Nous avons tous à l'esprit la réalité du malheur et de la détresse qui blesse à nos portes des milliers de réfugiés, ces nouveaux misérables fuyant les persécutions et la mort et qui sont pour nous, pour l'Europe, un tel sujet de honte. Je ne voudrais pas verser dans les facilités du pathos et les « glandes lacrymales » que dénonçait en son temps le vieux crocodile qu'était Victor Hugo, pourtant si habile à nous émouvoir, mais sans une telle indignation sans doute ne serions nous pas réunis aujourd'hui dans cette salle.
Puisqu'en cette affaire il sera question de droits, d'exil et de deuil, je voudrais ouvrir ma communication par un témoignage poignant, lu le 18 janvier 2017, il y a trois jours à peine, sur le site de la radio télévision belge :
« Son petit linceul blanc gît au sol dans un recoin du cimetière grec de Mytilène. Une fillette sans nom, noyée le 20 septembre et dont la famille n'a pu être retrouvée. Seuls quelques volontaires sont venus l'accompagner au terme du voyage qui devait la conduire en Europe.
Il y a là Effi Latsoudi, membre d'un collectif local de l'île de Lesbos, qui se bat pour offrir une inhumation digne aux noyés du périple migratoire. Mustafa, un interprète égyptien de l'ONG Pro Asyl, un réfugié irakien venu avec lui pour dire la prière des morts, et deux humanitaires de l'organisation Isra-raid, une Israélienne et une Palestinienne.
Et trois autres linceuls, ceux de deux femmes et un homme, qui n'ont pas non plus être identifiés. Par manque de place, la fillette, sept ans selon son acte de décès, sera finalement inhumée avec l'une des femmes qui était dans le même bateau ». Deux cadavres, la femme, l'enfant, noyées aux frontières de l'Europe, ensevelies ensemble en terre étrangère, dans une tombe anonyme – leur dernier refuge - non parce qu'ils étaient liés l'un à l'autre dans la vie, mais par manque de place. Ainsi que l'écrit Günther Anders dans ses Journaux de l'exil et du retour : « Mourir en étant totalement vaincu, dépourvu de valeur et dans un endroit qui n'est pas le bon n'est pas une bonne mort. On ne meurt vraiment que chez soi. »
La place du nom
Faire place aux morts, associer leurs noms par ce qui tenait les êtres ensemble de leur vivant, telle est l'intention qui présida, au contraire, à la disposition remarquable des noms écrits sur le mémorial du 11 septembre à Ground Zero. Les monuments aux morts érigés sur les places de nos mairies, les plaques commémoratives que nous trouvons au fronton des immeubles établissent la liste des soldats ou des victimes auxquels ils rendent hommage par ordre alphabétique ou par âge, mais là, sur les 75 panneaux de bronze qui entourent les deux bassins, ces cercueils à ciel ouvert creusés au lieu même où s'érigeaient les deux tours, 2973 noms ont été gravés selon le principe de « l'agencement significatif » (meaningfull agencies), aux effets puissamment émotionnels. Certaines dispositions obéissent à un caractère d'évidence : les pompiers aux côtés des pompiers, les policiers avec les policiers, unis ensemble les voyageurs qui se trouvaient à bord du même avion. Mais d'autres plus sophistiquées reflètent les amitiés, les relations familiales ou encore la façon dont ils ont trouvé la mort, tel Harry Ramos qui aida Victor Wald à descendre les escaliers de la Tour Nord et qui resta auprès de lui lorsqu'il ne lui fut plus possible d'avancer. Ensevelis ensemble, leurs deux noms figurent côte à côte. Pourrait-on trouver symbole plus tragiquement significatif de l'horreur de l'exil que la comparaison entre le placement de l'enfant aux côtés de la femme dans la tombe anonyme et la façon dont furent disposés les noms des victimes des attentats du 11 septembre à New-York ? Deux manières d'être côte à côte, deux dispositions, mais que tout différencie puisque la première célèbre et rend hommage aux personnes que leur nom désigne alors que la seconde ignore qui furent ces réfugiés, cette fillette-là, cette femme-là, réduits à des cadavres anonymes qui, dès les premiers jours de leur fuite, n'étaient déjà plus que des corps en errance, fuyant la mort.
