Lorsque les héros kundériens, ces grands incroyants, renoncent à la séduction des illusions lyriques, qu'elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, aux aveuglements de l'innocence et à toutes les expressions funestes de l'angélisme, aux clowneries des « danseurs » politiques qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser - mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus - , à « l'imagologie », le culte de l'image et des opinions en politique, ou encore lorsqu'ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des « justes causes », seraient-elles humanitaires, ne vous laissant d'autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud, ou aux siens comme un imbécile qui s'est fait avoir, autrement dit lorsqu'ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » - « l'accord catégorique avec l'être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité ?
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera n'ouvre à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grand figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge. Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil. Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment que lui vaut sa trop grande liberté. Mais cette existence est en réalité, et contre attente, plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous rencontrent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, retrouvant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne se prétendait pas « maître et possesseur de la nature », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard*, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]
_________________
« Le point de vue de Satan », le commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mardi 24 mars 2020
mercredi 18 mars 2020
Le coronavirus ou la liberté retrouvée ?
La situation présente conduit, on le voit au vide des rues, au silence des villes, au confinement forcé dans l'espace restreint de notre habitation, à une restriction, inimaginable hier encore, de nos libertés fondamentales. Cependant, nul n'en conteste les raisons et la nécessité, de sorte que ces mesures ne remettent pas en cause, du moins pas pour l'instant, le régime démocratique dans lequel nous vivons. Mais pourquoi donc, après tout ?
Etonnamment parce qu'avec la pandémie, c'est la liberté retrouvée. Les contraintes qui hier encore se présentaient comme inexorables, celles de la rigueur budgétaire, les lois de l'économie qui encadraient les politiques publiques et l'activité des entreprises sont, tout d'un coup, balayées au profit de décisions politiques commandées par les circonstances et la nécessité, alors que l'histoire humaine présente à nouveau un visage tragique et que l'imprévisibilité des événements n'a jamais été aussi inquiétante.
La nécessité sanitaire, à la différence de la nécessité économique, n'annule pas la liberté de la décision politique. Tout au contraire : plus rien n'est impossible lorsqu'il s'agit de faire face collectivement, et comme il convient, à l'insidieuse propagation du mal. Grand retour de Machiavel ! Éclairés par les scientifiques, ce sont les politiques qui prennent les mesures appropriées, non les décideurs économiques.
Nous sommes peut-être confinés mais les portes s'ouvrent et nous retrouvons, alors que l'inquiétude règne et que la mort se répand alentour, le sens de ce qui compte, le rapport au temps qui n'est plus celui de l'immédiateté, la relation avec nos proches et, à distance, ce sont des formes de vie plus humaines qui se retrouvent. Quel paradoxe ! Quel changement radical de paradigme !
Il restera demain à mettre cette liberté retrouvée en situation d'urgence, ces moyens financiers colossaux, au service de l'environnement.. Nous savons que c'est nécessaire et désormais que c'est possible. Nous n'aurons vraiment plus aucune excuse !
Nous ne devrons, cependant, jamais perdre de vue notre devoir de vigilance. Le grand danger qui nous guette, dans les mois et les années à venir, est le retour d'un autoritarisme consenti, suscité par les situations d'exception. Hier le terrorisme, aujourd'hui la crise sanitaire, demain la catastrophe écologique. Le retour du politique n'est jamais sans risque ni péril.
Etonnamment parce qu'avec la pandémie, c'est la liberté retrouvée. Les contraintes qui hier encore se présentaient comme inexorables, celles de la rigueur budgétaire, les lois de l'économie qui encadraient les politiques publiques et l'activité des entreprises sont, tout d'un coup, balayées au profit de décisions politiques commandées par les circonstances et la nécessité, alors que l'histoire humaine présente à nouveau un visage tragique et que l'imprévisibilité des événements n'a jamais été aussi inquiétante.
La nécessité sanitaire, à la différence de la nécessité économique, n'annule pas la liberté de la décision politique. Tout au contraire : plus rien n'est impossible lorsqu'il s'agit de faire face collectivement, et comme il convient, à l'insidieuse propagation du mal. Grand retour de Machiavel ! Éclairés par les scientifiques, ce sont les politiques qui prennent les mesures appropriées, non les décideurs économiques.
Nous sommes peut-être confinés mais les portes s'ouvrent et nous retrouvons, alors que l'inquiétude règne et que la mort se répand alentour, le sens de ce qui compte, le rapport au temps qui n'est plus celui de l'immédiateté, la relation avec nos proches et, à distance, ce sont des formes de vie plus humaines qui se retrouvent. Quel paradoxe ! Quel changement radical de paradigme !
