La tâche de l'artiste, telle que la présente Joseph Conrad dans les dernières lignes de l'admirable préface à Le Nègre du Narcisse (1897) :
"Arracher, le temps d'un souffle, les mains occupées aux travaux de la terre, obliger les hommes absorbés par la vision d'objectifs lointains à contempler autour d'eux une image de formes, de couleurs, de lumière et d'ombres ; les faire s'arrêter, l'espace d'un regard, d'un soupir, d'un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu'il n'est donné qu'à bien peu d'entre nous d'atteindre. Mais quelquefois, par ceux qui ont du mérite et de la chance, même cette tâche-là se trouve accomplie. Et lorsqu'elle est accomplie – ô merveille ! - toute la vérité de la vie s'y trouve : un moment de vision, de soupir, de sourire, et le retour à un éternel repos."
Plus haut, il avait exposé les moyens dont l'art doit user pour atteindre l'objectif si difficile à atteindre qui est d'éveiller nos sens à la vérité de la vie et à "unir les hommes les uns autres et l'humanité tout entière au monde visible". Le souci artistique de faire sentir la présence du monde, cette exigence de vérité s'accompagne d'une conscience tout aussi aiguë de la solidarité humaine.
"Tout art doit donc s'adresser d'abord aux sens, et un objectif artistique qui s'exprime à l'aide de mots écrits doit aussi faire passer son appel par les sens, si sa noble intention est d'atteindre les sources secrètes de nos réactions émotives. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestivité magique de la musique, qui est l'art par excellence. Et ce n'est que par une dévotion complète et inébranlable à la parfaite fusion de la forme et de la substance, ce n'est pas un soin incessant et inlassable apporté au contour et à la sonorité des phrases qu'on peut approcher de la plasticité de la couleur, et que la lumière de suggestivité magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots usés et effacés par des siècles d'insouciant usage.
L'effort sincère pour accomplir cette tâche créatrice, pour aller aussi loin dans cette voie que les forces peuvent le lui permettre, sans se laisser abattre par les hésitations, la lassitude et les reproches, est la seule justification valable de qui écrit en prose."
Voilà à quelle hauteur les grands maîtres, ces hommes d'un rude labeur - Flaubert ne se comparait-il à un "casseur de cailloux" ? - exigent que nous plaçions toujours la barre. Et c'est parce que ces "ouvriers de l'art" se sont soumis à une ascèse aussi éprouvante que nous avons envers eux une immense dette, une dette d'amour, et une immense gratitude
4 commentaires:
L'art est un filtre qui nous permet de percevoir le monde d'une manière différente. Le filtre peut être celui de la vision d'un artiste en particulier, celui d'une idéologie ou encore celui d'un Homme aux sens différemment développés. Les mots ne suffisant souvent pas, le filtre de l'artiste est un moyen d'accéder à une réalité à travers toutes les représentations artistiques possibles. Nous l'entendons souvent, l'art est un "moyen d'expression" mais le fait de l'entendre et de devoir parfois défendre cette idée démontre qu'il n'est pas considéré exactement comme tel.
Comme le pense Nietzsche, l'art est un moyen de panser les sociétés malades. Devoir considérer l'art comme un moyen d'expression est une chose mais l'ériger comme outil permettant d'atteindre des desseins pour l'Homme est une voie intéressante à suivre.
L'art est un lien vers l'écoute, l'apprentissage, l'expérience, la considération et encore bien d'autres choses. Tout comme l'éducation, il permet la construction de l'être.
Libérez l'art !
Par l'évocation de la lecture finkielkrautienne de la chose, je renforcerais la distance vis-à-vis du concept (que vous évoquez tous les deux) que l'artiste doit faire prendre à son oeuvre pour qu'elle atteigne sa visée épistémologique : un éveil des sens de l'homme à la vie (pour reprendre votre expression, Pr. Terestchenko) / un moyen de rendre grâce pour ce qui est (ainsi que le conçoit le poète Auden).
Lors d'une rencontre organisée par France Culture au Cabaret Sauvage en 2003 (https://youtu.be/n1GQVXmDFwQ), Alain Finkielkraut se sert de l'exemple de l'art contemporain et de la qualité de ses réalisations pour démontrer sinon l'incompatibilité des notions d'art et de concept, du moins la distance qu'elles ne doivent cesser d'entretenir. Finkielkraut impute ainsi la médiocrité qu'il voit dans les actuelles réalisations esthétiques à l'éminente place du concept qu'on y trouve - une place dont la généalogie idéologique tient à cette "emprise de la politique sur l'esthétique" / à cette victoire d'un agressif égalitarisme culturel (cf. les citations plus bas).