Il y a quelque chose de saisissant et de puissamment évocateur dans cette affaire de nom et de sans-nom qui distingue la victime de l'attentat de la victime de l'exil lesquelles ont toutes deux en commun d'être les proies innocentes de la violence des hommes. Seule la seconde connaît cette dépossession de soi qui est liée à l'exode, lorsque les exigences de la survie vous font perdre votre maison, votre travail, le confort d'un environnement familier dans lequel chacun existe pour soi et pour les autres et au sein duquel il peut se réaliser, puis accompagnant ce départ la perte des droits civils et d'une identité reconnue pour n'être plus qu'un réfugié, un ombre, un être avec un nom peut-être mais qui ne dit plus rien à personne, « l'éternelle complainte des réfugiés, dont parle Hannah Arendt : « ici personne ne sait qui je suis. » Je ne connais qu'un seul être qui ait recherché délibérément cet anéantissement de soi, cet enfouissement volontaire de son nom pour être enseveli dans une tombe sur laquelle justement « On n'y lit aucun nom », c'est Jean Valjean, le héros des Misérables, qui aura connu tous les sacrifices pour accéder à l'ultime transfiguration et désappropriation de soi.
Mais nulle dimension mystique ni voie de salut dans cette errance où les réfugiés, nous rappelle Zygmunt Bauman « ne changent pas d'endroit ; ils perdent leur place sur Terre, ils sont catapultés dans un nulle part, dans les « non-lieux ».
Vivre est plus que survivre
L'exil des réfugiés qui fuient la mort est la condition d'êtres réduits à la survie, confrontés d'ores et déjà à une dépossession de leur humanité. Car l'humanité de l'homme tient d'abord à cela que ce n'est pas pour chacun d'entre nous une affaire de survivre simplement, mais de vivre et de vivre une vie digne d'être vécue. Cela même que l'hospitalité et l'accueil ont pour vocation d'accorder ou plutôt de restaurer, parce qu'il s'agit là d'un droit humain fondamental, reconnu par le droit humanitaire international, et que c'est un devoir, une obligation inconditionnelle d'y répondre. Voudrait-on donner une incarnation à cette déshumanisation de soi qui est le propre de l'être réduit aux confins de la survie, au bios que les Grecs distinguaient de zôé ? Voyez la condition des déportés dans les camps de concentration, telle que les grands écrivains de la littérature concentrationnaire, Primo Lévi ou encore Varlam Chalamov, la décrivent. Le froid, la faim qui dégradent l'homme au point de n'être plus qu'un corps en douleur, tout comme la torture qui, selon Jean Améry, produit cet effet-là également : « Même si l'on ne tient pas compte, écrit Primo Lévi dans Les naufragés et les rescapés, de la peine, des coups, du froid, des maladies, il est nécessaire de rappeler que la ration alimentaire était sans conteste insuffisante même pour le prisonnier le plus sobre : les réserves physiologiques de l'organisme épuisées en deux ou trois mois, la mort par la faim, ou par les maladies consécutives à la faim, était le destin normal du prisonnier. On ne pouvait y échapper que grâce à un surplus alimentaire, et pour obtenir celui-ci un privilège, grand ou petit, était indispensable ; autrement dit, un moyen octroyé ou conquis, dû à la ruse ou à la violence, licite ou illicite, de s'élever au-dessus de la norme. » Ce que Primo Lévi décrit dans cette lutte pour la survie, c'est le processus de dégradation morale qu'elle engendre et qui ne tient pas tant à perversité de certains individus – « les privilégiés », qui ont survécu – qu'à la situation et à l'institution concentrationnaire elle-même. « Toute victime est digne d'être pleurée, tout rescapé est à aider et à plaindre, mais leurs comportements ne sont pas tous à proposer en exemple ».
