apparaissent dans l'art géométrique plus tardif, chez Homère, et dans la pensée politique archaïque, sont des systèmes composés de différentes parties interconnectées de façon très lâche ; ils fonctionnent comme des gares de transit pour des événements connectés de façon tout aussi lâche, tels que les rêves, les pensées, les émotions, les interventions divines. Il n'y a pas de centre spirituel, pas d'"âme" qui pourrait initier ou "créer" des chaînes causales". Même le corps ne possède pas la cohérence et la merveilleuse articulation qui lui furent données dans la sculpture grecque plus tardive. Mais ce manque d'intégration de l'individu est plus que compensé par la manière dont celui-ci est incorporé dans l'environnement" [Adieu la raison, trad. Benoît Jourdan, 1989, Editions du Seuil, p. 163].
La conséquence au fait d'être incorporé plutôt que d'avoir une identité - et qui peut dire quelle conception l'emporte dans l'absolu sur l'autre ? - c'est que l'homme, dans les sociétés dites archaïques et, plus généralement dans les sociétés traditionnelles, ne se considère jamais et ne peut pas se considérer comme étant la source ou la cause de ses actes, autrement dit il ne peut jamais se penser ni se poser comme un être autonome et libre ou un individu créatif. Mais cela signifie-il, pour autant, qu'il soit aliéné ? Prise au sérieux, c'est une question réelle et fort embarrassante. Pareille condition dans laquelle les hommes sont liés aux dieux, aux esprits, aux animaux, aux arbres, à la communauté des vivants et des morts, où ils vivent, aiment et meurent selon des rites et des cérémonies ancestrales, insoucieux de toute aspiration aux droits individuels, implique-t-elle qu'il soit de notre devoir de les libérer de leurs chaînes et de les faire entrer dans le grand processus émancipateur des Lumières et de la civilisation occidentale en voie de mondialisation ? Comme le fait encore remarquer Feyerabend : les Pygmées ne veulent pas qu'on échange avec eux, ils veulent simplement qu'on les laisse tranquilles. Nul mieux que ce grand philosophie des sciences n'a montré à quel point la civilisation rationaliste qui est la nôtre, avec ses prétentions à connaître l'ordre en soi du monde, à imposer ses avancées technologiques - mais au prix de quelles destructions ! - et sa conception constructiviste de l'Etat nation, pour ne rien dire de la marchandisation des rapports humains qu'elle impose à des sociétés peu préparées à accueillir les vertus supposées du marché et de la "main invisible", est une tradition parmi d'autres. Que cette tradition historique prétende indûment incarner la vérité universelle, anhistorique, de la science, de l'économie, de la philosophie, ne signifie que ses principes constitutifs, notamment lorsqu'il s'agit de défendre les droits humains et de lutter pour un monde plus juste, doivent être rejetées. Force est de reconnaître, cependant, que ce n'est pas sans prétentions excessives, ni parfois conséquences funestes, qu'elle impose une métaphysique de l'universalité qui condamne comme purement relativistes les valeurs plus respectueuses de la pluralité humaine qu'elle contient également en son sein. C'est là un très ancien débat qui remonte (au moins) à l'exclusion par Platon des poètes de la cité idéale et que nous n'avons pas fini de mener, autant avec les autres qu'avec nous-mêmes. Je ferai volontiers mien l'espoir formulé par Feyerabend : "Ce fut jadis un monde rempli de dieux ; il devint ensuite un monde matériel terne et il changera encore, espérons-le, pour devenir un monde plus tranquille où la matière et la vie, la pensée et les sentiments, l'innovation et la tradition collaboreront pour le bien de tous".
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mercredi 19 novembre 2014
mardi 11 novembre 2014
Le mérite mérite-t-il d'être récompensé ?
