Texte de la communication prononcée lors des "Agoras de l'Humanité", le 9 janvier 2015 à la Cité nationale de l'histoire de l'immigration, à Paris :
"Puisque j'ai le privilège de participer à cette première journée de débat autour des valeurs fondamentales de la République, « Liberté, Egalité, Fraternité », je voudrais tout d'abord saluer l'initiative prise par le journal L'humanité d'organiser cette rencontre citoyenne et de nous donner l'occasion de réfléchir ensemble aux interrogations qui se posent à nous aujourd'hui de façon cruciale et, peut-être, même vitale, mais pour quelle raison ?
Une première chose est à dire : les attentats qui ont eu lieu à Paris par deux fois l'année dernière ne mettent pas en danger notre intégrité territoriale, à la manière existentielle dont pourrait le faire l'invasion d'une armée étrangère. Et pourtant nous sentons bien que quelque chose de fondamental, d'essentiel, est visé par ces actions. Pour reprendre une formule philosophique bien connue, mais en l'inversant, je dirais volontiers : ici l'essence précède l'existence. Beaucoup se sont interrogé sur la stratégie d'Al Qaeda au lendemain des attentats du 11 Septembre 2001, et l'interrogation demeure aujourd'hui entre les spécialistes et les analyses de savoir quel but les auteurs des tueries de Paris cherchaient-ils au juste à atteindre. Quelles que soient les réponses apportées, et elles divergent souvent entre elles, il nous faut avoir présent à l'esprit la déclaration que fit Oussama Ben Laden dans la première interview qu'il donna au journal Al Jazeera, le 21 septembre 2001 : « Les libertés fondamentales et les droits de l'homme sont condamnés aux Etats-Unis. Nous allons créer les conditions d'un enfer insupportable et d'une vie étouffante ». Si nous prenons au sérieux ces propos, et tout porte à craindre qu'il faille le faire, alors nous comprenons que ce qui était visé à l'époque et qui l'est encore aujourd'hui, ce sont nos libertés et nos droits. Mais en quelle manière la violence terroriste qui s'en prend à des corps peut-elle entamer nos valeurs, sinon par la réponse que nous-mêmes apportons à ces agressions ?
Pour le dire en bref, je formulerais comme un axiome que le terrorisme contemporain, tel qu'il est pratiqué par les djihadistes, constitue un test de la capacité des démocraties à faire face à ces violences sans renoncer à leurs principes, car ce sont précisément ces principes, et par conséquent, nos libertés et nos droits, qui sont visés. Il est de la plus haute importance de bien comprendre quelle est la nature du danger véritable qui nous menace : non pas seulement le risque auquel sont exposées nos vies, mais également peut-être et avant tout le danger qui tient à la fragilité de nos valeurs et plus généralement de notre système politique. Le terrorisme, sous les formes spectaculaires qui nous atteints et nous éprouve si cruellement, a pour effet premier, et c'est là son intention délibérée, de mettre au grand jour ce que nous aurions dû toujours savoir, mais qu'une période relativement longue de paix et de prospérité nous avait fait oublier, à savoir que les démocraties sont, elles aussi, des régimes politiques vulnérables.
La vie humaine est fragile dès lors que chacun est exposé au risque d'être tué. Or, c'est dans le but de nous garantir contre ce risque permanent et d'assurer la sécurité de chacun que l'Etat est institué, du moins si l'on suit le modèle contractualiste classique (telle qu'il fut élaboré au XVIIe siècle par Hobbes). Sur la base de cette finalité qui établit la priorité de la conservation de la vie sur toute autre finalité, ce grand philosophe avait développé une théorie de la souveraineté absolue de l'Etat. Notre conception démocratique libérale exige, au contraire, de ménager un espace sur lequel l'Etat ne peut pas empiéter, un espace privé d'indépendance qui échappe au contrôle social et où peuvent s'exercer librement nos droits individuels et nos modes de vie, selon les orientations et les croyances qui sont les nôtres. De là le principe de limitation de la souveraineté de l'Etat qui est au cœur de l'institution démocratique libérale. Un principe qui se trouve aujourd'hui ébranlé par un accroissement sans précédent des pouvoirs étatiques de surveillance et de contrôle au nom de fins sécuritaires, de même que par la mise en œuvre de mesures administratives de restrictions des libertés qui, dans l'état d'urgence, échappent à l'initiative du juge. Telle est la première conséquence du terrorisme : être l'occasion ou le prétexte pour l'Etat d'accroître la coercition qu'il exerce sur les citoyens et de remettre en question le principe sacro-saint de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs selon lequel « seul le pouvoir arrête le pouvoir ».
La progressive émergence d'un Etat que certains n'hésitent plus à qualifier de policier doit alerter notre attention, alors même que la population se montre accueillante à accepter, voire à demander des mesures de plus en plus intrusives. S'il faut renoncer provisoirement à certaines de nos libertés pour mieux garantir notre sécurité, le prix du sacrifice n'est pas bien grand, dira-t-on. Mais le provisoire est appelé à durer et l'exception devient, par une sorte de logique naturelle, la règle. Beaucoup de nos concitoyens sont disposés à accepter aujourd'hui sans état d'âme des mesures dont le gouvernement a déjà annoncé qu'elles dérogeraient à certaines libertés garanties par la Convention européenne des droits de l'homme. Mais ces mêmes citoyens, sont-ils d'accord pour le type de société dans laquelle ils se réveilleront un jour, et qu'ils n'avaient ni prévu ni voulu ? Or, ce qu'il y a le plus à craindre dans le terrorisme, ce sont les dynamiques de transformations internes qu'il engendre. Et c'est bien cela qui doit éveiller notre vigilance. Après tout, les dispositifs de sécurité sont pris en notre nom et cela en vue de la garantie de nos droits. Aussi les citoyens sont-ils, en dernier ressort auteurs et comptables des politiques publiques lesquelles n'ont de légitimité que par leur consentement. Ce consentement ne saurait être synonyme de passivité et d'asservissement ou d'aliénation volontaire. Face aux effets de sidération que produit l'hyper violence, il importe, au plus haut point, de ne pas céder à une demande de protection, du moins de protection à tout prix (laquelle, de toute façon, ne pourra jamais être tout à fait satisfaite ni assurée). Il n'y a pas que l'efficacité discutable des mesures restrictives de nos libertés qui soit en cause. Il nous faut voir qu'un principe plus fondamental de la liberté et de la dignité humaine est ici en jeu.