La leçon à tirer de ces tragiques expériences du passé serait de savoir comment empêcher que de telles dégradations, physiques et morales, de l'être humain se reproduisent : « De ce monde concentrationnaire quelle part est morte et ne reviendra plus, comme l'esclavage et le code du du duel ? Quelle part est revenue ou est en train de revenir ? Que peut faire chacun d'entre nous pour que, dans ce monde gros de menaces, celle-ci au moins se révèle vaine ? » Ce ne sont pas seulement les massacres de masse commis en Yougoslavie ou au Rwanda, en Syrie aujourd'hui, qui constituent une atroce répétition du passé. La condition des réfugiés, fuyant la mort, parqués aux portes de l'Europe, en proie à la faim, au froid, à l'humiliation, à la lutte pour la survie dans des conditions de dénuement extrême – je ne parle pas des migrants qui se noient par milliers en Méditerranée – apparaît ce retour de l'expérience concentrationnaire dont il s'agissait pourtant de se prémunir. Ils ont pourtant des droits reconnus, un titre juridique à faire valoir : le droit d'asile. Individuellement, oui, et dans des cas exceptionnels – Einstein, Soljenitsyne en son temps, l'exilé soviétique le plus célèbre de son temps, Stefan Zweig qui ne satisfaisait pas de son statut et qui, désespéré de voir le monde de la civilisation s'effondrer, se donnera la mort au Brésil - mais comment faire lorsqu'on assiste à des mouvements de masse, à des cohortes de réfugiés miséreux qui se pressent par dizaines de milliers à nos frontières comme des « zombies » - l'image est de Bauman – avec leur identité fantomatique ?
Les Droits de l'homme et la vie nue
En quoi les politiques contemporaines échappent-elles à ce que Hannah Arendt dénonçait à propos du traitement des apatrides au lendemain de la Première Guerre mondiale : « L'Etat-nation, incapable de fournir une loi à ceux qui avaient perdu la protection d'un gouvernement national, remit le problème entre les mains de la police ». En quoi les Droits de l'homme protègent-ils mieux aujourd'hui les réfugiés qu'au temps où elle pouvait écrire : « Après tout, les Droits de l'homme avaient été définis comme “inaliénables” parce qu'ils étaient supposés indépendants de tout gouvernement ; or, il s'est révélé qu'au moment où les êtres humains se retrouvaient sans gouvernement propre et qu'ils devaient se rabattre sur leurs droits minimums, il ne se trouvait ni autorité pour les protéger ni institution prête à les garantir. » « Les Droits de l'homme, ajoute-t-elle, en principe inaliénables, se sont révélés impossibles à faire respecter – même dans les pays où la constitution se fondait sur eux – chaque fois que sont apparus des gens qui n'étaient plus citoyens d'un Etat souverain. » Nulle part n'apparaissait plus clairement l'ambiguïté de l'Etat, tout à la fois protecteur des droits des nationaux et source d'exclusion pour ceux qui ne le sont pas auxquels les Droits de l'homme n'offraient aucune garantie suffisante. On le voit aujourd'hui encore. Réduits à l'abstraction d'une essence humaine générale, dotés de droits inaliénables, universels certes mais que nul Etat ne se sent en devoir de garantir – tout le problème, on le sait depuis Hobbes, est de garantir les droits humains - les réfugiés se trouvent en réalité exposés au pires dangers, repoussés hors de frontières territoriales désormais protégées par des murs. Sans communauté d'appartenance ni communauté d'accueil, sans lieu, ni résidence, ramenés à l'errance de corps en mal de survie ou parqués dans des hyperghettos où l'éphémère se fige. Cette situation n'est pas liée à un défaut de civilisation, à un retour à la barbarie, mais à l'universalisation d'un modèle politique, l'Etat-nation, consubstantiel à la civilisation elle-même : « Le drame, écrit Hannah Arendt, c'est que cette catastrophe n'est pas née d'un manque de civilisation, d'un état arriéré, ou tout simplement de la tyrannie, mais qu'elle était au contraire inéluctable, parce qu'il n'y avait plus