Texte de la conférence prononcée hier à l'école doctorale de l'université de Lyon III:
En matière de vertu, il n'est pas rare que nous saisissions
plus de choses que nous n'en comprenons clairement
et que ce soit le regard qui nous fasse progresser.
Iris Murdoch, La souveraineté du bien
Je vous remercie infiniment de m'avoir invité en ce lieu prestigieux à l'occasion de la parution du livre qui donne titre à mon intervention de ce jour. Et je mesure la difficulté à laquelle je suis confronté tant il est aisé de parler du mal, les aspects étant multiples et l'intérêt jamais démenti, alors que du bien il semblerait qu'il y ait si peu à dire. Le fait est que s'il fallait se nourrir de ce que la tradition philosophique nous livre à ce propos, tout se passe comme si nous étions inévitablement renvoyés à la première aube et que pas grand chose n'ait été gagné sur le temps qui nous sépare de Platon. A distance des siècles, l'idée du Bien garde plus que jamais un air d'imperceptible mystère, à moins que ce ne soit, plus vraisemblablement, une illusion linguistique dont il convient de se déprendre, tant il est vrai que nous ne savons pas de quoi nous parlons lorsque nous parlons du bien. L'incertitude sur l'idée métaéthique du bien a laissé place aux procédures rationnelles d'élaboration du juste et malgré les innombrables débats que la théorie de la justice a suscités depuis une quarantaine d'années, nous sommes là en terrain plus sûr, puisque la méthode empruntée a au moins le mérite de rester « métaphysiquement à la surface », selon l'aveu de Rawls lui-même. Cette mise à l'écart de toute ancrage métaphysique est la condition d'un accord possible entre les partenaires du jeu constitutionnel que Rawls élabore, dans le cadre d'une société respectueuse de la diversité des opinions et du « fait du pluralisme » et bien disposée à ne pas faire des doctrines philosophiques et des croyances religieuses une cause de disputes insolubles, voire de conflits meurtriers. A quoi s'ajoute, la notation de Vassili Grossman que, au nom du bien, ce sont toujours les pires crimes qui ont été commis. On pourrait multiplier à l'infini les objections, langagières, politiques, psychologiques, et même philosophiques, que suscite l'idée du bien laquelle repose tranquillement à l'ère post-métaphysique dans le cimetière abandonné des arrière mondes.
Peu de philosophes seraient aujourd'hui disposés à écrire sérieusement le Bien avec une majuscule, pas plus qu'ils ne le seraient à engager le Mal sur la voie d'une telle hypostase. Seuls quelques écrivains, poètes ou romanciers de grand renom certes, se sont aventurés sur ce terrain – Alexandre Wat, Gustaw Herling, J.-M. Coetzee ou Norman Mailer – mais précisément ce sont des hommes de mots et non de concepts, en sorte qu'il serait imprudent de se fier à leur intuition, confuse et vague, cela va sans dire. Il nous faudra pourtant revenir sur ce préjugé puisque ce sont vers de puissantes figures de la littérature que nous allons bientôt nous tourner.
Dans les temps modernes, les ressources les plus fécondes viennent d'abord des philosophes écossais du XVIIIe qui réfutent le présupposé selon lequel l'homme est un être uniquement mu par la considération de son intérêt propre, ne se rapportant à autrui que selon des stratégies égoïstes, conscientes ou inconscientes, lors même qu'elles prennent les apparences du désintéressement le plus sincère. C'est avec cette psychologie morale du soupçon que Hutcheson, Hume et Adam Smith rompent, accordant leur pleine confiance aux dispositions pré-intentionnelles à la bienveillance et à la sympathie. Le désintéressement altruiste, qui se donne pour fin le bien d'autrui, loin d'être une illusion des apparences, se donne à voir dans des actes qui suscitent une approbation sans mélange.
Mais irions-nous jusqu'à dire que les actes de bienveillance ou de bonté humaines que nous applaudissons comme des évidences moralement indiscutables – les actions héroïques des sauveteurs des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple - constituent des manifestations du Bien ? Que le Bien s'y donne à voir, au-delà du bien qu'il fait ? Après tout, on a pu voir dans les camps d'extermination le lieu du Mal (écrit en majuscule), et cela au-delà des souffrances inexprimables subies par les victimes. En sorte qui ni le Bien ni le Mal ne sont déduits de leurs effets ; comme le remarque George Moore dans les Principia Ethica, le bien et le mal sont connus, non analytiquement mais synthétiquement. Et pourrait-on aller jusqu'à soutenir que cette épiphanie du Bien, cette agathophanie, s'éprouve, non seulement dans une intuition intellectuelle, mais inséparablement dans une expérience, impitoyable de surcroît ?
