Rencontre-débat au Collège des Bernardins, mardi dernier, le 12 janvier.
Si le mal est souvent dit « injustifiable », « indicible », « incompréhensible », « irrationnel », « incommensurable », ou encore, « inhumain », toutes ces expressions tendent à faire oublier la banalité d’un mal beaucoup moins excentrique, et bien plus humain. Il suffit de regarder la cruauté innocente des enfants pour s’en rendre compte, ou de la violence de certaines indifférences. Dès lors, la question se pose : comment s’approprie-t-on ce mal ? Le théologien P. François Euvé, l’anthropologue Didier Fassin, la psychanalyste Elisabeth Roudinesco et le philosophe Michel Terestchenko ont accepté de réfléchir ensemble à cette problématique.
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De la barbarie extrême à la cruauté ordinaire, le mal entre exception et banalité - Les mardis des Bernardins
Introduction.
La question du mal, telle qu’elle est analysée dans ce débat, soulève d’épineuses questions aussi bien quant à sa « nature » (innée, acquise ?) et son mode d’expression (mal absolu, banalité) qu’en ce qui concerne un aspect proprement moral et politique envisageant les réponses à lui apporter. Afin de mieux cerner toutes les dimensions du concept et surtout de sa réalité ontologique, il semble nécessaire de réaliser un travail « généalogique » visant à lui donner une définition plus ou moins précise.
1) Sémantique.
La question de la catégorisation des manifestations de ce que l’on interprète comme étant le « mal » est posée dans ce débat par Didier FASSIN, anthropologue et médecin. M. FASSIN interroge notre langage en mettant en parallèle la dénomination française plutôt unitaire consistant à parler « du mal », pour ne pas dire « du Mal », comme s’il s’agissait d’une entité existant en soi et disposant d’une autonomie propre, et les différentes appellations anglaises s’étendant d’« Evil » à « badness » en passant par « wrongdoing ». Cet aspect sémantique n’est pas neutre : il suppose, bien qu’on puisse identifier dans les deux langues un terme représentant un « Mal absolu », que les autres utilisations du terme, en français, peuvent donner lieu à des mésinterprétations ou à une catégorisation axiologique inconsciente, là où le rapport à une chose est simplement de l’ordre du normatif : ainsi, « mal agir », dans le cas d’un méfait, pourrait dans l’inconscient collectif renvoyer en français à ce Mal substantialisé, alors que dans la langue de Shakespeare la présence sémantique de « wrongdoing » ne donnerait pas lieu à cet amalgame. Cet ambiguïté est la raison pour laquelle la catégorie « mal » ne représente pas, pour M. FASSIN, une catégorie d’analyse pertinente, en sociologie, pour décliner les actions humaines.
Comment alors définir le mal ? Partant de l’humain, et plus largement de l’animal, on peut considérer que, phylogénétiquement comme ontogénétiquement parlant, cette notion soit née profondément ancrée dans le corps : les premières douleurs, et même la sensation d’être soi, face aux besoins primaires et émotions primordiales qui lui sont associées, ont dû représenter la première source de représentation d’un « mal » pour l’animal. À propos des émotions, Antonio DAMASIO, neuroscientifique, établit que « [leur] première fonction [biologique] est la production d’une réaction spécifique à la situation inductrice » - la seconde étant la régulation de l’état interne de l’organisme - (Le sentiment même de soi, p. 61, 1999), et les définit comme « de curieuses adaptations qui font partie intégrante des rouages qui assurent aux organismes la régulation de leur survie » (Ibid.). Sur ce point, la présence d’un « inhibiteur de violence » en tant que mécanisme cognitif apparaissant dès l’enfance chez l’humain (Jean-Pierre CHANGEUX, Du vrai, du beau, du bien, GF, p. 95, 2008) pour pallier certains modes d’expression agressifs de ces émotions - par la substitution au besoin d’agressivité d’un signal de détresse non verbal -, suggère que cette procédure d’internalisation des règles morales apparaît afin de compenser la réponse agressive émotionnelle et intuitive au « mal » ressenti par l’individu. Le corps et ses réponses émotionnelles semblent donc bien constituer le point de départ aussi bien d’un « mal » tel que perçu originellement, que d’une fonction permettant d’inhiber sa propagation - à savoir la réponse agressive.