un seul endroit “non civilisé” sur terre, parce que bon gré mal gré nous avons vraiment commencé à vivre dans un Monde Un. Seule une humanité complètement organisée pouvait faire que la perte de la patrie et de statut politique revienne à être expulsé de l'humanité entière ». Et s'il en était et continue d'être, c'est que l'appartenance à l'humanité et la garantie des droits qui en est inséparable, est liée à la citoyenneté, et non, comme aux temps anciens, à l'inscription dans un monde créé par Dieu dans lequel tous les hommes sont frères, sans distinction de citoyenneté : « Les hommes dans cette société nouvelle, émancipée et laïcisée, ne pouvait plus être sûrs de ces droits sociaux et humains qui, jusque là, étaient demeurés hors de l'ordre politique et n'étaient garantis ni par le gouvernement ni par la constitution, mais par des forces sociales spirituelles et religieuses. » En témoigne la règle d'hospitalité aveugle instaurée à la Trappe par l'abbé Rancé – nous sommes au XVIIe siècle - que Chateaubriand rappelle en ces termes : « L'hospitalité changea de nature ; elle devint purement évangélique : on ne demanda plus aux étrangers qui ils étaient ni d'où ils venaient ; ils entraient inconnus à l'hospice et en sortaient inconnus, il leur suffisait d'être hommes ; l'égalité primitive était remise en honneur ».
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De cet accueil de l'étranger, la réception de Jean Valjean par Myriel Bienvenu, dans Les Misérables, sera une admirable illustration. L'ancien forçat, nouvellement libéré après dix-neuf années passées au bagne – au départ, pour le vol d'un simple morceau de pain - vient d'être rejeté par les aubergistes de la ville ; les chiens même l'ont chassé de la niche où il avait trouvé refuge. Sur les conseils d'un passant, il frappe à la porte de l'évêque, auquel il déclare avec un ton presque de défi : « Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf ans au bagne ». Après le récit de son histoire, des rejets qu'il vient de subir, après la demande qu'il formule : « Voulez-vous que je reste ? » vient cette réponse, sublime de simplicité : « Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus. » Stupéfait, Valjean croit à un malentendu : « L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table – Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suis un galérien ? Un forçat. Je viens des galères […] Voilà ! Tout le monde m'a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? Avez-vous une écurie ? » Et de nouveau, comme dans un surenchérissement : « Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcôve. » Tel était l'esprit de l'hospitalité évangélique qui a disparu, non pas du fait de la mort de Dieu, mais de l'universalisation du modèle de l'Etat-nation et de la limitation de droits garantis aux seuls citoyens. Qu'il y ait là une injustice suprême on le voit à ceci que la garantie de ces droits par l'Etat est lié au seul hasard de la naissance et qu'on ne voit pas comment un tel hasard pourrait servir de légitimation suffisante. Comme l'écrit John Rawls – et c'est un principe fondamental de sa Théorie de la justice: « Personne ne mérite ses capacités naturelles supérieures ni un point de départ plus favorable dans la société ». De fait, quel mérite avons-nous d'être né dans une société qui nous garantit les droits à l'éducation, à la santé, à un exercice équitable de la justice, etc, et quel mérite pourrait bien expliquer qu'on s'en trouve privé du fait du seul hasard de la naissance ? Ainsi que l'observe Giorgo Agamben, l'Etat-nation est un Etat qui fait de la « nativité de la naissance […] le fondement de sa souveraineté » et, ajoutons, du bénéfice et de la garantie des droits.
Mais ce qui est hasard de la naissance peut aussi être dû à des événements historiques, non moins contingents, où se révélera ce qui est le propre de la condition de l'homme privé de sa nationalité d'origine, à savoir sa profonde et angoissante vulnérabilité.