Malgré le titre du livre, on aura compris qu'une telle expérience aussi subversive est bien plus que morale, elle est proprement métaphysique Si elle conduit à une obligation plus irrécusable que tout devoir et toute obligation, c'est que quiconque a fait cette expérience ne peut plus s'y soustraire, pour le meilleur ou pour le pire. Le Bien « ne fait pas de quartier », pour reprendre l'expression d'un ami qui m'est cher, Alain Caillé, et cela devient, à proprement parler, une affaire de vie et de mort. Je soutiendrai que le lieu d'une telle manifestation et d'une telle implication est, poussée à son intensité la plus haute, la littérature. Et plutôt que de parler de façon générale, je m'efforcerai de comprendre ce qui passe, pour les personnages autant que pour nous autres lecteurs, dans un roman où le Bien se révèle dans son énergie, impitoyable en effet, Les Misérables de Victor Hugo.
Brève anecdote
Vous me pardonnerez de revenir sur une anecdote personnelle qui est, à mes yeux, hautement significative du « point de vue » auquel je refuse de renoncer.
Une fois le manuscrit du Un si fragile vernis d'humanité achevé, il fut soumis au processus habituel de relecture et de correction de la part de l'éditeur. La personne remarquable avec laquelle je travaillais à l'époque fit toutes sortes de suggestions en vue d'améliorer la clarté, la pertinence du propos – et les remarques étaient parfois assez rudes, croyez-moi. Toutes furent acceptées, sauf une : l'invitation à supprimer le passage suivant que je refusais sans discussion possible :
Que les valeurs auxquelles l'être altruiste - [en l'occurrence, il s'agissait des sauveteurs ] - adhère soient relatives à son éducation, à sa culture, à ses
convictions religieuses, ne conduit nullement à relativiser le sens de son action qui acquiert une espèce de portée absolue, parce qu'en elle se manifeste
la réalité méta-éthique du Bien. Epiphanie du Bien dans l'acte jaillissant d'une obligation éprouvée au plus intime de soi et qui engage la totalité des
facultés de l'être.
On dira peut-être qu'il n'y a rien d'autre qui se donne à voir dans l'acte altruiste, rayonnant en sa propre lumière, que l'humaine dignité portée à
son plus haut point de perfection. Mais il n'est nul besoin de prêter au Bien les traits d'une réalité transcendante, divine, ou de l'inscrire au ciel
platonicien des Idées, pour le désigner comme tel. Si l'être altruiste est un homme de bien, ce n'est pas seulement en raison du bien qu'il fait, comme
si son acte, indépendamment de son effet, n'avait pas de valeur propre ; au-delà du bénéfice du destinataire, quelque chose se donne à voir,
ineffablement saisi par intuition comme la présence ici manifestée – au Chambon par exemple – du Bien incarné.
[…]
Ce Bien, nous ne pouvons le définir, il se donne en une manifestation ineffable dans des figures visibles qui, en l'évidence de leur paraître, se
recommandent à notre louange. Ici nous pouvons seulement faire silence. « Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à
décrire », écrit René Char [Recherches de la base et du sommet].
Si je cite ce passage, ce n'est évidemment pas pour succomber à une sorte d'auto-complaisance, mais pour faire comprendre le lien qui existe entre ce travail, maintenant un peu ancien, consacré à la destructivité humaine et à l'altruisme et le dernier livre qui aurait pu s'intituler : La littérature et le bien. L'intérêt n'est pas dans le lien, évidemment, mais dans l'intuition persistante que cette continuité travaille et cherche à approfondir.
Les Misérables et l'expérience impitoyable du Bien
On connaît le mot de Bataille, répété à l'envi comme une vérité d'Evangile : « Si la littérature ne s'intéresse pas au mal, elle devient vite ennuyeuse ». La thèse implicite est que si le bien devait constituer la matière d'une œuvre littéraire, celle-ci verserait inévitablement dans l'ennui ou, ce qui est le même, dans une littérature édifiante sans réelle valeur artistique. Je soutiendrai au contraire que la littérature apporte à quiconque s'interroge sur le bien des ressources inépuisables de réflexion et d'un intérêt dont la nature n'est pas seulement théorique mais proprement thérapeutique.