De plus, cette notion s’est probablement progressivement déclinée sous la bannière de l’antagonisme : tout ce qui s’oppose à l’étant s’est alors vu interprété comme tel. Et par extension, les considérations éthiques se développant de manière concomitante avec la « civilisation des mœurs » (N. ÉLIAS, La civilisation des mœurs, 1939), serait devenu « mal » tout ce qui s’oppose à leur polissage, au fait qu’elles se civilisent au profit d’une agressivité qui se détourne des agressions à destination d’autrui - corporelles d’abord, puis psychologiques également, comme cela peut être le cas par exemple du harcèlement moral -, pour se reporter sur des activités cathartiques, à l’image des activités sportives (cf. N. ÉLIAS, E. DUNNING, Sport et civilisation, la violence maîtrisée ?, 1994) - dont le caractère controversé laisse toutefois à penser soit que le processus de civilisation est inachevé, soit qu’il n’occulte pas une certaine forme d’agressivité, mais également de violence. Selon cette conception anthropologique, le mal émergerait donc d’un « point de vue », de la situation corporelle d’un individu qui, se voyant confronté à son alter-ego, projetterait sur lui le souvenir de ses propres sensations douloureuses, par la voie de l’empathie, celle-ci constituant « un phénomène […] de degré entre différentes formes de réponses qui vont de la simple agitation en réponse à l’observation de la détresse d’un congénère, jusqu’à la compréhension de [sa] situation » (J. DECETY, Une anatomie de l’empathie, 2005).
Parler « du » mal serait donc, comme peut l’appréhender M. FASSIN, la substantialisation abstraite d’un phénomène proprement individuel, ancré dans la réalité corporelle, auquel l’évolution semble vouloir donner un sens presque « téléologique » par la voie de l’empathie (« partager et comprendre les états émotionnels et affectifs des autres », in J. DECETY, Mécanismes neurophysiologiques impliqués dans l’empathie et la sympathie, 2010), et par suite de la sympathie, celle-ci représentant « une motivation orientée envers [le] bien-être [des autres] » (DECETY, 2010, ibid.).
Mais, s’il semble que la représentation du « mal » ait émergé de l’empathie, comment expliquer alors que le phénomène de sympathie ne prenne pas le dessus sur son opposé, et expliquer alors l’exacerbation parfois déraisonnée des phénomènes de violence envers autrui, mais aussi, plus subrepticement, de simple agressivité ? Quel est le « moteur » du mal ?
2) Universalité.
Par-delà les frontières, les espèces et les types de relations entre individus, il semble bien que les phénomènes de violence soient universels. Cependant, ce que nous dénommons « mal » se limite-t-il seulement à la violence ? Il semblerait plutôt qu’au vu des comportements des autres animaux, seul l’humain se voie attribuer ce concept : un animal luttant pour sa survie, chassant pour se nourrir ou présentant un type de comportement qui serait humainement qualifié d’« immoral » est en fait objectivement interprété comme « amoral », et donc axiologiquement non-orienté. Le mal se décline à l’aune de valeurs que l’humain a développées, ce qui semble être le fait du développement suffisamment abouti du duo empathie-sympathie, lequel n’est pas arrivé à un tel niveau de développement chez l’animal.
Ainsi, lorsqu’Élizabeth ROUDINESCO (historienne et psychanalyste) affirme l’universalité de la jouissance du mal dans l’être humain ainsi que l’impossibilité de son éradication absolue, nous comprenons qu’étant le seul à pouvoir le percevoir (puisqu’il l’a créé) et à le mettre en œuvre, cette capacité soit inscrite en lui de façon universelle, au même titre que la capacité de survie et celle de percevoir la douleur dans son propre corps comme de la reconnaître chez autrui.
3) Interprétation physiologique.
Si, nous l’avons évoqué, il semble que la notion de mal soit un phénomène émergent à partir des notions de corps, de douleur, d’empathie, et nous l’ajoutons, par extension, d’une capacité à transgresser cette empathie, donc une propension inavouée au sadisme, il paraît alors tout aussi possible de l’interpréter en ces termes physiologiques, que de la considérer comme un simple rapport entre la succession d’attitudes et de comportements et les valeurs morales inscrites en l’humain depuis le début du processus de civilisation des mœurs (que l’on pourrait par ailleurs faire débuter dès l’aube de l’humanité).
4) Le normatif.
Un rapport entre ce qui est et ce qui doit être, la fameuse différence exprimée par M. FASSIN entre une position de sciences sociales (« c’est ainsi ») et une position normative (« il faut », « il faudrait que »), voici donc l’interface à laquelle se situerait la notion de mal ; ce qui donne une explication apparemment ontologiquement valable, mais, bien entendu, ne justifie aucunement le caractère potentiellement horrible d’actes qui nous semblent émaner d’un Mal substantifié, dont les exemples ne manquent pas.
