Je remercie infiniment Jérôme Blutel, étudiant en philosophie au Sepad de l'université de Reims et sinologue averti, de nous avoir offert cette analyse de la culture chinoise de la liberté.
La lecture de On Liberty, de J.S. Mill, ainsi que le cours de M. Terestchenko sur le libéralisme politique, m’a conduit à interroger la culture chinoise sur la liberté. A travers sa langue déjà, et l’apparition du mot et du concept au XIXe siècle, précisément avec la traduction par Yan Fu du texte de Mill. Comprendre cette genèse est important si l’on veut lire correctement la politique de la République Populaire de Chine, et plus largement le monde sinisé. C’est aussi important pour ne pas s’y cantonner : il faut aller à rebours pour voir ce qui, dans l’histoire chinoise, s’est exprimé dans le silence. Ce que nous pensons avec le mot liberté, je me permettrai d’en user afin de donner un sens plus restreint à certaines expériences de la pensée chinoise.
Aujourd’hui plus que jamais, avec l’inquiétude grandissante de l’Occident face au corsetage de la société civile par Xi Jinping, il semble opportun de faire se réfléchir les libertés. La sortie en français de Tianxia, tout sous un même ciel, par Zhao Tingyang, est aussi une occasion pour éclairer ce que je me propose de développer, en gardant à l’esprit qu’une position prudente et critique est nécessaire, sur l’interprétation de certains textes classiques, comme sur certaines données historiques.
I. Eleuthéria, Libertas et Freiheit
J’aimerais commencer en rappelant d’où notre chère liberté nous est venue, et ce qu’elle signifie. Se sont condensés dans ce terme des siècles de traductions, de mutations, d’apports et d’idées philosophiques.
Pour rester dans la tradition, on ne peut pas échapper à l’éleutheria ἐλευθερία des Grecs : l’étymologie classique renvoie à la racine grecque ελευθ- « aller où bon vous semble » (το εθειν οπου ερα).
Cette signification pose la liberté dans le champ politique, puisqu’est ἐλεύθερος, libre, celui qui n’est pas esclave mais maître, et va où il veut. Des recherches plus récentes, notamment celles de Benveniste, ont lié ce mot à la racine leudh- qui signifie « croître, se développer ». Cette même racine aurait donné l’allemand Leute, gens. Ainsi la liberté ne serait pas seulement une « non contrainte » de mouvement ou d’action, mais la capacité de croître jusqu’au faîte de ses possibilités (donnée par une communauté génique). Liberi, « les enfants » (légitimes) provient de la même racine et nous donne libertas, traduction latine d’ἐλευθερία. Mais pour croître à son faîte il est parfois nécessaire d’installer un tuteur, d’où la conception latine d’une liberté « verticale ». Celle ci ne semble possible qu’au sein d’une structure hiérarchique ordonnée. Pour éclairer la distinction de deux types de liberté, verticale et horizontale, je vous cite ce passage de Penser entre les langues, d’Heinz Wismann :
« La liberté, au sens étymologique, participe en français de la relation du pater familias à ses fils ; on n’est libre que dans la mesure où le père nous protège. Le terme allemand Freiheit provient du lien d’amitié noué entre les frères qui, en cas de guerre, s’enchainaient et se ruaient ainsi sur les légions romaines. Chacun était le garant de l’autre, mais tous signifiaient aussi par cet enchainement leur refus de l’esclavage auquel les aurait voué inévitablement leur défaite. L’univers des frères renvoie quant à lui à l’éleuthéria (…) ; il est donc plutôt démocratique, horizontal. Le mode de la constitution de la confrérie qui n’est pas native implique la possibilité d’une autre voie que celle offerte par l’alternative suivante : soit être père soi-même (investi de l’autorité), soit rester enfant (soumis à l’autorité). » [p. 50]
Je précise que si Wismann rapproche ici le terme Freiheit de l’éleuthéria, c’est pour une similitude qui n’est pas d’ordre linguistique. Freiheit comme freedom, a une autre racine. C’est l’adjectif indo-européen priyos qui décrit ce lien « fraternel » entre « siens » et « chers », le même qui donne Freundschaft et friendship. Freiheit ne renvoie pas nécessairement à une communauté génique, ce qui est le cas du grec et du latin, il serait donc plus inclusif qu’exclusif.