Pouvait-il, au reste, en aller autrement dès lors que les œuvres choisies étaient Temps difficiles de Dickens, L'idiot de Dostoïevski, Billy Budd de Herman Melville ou encore Les Misérables de Victor Hugo ?
Je m'en tiendrai aujourd'hui à ce dernier roman qui aura beau avoir été placé au panthéon de la littérature nationale, avec ses personnages qui font comme partie de la famille, Cosette, Fantine, Jean Valjean, Javert, et surtout Gavroche, le gamin fée, s'est-on attardé assez à percevoir et enseigner l'extraordinaire puissance qui le traverse ? La capacité maléfique tout d'abord des institutions humaines lorsqu'elles brisent un être fruste mais bon et le tourne à n'être plus qu'un bloc de haine et de férocité. Tel nous apparaît Jean Valjean au sortir du bagne et, dans cette présentation, Hugo se montre un disciple de Rousseau. On le voit jusque dans la manière dont l'évêque de Digne, Myriel Bienvenu, cherche la cause sociale des crimes plutôt que d'incriminer au premier chef une nature humaine déchue dès le péché originel : « Il disait : Voyons le chemin par où la faute a passé ».
Attardons-nous sur cette figure dont le portrait ouvre le roman et qu'on oublie généralement dans le tableau. Je n'entrerai pas dans le détail des enjeux de cette incarnation évangélique de l'hospitalité et du don de soi dont la bégninité apparente compose en creux une sorte d'anti-Rancé. C'est ainsi que Hugo le construit, semant très précisément quoique discrètement les indices d'un christianisme délié des orgueilleuses austérités de la Trappe et des redoutables fondations dogmatiques que l'augustinisme du XVIIe siècle avait restaurées. Il convient, néanmoins, de ne pas se laisser abuser lorsque, faussement candide, le romancier évoque « les enfantillages presque divins de la bonté », les « puérilités sublimes » de l'évêque Bienvenu. Cette charité un peu niaise, un peu puérile aura trompé bien des lecteurs avertis, jusque Lamartine ou Flaubert que le roman avait indigné, malgré son admiration pour le « vieux crocodile » : « Ce sont des mannequins, des bonshommes en sucre, à commencer par Monseigneur Bienvenu, écrit-il en juillet 1862. Soit, mais avec quelle force le voit-on maintenant se dresser, ce bonhomme, lorsqu'il accueille l'ex-bagnard venu frappé à sa porte après avoir été chassé de toutes les auberges du village et même d'un chenil ? Hugo donne à cette scène toute l'énergie d'une dramaturgie puissamment maîtrisée, mais dont il faut entendre les réponses, aussi performatives qu'un rite initiatique. Et, de fait, c'est bel et bien à un rite de cette sorte auquel nous sommes conviés non seulement d'assister, mais aussi de participer. Et à cet instant, nous ne sommes plus dans un roman dont on pourrait se contenter de raconter l'histoire et les diverses péripéties, pas davantage dans un texte à analyser, sous toutes les coutures. Nous sommes les acteurs du drame, littéralement pris à la gorge autant que l'est Jean Valjean qui n'y comprend goutte.
Souvenez-vous de la scène. L'entrée de l'ex-bagnard, comme un défi, comme une provocation, faite pour susciter la peur et justifier d'avance un nouveau refus :
« Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf ans au bagne » Après le bref récit des rejets qu'il vient de subir, après la demande : « Voulez-vous que je reste ? » vient cette réponse, sublime de simplicité : « Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus ». Stupéfait, Jean Valjean croit à un malentendu : « L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table. Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ça. Avez-vous bien entendu ? Je suis un galérien. Un forçat ! Je viens des galères […] Voilà ! Tout le monde m'a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir vous ? » Et de nouveau, comme dans un surenchérissement : « Madame Magloire, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcôve ». Ce n'est pas une réponse, c'est une sentence dont j'aurais volontiers fait le titre de l'ouvrage, si celui choisi n'avait également été tiré de Hugo.