La question pourrait être une de ces interrogations qui font la joie des professeurs de philosophie qui choisissent les sujets du baccalauréat. On la pose avec le plaisir de défier les évidences communes, d'inviter à une remise de doute de ce qui paraît aller de soi, mais avec quelque chose de purement rhétorique, d'un peu artificiel et de vain, tant il paraît indiscutable que le mérite mérite d'être récompensé. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce principe d'attribution des bénéfices et des distinctions est au cœur de l'institution démocratique dès lors que, fondée sur le principe d'égalité, elle n'entend pas que les positions et les statuts, et plus généralement toute forme de hiérarchisation sociale, procède d'une situation liée à une situation initiale plus avantageuse. Ce que le principe du mérite réclame, c'est l'égalité des chances au sein d'une société où les positions sont offertes à tous, mais l'égalité de départ ne conduit pas à l'égalisation des conditions. Elle légitime au contraire les inégalités sociales si et seulement si celles-ci résultent d'une situation de compétition ouverte. Et ce principe normatif sert de fondement à un ensemble de politiques publiques qui visent à assurer, par exemple dans le domaine de l'éducation, que tous bénéficient d'une même chance au départ et que les meilleurs, les plus méritants, ne se verront pas refuser l'accès aux positions auxquelles ils ont légitimement droit.
Un principe indiscutable mais à corriger
Le principal sujet de controverse est de savoir dans quelle mesure cette conception républicaine de « l'ascenseur social » exige des politiques visant à traiter de façon spécifique et circonstanciée ceux et celles qui partent avec toutes sortes de handicaps. Sur cette base, se trouve justifiée la mise en place de mesures correctrices puisque l'égalité ne saurait être un concept juridique purement formel et qu'il n'y a rien d'inéquitable, au contraire, à tenir compte des injustices du sort, liées à la naissance, et à établir des règles, par exemple de recrutement, en faveur des minorités et, plus généralement, des catégories sociales les plus défavorisées. La règle des quotats (en faveur des femmes, des handicapés, des minorités ethniques éventuellement) procède d'une préoccupation de cet ordre.
S'il est une critique que l'on peut adresser à la conception méritocratique de la justice sociale, c'est surtout de ne pas tenir compte des individus qui ne sont pas en mesure de se conformer aux contraintes de la compétition et qui se trouvent dès lors exclus du système. Et cela paraît d'autant plus injuste que les contraintes de la compétition, notamment dans le domaine scolaire (voir les travaux de François Dubet), répondent à des attentes sociales et économiques, à tout un système de représentations symboliques et d'évaluations qui sont culturellement archi normées et, par conséquent, largement discutables. Mais il n'y a là rien qui ne puisse être corrigé par des mesures appropriées, ni qui mette radicalement en cause le principe du mérite.
Le fait est, pourtant, que la conception méritocratique de la justice sociale a fait l'objet de puissances critiques dans la philosophie politique contemporaine. Tel est le cas, en particulier chez John Rawls qui, dans une construction accueillie à l'époque comme un coup de tonnerre dans le ciel de la pensée, s'est efforcé d'établir les principes de base d'une société juste. Et cette critique a été à son tour – nous parlons ici des années soixante-dix, quatre-vingt aux Etats-Unis - à l'origine de controverses nombreuses, nourries par les objections des penseurs libertariens, tel Robert Nozick, et communautariens, en particulier Michael Sandel. Bien que ce débat – déjà ancien, il continue aujourd'hui encore - soit hautement théorique et sophistiqué, il est néanmoins possible d'en dessiner les contours et d'en résumer les arguments. S'il est intéressant et certainement utile de se pencher sur ce débat qui nous est peu familier – le fait est que ces courants de pensée sont le plus souvent présentés en France de façon fort réductrice et inexacte ; à la vérité le grand public les connaît fort peu – c'est parce qu'ils orientent la réflexion dans une direction qui n'est pas celle que nous aurions envisagée si la question qui fait l'objet de ce papier nous avait été posée.
L'arbitraire des dons
Pour aller à l'essentiel, la raison principale pour laquelle le mérite ne constitue pas, selon Rawls, un principe de justice que les acteurs d'un jeu constitutionnel choisiraient dans une position où ils seraient invités à les définir sans rien connaître de la place qu'ils occupent dans la société (étant placés sous le fameux « voile d'ignorance »), c'est que nul ne mérite à proprement parler les talents qui le disposeraient à occuper les places les meilleures, pas plus qu'il n'en est, à proprement parler, propriétaire. Pour le dire avec ses propres mots : « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures, ni un point de départ plus favorable dans la société » [Théorie de la justice, p. 132].
Toute une série d'arguments justifient cette proposition liminaire.