5) Manifestations du mal.
À propos de cette question de l’ontologie du mal, M. TERESTCHENKO évoque, au tout début du débat, sa perplexité quant aux propos visant à défendre l’idée selon laquelle le mal ou le bien n’existeraient pas, car il n’y aurait que des maux ou des biens : là où nous nous retrouvons dans les propos du philosophe, c’est lorsqu’il pense « le mal » comme des manifestations du mal, et si nous avons auparavant défendu la thèse d’une émergence de la notion à partir de réalités biologiques, il n’en demeure à notre sens pas moins clair que ce que l’on peut interpréter comme un substantif utilisé abusivement possède bien, en définitive, une réalité phénoménologique pour le sujet humain : en définitive, s’il semble bien y avoir un « écart de langage », la question du mal ne peut selon nous être simplement repoussée sous ce prétexte.
6) Vengeance institutionnalisée : utilitarisme VS rétributivisme.
On constate par ailleurs, en suivant la chronologie des questions posées par le présentateur, un certain désaccord interprétatif entre les propos de M. FASSIN et ceux de Mme ROUDINESCO sur la question « comment lutter contre le mal ? ». Alors que l’anthropologue défend, pour expliquer la propension des systèmes juridiques à punir les coupables, la thèse d’une double-logique entre un utilitarisme, selon lequel la personne qui a commis le méfait doit être punie dans l’objectif de « protéger la société », et un « rétributivisme » qui viserait directement à « faire souffrir », l’historienne et psychanalyste répond clairement que la sanction et la punition ont été inscrites « dans le sens contraire de ce que [veut] le criminel quand il inflige la mort », contredisant ainsi directement l’hypothèse de « vengeance institutionnalisée » développée par M. FASSIN.
Ayant fondé tout notre raisonnement sur l’importance du corps et de sa réalité déterminante, il nous sera difficile de nier la pertinence de cet argument relatif à une sorte de « vengeance de la société », qui pourrait représenter un atavisme de l’instinct de survie originaire, et des réactions martiales à l’égard d’éventuels prédateurs. En effet, quelles que soient les évolutions culturelles et sociétales, la dynamique relationnelle doit selon nous être interprétée avant tout à partir des besoins et tendances physiologiques primaires, même si, réalité émergente à l’œuvre, celles-ci ne constituent pas la totalité du tableau.
Reste que la version anti-rétributiviste de Mme ROUDINESCO présente l’indéniable avantage de prendre en considération l’impartialité voulue par la société, qui ne ressort pas de manière totalement visible, au premier abord, d’une conception purement (neuro-)biologique de l’homme : les corrélatifs du processus de civilisation des mœurs émergent avec les sociétés elles-mêmes.
Il n’est donc pas improbable qu’un besoin de vengeance ait évolutivement parlant constitué l’origine du système punitif – Michel FOUCAULT étaye d’ailleurs cette hypothèse dans Surveiller et punir (1975) en ce qui concerne les châtiments de l’Ancien Régime, en partie destinés à venger un affront porté à la personne du roi -, et qu’une volonté commune d’infliger des peines plus justes et adaptées, respectant la personne humaine, se soit développée par la suite avec le processus de civilisation, ayant alors comme participé à l’établissement d’une impartialité juridique par laquelle on a « pensé la prison » (nous reprenons l’expression de Mme ROUDINESCO).
7) Le Mal absolu.
Quant à l’opinion selon laquelle on aurait pensé le mal différemment à partir d’Auschwitz, il paraît clair que notre époque reste encore imprégnée des conséquences éthiques de ce drame de l’histoire, qui reste sans précédent. Cependant, si les pertes humaines du deuxième conflit mondial constituent un paramètre bien évidemment non négligeable, ce qui a selon nous contribué à changer la vision que l’on pouvait avoir du « mal », c’est précisément sa manifestation eugénique, totalement contrôlée, implacable et consciente d’elle-même, « banale », qui déroge à celle présidant à un « simple » conflit politique en ce qu’elle s’inscrit dans une sorte de « spécialisation bureaucratique » de justification et d’application du discours, celle-ci permettant à ses différents protagonistes une mise à l’écart par rapport au discours qui la justifie et aux moyens qu’elle met en œuvre. Hanna ARENDT a développé, dans Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal (1963), la thèse selon laquelle la soumission à une idéologie et la conformité à une norme dans un groupe social hiérarchisé donne lieu à une perte de repères moraux, à un nihilisme des valeurs morales ; en somme, à ce qu’elle a nommé la « banalité du mal » : il semble que cela soit cette distanciation froide, « mécanique » entre les objectifs de l’idéologie nazie d’une part, et l’application pratique des moyens qu’elle s’est donnée d’autre part – application que l’empathie ne permettrait pas au premier abord – qui constituerait, dans ce cas, le « moteur » du mal.