La stupéfaction qui s'ensuit n'est rien en comparaison de celle qui l'attend lorsque, au terme d'une nuit où s'arrachant aux rêveries d'une réalité chancelante et qui vacillera toujours aux grandes heures d'épreuve – le moi est vraiment sans identité chez Hugo – il commet le vol des couverts en argent. Ce mal, dont avant la rencontre avec le petit Saint-Gervais, il n'est déjà plus capable.
L'homme que les gendarmes ramènent chez l'évêque porte sur son visage cet air « morne et abattu », qui sont comme les stigmates de son passé. Mais s'enchaîne soudain une série de stupeurs, surtout lorsque Mgr Bienvenu lui fait presque reproche de n'avoir emporté qu'une partie des objets qu'il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donné les chandeliers aussi […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? » « Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre. ». L'émotion qui saisit l'ancien forçat autant que le lecteur vient du contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don qui échappe à toute norme et que rien ne prépare. « Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir ». Après quoi vient le marché anti faustien qui scelle entre Bienvenu et Jean Valjean la vocation qui arrache ce dernier au mal et le tournera bientôt définitivement au bien ; rupture inaugurale qui ouvre à la rédemption dont Les Misérables feront le récit :
- N'oubliez pas, n'oubliez jamais que m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme.
Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec
solennité :
- Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à
l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu. [1, 2, 12]
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Paroles sublimes, certes, et qui laissent interdit, mais, à y bien réfléchir, de quel droit un homme, aussi vertueux et saint soit-il, peut-il décider de l'orientation qu'un autre homme doit donner à son existence et disposer à sa place de son âme ? De fait, c'est là une bien étrange transaction.
Une transaction bien peu « morale »
Ces paroles de consécration ne peuvent être entendues ni au sens psychologique, ni au sens moral. À la manière d'un baptême, elles tranchent un conflit – titre du chapitre : « L'évêque travaille » - entre, d'une part, les forces d'obscurcissement de l'âme – l'esprit de perdition, le mal – et, d'autre part, le bien, Dieu. Rien en tout cas qui ait à voir avec un contrat qui formaliserait la relation juridique entre deux partenaires liés par des intérêts communs, ni non plus avec la profession de foi du renonçant qui prononce librement ses vœux et s'engage à jamais à pratiquer l'ascèse et la vertu. Etonnante allusion, au contraire, et mensongère, à une promesse, à une parole qui n'a jamais été donnée par Jean Valjean de consacrer les objets volés et son existence tout entière à l'honnêteté et au bien. Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence radicale, différente certes, mais plus puissante que toutes celles qu'il avait subies jusqu'alors - « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » - que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu'on appelle le bagne, l'évêque lui avait fait mal à l'âme, comme une clarté trop vive lui eût fait mal aux yeux en sortant des ténèbres ». La bonté du geste ne suffit à dire ce qui ici se donne à voir et qui arrache et qui effraie presque. La bonté ouvre à l'au-delà d'une présence qui se manifeste en elle, le bien dans son autorité impitoyable et son aveuglante souveraineté. Voudrais-je rendre perceptible le traumatisme de la vision noétique du Bien dans l'allégorie de la caverne, ce sont ces pages des Misérables qui me serviraient de guide. Cette perception traumatique, en cela qu'elle transforme à l'instant même l'être qui l'éprouve, a toutes les allures d'une expérience de mort imminente. Je plaisante à peine.
Jean Valjean, quoiqu'il n'ait pas été l'auteur de cette transaction, quoiqu'il ait vécu le don qui la précède et la prépare comme un traumatisme, quoiqu'il subisse ce qui lui advient avec une passivité empreinte d'effroi, ne cessera de tirer dans ses actes et ses décisions à venir, tout ce que ce geste et ce rachat impliquaient d'exigence absolue. Tout se passe comme si le don dans son excès avait conféré à l'évêque une sorte de droit de propriété sur Jean Valjean. De là vient que se conjuguent ici les obligations d'une nature spirituelle – ce sera jusqu'au sacrifice ultime - et le langage quasi économique de l'achat et de la transaction. Toute autre personne, consciente de ses droits, aurait refusé ce marché comme une atteinte odieuse à sa liberté et à sa dignité. S'il en va autrement, c'est que Valjean est et restera à jamais un être arraché, un misérable. « Je suis le malheureux, je suis le dehors », dira-t-il encore lors de la scène de l'aveu de son identité à Marius, vers la fin du roman [V, 7, 1]. Arraché une première fois par la condamnation que lui vaut le vol d'un morceau de pain ; ici de nouveau arraché par la consécration qui le voue au bien. Mais arraché à quoi ? À son ancien moi ? Et de quel droit ?
