J'inaugure, ici, une nouvelle rubrique qui publiera les dossiers de lecture les plus remarquables réalisés par mes étudiants du cours par correspondance à l'université de Reims (EAD), "Philosophie et littérature". Je remercie vivement Timothée Morel de m'avoir autorisé à mettre en ligne sa profonde et belle lecture du Journal d'un curé de campagne de Georges Bernanos.
La lecture philosophique d'une oeuvre romanesque n'a pas pour tâche d'être "vraie", mais d'être féconde et éclairante. Celle-ci, inspirée par la philosophie de Nietzsche, répond indiscutablement à cette exigence, et c'est ce qui en fait la valeur.
« Il faut vivre, c’est affreux ! […] Vous ne trouvez pas ? »
Introduction : l’intrigue
L’intrigue n’est pas – si paradoxal que cela puisse paraître – le sujet véritable du roman. Un
jeune prêtre, nommé curé d’Ambricourt, s’installe dans sa nouvelle paroisse. Naïf, maigre,
malade, attentionné, compatissant ; il se donne sans compter à ses paroissiens qui considèrent
avec méfiance ce jeune homme au regard fiévreux, un peu trop croyant et dévoué à leur goût.
Bernanos prête ses mots au jeune prêtre qui note ses pensées, ses réflexions et son histoire dans
un journal sans dates, où jours et nuits se succèdent sans se dire. C’est au lecteur de deviner
combien de temps a passé, à lui de combler les fréquentes ellipses creusées par les pages
arrachées. Nombre de personnages se succèdent au fil des pages et des rencontres. Le curé de
Torcy, un homme fort, dur, mais profondément sensible, qui prend le jeune prêtre sous son aile.
Le comte et la comtesse, noblaillons de province, leur fille Mlle Chantal, Mlle Louise qui est
institutrice au service de cette famille où, sous des dehors policés, couvent rancoeurs et
tromperies. Monsieur Olivier, le neveu de la comtesse, soldat de la légion étrangère, un vent de
liberté qui tranche avec l’air insalubre de misère qui règne dans la vie du curé d’Ambricourt.
Le docteur Delbende, un homme de foi qui a perdu son Dieu, et s’est mis en tête d’étrangler
l’injustice à la force du poignet. Le docteur Laville, médecin Lillois morphinomane, qui, à la
fin de l’histoire, se fera, auprès du jeune curé, le messager de la mort qui vient. Dufréty, enfin,
ancien camarade du séminaire, que l’on ne connaît que par ses quelques lettres, et dont la
présence ne se solidifiera qu’à la toute fin du roman.
Ces personnages se croisent, s’entremêlent, meurent parfois. Ils se font écho et se répondent, et
chacune de leurs paroles est comme un touche de peinture supplémentaire sur la toile tendue
par le journal, qui nous donnera, à l’issue du roman, le portrait du jeune prêtre. Ainsi, dans ses
premières discussions avec le curé de Torcy, on découvre un homme sensible, timide, conscient
de lui-même, faible dans son corps mais déterminé à amener ses paroissiens vers Dieu. Puis, le
docteur Delbende, Monsieur Olivier, le docteur Laville enfin, le reconnaîtront pout « l’un des
leurs » : comprendre, un de ceux qui « fait face », qui refusent de courber l’échine face à
l’injustice. Comment se fait-il que ces hommes déterminés, forts, confiants, s’identifient au
freluquet malingre et cacochyme ? Chacun de ces personnages est, à sa façon, un médecin qui
pose un diagnostic. Médecin de l’âme, pour le curé de Torcy, médecin du corps, pour Delbende
et Laville – ils prétendent tous plus ou moins explicitement à ce titre de médecin. On le
comprend : c’est que, ce qui sous-tend véritablement le roman, c’est la maladie. Celle du prêtre,
celle des êtres qu’ils croisent. Maladies du corps, maladies de l’âme ; le plus souvent maladies
psycho-physiologiques, où le corps et l’esprit jouent de concert. Pour poser à notre tour un
diagnostic, c’est toute l’histoire de la maladie du prêtre qu’il nous faudra comprendre et
analyser : cette première « famille » de personnages fera par conséquent l’objet d’une étude
approfondie.
La seconde « famille » est celle du comte et de la comtesse. Mlle Louise, l’institutrice, est
tourmentée par Mlle Chantal. Tour à tour, l’une et l’autre se confient au jeune prêtre, et peu à
peu, entre deux pages déchirées, une vérité se dégage du calme de la première, des mensonges
et de la violence de la seconde : Mlle Louise est l’amante du comte, Mlle Chantal les a surpris
et voue une haine farouche à celle qui prétend lui dérober son père – le seul être, peut-être,
qu’elle ait jamais aimé. Mlle Chantal menace de s’enfuir, de se déshonorer – menace factice
qui en cache une autre, bien plus sombre. Le curé a compris que Mlle Chantal s’ôterait la vie.
On prévoit de l’envoyer en pension en Angleterre pour quelques temps, son départ est proche :
il faut se hâter. Madame la comtesse reçoit notre jeune prêtre, et un long dialogue, presque
surnaturel, s’ensuit.
La comtesse est une femme fière et intransigeante. Elle sait tout des infidélités de son mari,
qu’elle a supportées bien des années durant. Elle sait tout de la bassesse de sa fille, sournoise,
manipulatrice, une « bête de proie » qui s’empare de ce qu’elle désire et écrase ceux qui lui
déplaisent. Peu lui importe dit-elle, que sa fille se tue : ne peut-elle pas endurer ce qu’elle-même
a accepté avec orgueil toutes ces années ? Sa fille, maîtresse véritable du château, formant un
couple ambigu avec ce père médiocre et volage. Sa fille qui est la seule à être trompée,
aujourd’hui. Que pense la comtesse de cette situation ? Rien. La comtesse s’est coupée des
autres, enfermée dans une tour de glace. Elle regarde les êtres vivre, drapée dans sa fierté et son
orgueil, elle les regarde vivre et s’entre-dévorer. Une seule chose au monde lui importait, son
petit garçon, mort il y a bien des années, à l’âge de cinq ans. Un enfant haï par sa soeur,
évidemment, et bien vite oublié. Elle n’aime que lui, son souvenir vit en elle, elle n’attend que
de le retrouver, plus tard, là-haut ? Le présent ne lui appartient plus. Le prêtre est chétif et
ridicule ; mais une certaine majesté se dégage de lui. Ses yeux font « sortir le péché », il sait les
choses avant qu’on les lui dise, on lui livre les secrets avec lesquels on s’était juré de mourir. A
force de prières intérieures, le prêtre arrache la comtesse à son indifférence, à sa solitude, à la
colère rentrée qui l’isolait du monde depuis la mort de son enfant. « L’enfer, c’est de ne plus
aimer. ». La comtesse s’était empoisonnée de chagrin et, à force de pleurer l’enfant perdu,
s’était perdue elle-même. Perdue en dehors de Dieu, dirait notre curé, parce que perdue loin de
l’amour des hommes. Le prêtre lui intime l’ordre de se considérer bien en face : a-t-elle encore
le droit de prétendre à l’amour de son fils ? La comtesse se rebelle, se débat avec hargne. Mais
elle ne peut rien contre l’inexorable force qui l’enserre, non, qui l’enveloppe, et lui communique
un peu de sa chaleur : la foi. Le soir même, il reçoit une lettre de la comtesse, qui le remercie
et le bénit. Elle est heureuse, à nouveau. Elle a retrouvé la paix. Elle mourra dans la nuit.
« Comment n’ai-je pas deviné qu’un tel jour serait sans lendemain […]? », s’interroge le jeune
curé. Ses mots ont rendu la paix à une femme épuisée par sa lutte contre elle-même, se pourraitil
qu’une telle tension psychologique, subitement relâchée, détendue, ait été la cause de sa
mort ?
Mlle Chantal travaille dans l’ombre à humilier le prêtre. Elle a tout entendu de sa conversation
avec la comtesse, et le prétend responsable de sa mort. Mlle Louise est chassée et plonge dans
la misère.
Il ne faut pas se laisser tromper : cette intrigue n’est pas celle du roman, et elle ne doit pas
occulter son sujet véritable. Elle est un évènement parmi d’autres, surgi de pages qui prennent
de plus en plus la consistance d’un brouillard halluciné. Nous l’avons déjà dit : ce qui sous-tend
ce texte, c’est la maladie – et c’est avec elle que s’achève l’ouvrage. Le curé d’Ambricourt va
consulter à Lille. Sa dyspepsie chronique, ses hémorragies à répétition, le convainquent de
suivre l’avis du docteur Delbende ; et il se laisse examiner par celui qu’il croit être le professeur
Lavigne. Il s’agit en réalité du docteur Laville, et son diagnostic est définitif : le prêtre est
condamné. Il lui reste, tout au plus, six mois à vivre. On le devine, c’est l’estomac qui est en
cause : il se ronge lui-même, il dévore le prêtre de l’intérieur. Laville, lui aussi, est mourant. Ce
médecin, consulté par hasard, souffre d’un mal incurable. Pourquoi lui ? Laville devait être
rencontré. Il était la pénultième étape sur la route du prêtre; il est temps maintenant de rencontrer
Dufréty. Dufréty, le prêtre défroqué, Dufréty qui prétend avoir refait sa vie et s’être « ouvert de
nouveaux horizons intellectuels », Dufréty, qui aime « une jeune personne », « très fine ».
Dufréty qui vit en réalité dans la misère, dans le regret d’avoir abandonné Dieu, dans le péché ;
qui a fait entrer dans sa vie une petite ouvrière simple dont il s’acharne à faire une grande dame.
Dufréty, un autre mourant, qui a donné son mal à sa compagne. Et c’est chez lui, dans son taudis
miséreux, dans un monde qu’il ne connaît pas, après avoir reçu une sentence de mort, que notre
prêtre trouve la clef de sa propre énigme, et parvient – l’espace d’un petit instant – à s’aimer
lui-même. Il tombe de son lit, comme la comtesse avait chuté du sien. On le relève, l’hémorragie
se déclenche. Le journal s’est tu, il ne nous manque plus que la touche finale.
« Tout est grâce » : ainsi s’achève l’aquarelle de Bernanos. A nous d’en démêler la cohérence
cachée – à nous, qui connaissons désormais le visage du prêtre, d’en élucider la genèse.
Le paradigme nietzschéen
C’est un portrait extraordinairement complexe que celui du curé d’Ambricourt : cacochyme
mais intransigeant, timide et gauche mais sachant dominer d’un regard, maladroit mais
pénétrant au point de transformer en profondeur les caractères les plus fiers. Le curé toue à tour
méprise et se méprise, et la pitié larmoyante côtoie chez lui le dégoût pour la bassesse
d’autrui…enfin, s’il est capable de « digérer » les insultes, la misère, la méchanceté et la
violence, un regard de travers suffit à le plonger dans la rumination, la honte, le « remâchage »
du passé.