Il restera demain à mettre cette liberté retrouvée en situation d'urgence, ces moyens financiers colossaux, au service de l'environnement.. Nous savons que c'est nécessaire et désormais que c'est possible. Nous n'aurons vraiment plus aucune excuse !
Nous ne devrons, cependant, jamais perdre de vue notre devoir de vigilance. Le grand danger qui nous guette, dans les mois et les années à venir, est le retour d'un autoritarisme consenti, suscité par les situations d'exception. Hier le terrorisme, aujourd'hui la crise sanitaire, demain la catastrophe écologique. Le retour du politique n'est jamais sans risque ni péril.
mardi 10 mars 2020
L'expérience du scrupule
Ces réflexions à propos du scrupule feront partie d'un prochain livre, à paraître en septembre, consacré à Machiavel, sa vie, sa pensée et en quelle manière celle-ci nous éclaire sur la justification politique du mal et de la violence. Il sera aussi question de Camus et de Merleau-Ponty et des raisons qui, dans les années cinquante et après la découverte des camps en URSS, poussèrent à leur rupture avec Sartre et le communisme soviétique, avant que la question de la violence soit de nouveau posée pendant la guerre d'Algérie.
Ces grands débats et qui vont au fond sont bien oubliés aujourd'hui. Il est pourtant essentiel de les faire revivre parce qu'ils nous éclairent sur les rapports difficiles entre morale et politique que Machiavel eut le mérite de poser avec franchise et lucidité. Si l'action politique responsable ne peut jamais échapper tout à fait à la pratique du mal, alors la capacité à faire l'épreuve du scrupule est essentielle dans l'idée que nous nous faisons du "gouvernant moral".
Il y a bien de la différence entre le doute, qui est rationnel, et le scrupule, qui est d'une tout autre nature. Mais avec le scrupule, sait-on au juste de quoi l'on parle ? A-t-il seulement un objet ? Désigne-t-il une incapacité à agir, une déficience, un trouble mental, lié à un sentiment exagéré de culpabilité ? Ou bien une expérience éminemment morale du sujet lorsqu'il ne se présente d'autre alternative qu'entre le mal et le pire ? Les situations qui engendrent un tel sentiment ne sont nullement définies par des traits objectifs. Ce qui pour l'un est cause de scrupule ne l'est pas pour l'autre, et c'est là une expérience singulière qui en dit plus sur la personne et son « sens moral » qu'elle ne nous informe objectivement de la situation dans laquelle elle se trouve.
C'est toujours à propos d'un individu qu'on dira qu'il est « sans scrupule » : la situation n'est jamais une excuse à ce défaut. Une corde lui manque, et c'est son absence de sensibilité morale que l'on dénonce, non un état de fait. Pourtant, l'expérience du scrupule, dans sa subjectivité radicale, a aussi une dimension métaphysique, révélant l'impossibilité d'accorder le désir du bien, la bonne volonté, et l'état du monde. Dans un monde parfait qui ne nous mettrait pas face à des choix désespérants, une telle épreuve n'existerait pas.
L'épreuve du scrupule
Pour ces raisons, le scrupule n'est pas simplement un mauvais moment à passer, une hésitation passagère, vite oubliée à mettre au compte de la pusillanimité, l'expression bénigne de notre lâcheté. Une faiblesse à surmonter due à un manque de courage. Ou alors ce serait seulement une histoire que l'on se raconte, pour se mettre à l'abri de toute mauvaise conscience. On s'ébroue et on y va. Marche ! Marche ! Prise au sérieux, cette expérience demande au contraire une véritable force d'âme, une authentique présence à soi. C'est pourquoi elle est si peu comprise, et rarement partagée. De fait, celui qui la connaît est un homme seul et tout l'appelle à ne pas tant s'attarder, à ne pas tant « s'en faire », comme on dit. Mais pour lui, et pour lui seul, il en va autrement : ce qui, pour les autres, va de soi – tous ne font-ils pas de même ? n'est-ce pas ce que la situation requiert ? l'ordre à obéir, la décision à exécuter - est soudain suspendu à une inquiétude et là où il avait clarté, ce n'est plus qu'obscurité, alors même que l'exécutant de la nécessité devient l'acteur perdu de sa propre liberté. Et il entre en résistance. Avec les autres, avec ce que le monde demande de lui.
Ce n'est pas en l'air, avec désinvolture ou dilettantisme, que l'on doit parler du scrupule. Il faut donner tout son sens à ce qui se joue ici, aux confins de l'éthique et de la métaphysique, alors que la règle fait défaut et que seule s'avance la conscience d'une responsabilité personnelle qui sera sans excuse.