S'il s'agit défendre nos libertés fondamentales, il faut alors accepter qu'une telle défense doive, dans certaines circonstances historiques, se payer du prix du sang. La question qui se pose à nous – et elle est tragique - est de savoir si oui ou non, nous sommes disposés à accepter ce prix, si oui ou non les valeurs qui sont les nôtres méritent d'envisager la possibilité du sacrifice de la vie. Peut-être est-ce la question la plus importante qui se pose aujourd'hui à nous, et elle conduit à formuler de nouveau un principe consubstantiel à la dignité humaine : la vie oui, mais pas à n'importe quel prix. N'est-ce pas après tout la première leçon à retenir de l'esprit de la Résistance ? Et elle nous donne à comprendre quel serait, dans les circonstances présentes, la véritable nature du courage politique. Souvenez-vous : dans la dialectique du maître et de l'esclave chez Hegel, celui qui refuse le risque de la mort se pose comme une conscience inessentielle et se nie comme liberté. Souvenez-vous encore que le propre des régimes totalitaires était, dans les camps de concentration, de ramener l'existence humaine aux formes les plus bestiales de l'animalité et de la survie. C'est encore, d'une certaine manière, ce à quoi voudraient nous réduire les terroristes lorsqu'ils massacrent aveuglement nos innocents Aussi devons-nous leur dire : vous pourrez bien nous tuer, vous ne tuerez pas ce qui compte le plus pour nous : nos libertés.
Je songe, à ce propos, à la mort de Gavroche, dans Les Misérables. Hugo décrit, avec une prodigieuse verve, l'insolente liberté de l'enfant face à la mitraille dont il se joue sur les barricades de Paris : « Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort ; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette […] Une balle, pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler puis s'affaisser […] Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva les deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter. » [t. 2, p. 1634]. Dans son insolence insouciante face à la mort, Gavroche prisait bien plus sa liberté que sa sécurité. Cabu, Wolinski, les journalistes de Charlie Hebdo étaient les héritiers de ce « gamin fée » et c'est encore cet esprit joyeux, fanfaron, libertaire que nous devons opposer aux mornes tentations d'un ordre sécuritaire.
Avant de conclure, redescendons d'un cran.
Sans doute la lutte contre la répétition d'actes qui relèvent d'une hyper violence trouvant à se légitimer dans de nouvelles représentations, constitue-t-elle un immense défi pour la société française. Mais il est clair qu'elle ne saurait se mener simplement sur le terrain policier, sans réflexion approfondie, sérieuse, sur les multiples causes qui les ont engendrées. Envisager une telle approche large est bien différente d'une focalisation qui s'en tiendrait principalement aux aspects sécuritaires, et qui délaisserait, comme relevant d'un laxisme complaisant, les facteurs socio-économiques.
Les violences de l'hyper violence terroriste, commises par des jeunes radicalisés, élevés sur notre propre sol, sont le symptôme de pathologies sociales qui se répandent aujourd'hui de façon quasi virales, et dont les justifications religieuses ne doivent pas nous égarer. La société française est minée de l'intérieur, depuis des années, par de profondes souffrances silencieuses, qui, laissées à elles-mêmes, détruisent les individus, déchirent les familles et le tissu social dans son ensemble, sans qu'elles trouvent à se traduire dans ces formes de revendications finalement pacificatrices qu'incarnaient les conflits traditionnels. On ne pouvait que s'étonner que tant de souffrances et d'humiliations n'aient pas donné lieu jusqu'à présent à davantage de révoltes plus ou moins irrationnelles ou alors c'étaient sous la forme de dépressions psychiques et, dans les cas les plus désespérés, de suicides. Une bonne part de l'hyper violence terroriste, à laquelle s'abandonnent de jeunes gens radicalisés, est le résultat de la désocialisation qui aura détruit le sentiment d'appartenir à une communauté nationale soucieuse de justice.
L'hyper violence terroriste, en partie engendrée par toutes sortes de destructurations sociales – et, dans tous les cas, bien plus que par la religion - nous plongent collectivement dans un état de panique. Mais on ne saurait colmater les fissures béantes qui s'ouvrent aujourd'hui par un simple renforcement des pouvoirs de police qui mettent dangereusement en péril nos libertés individuelles. Cette réponse est la plus simple que l'on puisse apporter, mais elle sera condamnée à être inefficace si elle laisse dans l'ombre le traitement social, économique et psychologique du mal. La nécessité de déceler ces facteurs ne conduit nullement à justifier, moins encore à excuser, les violences sauvages qu'ils contribuent à engendrer. Nous ne saurions pourtant les ignorer, laisser dans le silence ni traiter avec indifférence les profondes meurtrissures dont elles sont, sans jeu de mot, l'expression meurtrière. Aussi le légitime souci de sécurité ne peut-il être disjoint d'un souci de rétablir les conditions de base de la justice sociale et de la volonté insolente de défendre nos valeurs les plus hautes, serait-ce au prix de nos vies. Voilà aujourd'hui le courage dont nous avons besoin et qui, politiquement, nous manque.
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