Soumis mais dominateur, réactif mais affirmateur ; faible, mais fort. Ce n’est pas un personnage
au caractère figé que nous cherchons à comprendre, mais de multiples personnages qui vivent
en un seul, dont chacun obéit à une logique propre. Bien souvent, le prêtre agit sans savoir ce
qui le porte : « Comment ai-je eu l’audace de parler ainsi ? » (p. 178-179) se demande-t-il après
son entretien avec la comtesse. Faut-il conclure sans plus de réflexion à une intervention
surnaturelle ? Certains passages de l’ouvrage suggèrent en effet qu’une intervention divine
confère au prêtre des pouvoirs mystiques – il devine ce qu’il ne devrait pas savoir, « fait sortir
le péché » de ceux qu’il croise, livre d’un regard tout une pensée...Mais se contenter d’expliquer
le prêtre à l’aune de l’intervention divine constituerait une erreur d’interprétation, une exégèse
infidèle et trop hâtive du texte de l’ouvrage. Il ne faut pas oublier, en effet, que c’est le prêtre
lui-même qui se raconte : tout le contenu du journal est coloré par son interprétation du monde.
Nous ne suggérons pas que le curé ait menti volontairement, ou transformé la réalité – au
contraire, sa démarche introspective semble honnête. Il s’agit simplement de lire prudemment,
en se gardant du réductionnisme explicatif : chercher à tout prix à expliquer le personnage du
curé par une cause surnaturelle, ce serait étouffer la diversité d’attitudes, de comportements et
d’actions que Bernanos déploie dans son oeuvre.
Mais comment penser la complexité sans la réduire ? Comment comprendre ce personnage
multiple, dont nous ne connaissons que ce qu’il a bien voulu nous dire de lui-même ? Il faut ici
s’en remettre à la méthode du Bernanos : le roman tout entier peut-être considéré comme une
double tentative de diagnostic. Le prêtre a des symptômes physiologiques – il crache du sang,
a des hémorragies à répétition, ne peut rien avaler, il est maigre, fatigué, couvert de rides malgré
sa jeunesse – et psychologiques – l’angoisse et une infinie tristesse, en particulier. Outre
l’analyse personnelle qu’il propose de ces symptômes, il rencontre des personnages qui tous,
d’une façon ou d’une autre, sont des « médecins ». Ainsi du curé de Torcy, qui expliquera de
diverses manière la personnalité du prêtre, sa neurasthénie, mais aussi sa physiologie ; de même
du docteur Delbende, de Monsieur Olivier, plus tard de Laville. Bien que d’autres personnages
posent également un jugement sur le prêtre, c’est surtout à travers l’oeil de ces quatre
« médecins » – cinq, si l’on compte le prêtre lui-même – que sera finalement posé un diagnostic
à la fois psychologique et physiologique. Pour l’instant, le contenu de ce diagnostic ne nous
intéresse pas : nous cherchons une méthode d’analyse de l’oeuvre. Elle nous est suggérée par sa
nature même de roman « médical », ou « psycho-physiologique » : nous devons, autant que
faire se peut, considérer chaque petit fait, chaque commentaire, chaque action comme le
symptôme de quelque chose qui cherche à s’exprimer. Non plus seulement essayer de
comprendre le prêtre, mais de dégager les interactions sous-jacentes qui constituent la trame de
son personnage.
C’est donc une démarche généalogique qui s’impose ; et plus spécifiquement une démarche
nietzschéenne. D’une part, parce que Nietzsche est un penseur de la complexité de l’individu :
tout homme est pour lui un complexe hiérarchisé de ce qu’il appelle des pulsions, des processus
interprétatifs qui essaient de se dominer les uns les autres. Un même évènement sera par
exemple interprété différemment selon que la pulsion de colère, de reconnaissance ou de
curiosité domine chez un homme. Une telle domination hiérarchique peut néanmoins n’être
que provisoire : tout complexe pulsionnel est en perpétuel réarrangement, une situation
particulière peut « nourrir » davantage telle ou telle pulsion. Il faut aussi préciser que si chaque
complexe complexe pulsionnel est absolument singulier, on peut néanmoins distinguer des
« types » d’organisations pulsionnelles, c’est-à-dire des configurations pulsionnelles
relativement invariantes et récurrentes, caractérisées par une structure hiérarchique donnée.
Par exemple au §260 de Par-delà bien et mal, et plus tard dans le premier traité de la Généalogie
de la morale, Nietzsche distingue le type du « noble » de celui de l’ « esclave » : le type noble
est caractérisé, entre autres, par la spontanéité de la force, le sentiment de sa propre valeur et la
tendance à hiérarchiser ; tandis que le type esclave est réactif et négateur. Là où le noble laisse
libre cours à ses instincts et se réjouit de la vie, l’esclave, faute de puissance, réprime ses
instincts – la vie lui est douloureuse, il la hait : on pourra bientôt le caractériser comme un
« homme du ressentiment ». Nous aurons l’occasion de revenir à cette distinction typologique
qui nous servira de paradigme ; mais il faut dès à présent le préciser : ces « types » ne
constituent pas des essences ou des abstractions idéalistes, ils peuvent se croiser, se
« mélanger », voire se juxtaposer au sein d’un seul et même individu. Il ne s’agit pas là non
plus d’une grille de lecture unique. L’opposition entre type actif et type réactif peut être déclinée
selon toute une variété de nuances, ne serait-ce que parce que chaque représentant d’un type –
chaque individu au sein duquel ont été repéré les caractéristiques propres à tel ou tel type –
conserve son entière singularité et peut porter en lui-même des caractéristiques qui divergent
de celles du dit type.
Ajoutons que Nietzsche pense toujours la physiologie et la psychologie en interdépendance : le
type du prêtre ascétique, par exemple, est caractérisé par le ressentiment mais aussi par la perte
de l’instinct de guérison – il se prescrit et prescrit autour de lui des régimes alimentaires qui
affaiblissent le corps et on pour conséquence de détacher encore davantage de la vie. L’homme
du type réactif – dont le prêtre ascétique est à certains égards un représentant – souffre d’une
dyspepsie psycho-physiologique : il ne sait digérer ni les aliments, ni les évènements. En
adoptant l’outil analytique nietzschéen, nous pourrons donc mener le diagnostic des symptômes
psychologiques et physiologiques « de front », sans omettre les uns au profit des autres.
[...]
L’ouvrage de Bernanos regorge de détails. Chacun d’entre eux mériterait que l’on y consacre
tout une analyse, particulièrement si l’on adopte une grille de lecture nietzschéenne. Tout est
signifiant, et tout est complexe : malheureusement nous ne pouvons ici procéder à une analyse
page par page. Nous nous proposons de retracer à grands traits le portrait du curé d’Ambricourt.
A grands traits, c’est-à-dire en nous attardant sur les évènements qui, selon nous, donnent le
plus de matière à l’analyse : les rencontres. Cinq personnages. Le curé de Torcy, le docteur
Delbende, la comtesse, Monsieur Olivier, et le Docteur Laville. Cinq coups de pinceau, cinq
touches de couleurs qui, nous l’espérons, permettront – à défaut de pouvoir en donner une image
précise – de faire deviner au moins la silhouette du curé d’Ambricourt.
Notre démarche sera donc nécessairement partielle. Gageons qu’elle parviendra tout de même
à saisir quelque chose du personnage du curé : les impressionnistes aussi, après tout, peignaient
par touches de couleurs.
Le portrait
Les premières pages du roman esquissent l’image d’un être faible, malade, pour qui l’existence
est un poids, et incapable ni de décider ni de commander : c’est presque une caricature du type
faible nietzschéen qui est ébauchée. Et pourtant, certaines nuances annoncent déjà le portrait
final – les premiers « symptômes » du dénouement apparaissent.
Le chapitre premier s’ouvre sur un discours qui témoigne, sinon d’un rejet, du moins d’un
certain dégoût du monde : une espèce de « poussière » d’ennui recouvre les choses, le village
est pareil à une « bête épuisé », le ciel « hideux ». On remarque immédiatement l’omniprésence
du champ lexical de la physiologie : l’ennui « dévore », il est contagieux et rappelle la lèpre, on
le le respire, on le boit, on le mange ; la pluie fine descend « jusqu’au ventre ». Le prêtre ne
digère visiblement pas son nouvel environnement, et cette dyspepsie psychologique annonce la
grave dyspepsie physiologique dont il est affecté. Peut-être même fait elle davantage que
l’annoncer : en serait-elle la source ? C’est ce que suggère une remarque effrayante de
prémonition, en toute première page :
« Ma paroisse est dévorée par l’ennui. […] Quelque jour peut-être la contagion nous gagnera,
et nous découvrirons en nous ce cancer. On peut vivre très longtemps avec ça. »7
A force de trouver le monde laid, peut-on se rendre malade de laideur ? Le dégoût du sensible
ne peut-il, à force de rumination, passer dans le corps, l’empoisonner, vicier ce qui était sain ?
Le « cancer » de l’ennui dont parle le prêtre pourrait très bien s’être incarné dans sa chair en un
cancer bien réel – ce cancer de l’estomac que diagnostiquera le docteur Laville à la fin du roman.
Mais l’interprétation suggérée ici pourrait encore être une mésinterprétation : il se pourrait aussi
que le dégoût du monde qui se devine dans les premières pages ne soit qu’une conséquence de
la maladie, une interprétation d’un état physiologique projetée sur l’extérieur. Gardons-nous
d’aller trop vite en besogne, et laissons le pinceau faire son oeuvre.
Le curé de Torcy
Le curé de Torcy est le premier « médecin » du prêtre, le premier à poser un diagnostic. Il est
aussi l’occasion pour le jeune prêtre d’un autoportrait négatif : son admiration, son envie parfois
à l’égard de la force, de l’autorité et de la santé qui se dégagent du curé de Torcy, nous en disent
long sur ce qu’il n’est pas.
« J’ai été voir hier le curé de Torcy. C’est un bon prêtre, très ponctuel, que je trouve
ordinairement un peu terre à terre, un fils de paysans riches qui sait le prix de l’argent et m’en
impose beaucoup par son expérience mondaine. »
La toute première remarque à propos du curé de Torcy est d’ordre social : le curé est fils de
riches paysans, et fort à l’aise dans la vie mondaine. Elle n’a rien de triviale – le curé
d’Ambricourt est né pauvre, et n’a jamais connu qu’une misère abjecte. Il ressent son
ascendance comme un profond handicap : il ne sait pas commander, ni traiter avec les
« grands » ; la gestion du budget de sa paroisse lui est une corvée dont il s’acquitte d’ailleurs
assez mal. Derrière ces différences prosaïques, c’est une différence d’hérédité qui se dessine,
une hérédité qui constituera l’un de nos instruments de diagnostic.