Responsabilité et liberté
Si l'on suit la typologie wéberienne, le scrupule ne relève ni de l'éthique de la conviction, où il s'agit seulement d'être fidèle à sa conscience, ni de l'éthique de la responsabilité où il faut bien compter avec les rudes nécessités du monde. Il loge dans le conflit des deux, qui est insoluble parce que la raison est impuissante et qu'au ciel des valeurs les dieux sont en guerre. Et c'est alors le terrible face à face, avec soi, avec les autres, et, que l'on soit ou non croyant, avec Dieu aussi. C'est pourquoi, il n'est aucune notion qui dise mieux ce que signifie cette expérience que l'angoisse, la perception tout à la fois de l'effondrement des valeurs et du vertige où la liberté du vouloir s'éprouve comme possibilité et comme faute . Éprouver des scrupules, ce n'est pas vouloir préserver son innocence : celle-ci est déjà perdue. Un être parfaitement innocent, l'homme à l'état de nature selon Rousseau, n'éprouve pas de scrupule : il ne sait pas que le mal existe et s'éprouve seulement dans la plénitude du sentiment d'exister.
Quelle profondeur éthique pourrait-on donner au scrupule s'il s'agissait seulement de garantir la pureté de sa conscience ? Toutes les philosophies morales qui, depuis Platon jusqu'à Bentham, en passant par Kant et les stoïciens, visent à mettre l'homme à l'abri de l'angoisse et de l'incertitude ont construit des systèmes qui excluent la possibilité même du scrupule. Et parmi celles-ci, la plus désireuse d'en finir avec ce vertige de la responsabilité est l'utilitarisme, cette arithmétique morale qui s'en tient au calcul des plaisirs et des peines d'où le mal est évacué.
Quel scrupule devrait-on éprouver à pratiquer la torture si l'aveu qu'on obtient fera échapper des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de vies innocentes, celles d'enfants surtout, à une mort imminente ? Dans le calcul des coûts et des bénéfices, le prix est nul et il n'y a pas lieu de tergiverser. Et le dirigeant qui appliquera ce que la rationalité économique exige, le licenciement d'employés en vue de sauver l'entreprise, ce serait à tort qu'il hésite. Le bien du plus grand nombre l'emportera, et celui qui refuse le sacrifice qu'on exige de lui n'est qu'un fieffé égoïste. Au royaume du meilleur des mondes possibles qu'ordonne le Grand Calculateur, c'est en vain que Candide s'interroge et que Voltaire proteste.
Il est donc essentiel de faire de la capacité à éprouver du scrupule une des qualités qui caractérisent le gouvernant moral. Le scrupule n'est pas appelé à être dépassé, mais à être maintenu dans l'action qui fera le choix du mal en toute conscience et ne perdra jamais de vue le prix à payer de la transgression. Il n'est pas de scrupule qui ne soit un sacrifice.
Ces grands débats et qui vont au fond sont bien oubliés aujourd'hui. Il est pourtant essentiel de les faire revivre parce qu'ils nous éclairent sur les rapports difficiles entre morale et politique que Machiavel eut le mérite de poser avec franchise et lucidité. Si l'action politique responsable ne peut jamais échapper tout à fait à la pratique du mal, alors la capacité à faire l'épreuve du scrupule est essentielle dans l'idée que nous nous faisons du "gouvernant moral".
Il y a bien de la différence entre le doute, qui est rationnel, et le scrupule, qui est d'une tout autre nature. Mais avec le scrupule, sait-on au juste de quoi l'on parle ? A-t-il seulement un objet ? Désigne-t-il une incapacité à agir, une déficience, un trouble mental, lié à un sentiment exagéré de culpabilité ? Ou bien une expérience éminemment morale du sujet lorsqu'il ne se présente d'autre alternative qu'entre le mal et le pire ? Les situations qui engendrent un tel sentiment ne sont nullement définies par des traits objectifs. Ce qui pour l'un est cause de scrupule ne l'est pas pour l'autre, et c'est là une expérience singulière qui en dit plus sur la personne et son « sens moral » qu'elle ne nous informe objectivement de la situation dans laquelle elle se trouve.
C'est toujours à propos d'un individu qu'on dira qu'il est « sans scrupule » : la situation n'est jamais une excuse à ce défaut. Une corde lui manque, et c'est son absence de sensibilité morale que l'on dénonce, non un état de fait. Pourtant, l'expérience du scrupule, dans sa subjectivité radicale, a aussi une dimension métaphysique, révélant l'impossibilité d'accorder le désir du bien, la bonne volonté, et l'état du monde. Dans un monde parfait qui ne nous mettrait pas face à des choix désespérants, une telle épreuve n'existerait pas.