Il n'est nullement nécessaire de se trouver dans les conditions de dénuement les plus extrêmes, comparables à celles que subissent les réfugiés qui jalonnent nos routes, pour faire l'épreuve de cette vulnérabilité. Au moment de l'Anschluss, elle n'épargna pas un homme aussi établi et cosmopolite qu'était Stefan Zweig – à l'époque son œuvre avait déjà été traduite dans le monde entier et jusqu'à présent, il s'était partout senti chez lui. Voici, cependant, le témoignage qu'il nous livre dans son livre autobiographique, écrit en 1939 alors qu'il était exilé à New-York, Le monde d'hier :
« La chute de l'Autriche produisit dans ma vie privée un changement que je crus d'abord sans conséquence et que je considérai comme purement formel : je perdis par là mon passeport autrichien et je dus solliciter du gouvernement anglais, pour le remplacer, une de feuille papier blanc – un passeport d'apatride. Souvent, dans mes rêves de cosmopolite, je m'étais secrètement représenté combien il devait être délicieux et, à vrai dire conforme à mes sentiments les plus intimes, de n'avoir d'obligations envers aucun pays et, de ce fait, d'appartenir indistinctement à tous. Mais une fois de plus je dus reconnaître combien notre imagination humaine est insuffisante et que l'on ne comprend vraiment les sentiments les plus importants, justement, que quand on les a éprouvés soi-même […] Du jour au lendemain, j'étais descendu d'un nouveau degré. Hier encore, hôte étranger et en quelque sorte gentleman qui dépensait ses revenus internationaux et payait ses impôts ici, j'étais devenu un immigrant, un refugee. De plus, je devais désormais solliciter spécialement chaque visa étranger à apposer sur cette feuille blanche, car dans tous les pays on se montrait méfiant à l'égard de cette “sorte” de gens à laquelle soudain j'appartenais, de ces gens sans-droits, sans patrie, qu'on ne pouvait pas , au besoin, éloigner et renvoyer chez eux comme les autres, s'ils devaient importuns et restaient trop longtemps. Et j'étais forcé de me souvenir sans cesse de ce que m'avait dit des années plus tôt un exilé russe : “Autrefois, l'homme n'avait qu'un corps et une âme. Aujourd'hui, il lui faut en plus un passeport, sinon il n'est pas traité comme un homme.” » Au terme d'un impossible exil, désespéré de voir disparaître le nobles principes et la grandeur de la civilisation européenne qui était comme la substance de son être, Stefan Zweig se donnera la mort à Petropolis au Brésil, le 22 février 1942, laissant pour note d'adieu ces quelques mots : « Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j'éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m'a procuré, ainsi qu'à mon travail, un repos si amical et si hospitalier. De jour en jour, j'ai appris à l'aimer davantage et nulle part ailleurs, je n'aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l'Europe, s'est détruite elle-même.
Mais à soixante ans passés, il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d'errance. Aussi je pense qu'il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l'aurore après la longue nuit. Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »
La désolation de l'exil, l'éloignement de la civilisation qui conduit jusqu'au désespoir, avait déjà été vécue près de vingt siècles auparavant par l'un des plus grands poètes de son temps, Ovide, que l'empereur Auguste avait chassé de Rome et confiné aux frontières de l'Empire sur le Pont-Euxin. Mais plus que la nostalgie de son ancienne vie - « Je gis, épuisé, parmi les peuples et dans les contrées les plus reculées de la terre, et, dans mon mal, le souvenir de tout ce que j'ai perdu me hante » - plus que ces pénibles souvenirs la cause suprême de son angoisse était d'être enterré dans une terre étrangère sans personne pour le pleurer : « Cette tête que nul ne pleurera, c'est une terre barbare qui la recouvrira ». « On ne meurt vraiment que chez soi », note Günther Anders. Nous retrouvons cette question de l'ensevelissement en terre étrangère – je la trouve très profonde, bien que jamais évoquée à propos des réfugiés ou des migrants, voire des terroristes (songez à l'offense symbolique que représente le corps de Ben Laden jeté sans sépulture dans la mer) - mais surtout du deuil, de l'immense signification politique qu'il convient de lui accorder, la distinction entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent selon qu'elles seront ou non pleurées, dans l'œuvre de la philosophe américaine, Judith Butler.