La dotation des talents et des capacités intellectuelles, de même que les dispositions de la personnalité qui favorisent leur développement, ne résultent nullement d'une acquisition qui serait à mettre au crédit d'un effort ou d'un quelconque mérite personnel : ils sont au contraire arbitaires*. Etant arbitraires, nous ne saurions les revendiquer comme un bien propre, quelque chose que nous possédons à juste titre. Aussi ces talents ne nous appartiennent-ils pas : ils appartiennent en tant que ressources communes à la société dont nous faisons partie et qui a favorisé et rendu possible leur développement. A quoi il faut ajouter que la valeur de ces talents est elle-même déterminée par les attentes et les besoins de la société bien plus qu'ils sont à proprement naturels. Une idée reprise par Ronald Dworkin dans Prendre les droits au sérieux. Si une société, tels les chasseurs-cueilleurs, favorise ceux qui ont le pied léger plutôt que l'éloquence, à la différence d'une société de litige, il en résulte que nul n'est en droit de revendiquer pour lui-même un talent ou une capacité qui n'existerait pas indépendamment de tout un système social de valorisation. Sans doute, l'individu doit-il tirer un bénéfice personnel de son travail et des efforts accomplis, mais c'est bien plus parce que la société y a intérêt que parce qu'il y a droit. Les talents sont socialement constitués, de sorte qu'ils ne constituent pas une propriété personnelle. Disons qu'ils sont imbriqués dans la communauté bien plus qu'ils ne sont inscrits dans une détermination de l'individualité qui aurait (comme chez Locke) un titre à se l'approprier. C'est la communauté sociale qui a droit sur eux, et non l'individu, de telle sorte que les talents constituent une ressource commune et non un bien propre. Mais il y a à cela une raison plus profonde chez Rawls qui est de nature proprement ontologique.
Le moi désubstantilisé
Au cœur du libéralisme politique, tel que Rawls l'entend, se trouve une conception particulière de l'identité humaine dont le trait principal est d'établir une distinction radicale entre le moi et ses propriétés. S'il est impossible de considérer que les talents sont, au sens fort que réclame l'idée de mérite, « miens » ou qu'ils sont « à moi », c'est parce qu'aucun d'entre eux ne me qualifie de manière constitutive, ou si je les possède, c'est dans un sens faible et contingent, puisque je peux les perdre tout en restant moi-même. « Cet aspect possessif du moi, explique Sandel, signifie que je ne peux jamais être intégralement constitué par mes attributs, qu'il doit y avoir certains attributs que j'ai et non pas que je suis. Si ce n'était pas le cas, tous les changements qui interviendraient dans ma situation, même les plus légers, modifieraient la personne que je suis » [Le libéralisme et les limites de la justice, p. 50]. « L'unité préalable du moi signifie que le sujet, même s'il est fortement conditionné par son environnement, est toujours irréductiblement premier par rapport à ses valeurs et à ses fins, et qu'il n'est jamais pleinement constitué par elles » [Id., p. 50]. Toute la conception procédurale de la justice chez Rawls résulte de cette prémisse, en particulier le fait que les principes de justice soient formulés au terme d'un choix rationnel qu'aucune connaissance morale préinstitutionnelle ne précède ni n'éclaire.
Le problème fondamental posé par la conception rawlsienne de l'identité humaine, c'est que, en posant le moi à part et à distance de ses valeurs, de ses choix, de ses rapports aux autres, et même des qualités qu'ils possèdent mais qui ne constituent pas l'être qu'il est, Rawls aboutit à une individualité à ce point désubtantialisée et détachée de toute détermination ainsi que de tout lien constitutif qu'elle est à la fois invulnérable à toute transformation par l'expérience et vide. « Dans la théorie rawlsienne de la personne, le moi, au sens propre, n'a aucun caractère ; du moins, il n'en a aucun dans le fort et constitutif qui serait nécessaire pour servir de fondement au mérite » [Id., p. 135]. La revendication qui veut que les mérites personnels soient reconnus selon leur valeur repose sur le présupposé, non seulement que je les possède, mais qu'ils sont inséparables et constitutifs de l'être que je suis, en sorte que ne pas les respecter équivaudrait à ne pas me respecter. C'est précisément cette condition qui est totalement absente de l'idée libérale, individualiste, « désencombrée » ou « déracinée » de la personne chez Rawls**, et c'est cette idée précisément que réfutent radicalement les penseurs, dits « communautariens », tel Michael Sandel, pour lesquels il s'agit toujours de comprendre l'individualité humaine à partir des liens intersubjectifs (familiaux, sociaux, etc.) qui constituent son identité.