Ces lignes sont, il me semble, d’une importance capitale pour comprendre les tensions dynamiques de notre liberté, mais aussi comment la Chine se situe par rapport à elles. Même si les mots employés aujourd’hui, en Europe, viennent pour beaucoup du latin avec sa conception verticale, des rencontres sémantiques ont infusé le mot de liberté. Si bien que Hobbes pouvait déjà écrire : « et in monarchia, subditi sunt multi tudo, et, quamquam paradoxum sit, rex est populus » (et dans la monarchie, les sujets sont la multitude, et, bien que ce soit un paradoxe, le roi est le peuple), où les deux perspectives semblent se mêler, avec en arrière plan l’idée directrice d’une certaine justice, d’un ordre juste.
Mais la justice est-elle la liberté, ou la liberté est-elle d’agir justement ? Est-il juste d’être libre, ou est-on libre d’être juste ?
II. Questions chinoises : construction de l’orthodoxie confucéenne
Ce sont des interrogations similaires qui ont travaillé les penseurs de la Chine antique : Mencius, à la suite de Confucius, pense qu’il est dans la nature de l’homme d’agir bien, autant que l’eau de couler vers le bas. Si l’eau gicle vers le haut, c’est qu’elle y a été contrainte par pression, il en est de même pour l’homme qui fait le mal. Xunzi pense au contraire que la nature de l’homme est mauvaise (性惡 xing’e) et qu’il convient de rectifier sa nature par la culture et les rites.
Mencius autant que Xunzi sont classés parmi les confucéens. Il faut comprendre qu’à l’époque troublée de Confucius, dans le souvenir de la paix des Zhou, le penseur a voulu systématiser les rites de ces derniers. Les appliquant au Tianxia 天下, à l’ensemble du monde connu (littéralement « (tout ce qui est) sous le ciel »), il universalise un type de rapport qui ordonnera la politique comme la pensée, la pensée restant pour l’essentiel politique (et la politique… « pratique »).
Voici ce que répond Confucius à un duc du royaume de Qi, qui l’interroge sur l’art politique : « 孔子對曰:君君,臣臣,父父,子子。 » 論語, XII, 11 (« maître Kong répondit : que le seigneur agisse en seigneur, le vassal agira en vassal, comme lorsque le père agit en père, le fils agit en fils » Entretiens, XII, 11 ; il s’agit en fait -dans la réponse- d’une série de 4 caractères doublés, le premier de chaque paire a valeur substantive, le second verbale, les connecteurs logiques rendus dans la traduction viennent du rythme et du parallélisme). Plus loin il affirme : « 政者正也,子帥以正,孰敢不正。», XII, 17 (« le gouvernement, c’est la droiture, si vous commandez avec droiture, qui oserait ne pas être droit ? »).
La hiérarchie, par un système de filiation extrêmement élaboré et des rites associés, va s’inspirer du modèle familial pour l’étendre au pays :
« 子曰:能以禮讓為國乎,何有 ?不能以禮讓為國,如禮何 。» IV, 13 (« le maître dit : on peut bâtir un pays grâce aux rites et à l’humilité, n’est-il pas ? Ne pourrait-on pas bâtir un pays grâce aux rites et à l’humilité, qu’ils ne serviraient à rien. »).