« Mon Dieu, que je souhaiterais avoir sa santé, son courage, son équilibre ! »
Pour le jeune prêtre, le curé de Torcy paraît être un homme vigoureux, sûr de lui-même et de
son rôle. Il commande le silence d’un regard, on veut auprès de lui chercher un conseil, une
caresse, une parole rassurante : il est un maître, un guide ; et en cela semble exemplifier un type
d’homme radicalement différent de celui du jeune prêtre. Son discours tend d’ailleurs à
confirmer cette première impression :
« Je me demande ce que vous avez dans les veines, vous autres jeunes prêtres ! De mon temps,
on formait des hommes d’Eglise – ne froncez pas les sourcils, vous me donnez envie de
vous calotter – oui, des hommes d’Eglise, prenez le mot comme vous voudrez, des chefs de
paroisse, des maîtres, des hommes de gouvernement. Ça vous tenait un pays, ces gens-là, rien
qu’en haussant le menton. […] Maintenant, les séminaires nous envoient des enfants de choeur,
des petits va-nu-pieds qui s’imaginent travailler plus que personne parce qu’ils ne viennent à
bout de rien. Ça pleurniche au lieu de commander. »
Un quasi-dualisme se dessine entre, d’un côté, le type de l’homme d’Eglise qui domine,
commande – du « chef », et de l’autre le type « enfant de choeur », incapable de commander,
pleurnichard, faible. On remarque que la caractérisation donnée est presque déjà psychophysiologique
: « je me demande ce que vous avez dans les veines » évoque la question de
l’hérédité, d’une faiblesse héréditaire. L’enfant de choeur est malade, son sang est vicié – on
devine au contraire que celui de l’homme d’Eglise coule puissamment dans ses veines tendues,
et l’image du menton qui n’a besoin que d’être redressé pour « tenir un pays » renvoie à celle
d’un corps vigoureux, en pleine possession de ses moyens. Cette interprétation du discours de
Torcy est d’ailleurs confirmée par le descriptif des habitudes alimentaires de ces « maîtres » :
« Oh ! Je sais ce que vous allez me dire : ils mangeaient bien, buvaient de même, et ne
crachaient pas sur les cartes. »
Les hommes d’Eglise digèrent tout, eux – contrairement au narrateur dont le mal d’estomac
progresse en arrière-plan de cette conversation : il « jaunit »11 et n’a « pas fameuse » mine.12
On peut ajouter – la double caractérisation psycho-physiologique étant décidément présente
presque à chaque phrase – que le fait que le type de l’ « enfant de choeur » ne « vienne à bout
de rien » fait écho au début de la conversation. Le jeune prêtre y est encore bouleversé par la
scène qu’un de ses paroissiens lui a fait plusieurs heures auparavant. On sait juste assez de cette
scène pour deviner l’insignifiance de ses motifs : le jeune prêtre est incapable d’oublier, de
digérer, les reproches, les critiques, les attaques menées contre lui ; tout comme il est incapable
de digérer, de s’adapter à son nouvel environnement13 . Lui non plus ne vient « à bout de rien »,
en un sens physiologique cette fois.
Ce sont donc deux types parfaitement antithétiques qui se dessinent. L’homme d’Eglise a le
sens de la hiérarchie, des distances, du commandement et de l’obéissance ; il est affirmateur et
créateur – il dit le bien et le mal. L’enfant de choeur est fragile, incapable de commander,
« ruminant » – c’est-à-dire incapable de ne pas resasser tout le mal qu’on lui fait. Et ces deux
types seraient incarnés, exemplifiés respectivement par le curé de Torcy et le jeune prêtre.
C’est ici que la grille de lecture nietzschéenne nous devient utile : Nietzsche récuse tout
dualisme et met en garde contre la lecture hâtive du texte dont on cherche à faire sens. La
distinction qu’opère le curé de Torcy est trop claire, trop nette, elle laisse trop peu de place à la
subtilité pour permettre de tout à fait saisir une individualité. Il nous faut obéir à la méthode
que Nietzsche appelle « philologique », rassembler davantage d’indices, pour affiner et
éventuellement modifier cette distinction.
Pour celui qui avait l’intention d’assimiler le curé de Torcy au type nietzschéen du « maître »14,
c’est-à-dire à l’homme noble, affirmateur, plein de confiance en lui-même et envers la vie,
plusieurs détails frappent.
« Une paroisse, c’est sale, forcément. Une chrétienté, c’est encore plus sale. Attendez le jour
du jugement, vous verrez ce que les anges auront à retirer des plus saints monastères, par
pelletées – quelle vidange ! »
«Le bon Dieu n’a pas écrit que nous étions le miel de la terre, mon garçon, mais le sel. Or notre
pauvre monde ressemble au vieux père Job sur son fumier, plein de plaies et d’ulcères. Du sel
sur une peau à vif, ça brûle. Mais ça empêche aussi de pourrir. »
Le monde est essentiellement sale. Le sauver est impossible : la hideur repousse comme la
mousse entre les dalles d’une Eglise qu’on aurait voulu nettoyer à grande eau. Il faut accepter
la laideur du monde, l’endurer. Tout au plus, on peut se faire médecin, mais pas un médecin qui
soigne : un médecin qui conserve, qui empêche que les plaies ne s’infectent plus que de raison.
Seule la venue du royaume de Dieu sur terre – la parousie, le jugement dernier – purifiera le
monde, telle une « vidange » vengeresse et définitive.
Derrière la force et la vigueur apparente du curé de Torcy se découvre le même dégoût du
monde que celui du jeune prêtre, la même intolérance pour la souffrance, en quelque sorte la
même « dyspepsie » – il n’est d’ailleurs pas anodin que la main du curé de Torcy soit « enflée
par le diabète » : le curé aussi est malade, et sa pathologie a aussi à voir avec la digestion. Les
deux prêtres partagent une même dyspepsie psycho-physiologique – une même faiblesse donc.
Mais tandis que la faiblesse du jeune prêtre semble s’exprimer par des difficultés à commander,
et même une volonté de soumission – ainsi que le laissera deviner sa première rencontre avec
le comte – ; la faiblesse du curé de Torcy s’incarne paradoxalement dans une volonté de
domination. Il lui semble que les hommes ont besoin d’être guidés, conduits par les hommes
d’Eglise, qu’ils doivent être ramenés au sentiment d’impuissance du petit enfant qui s’en remet
à sa mère. Sous prétexte d’apporter « la joie », l’Eglise réduit les hommes à l’état d’agneaux
dociles mais heureux : grâce à elle ils se sentiront « fils de Dieu »18, leur existence sera justifiée
à jamais en Dieu, par Dieu :
« La faim, la soif, la pauvreté, la jalousie, nous ne serons jamais assez forts pour mettre le diable
dans notre poche, tu penses ! Mais l’homme se serait su le fils de Dieu, voilà le miracle ! Il
aurait vécu, il serait mort avec cette idée dans la caboche. »
L’Eglise donnerait donc un sens à la souffrance, permettant ainsi au souffrant, au type faible,
au dyspeptique, de survivre. Et ainsi l’homme d’Eglise se met à la tête du troupeau des faibles
– berger d’êtres diminués, certes, mais chef, mais dominateur. Ceux qui se refusent à le suivre
attente à la joie elle-même :
« L’Eglise dispose de la joie, de toute la part de joie réservée à ce triste monde. Ce que vous
avez fait contre elle, vous l’avez fait contre la joie. »
L’Homme d’Eglise tel que le conçoit le curé de Torcy – tel qu’il se conçoit lui-même – guide
les faibles et enlève toute légitimité aux forts : ceux qui le contredisent sont méchants, seule
l’Eglise détient la joie,
le bien, en elle seule l’homme peut-être sauvé. Ce qui est pauvre, laid, bas, il le place sous sa
protection, il l’institue comme « bon ». Et ainsi les maîtres et les puissants devront ployer le
genou devant les « bons » :
« Car les faibles vous seront toujours un fardeau insupportable, un poids mort que vos
civilisations orgueilleuses se repassent l’une à l’autre avec colère et dégoût. J’ai mis mon signe
sur leur front, et vous n’osez plus approcher qu’en rampant, vous dévorez la brebis perdue, vous
n’oserez plus jamais vous attaquer au troupeau. »
Le curé de Torcy décrit très exactement ici le mécanisme de « renversement des valeurs »
qu’opère le type du prêtre ascétique dans le paradigme Nietzschéen. Il faut s’y attarder quelques
instants pour bien comprendre le type exemplifié par le curé de Torcy – ce qui en retour
facilitera l’analyse du prêtre d’Ambricourt.
Il faut reprendre la distinction entre le type du maître et celui de l’esclave21, brièvement décrite
au début de la présente étude. Le maître est affirmateur, et a le sens de la hiérarchie : il se sent
supérieur, il fixe la valeur des choses. « Ce qui est bon pour moi est juste en soi », ainsi réfléchit
le type du maître. Ce qu’il désire, il le prend ; et de même il prend plaisir à lui-même, à
décharger ses instincts sans se préoccuper des éventuelles conséquences. Il est ce que Nietzsche
appelle « une bête de proie », un dominateur qui domine sans arrière-pensées, tout simplement
parce que cela est dans sa nature. Le type du maître se dit « oui » à lui-même, à son corps, à la
vie : il est en pleine « santé » – terme qu’il faut entendre en un psycho-physiologique. La santé
désigne la capacité à surmonter les éléments maladifs – à tout « digérer », en quelque sorte ; à
la vie forte, puissante, capable de continuer à vivre.
A l’inverse, le type de l’esclave est fondamentalement réactif : il souffre, il ne supporte pas la
vie ; lui aussi a des instincts de domination, mais il est trop faible pour les extérioriser. Il conçoit
de la rancoeur envers tout ce qui en est capable : envers les maîtres. Il se définit donc avant tout
par un « non », le « non » jeté à la vie, le « non » devant le bonheur des maîtres. Il est un homme
du ressentiment, terme par lequel Nietzsche désigne fois cette haine rentrée, qui se tait faute
d’avoir assez de puissance pour s’exprimer et ronge de l’intérieur – provoquant ainsi un
pourrissement au sein duquel mature un désir de vengeance intelligent et pervers. Le
ressentiment naît de la souffrance, plus exactement du désir d’échapper à cette souffrance en
trouvant un coupable sur lequel décharger sa rancoeur envers la souffrance :
« C’est uniquement là que se trouve, selon ma conjecture, la véritable causalité physiologique
du ressentiment, de la vengeance et des phénomènes qui leurs sont apparentés, donc dans un
désir d’engourdir la douleur grâce à l’affect. »
Le prêtre ascétique est apparenté au type de l’esclave : il est, lui aussi, malade de ressentiment.