En reprenant l’expression d’Arendt, Georges BENSOUSSAN (La Shoah à la lumière des génocides du XXème siècle, 2007) décrit Auschwitz comme une « usine de fabrication de cadavres » ; considérant ce camp de concentration et d’extermination comme une « figure paradigmatique de la Shoah », il n’hésite pas à avancer, comme E. ROUDINESCO, qu’il « marque une rupture radicale avec la notion d’humanité ».
Par ailleurs, si ce sont des volontés eugéniques qui ont conduit à cet horrible épisode de l’Histoire, notons en effet, comme l’avance l’historienne, que celui-ci est venu de la science, et non pas de la religion, ce qui selon nous ne déresponsabilise pas celle-ci des crimes que cette dernière a pu permettre, mais semble au contraire rapprocher le mode de fonctionnement didactique de la science du sien, au profit de la notion de « dogme ».
Le fait que l’on ait pensé le mal différemment à partir d’Auschwitz reste donc, eu égard au hiatus entre éthique et idéologie (qui est, dans le cas d’Auschwitz, eugénique) à interpréter selon l’écart perçu entre immoralité (dénoncée par la « morale ») et amoralité (permettant l’expression idéologique) ; en d’autres termes, entre une recherche outrancière d’un résultat eugénique d’une part, et l’humanisme impliqué par l’émergence au niveau mondial de valeurs morales et d’un droit inaliénables d’autre part, dus aux successions neurobiologiques - individuelles, elles - des phénomènes d’empathie et de sympathie.
8) Inéluctabilité VS Issue.
Le Père François EUVÉ, théologien, affirme également l’existence du mal et de la violence, et ancre leur existence dans le commencement de l’humanité, tout en se défendant toutefois d’une froide inéluctabilité : l’espérance sommeille selon lui dans la relation à l’autre. L’issue serait donc relationnelle. Sur ce point, notons que la source du mal, comme son issue, semble relationnelle : c’est bien à partir du moment où je considère autrui comme étranger à moi, où je reconnais le caractère potentiellement destructeur de sa réalité corporelle, que je peux l’envisager comme ennemi, comme altérité à surmonter, voire comme individu à détruire. J.-P. SARTRE écrit qu’autrui est une « fuite permanente des choses vers un terme que je saisis à la fois comme objet à une certaine distance de moi, et qui m’échappe en tant qu’il déploie autour de lui ses propres distances » (L’Être et le Néant, p. 354, tel Gallimard, 1943), qu’il se constitue comme la limite de nos possibilités, à tel point que « rien en effet ne peut [nous] limiter sinon autrui » (Ibid, p. 393). Si nous n’irons pas jusqu’à corroborer cette dernière assertion qui semble considérer notre prochain comme la seule source de limitation de nos possibilités – ce que contredisent directement les sciences physiques -, le fait de le considérer comme source d’une limite à nos actions reste une possibilité indéniable.
G. W. F. HEGEL a par ailleurs développé le concept du « combat pour la reconnaissance » qui aurait lieu « à l’état de nature » (HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, 3, §432 A, 533, cité par J.-F. KERVÉGAN, in Hegel et l’hégélianisme, Que sais-je ?, PUF, 2005) entre les hommes, décrivant ainsi « l’origine protohistorique de la société » (KERVÉGAN, Ibid.) : même si cette dialectique du maître et du serviteur « n’indique [selon l’auteur] ni le principe rationnel du rapport de subordination, ni le mode de constitution de l’humanité en l’homme » (KERVÉGAN, Ibid.), nous pouvons supposer, toujours dans la lignée (neuro-)biologique de notre analyse, que cette relation peut donner lieu, par la voie de l’empathie, et donc de la reconnaissance d’autrui comme son alter-ego, à sa prise en considération en tant qu’individu digne de respect et d’égard, et permettre ainsi d’envisager la naissance des valeurs morales et de l’humanisme. Et c’est à ce processus représenté à une plus grande échelle par la civilisation des mœurs que nous pouvons confier, selon nous, l’espoir qu’évoque le Père F. EUVÉ, comme source de la sortie du « mal ».
9) Une thérapie du « Mal » ?
Maintenant, ayant considéré une issue à ce qui constitue un problème possiblement universel, nous pouvons, voire nous devons, nous interroger quant au discours éthique, mais peut-être aussi « sanitaire », à tenir vis-à-vis de celui-là, ceci afin d’être à même de penser d’éventuels moyens de prise en charge.