1 - Sur la victoire de l'égalitarisme culturel
"À l'intérieur même de cet artefact, l'art lui-même est perçu comme la production de la subjectivité et comme en démocratie, toutes les subjectivités sont égales ou doivent l'être, l'idée se répand que dès l'enfance, dès les bancs de la petite école nous sommes tous des artistes. " ; "C'est parce que l'enfant est un artiste, qu'il est placé au centre du système éducatif et que selon les propos de la Fédération des Parents d'élève de l'enseignement public, l'accent doit être mis dès sa naissance sur ses potentialités, sur ses capacités propres, sur sa créativité, sur son initiative. Déjà, dans ses conversations avec Eckermann, Goethe constatait avec mélancolie que c'est l'individu qui s'exhibe sous ses dehors les plus avantageux et que nulle part on aperçoit avec quelque intention vraiment sincère d'effacer son propre moi pour l'amour du tout et de la chose."
2 - Sur le caractère agressif de cet égalitarisme culturel
"L'art dans la cité, l'art pour la cité n'a donc pas besoin de l'art. Il s'attache même à le subvertir pour bien montrer qu'on la lui fait pas, qu'il ne s'en laisse pas compter, qu'il ne participe pas à l'endormissement des esprits par la mélancolie, l'harmonie ou le charme des formes sensibles. Cette emprise de la politique sur l'esthétique est telle qu'on célèbre spontanément le caractère subversif de son oeuvre comme s'il était l'équivalent de Hans Haacke. Subversif, mot politique, mot citoyen."
Cette sublime citation de Conrad fait droit à une ambiguïté, un inter-dit silencieux qui occasionne une exquise indétermination des places au sein d’une relation que nous pensons être tripartite. Cette relation fait en effet interagir :
- L’artiste
- L’autre (celui qui contemple l’œuvre)
- L’Autre (le monde) présent implicitement, cet Autre que les deux premiers appellent sans le savoir et dont l’absence momentanée ne fait qu’augmenter la puissance de son arrivée effective.
Ne sommes-nous pas admis à penser que cette « tâche-là » dont parle Conrad est accomplie à la fois par l’artiste et l’autre ? « Arracher » pour l’artiste n’est-il pas l’équivalent de « s’arracher » pour l’autre ? Et quand l’autre témoigne ne souhaite-il pas lui non plus « arracher » un Autre qui s’arrache lui-même en réponse ?
Comment savoir si « la tâche est accomplie » ? Comment savoir si l’objectif est atteint ?
Quand il y a connaissance du pathos d’autrui.
S’il y a connaissance alors il y a co-naissance à une perturbation ontologique provoquée par l’œuvre d’art qui entraine la reconnaissance de l’un dans l’autre ; de l’un plus l’autre.
Il y ainsi jouissance et non signification. Il y a savoir de la jouissance dans la nouveauté de ce « naitre ensemble » qui renvoie peut-être à la réalité d’un « concevoir sans concept1. » Engendrer et être engendré sans que l’un et l’autre ne dispose du concept.
En effet, lorsque « cette tâche-là » se trouve accomplie s’opère cette sortie du rapport de « soi à soi » en direction du « soi à l’autre » puisque l’œuvre de l’artiste se manifeste à un autre que lui-même. Et nous sommes admis à penser que le « moment de vision, de soupir et le retour à un éternel repos » dont parle Conrad concerne aussi bien l’artiste que l’autre, celui qui contemple son œuvre. De-là, l’idée qu’un Autre puisse bénéficier à son tour de ce que les deux premiers ont vécu.
Cette auto-transcendance de l’artiste matérialisée dans son œuvre entraîne ainsi l’arrachement du premier à sa condition et cet arrachement engendre le témoignage d’un destinataire qui ouvre la possibilité d’un autre arrachement encore puisqu’un Autre est appelé à sortir de sa condition si bien que, quand l’autre est touché, l’Autre l’est aussi. Parce que jouir n’est le monopole de personne. Parce que pour être heureux, peut-être le bonheur d’un a(A)utre est-il à envisager.
1. NANCY, J.-L. L’ « il y a » du rapport sexuel, Paris, Galilée, Incises, 2001, p. 33
Je tenais juste à faire une petite remarque sur le titre du roman de Joseph Conrad « Le Nègre du Narcisse ». En effet, il a été rebaptisé « Les enfants de la mer » en 2022 à cause de la censure « woke » tout comme l’avait été « Dix petits nègres » d’Agatha Christie. Dans les dialogues, le mot « nigger » a été remplacé dans la traduction française par « noir » pourtant j’avais toujours cru comprendre que l'art de la traduction était de coller au plus près au texte original ! Je tiens à souligner en passant que ce roman n'a absolument rien de raciste ! J’aurai préféré quelques mots dans les notes en bas de page expliquant l'évolution du mot « nègre » de 1897 à nos jours. En bref faire de la pédagogie plutôt que la censure ? Va-t-on aussi devoir réécrire la fin de « La Princesse de Babylone » de Voltaire, « L’Education sentimentale » de Flaubert et les œuvres d’ Aimé Cesaire pour éliminer tout ce qui pourrait offenser les bien-pensants?
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