Pour une répondre à une question qui m'a été posée ici par Georges Peillon, et le sujet est hautement sensible, je dirais brièvement qu'il n'est aucun théoricien contemporain des sciences qui soutiendrait que les théories scientifiques sont des vérités correspondant à la réalité extérieure, la réalité en soi, selon le modèle de la vérité adéquation et de la connaissance comme miroir. Les controverses philosophiques entre positivistes, empiristes, pragmatistes, etc. sont souvent d'une pesante complexité, mais du moins peut-on dire ceci : la vérité est une de ces notions délicates dont les uns considèrent qu'il vaut mieux se défaire entièrement et qui, pour les autres, doit être utilisée avec précaution. Les théories scientifiques ne se rapportent pas à la réalité qu'à leurs conditions objectives de possibilité. C'est, en ce sens, qu'elles sont toujours "relatives".
Par contre, et là encore il y a de solides raisons pour mettre en doute le préjugé commun, les normes morales auxquelles nous tenons nous apparaissent bien moins relatives qu'on ne l'affirme habituellement. S'il ne s'agit pas de vérités au sens propre, il existe tout de même des principes structurants du droit (l'interdiction de la torture par exemple, et qui est un droit indérogeable) que nous ne considérons pas comme étant une production juridique relevant simplement de l'arbitraire du droit positif. Quant au bien et au mal, la condamnation de la barbarie des camps d'extermination n'est pas simplement un jugement de valeur, comme on dit. Au risque de surprendre, je soutiendrais volontiers que le "relativisme" est bien moins du côté des valeurs - en tout bien moins qu'on le prétend - que du côté de la science. Ruine-t-on le sens des normes, des principes, des institutions auxquels nous tenons en affirmant que ce sont "nos" valeurs et que celles-ci ne sont pas universelles ? Nullement. On peut tout à la fois avoir un solide sens de la relativité - tout se rapporte toujours à un contexte historique, culturel, etc. - et être nourri par un puissant attachement à ce qui nous tient et nous lie. Sans quoi le relativisme conduirait inévitablement au nihilisme. La conséquence n'est pourtant nullement nécessaire.
La position la plus équilibrée sur ces sujets qui demandent beaucoup de doigté est, à mes yeux, celle soutenue par Hilary Putnam dans Le réalisme à visage humain.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
dimanche 28 avril 2019
mardi 16 avril 2019
Notre-Dame de Paris
Effroi d'assister en direct à l'agonie de Notre-Dame, cette incarnation de la beauté absolue, posée comme en élévation dans sa dentelle de pierres et dirigeant vers le ciel nos prières d'homme. Nous avons tant salué son immuable présence, si légère et imposante et toujours humblement hospitalière, que la voir s'embraser dans l'obscurité rougeoyante de Paris est comme une déchirure insensée dans le tissu quotidien de la vie et une immense tristesse nous monte au cœur.
Hier encore, nous cherchions, un peu perdus, ce qui nous lie et à quoi nous tenons. Jamais nous n'aurions imaginé que ce soit une cathédrale en flammes qui nous apporte la réponse. Cette nuit, c'est un deuil d'arches et de voûtes en ogive qui nous unit tous. Puisse demain ne pas nous rassembler autour de ruines fumantes. La perte serait trop déchirante ! Elle l'est déjà. Mais quelle étonnante communion tout de même, soudaine, immédiate, et qui déjà franchit les frontières !
Hier encore, nous cherchions, un peu perdus, ce qui nous lie et à quoi nous tenons. Jamais nous n'aurions imaginé que ce soit une cathédrale en flammes qui nous apporte la réponse. Cette nuit, c'est un deuil d'arches et de voûtes en ogive qui nous unit tous. Puisse demain ne pas nous rassembler autour de ruines fumantes. La perte serait trop déchirante ! Elle l'est déjà. Mais quelle étonnante communion tout de même, soudaine, immédiate, et qui déjà franchit les frontières !
dimanche 14 avril 2019
Brève remarque sur l'identité
C'est une chose bien compliquée que l'identité puisqu'elle ne désigne ni l'essence impersonnelle et abstraite ni non plus ce qu'il a plus de singulier dans une individualité particulière. Quelque chose comme « le propre » qui est tout à la fois irréductible à chacun et résultant de la relation avec les autres. Quoiqu'il en soit de cette instabilité théorique, la notion est au centre d'un débat constitué que l'on peut présenter de façon synthétique.
Le point de départ dans la pensée contemporaine est la Théorie de la justice de John Rawls et la façon dont le philosophe s'y prend pour élaborer les principes de base d'une société juste.
Reformulant la distinction état de nature état de société des théories classiques du contrat social, Rawls place les partenaires dans la « position originelle » et les présente comme des acteurs rationnels, indifférents les uns aux autres, qui ignorent la place qu'ils occupent dans la hiérarchie sociale et les qualités qui les constituent. Dans ces conditions d'incertitude, propres au "voile d'ignorance", tout ce que l'on peut savoir, c'est que chacun vise, avec prudence, à se prémunir contre l'éventualité d'être placé dans la condition la pire. Envisagés ainsi, tout se passe comme si les partenaires du jeu constitutionnel pouvaient seulement aboutir aux deux principes d'égalité et de différence qui constituent la structure de base d'une société juste selon John Rawls : égalité des droits, égalité des chances et légitimation des inégalités à condition qu'elles soient à l'avantage des plus défavorisés.