Le pouvoir va descendre de l’empereur jusqu’aux vassaux les plus inférieurs du système, sans qu’il y ait d’esclaves à proprement parler. C’est déjà là une raison pour laquelle le mot même de « liberté » n’a pas d’équivalent dans la langue chinoise classique. Puisque nul homme n’était esclave d’un autre, et nul homme libre de ne pas obéir aux rites (le seigneur non plus, ni l’empereur plus tard, dépendant des rites et du Ciel). Il n’existe que des rapports 君 / 臣 (seigneur-souverain / serviteur-vassal), sur le modèle du rapport 父 / 子 (père / fils) qui s’enchâssent du Ciel (天) jusqu’à la Terre (地). Il n’y a pas de classe exclue du système de la justice (義), tout doit avoir sa place dans l’ordre cosmico-politique. Les titres-fonctions, à l’image de ceux du réseau familial, sont très nombreux. Ils ont une forte valeur normative (le ming « nom, nommer » donnera chez les confucéens la doctrine dite 正名 zhengming, « rectification des noms »).
Il faut ajouter ici que la vertu confucéenne par excellence est 仁 ren, ou vertu d’humanité : la clé sémantique est celle de l’homme, à gauche, avec le chiffre deux à droite, qui a aussi une valeur sémantique et non phonétique (deux se prononce er, et 仁 ren est homonyme de 人 ren, homme). C’est à dire qu’il n’y a d’humanité que dans le lien social. L’homme confucéen est l’homo sociabilis, et la société est familiale (le modèle de référence est patriarcal, vertical : l’ascendance du père sur le fils, du frère ainé sur le cadet, de l’homme sur la femme). Ce lien est sacré, faisant dire à Confucius, quand le duc de She déclare la droiture de son clan telle que, si un père vole un mouton son fils témoignera contre lui : « 吾黨之直者異於是,父為子隱,子為父隱,直在其中矣。» XIII, 18 (« dans mon clan, la droiture est différente, le père dissimule son fils, et le fils dissimule son père : c’est ici que réside la droiture. »). Est juste, avant tout, la protection des liens socio-familiaux : d’où la « piété filiale » chinoise.
Les premiers siècles de l’empire voient s’hybrider la pensée confucéenne avec un système légal dur, hérité des Légistes et d’une conception humaine de Xunzi quasi hobbesienne. Honte et peur se mêlent dans la régulation des conduites. La pensée taoïste joue également un rôle de premier plan, et a pu aider à construire quelques ponts avec notre conception de la liberté. Mais il n’est de « liberté » que dans le respect absolu des rites, et aussi avec le taoïsme, dans la maîtrise / lâcher-prise du corps (du sien comme des autres).
III. Rencontre
A la fin du XIXe siècle, alors que les puissances occidentales se disputent le contrôle commercial de la Chine, la dynastie des Qing est à bout de souffle. Les lettrés chinois se désolent de la décadence et de l’impuissance du pays. Certains, voyageant en Europe, pensent qu’il faut aller plus loin que la fameuse maxime des réformateurs : « 中學為體,西學為用 » (« les enseignements chinois pour essence/pour corps, et les enseignements occidentaux pour la pratique »), faisant référence à la supériorité technique de l’Occident et celle chinoise, culturelle et morale.
C’est ainsi que Yan Fu, après un séjour en Angleterre, vient à se persuader que des réformes plus profondes, d’ordre culturel, sont nécessaires en Chine. Il traduit un nombre considérable d’oeuvres philosophiques et scientifiques européennes, les faisant découvrir à la Chine qui n’avait accès alors qu’à des succédanés. L’un de ces textes était On Liberty de John Stuart Mill. Jusqu’à ce moment, pour traduire ce concept les intellectuels chinois avaient recours au mot « 里勃而特 » libo’er’te, soit un équivalent phonétique sans aucun sens. Puisant dans le corpus classique, Yan Fu va trouver ce qu’il pense être un équivalent, et créé le terme aujourd’hui employé dans l’usage courant pour traduire liberté : 自由 ziyou.