Pour Hugo, seule compte, non pas l'identité incertaine du moi, généralement ramenée à ses appétits égoïstes, à ses rôles sociaux ou à ses fonctions, mais la trajectoire de l'âme, soit qu'elle se dégrade soit qu'elle se libère et se purifie, selon les forces qui s'exercent sur elle : « L'homme n'est pas un cercle à un seul centre ; c'est une ellipse à deux foyers. Les faits sont l'un, les idées sont l'autre » [IV, 7, 1]. Cette ubiquité de l'homme est la meilleure définition que l'on puisse donner de la conscience, note Guy Rosa. Et quelle obligation était plus puissante que d'être désormais à la hauteur de ce don insensé des chandeliers ? Quel acte était mieux capable de libérer l'âme du moi et de l'égoïsme ?2 Lorsque viendront ses dernières heures, les chandeliers seront encore là sur la cheminée, comme l'éternel rappel d'une obligation non contractée, si absolue qu'il ne sera jamais possible d'y répondre que par défaut : « Ils sont en argent ; mais pour moi ils sont en or, ils sont en diamant ; ils changent les chandelles qu'on y met en cierges. Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est content de moi. J'ai fait ce que j'ai pu. » [V, 9, 5].
Dans ses actions, dans son existence à venir, Jean Valjean sera à jamais mesuré par un excès : l'excès du don et de la bonté. Ce que le don de l'évêque introduit, ce n'est pas la dynamique maussienne d'une obligation de rendre et de rendre toujours plus, mais, consacrée par les paroles qui vouent Jean Valjean au bien, une obligation d'être la hauteur du geste qui inaugure dans sa vie un nouveau commencement, une vocation qui sera toujours et nécessairement en défaut de sa tâche. Le schéma d'analyse qu'il convient d'adopter n'est pas psychologique – quelle que soit la place laissée à l'inconscient : autre manière de défaire le moi -, il n'entre pas non plus dans les cadres de la morale dont les principes sont ici bafoués (mensonge, mépris des droits de la personne et de sa liberté) : il est proprement spirituel et théologique.
L'aspect théologique - en l'occurrence il est proprement chrétien - se voit à ceci que la bonté de l'évêque, qui voue et prédestine Jean Valjean à une vie nouvelle, correspond analogiquement au don premier de l'amour divin que rien en l'homme ne mérite, qu'il devra, une fois baptisé, imiter mais qu'il ne pourra jamais égaler, moins encore surpasser. En sorte qu'il n'est pas de juste, en effet, qui, au terme de sa vie, puisse dire rien de plus, quelques soient le bien et les sacrifices accomplis et la vertu dont il aura fait preuve : j'ai fait ce que j'ai pu.
S'il s'agit de correspondre autant que faire se peut à cette prédestination humaine au Bien, ce n'est pas à la faveur d'un choix de la volonté pure et désintéressée, mais d'une obéissance, au sens où l'entend Simone Weil : « La volonté est obéissance et non résolution ». Jean Valjean est l'incarnation de cette obéissance poussée jusqu'à bout de ce qu'elle implique de sacrifice et de désappropriation de soi – grand retour dans l'oeuvre du quiétisme du Grand Siècle avec lequel on supposait à tort que Hugo avait rompu.
La double énergie du bien
Il ne faudrait pas en conclure, cependant, que la manifestation du bien est toujours la source d'une régénération. Rien ne révèle davantage sa nature proprement subversive et, pour cette raison, destructrice de l'ordre social, que la manière dont Javert y répond.
Ce que Javert personnifie, le roman le dit dès sa première confrontation avec Jean Valjean : « L'ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la société tout entière » [1, 5, 13]. Il y a dans ce fanatique absolu qui « n'admettait pas d'exceptions » ce que dira Hannah Arendt à propos d'Eichmann : une « obéissance de cadavre »3, un homme pour qui toute atteinte aux autorités, à la loi et à l'ordre social est une offense, jaillirait-elle de la bonté humaine, c'est-à-dire d'une loi qui est au-dessus de la loi. Javert « eût arrêté son père s'évadant du bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l'eût fait avec une sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu ». On eu pu dire de lui, ce que Hugo dit du révolutionnaire Cimourdain dans Quatrevingt-Treize : « Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il y avait en lui de l'absolu ». Tous deux incarnent, dans leur « vertu inaccessible et glaciale », des inexorables (titre que Hugo avait songé à donner à ce dernier roman).
