De la méthode qui inspire l'ensemble de son œuvre, Svetlana Alexievitch, prix Nobel de littérature 2015, dit :"Je n'écris pas l'histoire des faits mais celle des âmes". Voici un extrait de son admirable premier livre, La guerre n'a pas un visage de femme* :
"Tout ce que nous savons, cependant, de la guerre nous a été conté par des hommes. Nous sommes prisonniers d'images "masculines" et de sensations "masculines" de la guerre. De mots "masculins". Les femmes se réfugient toujours dans le silence, et si d'aventure elles se décident à parler, elles racontent non pas leur guerre, mais celle des autres. Elles adoptent un langage qui n'est pas le leur. Se conforment à l'immuable modèle masculin. Et ce n'est que dans l'intimité de leur maison ou bien entourées d'anciennes camarades du front, qu'après avoir essuyé quelques larmes elles évoquent devant vous une guerre (j'en ai entendu plusieurs récits au cours de mes expéditions journalistiques) à vous faire défaillir le cœur. Votre âme devient silencieuse et attentive : il ne s'agit plus d'événements lointains et passés, mais d'une science et d'une compréhension de l'être humain dont on a toujours besoin. Même au jardin d'Eden. Parce que l'esprit humain n'est si fort ni si protégé qu'on le croit, il a sans cesse besoin qu'on le soutienne. Qu'on lui cherche quelque part de la force. Les récits des femmes ne contiennent rien ou presque rien de ce dont nous entendons parler sans fin et que sans doute d'ailleurs, nous n'entendons plus, qui échappe désormais à notre attention, à savoir comment certaines gens en ont tué héroïquement d'autres et ont vaincu. Ou bien ont perdu. Les récits des femmes sont d'une autre nature et traitent d'un autre sujet. La guerre "féminine" possède ses propres couleurs, ses propres odeurs, son propre éclairage et son propre espace de sentiments. Ses propres mots enfin. On n'y trouve ni héros ni exploits incroyables, mais simplement des individus absorbés par une inhumaine besogne humaine. Et ils (les humains !) n'y sont pas seuls à en souffrir : souffrent avec eux la terre, les oiseaux, les arbres. La nature entière. Laquelle souffre sans dire mot, ce qui est encore plus terrible...
[...] Nous croyons tout savoir de la guerre. Mais moi qui écoute parler les femmes - celles de la ville et celles de la campagne, femmes simples et intellectuelles, celles qui sauvaient des blessée et celles qui tenaient un fusil - je puis affirmer que c'est faux. C'est même une grande erreur. Il reste encore une guerre que nous ne connaissons pas.
Je veux écrire l'histoire de cette guerre... Une histoire féminine..."
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* "La guerre n'a pas un visage de femme", in Oeuvres, traduit du russe par Galia Ackerman et Paul Lequesne, Thesaurus, Actes Sud, 2015, p. 20-21.
1 commentaire:
Pendant de longs siècles, l’invisibilisation de la femme dans les écrits était le résultat d’une Histoire retranscrite par les hommes, et ce dès la Préhistoire. Fort heureusement, l’évolution des mentalités a révélée, au fur et à mesure, des érudites, des guerrières, des contestataires, ou encore des résistantes.
Invisibiliser les femmes, c’est occulter, volontairement ou non, tout un pan de l’Histoire. En effet, sans femmes, l’Histoire aurait-elle été la même ? Il est fort probable, voir certain, que le déroulement des évènements aurait été tout autre.
Voilà, selon moi, la volonté de Sveltana Alexievich.
Ecrire l’ «histoire de cette guerre… une histoire féminine… » c’est remettre la lumière sur une population entière qui, depuis toujours, occupe une place plus ou moins importante, que ce soit dans la société, dans l’Art, ou encore la Science.
Dans le monde scientifique, entre autres, la minimisation systémique et récurrente de la contribution féminine dans la recherche porte un nom : l’effet Matilda. Nombreuses sont les avancées et les découvertes, dont les retombées gratifiantes ne reviennent pas aux femmes savantes dont elles sont le produit, mais à leurs collègues et homologues masculins.
Pour reprendre les termes crus de Van Badham, écrivaine et activiste féministe australienne : « le rôle des femmes dans l’histoire a été dissimulé derrière des phallus ».
Le phénomène de mentrification (néologisme créé en 2018 désignant l’invisibilisation des femmes dans l’Histoire) tend à disparaitre au fur et à mesure que les femmes se font entendre, et se réapproprient une place qui leur revient, dans le but d’obtenir une certaine reconnaissance dans leurs implications et dans leurs apports historiques passés et futurs.
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