Si le mérite ne mérite pas d'être récompensé, ce n'est pas donc pas seulement parce que les dons naturels sont arbitraires ou encore parce qu'ils sont socialement valorisés, mais, plus fondamentalement, parce que nul ne peut revendiquer pour lui-même un attribut qu'il possède seulement de façon contingente, autrement dit qu'il ne possède pas au sens fort et constitutif de « possession » sans lequel il est impossible d'étayer la notion de mérite [Id., p. 136].
Un dernier point enfin. Affirmer que les talents et les capacités constituent un atout collectif sur lequel la communauté et non l'individu a droit – une affirmation dont Nozick souligne qu'elle est en contradiction totale avec les principes libéraux du respect de l'autonomie individuelle et de l'inviolabilité de la personne – exige que la relation que les hommes entretiennent avec la communauté à laquelle ils appartiennent soit pensée en des termes qui sont incompatibles avec les principes individualistes qui sont au cœur de la pensée libérale à laquelle Rawls rappelle inlassablement son appartenance.
Concluons avec cette réflexion de Sandel : « En niant que la justice ait quelque rapport que ce soit avec le fait de donner aux gens ce qu'ils méritent, la théorie de la justice comme équité rompt donc bien de manière décisive avec la notion traditionnelle de la justice » [Id., p. 137].
_________________
* A ce propos, et bien qu'il n'y ait aucune référence théologique ou simplement chrétienne chez Rawls, on ne peut manquer de songer au mot de saint Paul dans l'Epître aux Corinthiens (IV, 7) : "Qu'as tu que tu n'aies reçu et si tu l'as reçu, pourquoi fais-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ?" Le langage de Rawls est celui de la dotation non du don, de l'arbitraire non de la grâce.
** Je ne puis manquer de songer, en écho à cette idée, au fragment 323 des Pensées de Pascal (ed. Brunschvicg) qui s'interroge sur l'identité du moi et envisage la désubstantialisation de l'ego à partir de la question de l'amour : "Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. [...] On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités".
Références :
Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995.
Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, trad. Evelyne d'Auzac de Lamartine, révisée par Emmanuel Dauzat, PUF, 1988.
John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1991, 1997.
Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1993
Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. Jean-Fabien Spitz, Editions du Seuil, 1999.
Un principe indiscutable mais à corriger
Le principal sujet de controverse est de savoir dans quelle mesure cette conception républicaine de « l'ascenseur social » exige des politiques visant à traiter de façon spécifique et circonstanciée ceux et celles qui partent avec toutes sortes de handicaps. Sur cette base, se trouve justifiée la mise en place de mesures correctrices puisque l'égalité ne saurait être un concept juridique purement formel et qu'il n'y a rien d'inéquitable, au contraire, à tenir compte des injustices du sort, liées à la naissance, et à établir des règles, par exemple de recrutement, en faveur des minorités et, plus généralement, des catégories sociales les plus défavorisées. La règle des quotats (en faveur des femmes, des handicapés, des minorités ethniques éventuellement) procède d'une préoccupation de cet ordre.
S'il est une critique que l'on peut adresser à la conception méritocratique de la justice sociale, c'est surtout de ne pas tenir compte des individus qui ne sont pas en mesure de se conformer aux contraintes de la compétition et qui se trouvent dès lors exclus du système. Et cela paraît d'autant plus injuste que les contraintes de la compétition, notamment dans le domaine scolaire (voir les travaux de François Dubet), répondent à des attentes sociales et économiques, à tout un système de représentations symboliques et d'évaluations qui sont culturellement archi normées et, par conséquent, largement discutables. Mais il n'y a là rien qui ne puisse être corrigé par des mesures appropriées, ni qui mette radicalement en cause le principe du mérite.