A l’origine les caractères exactes qu’il employa furent 自繇, le second étant une variante de 由, avec le même sens. 自 signifie « soi », « soi-même » et 由 « cause, raison, de, par », ce qui se traduirait littéralement en français par «(être / ce qui est) sa propre cause ». Cette traduction se rapproche des latins ex se, ou même causa sui. Il a cependant conscience de l’insuffisance de cette traduction, notamment pour ce qu’évoque 自由 ziyou à l’esprit sinisé :
« 中文自繇,常含放誕,恣睢,無忌憚諸劣義。» (« le ziyou chinois contient ordinairement (le sens de) licence gratuite, d’arbitraire, sans respect ni crainte de faire le mal ou le juste »). Un équivalent de ce sens peut être rendu en français par « ni foi ni loi ». Je trouve intéressante cette comparaison puisqu’en Occident la religion, la « foi », a longtemps constitué la bride garantissant le respect de la justice. Or, rien de tel en Chine si ce ne sont ces fameux liens et rites associés, sacralisant la société et son « bon ordre ».
Pour régler ce problème de traduction, puisque Yan Fu vit bien sûr un tout autre sens de liberté à la lecture de Mill, il titra sa traduction « 群己權界 » qunji quanjie, littéralement « les frontières ( 界 ) des droits ( 權 ) entre soi-même ( 己 ) et les autres ( 群 ) ». Cependant les traductions ultérieures, et celles faisant référence aujourd’hui, titrent : « 論自由 » lun ziyou , traduction - aujourd’hui - littérale de On Liberty.
Des penseurs de la première moitié du XIXe siècle utiliseront ce concept et le feront fructifier jusqu’aux « Lumières Chinoises » (五四運動 mouvements du 4 mai -1919- ), puis jusque la révolution de 1949. Cependant l’individualisme qui semblait aller de pair avec cette nouvelle notion de liberté, si elle prit notamment dans une partie de la jeunesse républicaine et communiste, eut du mal à s’imprimer véritablement dans la culture. Un passage de Mill, au chapitre Of Individuality, n’a pu que faire écho et impressionner Yan Fu à sa lecture : « whatever is not a duty is a sin » (tout ce qui n’est pas un devoir est un péché/crime). La critique que Mill fait de cette maxime « calviniste » n’a pu que « réveiller » Yan Fu « de son sommeil dogmatique » confucéen. Et à lui de faire des liens avec la pensée taoïste du 無為 wuwei, souvent mal traduit par « non-agir ». Il s’agit en fait d’un « non-intervenir », voire d’un « agir selon le cours des choses, selon le Dao ». En d’autres termes : ne pas contrarier le développement naturel des choses. La métaphore de Mill « … just as many have thought that trees are a much finer thing when clipped into pollards, or cut out in figure of animals , than as nature made them »(«… comme autant ont cru que les arbres étaient bien meilleurs taillés (…) plutôt que tels que la nature les fit ») n’a pu qu’évoquer les ressources de la pensée taoïste chinoise. Celle-ci a été un refuge pour les intellectuels désirant une certaine « liberté » au sein de la société traditionnelle chinoise, un refuge. Au delà de la police rituelle, qui finit par revenir « en-decà ». Développer cette pensée et sa finesse serait trop long ici, et ce n’est pas le sujet, même s’il y a de profondes divergences et nuances avec les parallèles qui peuvent être faits. Car les écrits du « libéralisme » politique ont du immanquablement évoquer à l’esprit de Yan Fu, et des autres intellectuels chinois ce passage du DaoDe Jing ( 道德經 ) :
« 我無為而民自化 / 我好靜而民自正 / 我無事而民自富 / 我無欲而民自樸 », LVII, 133 (« je n’interviens pas et le peuple change de lui-même, j’aime la tranquillité et le peuple se corrige de lui-même, je n’interviens pas dans leurs affaires et le peuple s’enrichit de lui-même, je suis sans désir et le peuple se rend simple de lui-même »)
On sent clairement les possibles affinités des deux pensées au sein de ce passage, tout autant que les tensions pouvant les tenir à distance. Le taoïsme, s’il n’a pas conceptualisé la liberté comme telle, en a au moins offert l’expérience. Autant intellectuelle que physique, et spirituelle (la non conceptualisation est une richesse, quand celle ci permet de lire dans une expérience, la confusion de ce que nous pouvons séparer au sein même de notre liberté : politique, psychologique, métaphysique ).