Cette approche contractualiste, constructiviste, a été à l'origine de débats d'une richesse exceptionnelle qui, aujourd'hui encore, ne s'est pas tarie. L'une des premières critiques, formulées par Michael Sandel, dans Le libéralisme et les limites de la justice, porte précisément sur cette question de l'identité. La thèse principale de Sandel, et des penseurs dits « communautariens » en général, est que la conception libérale de l'individu, qui préside à la construction rawlsienne, est celle d'un « moi désengagé » (disembedded self), le moi étant, comme l'affirme Rawls, « à l'origine des choix valides ». Une telle conception philosophique de l'homme comme un sujet rationnel, autonome, capable de s'affranchir des déterminations historiques et culturelles – tel est le cas du sujet rationnel cartésien qui rejette ce qui lui vient de la tradition et de l'expérience acquise des hommes du passé ou du sujet moral kantien qui, s'échappant des contingences empiriques, obéit à la loi morale selon le pouvoir d'autodétermination de la raison pratique - une telle conception qui considère le sujet comme auteur et source de ce qui fait sens, et non comme un être invité à s'accorder à un sens qui le précède, l'élève et le constitue, est incapable de loyauté et de conviction profonde et engagement véritable.
Le sujet rationnel est capable de s'affranchir de toute détermination sociale, comprise comme une contrainte qui limite, voire qui aliène, la liberté dont le grand principe directeur est le « gouvernement de soi », mais c'est au prix d'un déracinement qui ouvre le sujet libéral aux vents de choix de vie, infiniment révisables, mais jamais profonds. Tel est en très bref, le cœur du débat et comme on le voit, il n'est pas d'abord politique, mais ontologique.
La pensée libérale n'est pas un bloc univoque, elle se déploie dans des conceptions radicalement opposées, qui vont du libertarisme d'un Robert Nozick à la social-démocratie d'un John Rawls, mais elle a en commun une conception de l'individu qui interdit l'enracinement dans une communauté sociale particulière dont se nourrissait la grande tradition du républicanisme civique et de la vie libre. Jamais l'individu libéral, cosmopolite, affranchi d'attaches constitutives, ne pourrait prononcer ces paroles de Machiavel : "J'aime ma patrie plus que mon âme", ce grand cri du coeur qui exprime l'amour que le Secrétaire florentin vouait pour la République qu'il servit avec tant de génie et de dévouement.
Reformulant la distinction état de nature état de société des théories classiques du contrat social, Rawls place les partenaires dans la « position originelle » et les présente comme des acteurs rationnels, indifférents les uns aux autres, qui ignorent la place qu'ils occupent dans la hiérarchie sociale et les qualités qui les constituent. Dans ces conditions d'incertitude, propres au "voile d'ignorance", tout ce que l'on peut savoir, c'est que chacun vise, avec prudence, à se prémunir contre l'éventualité d'être placé dans la condition la pire. Envisagés ainsi, tout se passe comme si les partenaires du jeu constitutionnel pouvaient seulement aboutir aux deux principes d'égalité et de différence qui constituent la structure de base d'une société juste selon John Rawls : égalité des droits, égalité des chances et légitimation des inégalités à condition qu'elles soient à l'avantage des plus défavorisés.
Cette approche contractualiste, constructiviste, a été à l'origine de débats d'une richesse exceptionnelle qui, aujourd'hui encore, ne s'est pas tarie. L'une des premières critiques, formulées par Michael Sandel, dans Le libéralisme et les limites de la justice, porte précisément sur cette question de l'identité. La thèse principale de Sandel, et des penseurs dits « communautariens » en général, est que la conception libérale de l'individu, qui préside à la construction rawlsienne, est celle d'un « moi désengagé » (disembedded self), le moi étant, comme l'affirme Rawls, « à l'origine des choix valides ». Une telle conception philosophique de l'homme comme un sujet rationnel, autonome, capable de s'affranchir des déterminations historiques et culturelles – tel est le cas du sujet rationnel cartésien qui rejette ce qui lui vient de la tradition et de l'expérience acquise des hommes du passé ou du sujet moral kantien qui, s'échappant des contingences empiriques, obéit à la loi morale selon le pouvoir d'autodétermination de la raison pratique - une telle conception qui considère le sujet comme auteur et source de ce qui fait sens, et non comme un être invité à s'accorder à un sens qui le précède, l'élève et le constitue, est incapable de loyauté et de conviction profonde et engagement véritable.
Le sujet rationnel est capable de s'affranchir de toute détermination sociale, comprise comme une contrainte qui limite, voire qui aliène, la liberté dont le grand principe directeur est le « gouvernement de soi », mais c'est au prix d'un déracinement qui ouvre le sujet libéral aux vents de choix de vie, infiniment révisables, mais jamais profonds. Tel est en très bref, le cœur du débat et comme on le voit, il n'est pas d'abord politique, mais ontologique.
La pensée libérale n'est pas un bloc univoque, elle se déploie dans des conceptions radicalement opposées, qui vont du libertarisme d'un Robert Nozick à la social-démocratie d'un John Rawls, mais elle a en commun une conception de l'individu qui interdit l'enracinement dans une communauté sociale particulière dont se nourrissait la grande tradition du républicanisme civique et de la vie libre. Jamais l'individu libéral, cosmopolite, affranchi d'attaches constitutives, ne pourrait prononcer ces paroles de Machiavel : "J'aime ma patrie plus que mon âme", ce grand cri du coeur qui exprime l'amour que le Secrétaire florentin vouait pour la République qu'il servit avec tant de génie et de dévouement.
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