Mme ROUDINESCO étaye dans le débat la thèse selon laquelle on ne pourrait pas faire de thérapie sur le « Mal » tel qu’il s’est rendu visible dans les camps d’extermination nazis, car les actes qui y ont été perpétrés sortiraient des catégories de la psychiatrie : les criminels en question ne pourraient pas être classés parmi les malades mentaux.
Ici repose un point crucial relatif à la taxonomie des actes criminels.
Le Code Pénal distinguant actuellement les individus étant pénalement responsables de leurs actes de ceux qui, atteints « au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli [leur] discernement ou le contrôle de [leurs] actes » (Code Pénal, http://www.legifrance.gouv.fr/, 122 -1, consulté le 08/10/2018) ne le seraient pas, nous pouvons établir que de nos jours de telles pratiques sont considérées, en cas d’absence de trouble ou de pathologie psychique avérée (par exemple, les différents types de psychoses), comme relevant d’un manquement volontaire à la loi et à l’égard dû à autrui – et notamment, dans le cas d’Auschwitz, à tout respect et toute dignité de l’être humain. En cas d’absence de pathologie mentale de l’ordre de la psychose ou du trouble mental donc, sur le plan clinique, la responsabilité pénale est avérée. Et la classification afférente dépend de l’ordre de valeurs, de la technologie et de la décision propres au psychiatre, à ses équipements et à sa communauté professionnelle.
Or, n’avons-nous pas, dans le débat comme dans notre exposé, défendu l’idée selon laquelle « le mal » et ses manifestations, même considérés à la limite comme circonstanciels et non substantiels, feraient l’objet d’un problème, problème qui serait d’ordre biologique, psychologique et relationnel, et représenteraient donc une sorte de « déviance » par rapport à la norme éthique que représentent le corpus de valeurs morales dont nous nous revendiquons ? Le discours médical n’est pas loin. Nous attrapons, jugeons et enfermons nos criminels dans les prisons, considérant celles-ci à la fois comme un moyen de protection sociétale et, en théorie, de rédemption (FOUCAULT, 1975, op. cit., IV, 1, p. 269 : « l'évidence de la prison se fonde aussi sur son rôle, supposé ou exigé, d'appareil à transformer les individus ») : pourquoi, d’autant plus si l’on considère la capacité criminogène de la prison (FOUCAULT, 1975, op. cit., IV, 2, p. 323), ne pas envisager de développer encore les moyens de mettre en œuvre une réelle prise en charge de la délinquance et de la criminalité ? Selon cette acception, toute déviance, même celle qui nous fait appréhender les manifestations du mal les plus affreuses, pourrait être vue sous l’angle de la prise en charge thérapeutique.
Le propos n’est pas ici proprement éthique. Mais à travers le prisme des sciences biologiques, physiologie et pathologie ne peuvent-elles pas être envisagées, dans la lignée des analyses de travaux de physiologistes et d’épistémologues de l’ouvrage de Georges CANGUILHEM « Le normal et le pathologique » ((1943) 1966), comme deux interprétations d’un même phénomène ? Et en outre, ne pourrait-on pas envisager d’établir une classification des délinquants et criminels, comme autant de caractéristiques dérogeant à la norme éthique (même si la psychiatrie classerait ces phénomènes dans le champ des névroses, et non des psychoses) ?
10) Discours sanitaire.
Sur le principe de l’homogénéité ou bien de la continuité (CANGUILHEM, Ibid.) des phénomènes pathologiques et du mode de fonctionnement « normal » de l’humain, la conduite de l’individu délinquant ou criminel pourrait ainsi être analysée en employant les mêmes outils théoriques que dans le cas des comportements « neurotypiques ». Resterait alors à définir, comme le suggèrent les derniers propos de M. TERESTCHENKO, la limite que l’on veut assigner aux discours et aux pratiques sanitaires par rapport à la nécessité sécuritaire que représente la lutte contre le mal et ses manifestations.
11) Institutions et civilisation des mœurs.
Quoiqu’il en soit, gageons avec le philosophe que sur le plan sociétal, les institutions peuvent autant être source de « vulnérabilité situationnelle » que d’une potentielle capacité à endiguer ce type de phénomènes pour ne pas perpétuer des pratiques de violence (physique, psychologique ou sociale) ni en faire des exemples à suivre. Si les structures de la société ont indéniablement un caractère « aliénant » - puisque par définition elles mettent en relation des individus -, il semble nécessaire de poursuivre la mise en conformité des mœurs qui y sont à l’œuvre avec celles véhiculées par une éthique respectueuse de la personne humaine (continuation du processus de civilisation des mœurs).