Cependant, l’individualisme est difficilement miscible avec la pensée politique chinoise. Même si elle a été abondamment traitée au XIXe siècle, avec Hu Shi par exemple, et qu’elle entraînera des mutations profondes dans la vie culturelle chinoise. Elle aura en fait plus de succès à l’échelle de la nation, de la société plutôt que de l’individu. La RPC et le traumatisme de la révolution culturel ne feront qu’accentuer ce manque de sens attaché à l’individu en soi, et donc à la liberté individuelle. Ce qui fait dire à Zhao Tingyang :
« Depuis le “mouvement du 4 mai” de 1919, des critiques considèrent que la culture chinoise s’oppose à la liberté et aux droits de l’individu.(…) La réalité est que faute de prendre l’individu comme unité politique, le problème de la liberté individuelle n’était pas posé. Il n’y avait pas d’opposition. » p. 298, note 12.
Même si ce dernier souhaite construire une théorie politique soucieuse de l’individu, on sent qu’il peine à sortir de l’ancienne trinité 天下-国-家 (Tianxia / monde - nation / Etat - famille) analysée par l’auteur. La « Nouvelle Démocratie » (« 新民主主义 ») est une « dictature démocratique du peuple / populaire » (« 人民民主专政 »), mots de Mao qui reprend le vocabulaire bolchevik. Si les termes du vocabulaire démocratique sont aujourd’hui soigneusement contrôlés, et souvent évités, c’est qu’un propos de Mao dirige encore toute la politique du pays : « 有利于团结全国各族人民,而不是分裂人民 » (du seul moyen de juger ce qui, politiquement, est bon : « ce qui est profitable à l’unité des peuple du pays -différentes ethnies -, et ce qui ne divise pas le peuple », « 关于正解处理人民内部矛盾的问题 » Sur les problèmes du traitement correct des contradictions internes du peuple ). Et ce propos vient s’insérer parfaitement dans la pratique culturelle chinoise.
Aujourd'hui, le mariage d’un consumérisme croissant hybridé au nouvel « empire » chinois communiste, jongle avec une liberté dont les contours restent fuyants. L’individu économique est fort, mais reste flou au sein de la famille et de l’état. Avec la censure et l’auto-censure - historique depuis les Légistes -, les individus et l’état s’emploient tous au même jeu. Celui de la fameuse stratégie chinoise : pas tant remporter que contrôler, dominer l’autre sans même que le joug soit perceptible. Au moins jusqu’au moment où l’ordre installé est menacé. 自由 ziyou dans son étymologie même est lié à l’individualité, or la seule unité indivisible reste la société (jusqu’au 天下 Tianxia de Zhao Tingyang). Peut-on légitimement parler d’une société libre sans liberté individuelle claire ? Sans individu ? Lorsque se confondent égoïsme et individualisme ? Il n’y a qu’à regarder les visages peints par Yue Minjun, leurs sourires standardisés produits à la chaîne. Le même rictus d’un ego sans personne.
Il est clair que la liberté chinoise est la liberté d’agir justement, le juste étant l’idéal confucéen d’une société ordonnée et donc pacifiée. Une liberté contrainte, mais tout autrement que la contrainte rousseauiste.
Est juste l’unité ; est absolument libre tout ce qui achève et maintient cette unité.
Une telle conception peut être attrayante, surtout dans cette période de mondialisation et d’instabilité « culturelle », des valeurs. Mais je me pose la question suivante : la société, fut-elle chinoise, fut-elle mondiale, peut-elle être à l’abri du même « effondrement » moral qu’expérimenta Mill à ses vingt ans ? Cette mort ou écroulement intérieur, que nous décrit si bien M. Terestchenko dans son dernier livre, peut-elle être celle d’une société entière ?
Peut-être que ce qui est absolument libre, ayant pour fin l’unité, est la pensée incarnée et son mouvement de va et vient, si chère au taoïstes. Au moins aussi chère que notre liberté. L’expérience incontrôlée d’une vie, et seulement ainsi maîtrisable, sans être contrôlable. Un concept de liberté qu’il resterait à créer.