La signification politique du deuil
J'ai ouvert ma communication avec cette question du deuil, de la mort en terre étrangère que personne ne pleure, de ces vies qui ne comptent pas – sauf pour les quelques personnes qui ont le beau geste de venir assister à leur enterrement et réciter quelques prières sur leur tombe, cela est très beau et hautement significatif – je voudrais donc, avant de conclure, insister sur ces expressions de suprême anéantissement et négation de l'humanité que constitue l'absence de deuil, la condition de ceux et celles que Butler appelle les « sans deuil ». Dans son ouvrage Qu'est-ce qu'une vie bonne ? elle pose la question biopolitique fondamentale qui plus qu'aucune autre est appropriée à l'exil des réfugiés, ces parias jetés dans le désert d'un non monde sans-droits garantis : « Y a-t-il des genres de vie qu'on considère comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d'avance, avant même toute forme de destruction et d'abandon.
Il va de soi qu'une telle question se pose de manière particulièrement aiguë pour quiconque se perçoit comme une sorte d'être dont on pourrait faire l'économie, une personne qui sait, à un niveau affectif ou corporel, que sa vie n'est pas digne de soin, de protection et de valeur. Cette personne sait bien que sa disparition ne correspondra à aucun deuil et elle vit donc au présent l'hypothèse suivante : “personne ne me pleurera après ma mort ». S'il apparaît que je n'ai aucune certitude de jouir d'une nourriture ou d'un abri ou qu'aucun réseau social ni aucune institution ne viendront me secourir si je m'effondre, je commence alors à faire partie des sans-deuil. » On comprends dès lors la type de résistance que signifie le fait de pleurer les sans-deuil et avant d'avoir à les pleurer, le fait de leur porter secours et assistance ou s'ils meurent d'assister à leur ensevelissement et de dire des prières qui les confieront enfin à un repos plus clément. Le type de résistance que signifie le fait d'organiser des journées comme celles-ci qui donnent vie et corps, images et noms, aux sans-deuil. Pour finir, je voudrais porter à votre attention le projet « I am with them » mené depuis août dernier par la photographe française Anne A-R, à la suite de la mort de migrants, asphyxiés dans la remorque d'un camion frigorifique en Autriche. « Pendant 24 heures, les média ont dit qu'il y avait entre 20 et 70 morts. Cette approximation m'était insupportable. Comme s'il n'y avait aucune différence entre 20 et 70 », raconte-t-elle. Ce n'est pas le nombre qui compte – la mort est toujours la même. L'insupportable tenait à l'indifférenciation des personnes auxquelles elle prête aujourd'hui un visage et une identité : « Je me suis dit qu'à un moment il fallait les regarder un par un ». Vous pouvez suivre son travail sur sa page Facebook « I am with them ». Après tout, c'est aussi ce travail que fait l'institut Yad Vashem à Jérusalem et c'est aussi le sens du Mémorial dressé par le journal Le Monde aux 130 victimes des attentats du 13-novembre. Chacune a fait l'objet d'un portrait qui lui donne un visage et les traits saillants d'une personnalité unique, racontée par ceux qui le connaissaient et les aimaient.
S'il est un espoir de salut et de consolation dans cet océan de tristesse - « Commençons par l'immense pitié » demandait Hugo - il vient de personnes, telle Anne, issues de la société civile, d'Effi et de Mustafa venus veiller les corps anonymes de la femme et de la fillette ensevelis côte à côte dans ce cimetière de Mytilène sur l'île de Lesbos, de ces humanitaires et membres d'association qui, sur terre sur mer, viennent porter assistance et secours à ceux qui sont dans le besoin et la détresse, réfugiés ou migrants sans distinction. Mais des Etats et de l'Europe, à l'exception notable de quelques gouvernants mais reculant déjà devant leur audace, il y a hélas peu à attendre sinon la capacité toujours inventive de dresser des frontières, d'ériger des murs ou, à défaut, de refouler hors du monde le peuple des parias qui menace de nous envahir, du moins est-ce la prudence inhospitalière qui anime les réalistes au pouvoir, « ces grands fous sérieux qu'on appelle complaisamment les sages », selon le mot de Victor Hugo.
Je vous remercie de votre attention.
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