La bonté qui « désorganise » l'ordre social, la bonté opposée à la justice qui est application de la loi et qui ne fait acception de personne, pas même de soi, la bonté folle qui dans son excès est au-dessus de toute morale, Javert l'éprouvera dans ce qu'elle a de proprement destructeur lorsque Jean Valjean le sauve de l'exécution, après qu'il a été capturé par les insurgés, refusant de « prendre sa revanche », ainsi que l'invite Javert : « Vous m'ennuyez. Tuez-moi plutôt […] Allez-vous en, dit Jean Valjean » [V, 1, 19]. Jean Valjean déchargera les pistolets en l'air - titre du chapitre : « Jean Valjean se venge » - et Javert, chose plus insensée encore, le laissera partir alors qu'il est prêt à se livrer et qu'il tient enfin celui dont la capture imminente l'avait, en une autre circonstance, conduit au point de la jouissance et, si l'on entend l'allusion, de l'orgasme4. Voici qu'il se trouve confronté à une crise intérieure où la parfaite identité à soi qu'il avait toujours connue et qui l'avait tenu à l'abri de toute interrogation, de tout conflit de conscience, se défait : « Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être simple » [V, 4, 1]. En libérant Jean Valjean, il avait, à son insu presque, du moins à l'encontre de tous ses principes, répondu à une dette :
Sa situation était inexprimable.
Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain pied avec un repris de justice, et lui payer un
service avec un autre service ; se laisser dire : Va-t-en, et lui dire à son tour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation
générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être ; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience ;
que toutes ces absurdités se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce dont il était atterré.
Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui eût fait grâce, et une chose l'avait pétrifié, c'était que, lui Javert, il eût fait grâce à Jean
Valjean.
Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus. [V, 4, 1]
C'est toute l'économie du don et du contre-don - grâce pour grâce - qui ici impose sa force subversive, créant entre les partenaires une loi de l'échange réciproque. Si cette économie circulaire est insupportable, ce n'est pas parce qu'elle constitue un « fait social total », comme dans les sociétés qu'étudie Marcel Mauss, mais, au contraire, parce qu'elle remet en cause, ébranle, attaque l'ordre social et ses normes géométriques, tels que Javert les connaît et les épouse. Et d'où vient la dette subrepticement contractée ? De la bonté initiale de Jean Valjean qui s'impose à Javert avec toute la pesanteur d'une obligation qui, dans son excès, réduit en poussière ses principes et son sens du devoir, car, de fait, ce qu'il découvre, perdu, anéanti, c'est que « il y a donc quelque chose de plus que le devoir » :
Jean Valjean, c'était là le poids qu'il avait sur l'esprit.
Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les points d'appui de toute sa vie s'écroulaient devant cet homme. La générosité de Jean Valjean
envers Javert l'accablait. [Id.]
La bonté folle de l'évêque avait illuminé l'âme de Jean Valjean ; la bonté de Jean Valjean accable l'âme de Javert. Double énergie de la bonté, comme de l'amour, qui conduit l'un à la régénération, l'autre à un sentiment de négation, de totale dégradation de soi :
Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d'être bon. Donc il se dépravait. [Id.]
Métaphysiquement, c'est là la corruption monstrueuse du monde dans lequel il avait toujours vécu, celui des tribunaux, des « sentences exécutoires », de la police et de l'autorité, le monde des choses et des places établies : « défini, coordonné, enchaîné, précis, circonscrit, limité, fermé » où « tout est prévu » et au profit de quoi ? de l'irrégulier, de l'inattendu, de « l'ouverture désordonnée du chaos », de ces « régions inférieures » qui sont le fait « des rebelles, des mauvais et des misérables » et que la bonté difforme, celle de Jean Valjean puis la sienne, l'appelle à rejoindre.