J’aimerais conclure ici, en vous partageant ces belles lignes de S. Zweig, citées par M. Terestchenko dans Ce bien qui fait mal à l’âme. Elles me semblent, quelque part, à propos.
« Je commence à me rendre compte qu’une véritable sympathie n’a rien de commun avec un courant électrique qu’on met et qu’on enlève à volonté et que le fait de s’occuper du sort d’autrui vous enlève un peu de votre liberté. »(p. 210)
Ressources bibliographiques
Billeter Jean-François, Chine trois fois muette, éd. Allia, 2000.
Cheng Anne, Histoire de la pensée chinoise, éd. du Seuil, 1997.
Mayfair Mey-hui Yang, dir, Chinese Religiosities : Afflictions of Modernity and State Formation, University of California Press, 2008.
Mill John Stuart, On Liberty, Penguin Books, 1859, rééd. 1985.
Terestchenko Michel, Ce bien qui fait mal à l'âme, la littérature comme expérience morale, éd. Don Quichotte, 2018.
Romano Claude, Eleutheria, in Vocabulaire européen des philosophies, éd du Seuil / Dict. du Robert, 2014.
Wismann Heinz, Penser entre les langues, Flammarion, 2012, rééd. 2014.
Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, éd. du Cerf, 2018.
Ressources chinoises
Je ne préfère pas donner de traductions en références. Le mieux est de privilégier les éditions bilingues et commentées, et la confrontation des traductions. L’idéal serait de s’y pencher après l’étude de la grammaire chinoise classique, pour les textes anciens.
Note sur la traduction
Les traductions du chinois et de l’anglais sont personnelles.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mardi 24 avril 2018
samedi 21 avril 2018
Loi asile et immigration : relire Les raisins de la colère de John Steinbeck
"Les errants, les émigrants, étaient devenus des nomades. Des familles qui avaient jusque-là vécu sur un lopin de terre, dont toute l'existence s'était déroulée sur leurs quarante arpents, qui s'étaient nourries – bien ou chichement – du produit de leurs quarante arpents, avaient maintenant tout l'Ouest comme champ de pérégrinations. Et elles erraient à l'aventure, à la recherche de travail ; des flots d'émigrants déferlaient sur les autostrades et des théories de gens stationnaient dans les fossés bordant les routes. Et derrière ceux-là, il en arrivait toujours d'autres. Ces régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest avaient été habitées jusque-là par une population agrarienne que l'industrialisation n'avait pas touchée ; des paysans simples, qui n'avaient pas subi le joug du machinisme et qui ignoraient combien une machine peut-être un instrument puissant et dangereux entre les mains d'un seul homme. Ils n'avaient pas connu les paradoxes de l'industrialisation à outrance et avaient gardé un jugement assez sain pour discerner toute l'absurdité de la vie industrielle.
Et brusquement, les machines les chassèrent de chez eux et les envoyèrent peupler les grandes routes. Et, avec la vie nomade, les autostrades, les campements improvisé, la peur de la faim et la faim elle-même, une métamorphose s'opéra en eux. Les enfants qui n'avaient rien à manger, le mouvement ininterrompu, tout cela les changea. Ils étaient devenus des nomades. L'hostilité qu'ils rencontraient partout les changea, les souda, les unit – cette hostilité qui poussait les habitants des petites villes et des villages à se grouper et à s'armer comme s'il s'agissait de repousser une invasion – section d'hommes munis de manches de pioches, calicots et boutiquiers munis de fusils de chasse – de défendre le monde contre leurs propres concitoyens.
Le flot perpétuellement renouvelé des émigrants fit régner la panique dans l'Ouest. Les propriétaires tremblaient pour leurs biens. Des hommes qui n'avaient jamais connu la faim la voyaient dans les yeux des autres. Des hommes qui n'avaient jamais eu grand chose à désirer voyaient le désir brûler dans les regards de la misère. Et pour se défendre, les citoyens s'unissaient aux habitants de la riche contrée environnante et ils avaient soin de mettre le bon droit de leur côté en se répétant qu'ils étaient bons et que les envahisseurs étaient mauvais, comme tout homme doit le faire avant de se battre."