Mais il se place à la tête du « troupeau » des malades, il leur propose un remède à la souffrance,
une morale qui fait d’eux les « bons » et les « justes », et des maîtres les « méchants ». Il crée
un au-delà, un «vrai monde », par opposition au monde terrestre, qui est faux, trompeur,
mauvais : et soudainement, la souffrance est justifiée, et la vengeance tant recherchée garantie :
le péché originel explique la souffrance, le jugement dernier se chargera de punir les « maîtres »,
les puissants. Le type du prêtre ascétique est donc complexe : à la fois malade, médecin, esclave
et puissant :
« Il nous faut considérer le prêtre ascétique comme le sauveur, le berger, l’avocat prédestiné au
troupeau malade […]. La domination sur ceux qui souffrent constitue son royaume, c’est à elle
que le renvoie son instinct, en elle qu’il possède son art le plus spécifique, son art consommé,
son genre de bonheur. Il lui faut être lui-même malade, il lui faut être fondamentalement
apparenté aux malades pour s’entendre avec eux ; mais il lui faut aussi être fort, plus maître de
lui-même encore que des autres […], pour pouvoir inspirer aux malades confiance et peur , pour
pouvoir être pour eux soutien, résistance, appui, contrainte, instructeur, tyran, dieu. Il doit le
défendre son troupeau […] contre ceux qui sont en bonne santé […]. »
C’est cette complexité qui se retrouve dans le personnage du curé de Torcy, chez qui se côtoient
force et faiblesse. Le curé est malade, mais il est aussi celui qui domine les autres malades, les
défend contre le monde, donne un sens à leur souffrance, et les soigne. Nous avons déjà vu que
le curé se considérait comme médecin – mais quel remède propose-t-il ? Il ne s’agit pas de
guérir la souffrance, mais de lui donner un sens, de la rendre supportable – non pas de chasser
le ressentiment, mais de lui permettre de se « décharger » à l’extérieur. Selon Nietzsche, là
réside le sens du dogme du péché originel : il constitue une inflexion du ressentiment :
« ‘Je souffre : il faut bien que ce soit la faute de quelqu’un’ – voilà ce que pense tout mouton
maladif. Mais son berger, le prêtre ascétique, lui dit :’C’est bien cela mon mouton ! il faut bien
que cela soit la faute de quelqu’un : mais ce quelqu’un, c’est toi-même, c’est ta faute à toi seul
– tu es seul fautif à l’égard de toi-même : ! ‘ »
Et ainsi le chrétien est encouragé à rechercher la souffrance, il l’interprètera désormais comme
un juste fardeau, et retournera toutes ses pulsions inhibées contre lui-même. Le remède du prêtre
ascétique est, à long terme, pire que le mal : il augmente la souffrance, aggrave la maladie,
détache encore davantage du monde. Aussi celui qui le suit est-il un dépravé, un décadent,
c’est-à-dire :
« J’appelle dépravé tout animal, toute espèce, tout individu qui perd ses instincts, qui choisit,
qui préfère ce qui lui fait du mal. […] ».
Cette longue digression permet de formuler une hypothèse eu égard au rapport entre le curé de
Torcy et le jeune prêtre. Tous deux sont souffrants, tous deux sont des hommes du
ressentiment : cette parenté psycho-physiologique explique sans doute en partie une vocation
et une foi partagées. Mais leur ressentiment est, dans chaque cas, infléchi de manière différente.
Le curé de Torcy se pose en maître de la souffrance, ce qui lui permet de satisfaire à la fois sa
haine de la vie, son désir de faire souffrir les autres, ainsi qu’une pulsion de commandement,
de domination – qui pourrait être un atavisme. Le curé d’Ambricourt, à l’inverse, ne parvient
pas à se poser en maître, il reste animal du troupeau et applique le remède de l’Eglise. Son
ressentiment se mue en haine de soi : il se fait du mal, ses instincts déréglés ne choisissent plus
que ce qui est mauvais pour lui. On pourra le constater tout au long du roman. Le journal en
lui-même constitue une preuve de cette détestation de soi-même qui l’afflige :
« J’espérais que ce journal m’aiderait à fixer ma pensée qui se dérobe toujours aux rares
moments où je puis réfléchir un peu. […] Et voilà qu’il me découvre la place énorme,
démesurée, que tiennent dans ma pauvre vie ces mille petits soucis quotidiens dont il m’arrivait
parfois de me croire délivré. »
Le curé d’Ambricourt, en notant ses pensées, aggrave sa dyspepsie. De même que par son
régime alimentaire ahurissant, il fragilise encore sa santé :
« J’ai délibérément supprimé la viande, les légumes, je me nourris de pain trempé dans le vin,
pris en très petite quantité, chaque fois que je me sens un peu étourdi. Le jeûne me réussit
d’ailleurs très bien. »
On découvrira plus tard que le « vin » dont il est fait mention ici est de piètre qualité et qu’il
affaiblit le prêtre au point de lui faire perdre connaissance. Comme tout décadent, il a perdu ce
que Nietzsche nomme « l’instinct de guérison », la tendance spontanée à surmonter les éléments
maladifs, et ne choisit plus que ce qui est mauvais pour lui. Tout ceci, répétons-le, s’inscrit
dans la culture de la haine de soi que prône la doctrine du péché originel.
Les échanges avec le curé de Torcy permettent donc de dégager une première caractérisation
du curé d’Ambricourt : homme du ressentiment, trop peu dominateur pour être prêtre ascétique,
animal de troupeau malade et souffrant qui s’applique à lui-même des remèdes dévastateurs et
cultive la haine de soi. Un portrait qui s’annonce peu flatteur…mais est-il bien complet ?
N’oublions pas que la réalité est, pour Nietzsche du moins, fondamentalement processuelle.
Nous n’avons fait pour l’instant que poser, en quelque sorte, un « cadre » : le complexe
pulsionnel décrit est celui autour duquel le prêtre gravite, un référentiel heuristique dont il
faudra peut-être s’éloigner radicalement pour comprendre son évolution.
Delbende
Delbende est le second médecin à poser un diagnostic – diagnostic médical et physiologique
d’abord, et diagnostic psychologique ensuite. Tout comme le curé de Torcy, il séparera
l’humanité en « types » et caractérisera le jeune prêtre selon le paradigme ainsi établi. Une fois
encore, il nous faudra avancer prudemment, non pas admettre ce paradigme comme valable en
lui-même, mais demander quelle est sa signification au regard du caractère psychophysiologique
de celui qui en est l’auteur.
Le diagnostic médical permet de considérer le curé d’Ambricourt sous un jour nouveau – dans
la perspective de son hérédité. Selon Delbende, la faiblesse maladive du prêtre, sa maigreur,
ses maux d’estomac, sont le fruit d’une longue histoire familial. A ces symptômes que nous
connaissons déjà, il en ajoute un nouveau, qui a son importance : l’alcoolisme.
« Et l’alcool, qu’est-ce que vous en faites, de l’alcool ? Oh ! pas celui que vous avez bu,
naturellement. Celui qu’on a bu pour vous, bien avant que vous ne veniez au monde. […] »
annonce brutalement Delbende. Le prêtre accuse le coup :
« Mon Dieu, je sais parfaitement que l’hérédité pèse lourd sur des épaules comme les miennes,
mais ce mot d’alcoolisme est dur à entendre. ».
Sans le diagnostic de Delbende il nous eût été difficile de deviner l’alcoolisme du prêtre : il
nous décrit un jeûne quasi permanent, et la teneur en alcool de son régime ne paraît pas
démesurée. Une lecture rétrospective toutefois fait réfléchir : le prêtre mange extrêmement peu,
mais, quand il mange, sa nourriture est diluée dans du vin. Relativement à ce qu’il ingère, le
vin occupe une place prépondérante – ce qui explique d’ailleurs peut-être qu’il se sente « plus
fort » (voir supra) : il est bien possible qu’il soit ivre en permanence. L’apaisement de ses
souffrances pourrait n’être qu’une illusion narcotique, le résultat d’une insensibilisation
artificielle.
Ce recours à l’alcool pour apaiser ses souffrances n’est que très cohérent avec notre première
esquisse de compréhension du prêtre. Homme du ressentiment, le curé d’Ambricourt ne
supporte pas la souffrance – ni la sienne, ni celle des autres : elle lui fait éprouver le monde
comme quelque chose de laid et la vie comme condamnable. C’est ainsi qu’il prononce la phrase
que nous avons choisi de mettre en exergue de la présente étude :
« Il faut vivre, c’est affreux ! […] Vous ne trouvez pas ? »
La vie et la souffrance sont insupportables, intolérables : il faut, pour continuer à vivre, trouver
des moyens de les supporter. Un moyen potentiel, nous l’avons vu, consiste à interpréter sa
souffrance et la laideur de la vie comme une punition divine ; à justifier sa souffrance par la
culpabilité : telle est la « formule » que, selon Nietzsche, propose le christianisme. Une autre
solution consisterait à « endormir » sa souffrance, à la mettre à distance, à l’étouffer : ainsi
opère l’alcool. Pour Nietzsche, le christianisme comme l’alcool constituent des moyens
« narcotiques » :
« Question et réponse. – Qu’est-ce que les peuplades sauvages commencent aujourd’hui par
emprunter aux Européens ? L’eau de vie et le christianisme, les narcotica européens. – Et
qu’est-ce qui les fait périr le plus vite ? – Les narcotica européens. »
Rappelons que Nietzsche avait caractérisé le christianisme comme un remède délétère qui, à
long terme, aggrave le mal : de même de l’alcool, et de tous les autres narcotiques. Ils
empêchent de regarder la souffrance en face, de l’affronter, donc éventuellement de la
surmonter. L’usage de l’alcool confirme donc que le prêtre est un « décadent », au sens de ce
qui a perdu l’ « instinct de guérison » : encore une fois, il use d’un remède qui le conduira
potentiellement à sa perte. L’application de cette remarque est ici très concrète : il est douteux
que qui ce soit puisse soigner une dyspepsie chronique en adoptant un régime à base d’alcool.
Le curé d’Ambricourt fait donc usage de deux « narcotiques » à la fois – ce qui suggère une
extrême sensibilité à la souffrance, plus grande peut-être que celle du curé de Torcy qui, en tant
que prêtre ascétique trouve une certaine satisfaction dans le fait de guider, de protéger ses
ouailles, d’être le berger de son troupeau. Le paradigme d’analyse du genre humain proposé par
Delbende, et son interprétation selon une grille de lecture Nietzschéenne, permettront de
formuler une hypothèse quant à la raison de cette extrême sensibilité.
Mais attardons-nous un instant encore sur ce problème de l’alcoolisme. Delbende, rappelonsle,
ne fait pas reposer la culpabilité du rapport pathologique du prêtre à l’alcool sur le prêtre luimême
: c’est l’hérédité qui est en cause. Les ancêtres du prêtre – ces paysans pauvres dont il a
déjà été fait mention – buvaient ; sans doute – on peut l’inférer d’après les quelques passages
qui décrivent l’enfance du narrateur – par nécessité, pour supporter une misère et une souffrance
omniprésente. Les parents du prêtres usaient donc eux-aussi de narcotiques, ce qui est important
dans la mesure où, pour Nietzsche, on ne peut jamais échapper tout à fait à son hérédité :
« On ne peut effacer de l’âme d’un homme ce que ses ancêtres ont fait le plus volontiers et le
plus constamment […]– ce genre de choses doit passer chez l’enfant de manière aussi certaine
qu’un sang vicié ; et à l’aide de la meilleure éducation et formation, on ne parviendra tout au
plus qu’à faire illusion sur cette hérédité. »
Il est donc nécessaire de poser l’hypothèse suivante : il est possible que le prêtre semble
appartenir au type « malade », au type faible, parce que son hérédité l’y déterminait. Ce qui
n’exclut pas que le prêtre développe d’autres instincts, potentiellement en contradiction avec
ceux dont il a hérité : nous ouvrons ici la voir à l’intelligibilité de la complexité du personnage.