Que reste-t-il ? Une « immense difficulté d'être » que Javert résoudra seulement par le suicide, la noyade dans le gouffre du fleuve, où son corps est emporté, sans laisser trace de convulsions, rejoignant à son tour « la foule invisible des misérables », note Guy Rosa,5 cette « race des bohêmes dont il était ». La bonté l'aura vaincu, non pour le sauver, mais anéantir ce qui à quoi son identité tenait. Titre du chapitre : « Javert déraille ». La bonté fut pour l'un source de vie et de résurrection, pour l'autre, force de désorganisation et de destruction et qui mène à la mort. Double énergie du bien, comme de l'amour, qui sauve l'un et détruit l'autre, selon que l'être est en mesure ou non de l'accueillir. C'est là une proposition parfaitement conforme à certaine interprétation théologique du paradis et de l'enfer.
Le bien au-delà de la bonté
Je voudrais conclure cet exposé trop long, et je m'en excuse, avec ces paroles si justes d'Iris Murdoch qui était tout à la fois une philosophe de premier plan et une romancière à part entière : « Le bien est toujours au-delà du donné et c'est de cet au-delà qu'il exerce son autorité ». Nul roman plus que Les Misérables n'offre au bien un espace d'apparition plus exigeant et c'est cette exigence, je crois, que nous sommes invité à nous mesurer à notre tour. Parce qu'il est sans merci, on ne saurait réduire le bien à ses conséquences ni ses effets bénéfiques et certainement échappe-t-il à tout calcul des utilités. Si le bien se manifeste comme bonté, nous ne sommes pas la mesure de la bonté du bien. Ramenée à la considération éclairée de nos intérêts ou de notre bonheur, la notion de bonté est frappée d'équivoque. Raison pour laquelle Malebranche rechignait à dire de Dieu qu'il est bon : « Enfants que nous sommes, toujours nous voulons un Dieu qui réponde à nos désirs, chacun ne pouvant manquer de se considérer comme le « centre de l'univers ». Jean Valjean, tel un nouveau Job, apprendra ce qu'il en coûte de tomber entre les mains du Bien au prix d'épreuves qui le conduisent au bord du gouffre et du désespoir. Il fallait tout le génie de Hugo pour nous entraîner sur le chemin de cette expérience crucifiante et de l'arrachement sans répit et sans limite – la loi et l'ordre du monde volent en éclat - à quoi ce roman-icône nous invite, ère post-métaphysique ou pas. Si je dis « roman-icône », c'est, en effet, parce que le roman est un espace d'apparition où ce qui se montre, se révèle nous engage à notre tour dans une expérience métaphysique irrécusable où notre liberté ne s'éprouve pas comme choix, intention ou « bonne volonté », mais comme obéissance à ce qui la saisit et nous élève sans pitié au-delà des attentes de notre petit moi. Rien n'est plus effrayant ni plus magnifique.
Je vous remercie de votre attention.
4 commentaires:
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Nous rebondissons sur cet article pour développer et prolonger les thèmes abordés sur une partie de l’écriture de Victor Hugo tout au long de son œuvre, et en particulier par le biais de son ouvrage « Le Dernier Jour d’un condamné » publié en 1829 et constituant un plaidoyer politique pour l'abolition de la peine de mort, où un condamné à mort dépeint sa condamnation, décrit les préparatifs de sa future exécution, puis sa dernière toilette, le transport en charrette vers l'échafaud, et bien sûr toutes ses émotions durant les quelques moments suspendus de rémission qui lui sont accordés avant son exécution.
L'option de notre lecture de Victor Hugo est non pas l'option traditionnelle de la critique de la peine de mort mais la critique de l'incarcération, du phénomène en tant que tel, anhistorique, et pas seulement une critique de la prison telle qu'elle a été faite dans la pensée moderne. C'est donc une approche de phénoménologie critique : on prend un grand phénomène transversal, traversant l’histoire de l'expérience humaine (soit ici l'enfermement sous toutes ses formes) et on le considère comme un point d'entrée dans l'univers critique. La peine de mort constitue l'aboutissement de ce que Victor Hugo nomme « la difformité sociale » (pathologie sociale dirait-on aujourd'hui, c'est-à-dire ce par quoi la société est très en dessous de ses promesses éthiques ou morales). De même, l'ouvrier moderne n'est pas seulement celui qui vit dans des conditions exécrables mais quelqu'un qu'on amène à risquer sa vie. Au-delà de la question pénale, c'est la question du droit de prendre le risque de faire mourir quelqu'un qui est ici le point de densité critique, dans ces situations d'exclusion sociale radicale.