L'épreuve du scrupule
Pour ces raisons, le scrupule n'est pas simplement un mauvais moment à passer, une hésitation passagère, vite oubliée à mettre au compte de la pusillanimité, l'expression bénigne de notre lâcheté. Une faiblesse à surmonter due à un manque de courage. Ou alors ce serait seulement une histoire que l'on se raconte, pour se mettre à l'abri de toute mauvaise conscience. On s'ébroue et on y va. Marche ! Marche ! Prise au sérieux, cette expérience demande au contraire une véritable force d'âme, une authentique présence à soi. C'est pourquoi elle est si peu comprise, et rarement partagée. De fait, celui qui la connaît est un homme seul et tout l'appelle à ne pas tant s'attarder, à ne pas tant « s'en faire », comme on dit. Mais pour lui, et pour lui seul, il en va autrement : ce qui, pour les autres, va de soi – tous ne font-ils pas de même ? n'est-ce pas ce que la situation requiert ? l'ordre à obéir, la décision à exécuter - est soudain suspendu à une inquiétude et là où il avait clarté, ce n'est plus qu'obscurité, alors même que l'exécutant de la nécessité devient l'acteur perdu de sa propre liberté. Et il entre en résistance. Avec les autres, avec ce que le monde demande de lui.
Ce n'est pas en l'air, avec désinvolture ou dilettantisme, que l'on doit parler du scrupule. Il faut donner tout son sens à ce qui se joue ici, aux confins de l'éthique et de la métaphysique, alors que la règle fait défaut et que seule s'avance la conscience d'une responsabilité personnelle qui sera sans excuse.
Responsabilité et liberté
Si l'on suit la typologie wéberienne, le scrupule ne relève ni de l'éthique de la conviction, où il s'agit seulement d'être fidèle à sa conscience, ni de l'éthique de la responsabilité où il faut bien compter avec les rudes nécessités du monde. Il loge dans le conflit des deux, qui est insoluble parce que la raison est impuissante et qu'au ciel des valeurs les dieux sont en guerre. Et c'est alors le terrible face à face, avec soi, avec les autres, et, que l'on soit ou non croyant, avec Dieu aussi. C'est pourquoi, il n'est aucune notion qui dise mieux ce que signifie cette expérience que l'angoisse, la perception tout à la fois de l'effondrement des valeurs et du vertige où la liberté du vouloir s'éprouve comme possibilité et comme faute . Éprouver des scrupules, ce n'est pas vouloir préserver son innocence : celle-ci est déjà perdue. Un être parfaitement innocent, l'homme à l'état de nature selon Rousseau, n'éprouve pas de scrupule : il ne sait pas que le mal existe et s'éprouve seulement dans la plénitude du sentiment d'exister.
Quelle profondeur éthique pourrait-on donner au scrupule s'il s'agissait seulement de garantir la pureté de sa conscience ? Toutes les philosophies morales qui, depuis Platon jusqu'à Bentham, en passant par Kant et les stoïciens, visent à mettre l'homme à l'abri de l'angoisse et de l'incertitude ont construit des systèmes qui excluent la possibilité même du scrupule. Et parmi celles-ci, la plus désireuse d'en finir avec ce vertige de la responsabilité est l'utilitarisme, cette arithmétique morale qui s'en tient au calcul des plaisirs et des peines d'où le mal est évacué.
Quel scrupule devrait-on éprouver à pratiquer la torture si l'aveu qu'on obtient fera échapper des dizaines, des centaines, peut-être des milliers de vies innocentes, celles d'enfants surtout, à une mort imminente ? Dans le calcul des coûts et des bénéfices, le prix est nul et il n'y a pas lieu de tergiverser. Et le dirigeant qui appliquera ce que la rationalité économique exige, le licenciement d'employés en vue de sauver l'entreprise, ce serait à tort qu'il hésite. Le bien du plus grand nombre l'emportera, et celui qui refuse le sacrifice qu'on exige de lui n'est qu'un fieffé égoïste. Au royaume du meilleur des mondes possibles qu'ordonne le Grand Calculateur, c'est en vain que Candide s'interroge et que Voltaire proteste.
Il est donc essentiel de faire de la capacité à éprouver du scrupule une des qualités qui caractérisent le gouvernant moral. Le scrupule n'est pas appelé à être dépassé, mais à être maintenu dans l'action qui fera le choix du mal en toute conscience et ne perdra jamais de vue le prix à payer de la transgression. Il n'est pas de scrupule qui ne soit un sacrifice.
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