Venons-en au paradigme analytique proposé par Delbende. Première indication : Torcy, le
jeune prêtre et Delbende appartiennent, selon ce dernier, à la même « race ». Stupeur du prêtre,
qui ne comprend pas qu’on puisse l’identifier à ces deux hommes vigoureux, sûrs d’eux-mêmes,
en bonne santé ; qui lui apparaissent en somme comme des antithèses de sa propre personne.
Quant à nous, qui savons désormais que le curé de Torcy et celui d’Ambricourt, en dépit de leur
opposition apparente, appartiennent à la même « famille » typologique ; nous pouvons formuler
l’hypothèse que c’est d’une proximité pulsionnelle qu’il est ici question.
De quelle race s’agit-il ? « Celle qui tient debout », répond Delbende. C’est-à-dire, ainsi que le
dévoileront les pages suivantes, la race des hommes qui ne tolèrent pas l’ «injustice » du monde,
qui refusent la souffrance des autres.
« Seulement, autre chose est souffrir l’injustice, autre chose la subir. Ils la subissent. Elle les
dégrade. Je ne peux pas voir ça. C’est un sentiment dont on est pas maître, hein ? »
Sauver, préserver les faibles de la souffrance, c’est ce que Delbende appelle « la rage des causes
perdues » – et que selon, lui il partage avec le jeune prêtre. On comprend qu’il s’agit là d’une
des caractéristiques des « hommes qui se tiennent debout ». Au contraire, pour l’autre partie de
l’humanité – l’autre « espèce » d’hommes – la justice n’a rien d’un sentiment inexorable, d’un
désir irrépressible d’aider, d’alléger la souffrance d’autrui : elle n’est qu’un « équilibre, un
compromis »34 ; c’est à dire un outil au service de la cohésion sociale.
On apprendra, quelques pages plus loin, comment Delbende avait choisi de consacrer toute sa
vie et sa maigre fortune à « étrangler de petites injustices », à venir en aide à des individus qui
ne le méritaient pas, à s’épuiser, à s’humilier, à se ruiner pour les autres. Et, de la même manière,
tout au long du roman, le curé d’Ambricourt s’obstine à soutenir ceux qui le rejettent, ceux
même qu’il rejette et considère avec dégoût. Cette incapacité à tolérer la souffrance que
confesse Delbende (voir supra), le prêtre la partage, elle transparaît dans « la peur enfantine »
qu’il éprouve à « la vue de la souffrance des autres »35. C’est de pitié qu’il s’agit ici, d’altruisme,
de compassion. L’homme qui se tient debout est trop inquiet, trop nerveux, trop empathique
pour pouvoir seulement s’asseoir paisiblement et prendre plaisir à lui-même. Il y a temps de
souffrance dans le monde : on devine qu’une telle pensée le réveille la nuit, lui interdit le repos
et le bonheur. Ainsi le prêtre, quand il souffre, s’en veut de se plaindre : n’y en a-t-il pas bien
d’autres qui souffrent, et plus péniblement encore que lui ? La « race » d’homme à laquelle
appartiennent Delbende et le prêtre est une « race » compatissante et altruiste.
Pour poser la question en termes nietzschéens : que signifie cette compassion ? Quelle lecture
pulsionnelle peut-on en faire ? Remarquons tout d’abord que l’utilisation du terme « race » est
fréquente dans le corpus nietzschéen36 : il renvoie toujours à la pensée typologique déjà décrite
ci-dessus. Or Delbende semble bien, lui aussi, utiliser le mot « race » pour désigner toute autre
chose qu’une série de caractéristiques figées et commune à un peuple ou une nation. C’est bien,
tout comme chez le curé de Torcy, une pensée « typologique » qui est ici sollicitée.
On considère habituellement la compassion comme le fruit et le produit d’un sentiment
altruiste : le compatissant n’est-il pas celui qui se donne entièrement à l’autre, qui se sacrifie au
bien de l’autre ? La compassion n’est-elle pas un moyen de réduire la quantité de souffrance
dans le monde, de la rendre plus supportable ? En réalité, pour Nietzsche, la compassion double
la souffrance : on ne peut jamais accéder à la souffrance d’autrui, qui reste absolument
individuelle, et on s’impose à soit même de subir la souffrance de l’autre : compatir, c’est donc
encore se faire souffrir inutilement, se punir. 37 Mais l’on agit jamais pour un seul mobile, et
l’acte de compassion peut aussi être un moyen de se libérer de sa propre souffrance, suscitée
par la misère de l’autre. C’est pour soi-même que l’on compatit, et l’on est jamais, pour
Nietzsche, altruiste que par égoïsme. La compassion pourrait être un expédient, au même titre
que l’alcool et le dogme chrétien. Dans l’alcool, la souffrance est diluée, par le dogme chrétien,
elle est justifiée, dans la compassion, elle est apaisée. Peut-être ne faut-il d’ailleurs pas la
séparer du christianisme : n’est-elle pas recommandée par le prêtre, n’est-elle pas un de ces
instruments qui lui permettent de maintenir en vie les animaux malades ?
« […] en prescrivant l’ « amour du prochain », le prêtre prescrit fondamentalement une
excitation de la pulsion la plus forte, de celle qui dit le plus oui à la vie, même si c’est avec le
dosage le plus prudent,– la volonté de puissance. Le bonheur de l’ « infime supériorité », qui
accompagne tout acte consistant à faire du bien, à être utile, à aider, à distinguer, est le moyen
de consolation le plus généreux dont usent d’ordinaire ceux qui sont physiologiquement inhibés,
à supposer qu’ils soient bien conseillés […] »
La « petite joie » que procure la compassion, le désir de supériorité comme remède, serait-ce là
un des motif de l’homme qui se tient debout, du compatissant ? Delbende en suggère un autre :
l’orgueil, sous-entendu le fait de prendre la souffrance de l’autre comme une injure personnelle.
« […] je me demande si nous ne sommes pas simplement des orgueilleux. »
L’orgueil, la volonté de ne plus souffrir, peut-être une obscure volonté de souffrance ; tous ces
motifs pourraient se conjuguer et se combiner dans le complexe pulsionnel de l’homme
compatissant. Nietzsche pensait d’ailleurs également que l’orgueil pouvait avoir un rôle à jouer
dans la tendance à la compassion :
« dans la compassion […] L’accident d’autrui nous offense et nous convaincrait d’impuissance,
peut-être de lâcheté, si nous ne lui portions secours. […]Nous rejetons ce genre de peine et
d’offense et nous y ripostons par un acte de compassion qui peut renfermer une subtile
autodéfense ou même une vengeance. […] »
Un peu plus loin dans le même paragraphe, Nietzsche ajoute que, chez les non-compatissants,
la « vanité n’est pas si prompte à s’offenser quand il arrive quelque chose qu’ils pourraient
empêcher ». C’est donc bien de vanité, de fierté, d’orgueil qu’il s’agit ici : secourir l’autre,
c’est aussi satisfaire un orgueil démesuré, blessé par une souffrance qui lui est un affront
personnel. La fierté excessive n’est pas incompatible avec le type faible, bien au contraire. C’est
parce que le faible digère mal, n’oublie rien, qu’il devient orgueilleux – il ne pardonne pas, se
sent systématiquement lésé, injustement traité.
La « généalogie » de la compassion la dévoile comme produit d’une multiplicité de pulsions,
qui toutes se ramènent à une certaine incapacité à supporter la souffrance, la sienne comme
celle des autres.. Le caractère « compatissant » du prêtre s’accorde avec la caractérisation
donnée à l’issue du dialogue avec le curé de Torcy : le curé d’Ambricourt est un animal malade,
qui se cherche des expédients pour compenser sa difficulté à vivre. Il est de plus, comme dit
maintes fois, « physiologiquement inhibé », donc physiologiquement motivé à trouver des
expédients pour alléger sa souffrance…mais, qu’en est-il de Delbende ? Si notre raisonnement
est juste – c’est-à-dire si la compassion est effectivement ici un expédient à l’usage des
souffrants et des malades – alors il devrait également s’appliquer au cas du docteur Delbende.
L’incapacité à supporter la souffrance et la compassion active tranchent avec l’apparente
solidité physiologique du médecin. Seulement, comme dans le cas du curé de Torcy, cette
solidité n’est que de façade. Le docteur Delbende est lui aussi un grand souffrant, plus encore
peut-être que le curé de Torcy dont le diabète n’inhibe pas l’instinct de domination.
Dans le passage qui nous a occupé jusqu’à présent, Delbende mettait un point d’honneur à
rappeler son athéisme au jeune prêtre. « Je ne crois pas en Dieu, l’Eglise trahit les pauvres »,
voilà en substance son message. Il semble s’enorgueillir de n’user pas d’expédients, de prendre
toute la misère du monde pour lui, de l’affronter seul et sans le soutien d’un Dieu. Mais est-il
pour autant bien différent des deux curés ? On apprendra plus tard que Delbende voulait se
faire missionnaire, avant de perdre la foi durant ses études de médecine41. Pourtant, ne s’est-il
pas assigné les buts d’un prêtre ? « Vaincre l’injustice », n’est-ce pas la mission de l’Eglise qui
protège les pauvres ? L’athéisme ne suffit pas à se libérer des valeurs chrétiennes qui sont celles
de la civilisation européenne : les « remèdes » du prêtre ascétique s’adressent à tous les
souffrants. Or Delbende souffre, de l’injustice certes – comme dit précédemment -, mais il
souffre aussi physiologiquement. Quand il s’installe à Ambricourt, son excès de travail en
faculté de médecine avait déjà « grandement compromis sa santé » 42 . La souffrance de
Delbende, comme celle du prêtre, a toujours été psycho-physiologique : il est malade.
Nous avons dit que les « remèdes » du prêtre ascétique aggravent le mal. Qu’en est-il de la
compassion ? Nietzsche met le compatissant en garde :
« Compatir, dans la mesure où cela fait véritablement pâtir […] est une faiblesse comme tout
abandon à un affect nocif. Cela accroît la souffrance dans le monde […]. Celui qui a déjà tenté
une fois l’expérience de rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions
de compatir dans sa vie pratique et qui se représente constamment la détresse qui s’offre à lui
dans son entourage devient forcément malade et mélancolique. Mais celui qui veut, d’une
manière ou d’une autre, servir l’humanité en médecin devra se montrer très prudent envers
cette sensation – elle le paralyse régulièrement au moment décisif, elle entrave son savoir et sa
main délicate et secourable. »
« Rechercher intentionnellement pendant un certain temps les occasions de compatir dans sa
vie pratique », c’est exactement ce que fait Delbende. Or n’est-il pas le docteur Delbende ?