On peut penser que Victor Hugo se tient au milieu de deux positions : entre une critique spécifique, technique (qui isole la peine de mort au sens judiciaire) et une mise en cause beaucoup plus indéterminée et plus large de l'incarcération, de l'enfermement comme métaphore philosophique.
Bien sûr, pour Victor Hugo, la peine de mort est révoltante en général, mais il y a quelque chose de particulier avec la guillotine (le condamné réfléchit tout au long de l’ouvrage beaucoup à ce mot, à cette machine): la mort anonyme, administrée, machinale, la violence (telle qu'elle a été réinventée par les européens dans la guerre à l'époque moderne, laissant le corps à corps entre guerriers selon le modèle du duel, avec l'adaptation européenne de l'invention chinoise de la poudre à canon, pour le pistolet dès le XVème siècle, on donne la mort à distance, véritable mutation anthropologique majeure). Victor Hugo a visiblement été sensible à cette révolution historique et philosophique de la mise à mort par la machine. On pense bien évidemment aux massacres de masse permis par la technique, de manière industrielle, dans la froideur de la rationalité…
Ici, la position de Victor Hugo est assez claire : il ne s'en prend pas au monde carcéral en général ni à la peine de mort en général mais il intervient de manière située, dans son moment historique. La guillotine a été introduite dans les premiers mois de la révolution française et a été décrite comme une machine par les législateurs français. Auparavant, c'était la main d'hommes qui agissait, là où avec la guillotine il y a une autonomisation mécanique, une technicisation de cet acte, une mise à distance du corps à corps, Guillotin (l’inventeur de la guillotine) était par exemple féru de sciences et de technique et avait une ambition humanitaire de limitation de la souffrance.
Mais, à travers cette approche de la peine de mort, nous percevons combien cet ouvrage engage au fond un travail pour redéfinir respectivement ce qu'est la littérature et la philosophie. Victor Hugo a entendu renouveler la littérature par l'expérience de l'emprisonnement et la condamnation à mort. Il y a là un renouvellement de la culture traditionnelle qui était passée à côté de ces expériences tragiques et radicales, en les refoulant pour ainsi dire.
D’autre part, nous pouvons aussi évoquer l'idée que l'atrophie des relations fondamentales constitue une contraction existentielle radicale : ainsi en est-il de la relation à soi-même, au monde social, à l'autre et au monde objectif et à la nature. Ces situations se retrouvent développées dans le « dernier jour d’un condamné » : la relation à soi-même (l'obsession de la mort contraint le champ de conscience, ralentit et limite la pensée et le désir qui sont gelés sous l'effet de l'horizon de la mort), la relation à autrui (le condamné revoit sa fille juste avant sa condamnation, celle-ci ne reconnait pas son père et l'appelle « monsieur », ce qui entraine l'effondrement psychologique chez le condamné : le monde de la prison et de l'exclusion fait s'étioler les formes relationnelles et affectives dans leur diversité, seuls persistent les relations codifiées: le juge, l'avocat, le gardien de prison, le codétenu), la relation au monde, thème apparaissant principalement dans le chapitre 6: le monde lui apparait comme « monotone et décoloré », car nous vivons avec un réel, une ambiance, un environnement qui est à la mesure de la diversité du monde, auxquels nous apportons des réponses différenciées et variées. Or dans l'enfermement, le monde est sans saveur, sans arête, sans couleur, sans la musicalité et la variété de l'expérience. La conséquence en est la privation de la nature dans sa richesse, sa variété et sa complexité. Dans le « dernier jour d’un condamné », certaines expériences humaines déprimantes se traduisent par le fait qu'elles nous forcent à voir la nature sous un aspect étroit et nous empêchent un accès varié qui excite et mobilise : le prisonnier rêve du soleil, de la nature, de la lumière, du rapport sain et simple. On retrouve donc aussi ici cette phénoménologie de l'expérience humaine mutilée, empêchée, entravée.
Nous pouvons percevoir ici, après cette brève étude de quelques thématiques abordées dans le « dernier jour d’un condamné », qu’avec l’approche hugolienne, l'image de la société se modifie totalement, ce qui compte désormais ce sont des rapports spatiaux entre le centre et la périphérie, entre l'univers visible et l'univers invisible, entre la surface à la lumière et les bas-fonds, entre la « petite histoire » personnelle d’un homme et la « grande Histoire » collective des hommes.
Dusseux Franck
étudiant Master I
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