12) Banalité du mal.
Enfin, bien que les manifestations du mal les plus extrêmes semblent parfois refléter une réalité identifiée comme n’ayant pas ses origines dans un fonctionnement normal de l’être humain, nous soulignerons avec M. FASSIN l’importance de cas banals, voire du quotidien, perpétuant à leur manière cette propension à « faire souffrir » pour atteindre des objectifs personnels ou collectifs définis.
Michel FOUCAULT met en valeur, dans le premier volume de son Histoire de la sexualité (La volonté de savoir, 1976), une transformation des mécanismes de pouvoir à l’âge classique en Occident, et note que se développent différentes « disciplines » (dans les écoles, les collèges, les casernes, les ateliers, mais aussi, dans Surveiller et punir (1975), en ce qui concerne le milieu hospitalier), constituant la trace d’une « explosion […] de techniques diverses et nombreuses pour obtenir l'assujettissement des corps et le contrôle des populations » dans le cadre d’un « bio-pouvoir » (FOUCAULT, 1976, Op. cit.) : si ce processus de pouvoir s’organise selon une logique systémique (puisqu’elle est institutionnelle), son émergence ne peut à notre sens s’exprimer qu’à partir d’interactions inter-individuelles visant chacune à tirer pour son bénéficiaire un maximum de profit de la situation considérée, selon certaines conditions et jusqu’à un certain point, au détriment de la liberté d’autrui.
C’est ce point de vue à propos des relations humaines qu’étaye Jean-Jacques ROUSSEAU lorsqu’il développe l’exemple de la coopération d’un groupe d’hommes lors de la chasse au cerf, et son hypothétique rupture pour l’intérêt personnel de l’un des protagonistes – en l’occurrence, attraper un lièvre (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755).
Il est possible, en articulant ces deux discours, de considérer que les relations inter-individuelles s’inscrivent dans un tissu de postures de pouvoir visant à maximiser, pour un individu donné, son profit au détriment de celui d’autrui.
Selon cette conception, le corps est le point de départ de toute interaction : c’est lui qui insuffle à l’individu son besoin compulsif de puissance, et par là même de pouvoir sur autrui, et donc, selon notre définition première, du « mal » ou de ses manifestations.
Et dans la même lignée, par voie de l’empathie puis de l’altruisme, la notion contraire, celle du « bien », émergerait à partir des mêmes besoins, à savoir ceux relatifs à la survie de l’individu, comme poussée par celle de l’espèce : les considérations physiologiques qui amènent certains individus, dans le jeu de pouvoirs que constitue le tissu social, à « faire le mal » - à savoir chercher à satisfaire, d’une manière ou d’une autre, son orgueil, son bien-être égoïste ou encore son estime de soi au détriment de celui d’autrui – sont similaires à celles qui permettent de « faire le bien ». Bien et mal émergeraient selon cette conception d’un égocentrisme qui les aurait précédés.
Conclusion.
Tout l’enjeu de la question du mal pourrait en définitive se trouver dans l’articulation, ou plus précisément dans la difficulté à articuler une propension initiale et impérieuse à la survie (génératrice d’un stress organique poussant à l’action, et pouvant conduire au passage à l’acte), et une capacité – phylogénétiquement développée - d’empathie (source de prise en compte d’autrui, et génératrice de sympathie) : car en soi, la notion de mal existerait-elle si nous n’étions soumis à la corruption (corporelle), et donc à la mort ? Serions-nous aussi prompts à la penser et à y chercher une solution ?
Et, poussant ce raisonnement plus avant, éprouverions-nous la même répulsion vis-à-vis du mal si le destinataire d’une de ses manifestations ne nous était aucunement familier, s’il ne nous ressemblait, si nous ne nous retrouvions quelque part nous-mêmes en lui ? En d’autres termes, se poser la question du mal revient à s’interroger de manière fondamentale sur la question de la ressemblance et, par là-même, de l’identité. Où se situe le caractère proprement « moral » de l’empathie ? Que diraient les bêtes envoyées à l’abattoir si elles pouvaient parler ?
De la barbarie extrême à la cruauté ordinaire, peut-être n’y a-t-il qu’un pas ; et du mal « banal » autorisé par l’empathie aux cas extrêmes suscitant l’antipathie et fondés sur celle-ci, la frontière est-elle si nette ?
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Nice blog post.