Médecin du corps, et médecin de l’âme : en tout Maxence Delbende chercher à soigner
l’humanité. Seulement compatir rend malade, fait souffrir encore davantage, éventuellement
paralyse. La souffrance des autres empoisonne. Pour Delbende, l’empoisonnement sera mortel :
il se suicidera quelques jours – quelques semaines ? – après sa rencontre avec le prêtre. On
peut proposer l’hypothèse suivante : malade de compassion, Delbende ne survivait plus que des
« petites joies » que lui apportait encore la compassion. Seulement, l’héritage d’une vieille tante
lui échappe : il ne peut plus effacer les dettes des uns ni protéger les autres, son seul expédient
a disparu. Seul avec sa souffrance, sans échappatoire, sans le christianisme et son prêtre
ascétique pour canaliser son ressentiment d’animal malade, il retourne tout son dégoût du
monde contre lui-même, et se tue.
En quoi cette analyse est-elle utile pour dresser le portrait du prêtre ? « Nous sommes de la
même race », affirme Delbende au curé d’Ambricourt. Deux hommes de même race, avec les
mêmes démons ? Le curé aussi a une attitude de médecin, il cherchera perpétuellement à apaiser
ceux qui souffrent, à réparer l’injustice. Et lui aussi est malade de compassion, de sollicitude :
il prend tous ses semblables en pitié. L’exemple de Delbende, et sa fin, nous renseigne sur le
mal qui guette le prêtre : la haine de soi. Haine de soi devant sa propre impuissance face à la
souffrance – la sienne comme celle des autres – ; haine du monde et de sa laideur morale que,
faute de pouvoir se venger sur le monde lui-même, on retourne contre soi-même sous la forme
d’un désespoir absolu et sans retour.
Un portrait, c’est aussi l’ombre d’un portrait. Le relief du regard, par exemple, ne peut
transparaître que si on laisse sa part à l’obscurité. Nous sommes partis à la recherche de cette
obscurité, et nous savons désormais quelle ombre guette le jeune prêtre : l’ombre de la haine de
soi, l’ombre du suicide.
La comtesse
La comtesse ne se veut aucunement médecin, et elle ne pose par conséquent pas de diagnostic
en tant que tel – bien qu’elle exprime un jugement. Au contraire, cette fois-ci, c’est le jeune
prêtre lui-même qui se fait médecin : il analyse, devine, puis soulage son interlocutrice. C’est
dans la méthode de diagnostic que réside pour nous l’intérêt principal de l’échange : quelque
chose de divin guide le prêtre, une force surnaturelle lui inspire ses réponses. Il faut accueillir
cette interprétation de l’échange comme le symptôme d’un certain état psycho-physiologique,
peut-être un état de fatigue extrême, entretenue par le jeûne, l’alcool et la mauvaise hygiène de
vie. Outre cette la méthode, le résultat nous intéressera également : une fois la comtesse
convaincue et, en quelque sorte, vaincue ; quel sentiment habite le prêtre ? Que signifie-t-il au
regard de son complexe pulsionnel ?
Du point de vue du prêtre qui est – rappelons-le – fils de paysans pauvres, la comtesse est une
grande dame. Jusqu’au point du roman qui nous occupe (à partir de la page 175), il a toujours
été nerveux et presque craintif en sa présence : il se sent misérable, elle lui apparaît majestueuse,
distante, inatteignable. Il le dira dans la conversation à venir, il la considère comme une
« puissante » , ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elle le soit véritablement – la comtesse, nous
allons le voir, est en réalité animée par un esprit de vengeance, par une rancoeur envers la vie
qui n’est pas sans rappeler la caractérisation du type faible décrite plus haut. Sa puissance
matérielle est elle aussi relativement limitée : sa famille est moins fortunée qu’on pourrait le
croire. Mais peu importe en réalité que la comtesse soit « puissante » – que l’on comprenne ce
mot dans son acception matérielle ou dans nietzschéenne – ; seule compte l’interprétation que
fait le prêtre de la famille du comte.
Durant toute la première partie du roman, il témoigne d’un grand respect et d’une certaine
crainte envers le comte et la comtesse ; il les considère comme des être supérieurs. Aussi son
attitude tout au long de la conversation avec la comtesse peut-elle surprendre : il est sûr de lui,
dominateur ; il se pose en guide, en conseiller, en « père ». Petit à petit il fait céder les défenses
de la comtesse qui lui confie sa peine, son malheur, sa haine de la vie.44 La scène s’achève sur
un abandon de Madame la comtesse au jeune prêtre : il lui demande – plutôt lui intime – de
céder entièrement à Dieu, de se donner toute entière à la foi, à « l’amour » – entendre, à l’amour
du prochain. On peut donner une lecture assez froide de ce passage : la comtesse a perdu son
fils en bas-âge et ne s’en est jamais remise ; le prêtre lui démontre que son attitude vis-à-vis de
sa fille – qu’elle s’apprête à exclure de chez elle, sachant très bien que Mlle Chantal se tuerait
plutôt que d’accepter ce sort – lui interdira de retrouver son enfant après la mort. La comtesse
n’a d’autre choix que d’aimer à nouveau, d’aimer même ceux qui l’ont laissée seule dans son
malheur des années durant. Bien entendu, le prêtre ne le raconte pas ainsi, il ne le pense sans
doute pas ainsi non plus. Il écrit lui-même ne pas avoir suivi de plan déterminé, etc…toujours
est-il que, planifié ou non, c’est bien par le biais d’une sorte de chantage métaphysique que le
prêtre ramène la comtesse vers la foi, qu’il l’a conduit à se soumettre à nouveau à Dieu. A
Dieu ? « C’est à vous que je me rends. »45, dit-elle au prêtre. La comtesse, depuis si longtemps
drapé dans son orgueil silencieux , fière au point souffrir sans mot dire les innombrables
infidélités de son mari, cette même comtesse qui devant Dieu lui-même se refusait jusqu’à peu
à courber l’échine ; la voici, reconnaissante, soumise, vaincue. Prenons garde aux mots qu’elle
emploie : on ne se rend pas à un allié, à un ami ; mais à un adversaire contre lequel on a
durement lutté. La comtesse se rend, le prêtre a vaincu : la comtesse sera, pour le temps qui lui
reste à vivre, une chrétienne dévote et aimante.
Comment expliquer le subit retournement du prêtre, devenu capable d’autorité ? Une fois
encore, une lecture selon le paradigme nietzschéen pourrait être pertinente. Le faible prêtre
s’écarte du type que nous lui avions assigné : il n’est plus seulement cet animal malade qui se
cherche des remèdes, il s’est fait prêtre ascétique, conquérant, dominateur. En ramenant la
comtesse dans la Foi, il se fait l’agent de l’Eglise qui protège les faibles en faisant ployer les
puissants :
« faire plier tout ce qui est souverain, viril, conquérant, tyrannique, tous les instincts propres au
type d’homme le plus haut et le plus réussi, pour le changer en insécurité, détresse de la
conscience, autodestruction […]– Voilà la tâche que l’Eglise s’est donnée […]. »
Le prêtre interprète la comtesse comme un être supérieur, comme un individu souverain et
puissant. Mais cette vision de puissance crée immédiatement, chez l’animal malade, de la
rancoeur : il lui faut rabaisser ce qui est grand, le faire tomber sous son joug. Aussi se fait-il
« dompteur de fauve » ; et s’attache-t-il à asseoir sa domination grâce à une méthode
caractéristique du prêtre ascétique : rendre malade.
« Il apporte onguents et baumes, cela ne fait aucun doute, mais il a d’abord besoin d’infliger
des blessures pour être médecin ; en apaisant la douleur que cause cette blessure, il empoisonne
simultanément cette blessure – c’est en effet avant tout à cela qu’il excelle, ce magicien et ce
dompteur de fauves auprès duquel tout ce qui est en bonne santé devient nécessairement malade,
et tout ce qui est malade nécessairement apprivoisé. »
Autrement dit, le prêtre n’est plus simplement un patient du prêtre ascétique, il se fait prêtre
ascétique lui-même ; il a cessé de simplement s’astreindre au remède chrétien : il l’inocule. Il
se fait « médecin » au sens où Delbende et le curé de Torcy se revendiquaient médecin ; luimême
d’ailleurs a conscience de ce rôle qu’il se donne :
« Un prêtre est comme un médecin, il ne doit pas avoir peut des plaies, du pu, de la sanie. »48
Tout ceci n’est qu’hypothèse, mais une hypothèse plausible au regard du sentiment de
« bonheur » qui habite le prêtre à l’issue de l’entretien.
« […] je ne retrouverai jamais plus des heures aussi pleines, si douces, toutes remplies d’une
présence, d’un regard, d’une vie humaine […] »
Le prêtre, une fois n’est pas coutume, est heureux : il prend plaisir à lui-même, une profonde
quiétude s’installe en lui du fait de ce qu’il vient d’accomplir. Plus parlant encore est son son
subit rétablissement psychologique. Juste après l’entretien, il s’achète du pain et du beurre et
mange de bon appétit ; lui qui quelques heures auparavant se tordait de douleur et était bien
incapable de rien avaler ! Pour utiliser un vocabulaire nietzschéen, nous pourrions dire que, tout
comme chez le prêtre ascétique, une pulsion de domination est assouvie de manière détournée ;
que le sentiment de puissance du prêtre s’est accru, l’arrachant ainsi – brièvement – à la
décadence.
Ceci permet de compléter quelque peu le portrait psycho-physiologique du prêtre : il n’est pas
qu’un être souffrant qui a besoin de narcotiques pour se soutenir, il peut aussi convertir sa
souffrance en un appareil de domination, il n’est pas seulement animal du troupeau, mais aussi
berger : l’ « homme d’église » se superpose à l’ « enfant de choeur » – pour reprendre la
distinction opéré par le curé de Torcy.
Le prêtre administre un « remède » à la comtesse : il lui enlève d’abord son orgueil, puis sa
souffrance avant de lui offrir la quiétude de l’ « amour en Dieu ». Mais comment s’y prend-t-il
pour si bien la manipuler ? Pour être si convaincant dans son propos ? Revenons au texte.
Plusieurs fois le prêtre se décrit comme inspiré par une force mystérieuse qui le guide et lui
donne confiance. Son analyse introspective suggère qu’il se croit habité par quelque chose de
divin.
« J’ai, depuis quelques temps, l’impression que ma seule présence fait sortir le péché de son
repère, l’amène comme à la surface de l’être, dans les yeux, la bouche, la voix… »50
Le prêtre entre dans un état second, il est persuadé d’être capable de lire dans le coeur de la
comtesse, de deviner ce qui lui pèse. Il lui semble que celle-ci, du simple fait de sa présence,
est devenue incapable de mentir. Vers la fin de la conversation, alors qu’il a presque achevé de
vaincre les résistances de la comtesse, il sort de sa transe : la terreur le saisit. Mais, bien vite,
« l’esprit de prière »51 vient à son secours. Il reprend conscience et achève son oeuvre.