Le fait est, pourtant, que la conception méritocratique de la justice sociale a fait l'objet de puissances critiques dans la philosophie politique contemporaine. Tel est le cas, en particulier chez John Rawls qui, dans une construction accueillie à l'époque comme un coup de tonnerre dans le ciel de la pensée, s'est efforcé d'établir les principes de base d'une société juste. Et cette critique a été à son tour – nous parlons ici des années soixante-dix, quatre-vingt aux Etats-Unis - à l'origine de controverses nombreuses, nourries par les objections des penseurs libertariens, tel Robert Nozick, et communautariens, en particulier Michael Sandel. Bien que ce débat – déjà ancien, il continue aujourd'hui encore - soit hautement théorique et sophistiqué, il est néanmoins possible d'en dessiner les contours et d'en résumer les arguments. S'il est intéressant et certainement utile de se pencher sur ce débat qui nous est peu familier – le fait est que ces courants de pensée sont le plus souvent présentés en France de façon fort réductrice et inexacte ; à la vérité le grand public les connaît fort peu – c'est parce qu'ils orientent la réflexion dans une direction qui n'est pas celle que nous aurions envisagée si la question qui fait l'objet de ce papier nous avait été posée.
L'arbitraire des dons
Pour aller à l'essentiel, la raison principale pour laquelle le mérite ne constitue pas, selon Rawls, un principe de justice que les acteurs d'un jeu constitutionnel choisiraient dans une position où ils seraient invités à les définir sans rien connaître de la place qu'ils occupent dans la société (étant placés sous le fameux « voile d'ignorance »), c'est que nul ne mérite à proprement parler les talents qui le disposeraient à occuper les places les meilleures, pas plus qu'il n'en est, à proprement parler, propriétaire. Pour le dire avec ses propres mots : « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures, ni un point de départ plus favorable dans la société » [Théorie de la justice, p. 132].
Toute une série d'arguments justifient cette proposition liminaire.
La dotation des talents et des capacités intellectuelles, de même que les dispositions de la personnalité qui favorisent leur développement, ne résultent nullement d'une acquisition qui serait à mettre au crédit d'un effort ou d'un quelconque mérite personnel : ils sont au contraire arbitaires*. Etant arbitraires, nous ne saurions les revendiquer comme un bien propre, quelque chose que nous possédons à juste titre. Aussi ces talents ne nous appartiennent-ils pas : ils appartiennent en tant que ressources communes à la société dont nous faisons partie et qui a favorisé et rendu possible leur développement. A quoi il faut ajouter que la valeur de ces talents est elle-même déterminée par les attentes et les besoins de la société bien plus qu'ils sont à proprement naturels. Une idée reprise par Ronald Dworkin dans Prendre les droits au sérieux. Si une société, tels les chasseurs-cueilleurs, favorise ceux qui ont le pied léger plutôt que l'éloquence, à la différence d'une société de litige, il en résulte que nul n'est en droit de revendiquer pour lui-même un talent ou une capacité qui n'existerait pas indépendamment de tout un système social de valorisation. Sans doute, l'individu doit-il tirer un bénéfice personnel de son travail et des efforts accomplis, mais c'est bien plus parce que la société y a intérêt que parce qu'il y a droit. Les talents sont socialement constitués, de sorte qu'ils ne constituent pas une propriété personnelle. Disons qu'ils sont imbriqués dans la communauté bien plus qu'ils ne sont inscrits dans une détermination de l'individualité qui aurait (comme chez Locke) un titre à se l'approprier. C'est la communauté sociale qui a droit sur eux, et non l'individu, de telle sorte que les talents constituent une ressource commune et non un bien propre. Mais il y a à cela une raison plus profonde chez Rawls qui est de nature proprement ontologique.
Le moi désubstantilisé
Au cœur du libéralisme politique, tel que Rawls l'entend, se trouve une conception particulière de l'identité humaine dont le trait principal est d'établir une distinction radicale entre le moi et ses propriétés. S'il est impossible de considérer que les talents sont, au sens fort que réclame l'idée de mérite, « miens » ou qu'ils sont « à moi », c'est parce qu'aucun d'entre eux ne me qualifie de manière constitutive, ou si je les possède, c'est dans un sens faible et contingent, puisque je peux les perdre tout en restant moi-même. « Cet aspect possessif du moi, explique Sandel, signifie que je ne peux jamais être intégralement constitué par mes attributs, qu'il doit y avoir certains attributs que j'ai et non pas que je suis. Si ce n'était pas le cas, tous les changements qui interviendraient dans ma situation, même les plus légers, modifieraient la personne que je suis » [Le libéralisme et les limites de la justice, p. 50]. « L'unité préalable du moi signifie que le sujet, même s'il est fortement conditionné par son environnement, est toujours irréductiblement premier par rapport à ses valeurs et à ses fins, et qu'il n'est jamais pleinement constitué par elles » [Id., p. 50]. Toute la conception procédurale de la justice chez Rawls résulte de cette prémisse, en particulier le fait que les principes de justice soient formulés au terme d'un choix rationnel qu'aucune connaissance morale préinstitutionnelle ne précède ni n'éclaire.
