On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 16 janvier 2016

Les droits de l'homme et la vie nue

Que reste-t-il d'un homme lorsqu'il est privé du droit de disposer de ses droits de citoyen, lorsqu'il est exclu de son pays, chassé de sa patrie ou qu'il se trouve contraint par la nécessité de fuir sa communauté d'appartenance et qu'il n'est accueilli nulle part où il existera pour lui-même et pour les autres ? Les droits de l'homme, dira-t-on. Mais que sont ces droits s'il ne sont pas traduits, inscrits, dans les droits effectifs d'une société politique particulière ? Les droits de l'homme ne sauraient, sans danger, s'adresser à la nudité d'un être abstrait, à la personne en tant qu'elle appartient à l'humanité en général. Les concevoir ainsi, c'est déjà opérer le processus de désocialisation qui conduira le sans-droits à ne compter pour personne, du moins pour aucun État. Pourquoi, diable, celui-ci devrait-il s'en soucier ?
Tel est le déracinement qui attend le déporté, le migrant refoulé du droit d'asile, le travailleur clandestin, l'apatride, ces individus fantomatiques, invisibles, qui partout devront s'effacer comme des ombres et auxquels ne restera au mieux que leur appartenance à l'espèce humaine. Les déclarations universelles ne suffiront nullement à leur assurer une présence reconnue dans le monde, un statut politique et une existence sociale, dès lors qu'il sont privés de ces droits que l'État-Nation garantit à ses ressortissants et qui s'étendent jusque à ceux qui commettent les pires méfaits. La condition de paria est bien pire que celle de criminel. Fatigué de l'avoir subie pendant une dizaine d'années, Stefan Zweig mettra fin à ses jours.
« La conception de droits de l'homme, fondée sur l'existence reconnue d'un être humain comme tel, écrit Hannah Arendt*, s'est effondrée dès que ceux qui s'en réclamaient ont été confrontés pour la première fois à des gens qui avaient bel et bien perdu tout le reste de leurs qualités ou de leurs liens spécifiques – si ce n'est qu'ils demeuraient des hommes. Le monde n'a rien vu de sacré dans la nudité abstraite d'un être humain [souligné par moi] ». Ou pour le dire autrement : les droits de l'homme, compris de façon purement abstraite, ne font nullement obstacle à ce qu'un individu soit conduit à la mort sociale et réduit à ce que Giorgo Agamben appelle « la vie nue ».
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* Hannah Arendt, « Le déclin de l'Etat-Nation et les droits de l'homme », in Les origines du totalitarisme, Iie partie, chap. IX, Quarto, Gallimard, Paris, 2002, p. 603.

1 commentaire:

Robesdore a dit…

Bonjour Monsieur,

Cette critique des droits de l'homme (DDH) par Hannah Arendt tâche de montrer que certains êtres humains sont, de fait, exclus du champ d'application véritable des DDH. Les apatrides et les réfugiés n'ayant pas de gouvernement propre auquel se rattacher, ils ne disposaient alors d'aucune autorité pour les protéger et pour garantir que ces droits inaliénables soient appliqués. Sa critique tente de délimiter que le périmètre de l'application est restreint et qu'alors une contradiction émerge : si les droits de l'humain ne s'appliquent qu'à une partie de l'humanité, ils ne sont pas universels. Mais une autre critique des DDH peut être dressée, celle que Marx esquisse. Karl Marx défend que les droits de l'humain ne sont que des droits bourgeois - la bourgeoisie étant entendue comme la classe sociale dont les membres sont propriétaires des moyens de production. Il dessine le capitalisme comme le système dans lequel les bourgeois achètent aux prolétaires - ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre - leur force de travail. Cet accord est acté par un contrat de travail. Ces droits de l'hommes et du citoyens visent à garantir la liberté de tous. Les travailleurs sont donc libres. Marx explique que cette réalité n'est que formelle. Mais cette liberté, lorsqu'elle se heurte à la réalité, dévoile ses limites. La liberté réelle est limitée par les conditions matérielles d'existence des personnes. Marx explique alors que cet ensemble de liberté qu'on accorde aux êtres humains ne sont que des libertés formelles (pour ne pas dire illusoires). Si le bourgeois a la liberté de posséder pour exploiter, le prolétaire n'a la liberté que du choix de celui qui l'exploitera. Se dessine alors une dichotomie : la liberté formelle fait obstacle à la liberté réelle pour l'auteur. Ces libertés sont des leurres dont ne peuvent se saisir que celles et ceux dont les conditions matérielles d'existence le permettent. L'organisation sociale est donc préservée : la liberté réelle ne peut être assurée. Car pour Marx, c'est l'organisation sociale qui est à l'origine de cette privation de liberté réelle. Les droits de l'homme servent alors d'instrument de légitimation de l'ordre social. Ainsi, tant que le prisonnier se sent libre, il ne cherchera pas à s'évader de la prison : les droits de l'homme jouent le rôle de subterfuge pour Marx.
Arendt critique les droits de l'homme comme insuffisants : ils excluent un tas de personnes de leur champ d'application. Marx regarde ces droits avec plus de méfiance en ce qu'ils représentent à ces yeux l'assurance-vie du système qu'il fustige. Ces deux positions semblent s'inscrire dans le duel modération/radicalité. Marx dirait de la critique d'Arendt qu'elle aurait pour conséquence d'asservir plus de monde par le sentiment illusoire de liberté. Pour autant, la critique d'Arendt semble ne pas manquer de radicalité.

Sélim A. EAD philosophie.