Comment faut-il interpréter ce secours presque métaphysique ? Il pourrait n’être que le
sentiment de quiétude que procure la communion avec Dieu dont parlent les chrétiens. Il faut
également envisager la possibilité d’une intervention surnaturelle véritable : le prêtre pourrait
réellement être inspiré par une puissance divine. Ceci, toutefois, est encore une hypothèse, et
qui diffère grandement de notre hypothèse méthodologique initiale, à savoir que Le journal
d’un curé de campagne peut être lu comme un roman psycho-physiologique. Pour être fidèle
au mode de raisonnement nietzschéen, nous devons pousser les possibilités heuristiques de cette
hypothèse aussi loin que possible. Comme le dit Nietzsche :
« [...] cela est ordonné par la conscience de la méthode : Ne pas supposer plusieurs espèces de
causalité tant que la tentative de se contenter d’une seule n’a pas été poussée jusqu’à sa limite
ultime ( – jusqu’à l’absurde, s’il m’est permis de dire) : voilà une morale de la méthode à
laquelle on n’a pas le droit de se soustraire aujourd’hui […] »
Il nous faut donc considérer les interventions divines décrites par le prêtre comme des
symptômes psychologiques. Avec ces seuls données néanmoins, il est difficile de poser un
diagnostic : voyons si des données physiologiques peuvent nous éclairer. Rappelons tout
d’abord que, tout au long de l’entretien, le prêtre est dans un état de faiblesse psychologique
extrême. Il tient à peine debout, la comtesse doit le faire asseoir. Avant de venir au château, il
s’est convulsé de douleur, et même son régime alimentaire délétère le trahit – il ne peut plus
rien avaler. A cela il faut ajouter le jeûne prolongé des jours précédents, le mauvais sommeil,
une fatigue immense. Le prêtre est, physiquement, à bout. A cela il faut ajouter son
comportement pendant l’entretien. La comtesse, après s’être abandonnée, jette le médaillon qui
contenait une des mèches de cheveux de son fils au feu. Le prêtre se précipite : il plonge le bras
entier dans les flammes. Sa peau se craquelle, il saigne, des cloques se forment...il ne ressent
aucune douleur. Cette insensibilité à la douleur, de même que cette réaction irréfléchie et
ahurissante – plonger sa main dans un feu est tout à fait contre-intuitif – témoignent d’un état
de nervosité extrême.
Cet état d’épuisement pourrait être la cause partielle, chez le prêtre, du sentiment d’être inspiré
par un souffle divin. Les « remèdes » proposés par le christianisme, par ailleurs, et notamment
la compassion envers le prochain, « empoisonnent », c’est-à-dire affaiblissent l’équilibre
psychologiques de ceux qui les appliquent. Le suicide de Delbende en constitue une preuve
suffisante. L’état physiologique du prêtre n’est pas étranger à l’application de ces remèdes :
nous avons déjà montré que le christianisme favorise une certaine décadence, qu’il fait perdre
l’instinct de santé : le prêtre ne se soigne pas.
Il est donc possible que le sentiment de la présence divine ne soit que la manifestation de ce
que Nietzsche appelle une « folie circulaire » :
« […] les états les plus « sublimes » que le christianisme a suspendu au-dessus de l’humanité
comme « valeur des valeurs » sont des formes épileptoïdes. […] Je me suis une fois permis de
définir toute le « training » chrétien de pénitence et de rédemption […] comme une « folie
circulaire » méthodiquement produite, bien entendu sur un terrain déjà préparé, c’est-à-dire
fondamentalement morbide. »
Autrement dit, les pressentiments surnaturels du prêtre sont interprétables comme un délire
auto-induit par une application trop stricte du remède chrétien. En cela, il est fort semblable à
ceux que l’Eglise canonise – pour Nietzsche du moins.
Tout au long du roman, le prêtre est saisi par cette inspiration, ces pressentiments dont on devine
qu’il leur attribue une origine divine. Nous leur étendons l’interprétation ci-dessus. Ces
pressentiments font partie intégrante du portrait que le prêtre dresse de lui-même – de même ils
devaient être transposés dans le nôtre, bien que sous une forme différente. L’analyse de
l’entretien avec la comtesse a également permis de déceler chez le prêtre une tendance, sinon à
la domination, du moins au commandement : il n’est pas qu’un animal malade ; il est tout à fait
capable de se faire berger.
Monsieur Olivier
La rencontre avec Monsieur Olivier, de son vrai nom Monsieur Tréville-Sommerange – le
cousin de la Comtesse, décédée à ce stade du roman – est un des rares moments lumineux du
roman. Le prêtre y exprime une joie profonde et enfantine, il se sent aimé et compris. Son
dégoût du monde, sa souffrance ; tout cela disparaît dans le paysage qui le bolide du soldat fait
défiler à toute vitesse. Cette scène est peut-être la seule de tout le roman où le prêtre rit de bon
coeur, où il cesse d’être embrassé de lui-même, où il cesse même de penser du mal de lui-même.
Sa joie n’est pas celle de la prière, elle n’est pas non plus celle d’avoir aidé, ou sauvé une brebis
égaré de Dieu, encore moins cette euphorie que lui inspirent l’alcool ou le jeûne. C’est une joie
franche, affirmatrice, transformatrice peut-être. Quand Monsieur Olivier, soldat de la légion
étrangère, reconnaît le curé d’Ambricourt comme son égal, quand il reconnaît son courage, sa
persévérance, sa force ; il lui enseigne à interpréter différemment sa propre vie. Le curé, qui se
définissait comme timide, insignifiant, un « déchet » même parfois, qui peinait à admettre que
quelqu’un qu’il admire comme le curé de Torcy puisse lui témoigner du respect ; saisit tout à
coup à quel point son attitude relève de la haine de soi. Cette haine de soi dont nous avions fait,
dans le cadre de notre lecture nietzschéenne du texte, une des caractéristiques du prêtre, et qu’il
s’avoue désormais à lui-même. Aussi, plus que l’entretien avec Monsieur Olivier, ce sont ses
conséquences qui nous intéressent, et tout particulièrement le paragraphe suivant :
« J’ai décidé de partir pour Lille. […] Il est certain que j’ai trop douté de moi, jusqu’ici. Le
doute de soi n’est pas l’humilité, je crois même qu’il est parfois la forme la plus exaltée, la plus
délirante de l’orgueil, une sorte de férocité jalouse qui fait se retourner un malheureux contre
lui-même pour se dévorer. […]
Voilà longtemps que l’indifférence que je sens pour ce qu’on est convenu d’appeler les vanités
de ce monde m’inspire plus de méfiance que de contentement. Je me dis qu’il y a quelque chose
de trouble dans l’espèce de dégoût insurmontable que j’éprouve pour ma ridicule personne. Le
peu de soin que je prends de moi, la gaucherie naturelle contre laquelle je ne lutte plus et
jusqu’au plaisir que je trouve à certaines petites injustices qu’on me fait […] ne cachent-il spas
une déception dont la cause, au regard de Dieu, n’est pas pure ? […] Certes, si les paroles de
M. Olivier m’ont fait plaisir, elles ne m’ont pas tourné la tête. J’en retiens seulement que je puis
emporter du premier coup la sympathie d’êtres qui lui ressemblent, qui me sont supérieurs de
tant de manières…[…] »
Ce paragraphe est d’une importance capitale : le prêtre, pour la première fois, pose un
diagnostic rationnel sur lui-même, il se fait son propre médecin. Toute la fin du roman
constituera le prolongement des premières analyses livrées ici, et qui marquent un tournant dans
sa manière de vivre.
La première phrase constitue à elle seule une preuve de ce changement. « J’ai décidé de partir
pour Lille » ; comprendre « J’ai décidé de me soigner ». Le prêtre, après avoir
systématiquement ignoré les conseils qu’on lui prodigue, et repoussé maintes et maintes fois la
visite lilloise préconisée par Delbende, décide enfin de prendre soin de lui. Il retrouve, en
quelque sorte, ce fameux instinct de santé dont la perte faisait de lui un décadent ; et échappe
ce faisant à la spirale infernale des remèdes qui empoisonnent : l’alcool, le jeûne, mais aussi la
fascination pour la souffrance des autres, la justification de sa propre souffrance à l’aide du
narratif chrétien, etc.
La suite du paragraphe confirmer certaines de nos hypothèses de travail. Le prêtre s’ausculte,
et il relève les mêmes symptômes psycho-physiologiques que nous : dégoût de soi-même,
plaisir pris à sa propre souffrance, rejet du monde sensible, refus de prendre soin de soi,
humiliation volontaire…tout y est ! Et jusqu’au diagnostic qui, s’il ne s’identifie pas au nôtre,
n’est du moins pas incompatible avec lui : le prêtre parle de « déception », quelle déception ?
Une déception envers le monde, un certain ressentiment envers le monde peut-être ? Il faut de
garder d’extrapoler abusivement : le prêtre ne se désigne pas lui-même comme un animal
malade, comme un être incapable de supporter la vie, qui a recours à des expédients variés pour
se donner l’illusion d’en être capable. Toutefois ses remarques confirment dans une certaine
mesure not intuitions.
Il confirme aussi le profond changement qui est en train de s’opérer en lui : la sympathie de
Monsieur Olivier lui permet de s’interpréter comme digne de respect, digne de vie. Ressentir
une joie innocente, sans doute, lui aura permis de comprendre que la vie n’est pas que
souffrance.
D’une certaine manière, le curé s’éloigne du christianisme, du moins d’un certain christianisme,
du christianisme en tant que religion des malades et de la maladie, du christianisme
empoisonneur dénoncé par Nietzsche. Il s’en éloigne, mais pour aller où ?
Laville
Laville sera le dernier médecin du prêtre, et aussi sa dernière épreuve. Il constitue comme un
rappel de ce que le prêtre était avant sa rencontre avec Monsieur Olivier, une vieille ombre
sortie des premières pages du roman revenue hanter son possesseur avant la fin. Laville est
médecin donc, et son diagnostic est sans appel : cancer de l’estomac. L’incapacité à digérer le
monde s’est faite rongeuse ; la bête s’est installée et ne partira plus. Ou était-ce cette bête
rampante qui, depuis toujours, dictait au prêtre une certaine interprétation du monde ? Laquelle
était première, de la psychologie ou de la physiologie ? Il serait vain de chercher à les séparer,
tant elles sont imbriquées l’une à l’autre par Bernanos. On note, toutefois, que c’est au moment
où l’interprétation du prêtre se fait plus lumineuse, plus libre de dégoût, que la bête
physiologique se révèle au grand jour et qu’elle se fait plus puissante. Comme un toxicomane
qui souffre encore de ses excès des années après avoir abandonné son vice, et peut-être finit par
en mourir, le prêtre subit les conséquences de l’abus des remèdes qui empoisonnent. Laville le
dit bien : une telle pathologie se développe très rarement chez les individus de l’âge du prêtre.
Ne peut-on raisonnablement conjecturer que sa tristesse permanente, sa persévérance dans la
souffrance infligée à soi-même, ses excès de compassion, ont constitué autant de facteurs
aggravant d’une maladie à laquelle le prêtre était déjà prédisposé par son hérédité ? Une
hérédité qui, elle aussi, le poursuit et le rattrape, alors qu’enfin il était parvenu à s’en détacher,
à abandonner l’alcool, l’envie envers le plus riche, l’amour de la pauvreté.