John Steinbeck, Les raisins de la colère, XXI
L'époque n'est pas la même, les émigrants ne viennent pas des mêmes contrées – ces terres de l'intérieur dont ils avaient chassé entre les deux guerres par les mauvaises récoltes, l'endettement et l'industrialisation de l'agriculture – mais c'est la même errance, la même hostilité face au danger d'invasion – le mythe du grand remplacement – la même solidarité et la même profonde humanité entre les miséreux en quête de l'Eldorado que décrit John Steinbeck dans Les raisins de la colère, ce chef d'oeuvre que nos représentants seraient bien avisés de lire au moment de voter la loi asile et immigration.
Si vous n'avez pas encore lu ce roman, n'attendez plus. Tout y est : la fraternité simple en butte à l'impitoyable cruauté, l'âpreté de la nature avec son goût de poussière, nourricière malgré tout, et au-dessus des hommes et des animaux le ciel impavide qui nous unit communément. Le roman s'achève sur la scène biblique d'une jeune femme, mère d'un enfant mort-né, qui donne le sein dans une grange à un homme à l'agonie, alors que les cataractes de pluies les ont chassé des wagons de marchandises où ils avaient cherché refuge le temps de la cueillette des plants de coton.
Et brusquement, les machines les chassèrent de chez eux et les envoyèrent peupler les grandes routes. Et, avec la vie nomade, les autostrades, les campements improvisé, la peur de la faim et la faim elle-même, une métamorphose s'opéra en eux. Les enfants qui n'avaient rien à manger, le mouvement ininterrompu, tout cela les changea. Ils étaient devenus des nomades. L'hostilité qu'ils rencontraient partout les changea, les souda, les unit – cette hostilité qui poussait les habitants des petites villes et des villages à se grouper et à s'armer comme s'il s'agissait de repousser une invasion – section d'hommes munis de manches de pioches, calicots et boutiquiers munis de fusils de chasse – de défendre le monde contre leurs propres concitoyens.
Le flot perpétuellement renouvelé des émigrants fit régner la panique dans l'Ouest. Les propriétaires tremblaient pour leurs biens. Des hommes qui n'avaient jamais connu la faim la voyaient dans les yeux des autres. Des hommes qui n'avaient jamais eu grand chose à désirer voyaient le désir brûler dans les regards de la misère. Et pour se défendre, les citoyens s'unissaient aux habitants de la riche contrée environnante et ils avaient soin de mettre le bon droit de leur côté en se répétant qu'ils étaient bons et que les envahisseurs étaient mauvais, comme tout homme doit le faire avant de se battre."
John Steinbeck, Les raisins de la colère, XXI
L'époque n'est pas la même, les émigrants ne viennent pas des mêmes contrées – ces terres de l'intérieur dont ils avaient chassé entre les deux guerres par les mauvaises récoltes, l'endettement et l'industrialisation de l'agriculture – mais c'est la même errance, la même hostilité face au danger d'invasion – le mythe du grand remplacement – la même solidarité et la même profonde humanité entre les miséreux en quête de l'Eldorado que décrit John Steinbeck dans Les raisins de la colère, ce chef d'oeuvre que nos représentants seraient bien avisés de lire au moment de voter la loi asile et immigration.
Si vous n'avez pas encore lu ce roman, n'attendez plus. Tout y est : la fraternité simple en butte à l'impitoyable cruauté, l'âpreté de la nature avec son goût de poussière, nourricière malgré tout, et au-dessus des hommes et des animaux le ciel impavide qui nous unit communément. Le roman s'achève sur la scène biblique d'une jeune femme, mère d'un enfant mort-né, qui donne le sein dans une grange à un homme à l'agonie, alors que les cataractes de pluies les ont chassé des wagons de marchandises où ils avaient cherché refuge le temps de la cueillette des plants de coton.
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