Qu'est-ce que le mal ? Comment le définit-on ?
Par définition, le mal s'oppose au bien, est contraire à la vertu. La question du bien est traité par exemple dans l’allégorie de la caverne de Platon. L’enseignement de Platon dans la République, montre que le concept du bien peut s’appliquer à tous les domaines. Le bien, est ce qui donne à chaque chose sa raison d’être, son orientation, son essence même, sa définition. Comme le dit Vincent dans les commentaires, dans sa conclusion : "En d’autres termes, se poser la question du mal revient à s’interroger de manière fondamentale sur la question de la ressemblance et, par là-même, de l’identité". Comment expliquer ce qui est le contraire de la raison d’être, le contraire de notre identité, ou encore le contraire de ce qui donne l’essence ?
Un philosophe qui a su développer amplement cette question est Thomas d’Aquin. Celui-ci a en effet destiné un ouvrage entier pour faire autant que possible le tour de la question dans son livre : "Questions disputées sur le mal". Sa contribution, et celle de beaucoup d’autres philosophes chrétiens est celle d’établir une réponse à la question : le mal, qu’est-ce que c’est ? Sa réponse permet de développer à fond la réflexion sur le mal et qu’il n’est que l’absence ou la privation de son contraire : le bien. Donc opposé au bien, le mal désigne tout ce qui blesse l’individu et fait obstacle au bonheur. Le mal peut être décrit de différentes natures (mal physique, psychologique, mal inné, acquis) avec plusieurs degrés (mal absolu, exception, banalité). Le problème du mal se pose aussi pour savoir qui commet et qui subit le mal en question : si l'homme subit le mal cela peut-être par la souffrance, la douleur, la maladie, la mort, une blessure et qui, sauf masochisme, est toujours subi (si on reste dans le physique) ; s'il commet le mal c'est ce qu'on va nommer le mal moral : c'est le mal que l'homme fait à autrui ou à soi-même par le mensonge, la violence physique, verbale, qui renvoie à la faute, au péché. On le comprend assez vite, le mal est multiple et complexe.
Tout d'abord, le mal se distingue de la méchanceté. Kant (la Religion dans les simples limites de la raison) évoque cette distinction : l'acte de faire mal accidentellement doit se différencier de l'action de faire mal pour faire le mal (qu'il désigne comme étant la malignité diabolique). Pour reprendre vous reprendre : "la cruauté innocente des enfants" est ce qu'elle est : innocente. Même s'il y a des exceptions à toute chose, que certains enfants sont ce qu'ils sont : diabolique pour reprendre Kant, qu'ils font le mal pour faire le mal, une grande majorité n'est qu'innocence et ce n'est que de la méchanceté. L'enfance et l'adolescence sont les périodes les plus importantes, primordiales pour le bon déroulé la vie future de ces derniers (enfants et adolescents). Or nous savons que c'est justement lors de l'enfance que l'enfant se met à imiter. Là, l'importance : ils imitent tout ce qu'ils voient et entendement (les dires, paroles de chansons, débat à la radio, télévision, les publicités, les films (horreurs, violents, avec des meurtres, avec du mal). Nous ne sommes que le reflet de notre société.
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Mais au tout début, le mal n'était d'abord qu'une réponse à notre instinct de survie.
Nous agissons mal pour de multiples et différentes raisons propres à chacun : pour nous venger, à cause de notre égo, de notre orgueil, pour nous divertir, rigoler simplement du malheur d’autrui. Mais nous ne faisions mal que pour notre protection, notre survie. Au commencement, c’était la loi de la jungle qui prônait : tuer ou être tuer. Si nous ne faisions pas de mal, que nous ne tuerions pas d’animaux pour manger, pour prendre leur peau et nous réchauffer lors des hivers, nous mourrions et notre espèce n’aurait pas survécu.
Mais alors, comment vouloir le mal puisqu’on ne peut désirer que le bien – comment un dieu bon, qui crée les choses bonnes, peut-il tolérer l’existence du mal ? Sous l’influence de la théologie qui, avec Augustin et en opposition aux manichéens, conteste l’existence d’un principe du Mal parce que justement la Création est nécessairement bonne, les philosophes ont d’abord cherché à le penser en le relativisant. Ainsi, pour Leibniz, tout mal est un moindre mal qui se justifie dans une harmonie préétablie ; pour Spinoza, c’est seulement un mauvais rapport entre deux modes ; pour Kant, c’est un penchant auquel nul n’échappe mais qui ne ruine pas notre prédisposition au Bien ; pour Hegel, il s’agit du moment négatif d’un mouvement dialectique ; pour Nietzsche, d’une construction sémantique voulue par les faibles… Mais les figures multiples du mal, souvent imprévisibles (comme en atteste ce que Arendt appelle la "banalisation du mal" dans les systèmes totalitaires), ne font pas système, et par là, résistent à leur rationalisation. Le mal peut alors être défini comme "l’injustifiable", comme l’écart irréductible entre l’être et le devoir être. Scandale pour la pensée, défi pour la philosophie, l’expérience du mal incite moins, selon Paul Ricœur, à poser la question "d’où vient le mal ?", question finalement sans réponse ultime, qu’à se demander comment agir contre lui, car le mal n’a besoin que de notre inaction pour prospérer.