Le problème fondamental posé par la conception rawlsienne de l'identité humaine, c'est que, en posant le moi à part et à distance de ses valeurs, de ses choix, de ses rapports aux autres, et même des qualités qu'ils possèdent mais qui ne constituent pas l'être qu'il est, Rawls aboutit à une individualité à ce point désubtantialisée et détachée de toute détermination ainsi que de tout lien constitutif qu'elle est à la fois invulnérable à toute transformation par l'expérience et vide. « Dans la théorie rawlsienne de la personne, le moi, au sens propre, n'a aucun caractère ; du moins, il n'en a aucun dans le fort et constitutif qui serait nécessaire pour servir de fondement au mérite » [Id., p. 135]. La revendication qui veut que les mérites personnels soient reconnus selon leur valeur repose sur le présupposé, non seulement que je les possède, mais qu'ils sont inséparables et constitutifs de l'être que je suis, en sorte que ne pas les respecter équivaudrait à ne pas me respecter. C'est précisément cette condition qui est totalement absente de l'idée libérale, individualiste, « désencombrée » ou « déracinée » de la personne chez Rawls**, et c'est cette idée précisément que réfutent radicalement les penseurs, dits « communautariens », tel Michael Sandel, pour lesquels il s'agit toujours de comprendre l'individualité humaine à partir des liens intersubjectifs (familiaux, sociaux, etc.) qui constituent son identité.
Si le mérite ne mérite pas d'être récompensé, ce n'est pas donc pas seulement parce que les dons naturels sont arbitraires ou encore parce qu'ils sont socialement valorisés, mais, plus fondamentalement, parce que nul ne peut revendiquer pour lui-même un attribut qu'il possède seulement de façon contingente, autrement dit qu'il ne possède pas au sens fort et constitutif de « possession » sans lequel il est impossible d'étayer la notion de mérite [Id., p. 136].
Un dernier point enfin. Affirmer que les talents et les capacités constituent un atout collectif sur lequel la communauté et non l'individu a droit – une affirmation dont Nozick souligne qu'elle est en contradiction totale avec les principes libéraux du respect de l'autonomie individuelle et de l'inviolabilité de la personne – exige que la relation que les hommes entretiennent avec la communauté à laquelle ils appartiennent soit pensée en des termes qui sont incompatibles avec les principes individualistes qui sont au cœur de la pensée libérale à laquelle Rawls rappelle inlassablement son appartenance.
Concluons avec cette réflexion de Sandel : « En niant que la justice ait quelque rapport que ce soit avec le fait de donner aux gens ce qu'ils méritent, la théorie de la justice comme équité rompt donc bien de manière décisive avec la notion traditionnelle de la justice » [Id., p. 137].
_________________
* A ce propos, et bien qu'il n'y ait aucune référence théologique ou simplement chrétienne chez Rawls, on ne peut manquer de songer au mot de saint Paul dans l'Epître aux Corinthiens (IV, 7) : "Qu'as tu que tu n'aies reçu et si tu l'as reçu, pourquoi fais-tu comme si tu ne l'avais pas reçu ?" Le langage de Rawls est celui de la dotation non du don, de l'arbitraire non de la grâce.
** Je ne puis manquer de songer, en écho à cette idée, au fragment 323 des Pensées de Pascal (ed. Brunschvicg) qui s'interroge sur l'identité du moi et envisage la désubstantialisation de l'ego à partir de la question de l'amour : "Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. [...] On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités".
Références :
Ronald Dworkin, Prendre les droits au sérieux, PUF, 1995.
Robert Nozick, Anarchie, Etat et utopie, trad. Evelyne d'Auzac de Lamartine, révisée par Emmanuel Dauzat, PUF, 1988.
John Rawls, Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1991, 1997.
Justice et démocratie, trad. Catherine Audard, Editions du Seuil, 1993
Michael Sandel, Le libéralisme et les limites de la justice, trad. Jean-Fabien Spitz, Editions du Seuil, 1999.
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