Là où je ne suis pas du tout d’accord avec le commentaire de Vincent, c’est lorsqu’il écrit "car en soi, la notion de mal existerait-elle si nous n’étions soumis à la corruption (corporelle), et donc à la mort ? Serions-nous aussi prompts à la penser et à y chercher une solution ?". La notion de mal existe parce qu’il y a le bien qui existe et non parce que nous sommes soumis à la mort. Ce n’est pas notre finalité humaine qui nous soumet au mal. Nous pourrions être immortels et être torturés à jamais et donc ressentir ce mal pendant notre vie infinie. Ce n’est pas parce que nous serions immortels que nous ne mentirons plus à quelqu’un, que nous ne voudrions plus nous venger, que nous nous pourrions plus être blessé, malade quelques fois (sans en mourir pour autant), etc. C’est parce que nous connaissons le bien et le mal, que nous savons faire la différence entre les deux notions. Par exemple, une personne qui ne connait que le bien autour d’elle (que ce soit avec la famille, amis, travail, amour, télévisions, partout, tout le temps, etc.), elle ne saura pas ce qu’est le mal. Le mal est présent et omniprésent dans notre monde depuis le commencement. Il ne peut pas avoir le bien sans le mal, comme il ne peut pas avoir la lumière sans l'ombre. Notre monde est fait d'oppositions, de contradictions.
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Le mal n'est ni exception, ni banalité. Il ne se trouve pas entre les deux non plus. On prend le problème à l'envers ; mais et si le bon était entre exception et banalité ? Nul n'est bon chaque jour, involontairement, il faut le vouloir, faire la démarche. Ce qui voudrait dire que nous ne sommes ni bon, ni mauvais. Nous faisons des choix, prenons des décisions entre une échelle de "bon" à "mal" qui varie en fonction de soi, des intentions, d’autrui, des conséquences, de la situation, de l’environnement. Mais alors comment s'approprie-t-on ce mal ? Naissons-nous avec ou l'acquiert-on au fur et à mesure de notre expérience, de notre existence sur Terre ? Pourquoi ce mal varie-t-il en fonction des individus, de la situation, de l'environnement, ... ? Les enfants sont-ils capables d'un même mal que les adultes ? Sont-ils vraiment conscients de ce mal, des conséquences ? Reproduit-on ce que nous voyons depuis des siècles et ce que nos ancêtres faisaient à nos semblables ? Pourquoi agissons par la violence ? Le mal absolu est-il si éloigné du mal banal ? Un mensonge est-il la même chose, a-t-il la même signification, fait-il le même mal qu’un génocide ? D'où provient ce mal ? Pourquoi agissons-nous mal ? Comment juger qu'une chose que nous faisons est mal par rapport ou plus qu'une autre ? Tant de questions et si peu de réponses... Mais est-ce là toute la beauté et l'intérêt de la philosophie. Et c’est pourquoi cette notion de mal est si complexe. Il n’y a pas de réponse nette, claire et précise attendue et possible. Platon soutenait que "nul n’est méchant volontairement", Augustin oppose l’idée que le mal est dans la volonté, suivi en cela par plusieurs courants religieux. La découverte de la psychanalyse, semble plutôt aller dans le sens d’une origine involontaire parce qu’inconsciente du mal. Avec Levinas, le mal redevient une propriété quasi naturelle de l’être humain : "Nul n’est bon volontairement", soutient-il.
Alors je me permets de relancer le débat en finissant sur ce texte : "Le bien investit la liberté, il m’aime avant que je l’aie aimé... le bien comme l’infini n’a pas d’autre, non parce qu’il serait le tout, mais parce qu’il est bien et que rien n’échappe à sa bonté."
Et je me permets de vous laisser cet article extrêmement intéressant pour le sujet : Natanson, J. (2007). Le mal, l'inconscient, la philosophie. Imaginaire & Inconscient, 19, 85-95.
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