Laville aussi est un condamné à mort, Laville aussi a ses remèdes qui empoisonnent, Laville
aussi subit son hérédité. Il se reconnaît dans le prêtre, il croit se voir lui-même. Laville a travaillé
d’arrache-pied pour se faire médecin du corps, tout comme le prêtre pour se faire médecin de
l’âme. Il nous rappelle Delbende, mais un Delbende moins compatissant, moins souffrant donc
– un Delbende sans suicide. En cela il ressemble encore davantage au prêtre que le vieux
médecin, davantage encore que le curé de Torcy qui, en se faisant homme de pouvoir, a trouvé
un échappatoire inaccessible au jeune prêtre. Laville est triste, désabusé : on le sent plein de
colère envers son destin et envers la vie. En cela, disions-nous, il est une ombre du prêtre
rencontré au début du roman : il cherche le secours dans la drogue, comme le prêtre se tournait
désespérément vers Dieu.
Mais le prêtre n’est-il pas transformé ? Après être passé par le plus haut degré de la fatigue
psycho-physiologique – lors de l’entretien avec la comtesse – n’a-t-il pas appris quelque chose ?
Il faut bien rendre compte à notre lecteur que la rencontre avec Laville ne suit pas
immédiatement, dans le roman, celle de M. Olivier. Le prêtre a eu le temps d’apprendre à porter
un autre regard sur les choses, surtout il a eu le temps d’apprendre à aimer la vie, à ne plus
vouloir la subir. Il est plus confiant, plus affirmateur : il n’a plus peur. L’ultime diagnostic de
Laville est un test : replongera-t-il dans les affres du désespoir ? Va-t-il se fondre dans l’ombre
qui le poursuit, à laquelle Laville offre un passage ? Pour un temps, en effet, le prêtre ressentira
du dégoût. A tel point que, arrivé à la table de son, ami Dufréty, il sera de nouveau incapable
de rien avaler. A tel point que la haine de soi revient, en face du docteur Laville : « Je n’ai
jamais été si près de me haïr »55, dit-il après avoir écouté sa sentence.
Il nous semble, toutefois, que le prêtre sort victorieux de cette dernière épreuve. Certes, il est
près de se haïr, mais non plus parce qu’il se méprise, non plus par dégoût de lui-même. Il se
hait de s’être autant haï, de s’être fermé les yeux à la possibilité d’une certaine joie. Ce sont
« des larmes d’amour » qu’il pleure : amour d’une vie jusqu’à présent délaissée au profit
d’expédients dont toute l’inanité lui est révélée soudain. Le prêtre est resté fidèle à son
retournement, à sa nouvelle interprétation : l’ombre n’a pas réussi à se saisir de lui.
Conclusion – Le chrétien
Que devient le curé d’Ambricourt ? S’arrache-t-il, du fait de sa condamnation à mort, à son état
d’animal malade, devient-il homme de « grande santé », au sens nietzschéen, qui s’affirme et
prend plaisir à lui-même et à la vie ? La transformation ne saurait être si totale, et elle n’aurait
pas grand sens. Le curé reste malade : c’est l’interprétation de cette maladie qui change. La
souffrance n’est plus recherchée pour elle-même, la haine de soi cesse d’être cultivée. Que
reste-t-il du prêtre ? Quelles nouvelles valeurs a-t-il le temps de se créer ? Le temps : c’est bien
ce qui lui manque, comme à nous pour le décrire. Après le diagnostic de Laville, le journal ne
compte plus qu’une trentaine de pages. Le prêtre s’exprime à peine ; pourtant là il dit tout. Nous
disposons, à partir de ce moment, de moins de symptômes, de moins d’indices ; et nous n’avons
pas non plus de « médecin » pour venir à notre secours. Le prêtre sera son propre médecin
désormais : de ses conclusions nous tâcherons de tirer les nôtres.
Chez Dufréty – son ami du séminaire – le curé perd conscience. Une crise, violente, le saisit. Il
s’étend sur un petit lit. Nous ne nous attardons pas sur le séjour du prêtre, ses discussions avec
son ancien ami et avec sa compagne, petite ouvrière dure au mal, qu’il cache dans un
appartement adjacent. Que l’on dise seulement que le prêtre n’a jamais été entouré de temps de
laideur : laideur physique – le logis de Dufréty est un taudis mal éclairé – , laideur morale –
Dufréty, anciennement prêtre, vit en concubinage avec une ouvrière qui a refusé de l’épouser
–, laideur de l’injustice du monde enfin, et de son injustice – Dufréty est mourant, il a transmis
son mal à sa compagne, qui en est réduite à faire des ménages pour sustenter une vie commune
misérable qu’elle sait devoir s’achever sous peu. Ce que le prêtre écrira à la toute fin de son
journal, il l’écrira malgré cette laideur, écho de la laideur du monde contre laquelle il concevait
tant de ressentiment au début du roman. Les derniers mots qu’il prononcera le seront alors qu’il
est plongé dans cette laideur. Et ceci constituera pour nous un indice et une preuve.
« L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour
toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je me suis réconcilié avec moi-même,
cette pauvre dépouille.
Il est plus facile qu’on ne croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était
mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe
lequel des membres souffrants de Jésus-Christ. »
Ces mots sont les derniers du journal. Ils achèvent le mouvement commencé après la rencontre
avec Monsieur Olivier : le prêtre ne se hait plus, il abandonne le paradigme de la souffrance, il
ne cherche plus à se distraire de lui-même par des expédients de compassion, de jeûne, de
souffrances plus grandes encore. Il s’est réconcilié, dans une certaine mesure, avec lui-même ;
c’est-à-dire qu’il ne se considère plus comme quelque chose de vil qui mérite son sort. Il n’a
plus de ressentiment : parce qu’il ne veut plus se venger du monde et de la vie de l’avoir fait tel
qu’il est, de l’avoir tant blessé. En cela, il n’a plus besoin de la doctrine chrétienne qui seule,
en redirigeant le ressentiment, empêche les êtres malades de se dévorer eux-mêmes : c’est que
« la lutte a pris fin » ; il ne se ronge plus de l’intérieur – il n’a plus besoin de s’empoisonner.
Désormais, ce que le prêtre désire, c’est s’oublier. Ne plus condamner la vie, mais vivre avec
le moins de douleur possible, vivre détaché de soi-même – se détacher du monde et aimer son
prochain « comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ».
Nous formulons ici l’hypothèse suivante : en dissipant toute haine de soi, en n’aspirant qu’à un
amour universel et sans colère, en abandonnant tout idée de vengeance – vengeance retournée
contre soi-même, notamment – ; le prêtre s’éloigne de la chrétienté du prêtre ascétique. Il n’est
plus chrétien. Du moins au sens où nous l’avons entendu dans la présente étude. Son type
psycho-physiologique s’est modifié – il n’est plus un animal malade habité de ressentiment.
Reste à tâcher de cerner le nouveau « type » qu’il exemplifie. Et ici intervient notre seconde
hypothèse, qui s’appuie elle-même sur une conjecture non démontrée de Nietzsche : le curé a
cessé d’être chrétien au sens de Saint-Paul – du prêtre ascétique – pour devenir chrétien au
sens de l’enseignement du Christ.
Expliquons. Dans l’Antéchrist, Nietzsche présente l’entreprise chrétienne comme une
falsification. Le Christ n’était pas un rebelle qui cherchait à renverser le dogme en vigueur pour
en instaurer un nouveau : il n’avait que faire des dogmes. Il n’est pas mort sur la croix pour
racheter nos péchés, mais pour nous montrer comment vivre. Il ne croyait pas à l’au-delà, ni au
châtiment, ni à la récompense : il ne voulait que donner l’exemple d’une manière d’agir.
Nietzsche le décrit comme un « bouddhiste » parce que, dit-il « le bouddhisme ne promet pas,
mais tient ; le christianisme promet tout, mais ne tient rien. »58. Le bouddhisme enseigne le
bonheur sur terre à ceux qui sont fatigués de la vie : il leur propose une échappatoire dans une
certaine hygiène de vie et un certain regard porté sur le monde. Le christianisme rend plus
malade encore ceux qui le sont déjà, il les astreint à une débauche perpétuelle de sentiment à
laquelle il conditionne l’entrée dans un au-delà invisible. Certes, il s’agit là de deux religions
de décadence , dans la mesure où elles s’adressent toutes deux au type « malade », inadapté,
souffrant. Mais bouddhisme du moins permet de diminuer la souffrance, là où le christianisme
l’accroît. Certes, la « haine instinctive de toute réalité »59 fait partie du type du « Rédempteur »,
du Christ : mais cette haine est transformée en plaisir pris au monde intérieur, qui est le seul
monde.
Le Christ n’est donc pas le prêtre ascétique ; il est même son antithèse. L’Eglise, le dogme, le
troupeau, ne l’intéressent pas. Il enseigne une certaine façon de vivre, qui permet d’atteindre la
béatitude ; Dieu est cette béatitude.
« L’idée de « vie », l’unique expérience qu’il a de la vie, répugne chez lui à tout ce qui est
« lettre », formule, loi, croyance, dogme. Il ne parle que de ce qu’il y a de plus intérieur : « vie »,
« vérité » et « lumière » sont les noms qu’il donne à ce monde intérieur […]»60, « […]et, la
« Bonne nouvelle », c’est précisément cela. La béatitude n’est pas promise, elle n’est soumise
à aucune condition : elle est la seule réalité – le reste n’est que signe permettant d’en parler […].
Le profond instinct de la manière dont on doit vivre pour se sentir « au ciel », pour se sentir
« éternel » […], c’est cela, et cela seulement qui est la réalité psychologique de la rédemption :
un nouveau mode de vie, et non une nouvelle croyance… »
Une manière de vivre. Mais comment affirmer que le curé l’a trouvée, adoptée ? Considérons
ce que l’hypothèse de Nietzsche implique :
« Le « règne de Dieu » n’est rien que l’on puisse attendre ; il n’a ni hier, ni après-demain, il ne
viendra pas « dans mille ans » – c’est l’expérience d’un coeur : il est partout, il n’est nulle
part… »
Dans le christianisme du rédempteur, il n’est nul besoin d’un au-delà : la béatitude est partout,
et il enseigne à en faire l’expérience constamment. Peu importe que l’on ait suivi ou non tel ou
tel dogme, peu importe même que l’on ait eu ou non la foi. Il n’y a pas de conditions d’accès à
ce Dieu-ci, rien que la réjouissance d’être déjà en lui ; rien que la béatitude de le découvrir dans
son propre monde intérieur.
Or, quelle est la réponse du curé quand Dufréty lui annonce qu’il n’aura peut-être pas le temps
de recevoir les derniers sacrements ? Le prêtre a eu une hémorragie, il va mourir. Et l’Eglise
n’aurait pas le temps d’accompagner l’un des siens vers Dieu, vers l’au-delà ?
« Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. »
Ces mots, rapportés par Dufréty dans une lettre adressé au curé de Torcy, sont les derniers du
curé d’Ambricourt. Ils suggèrent un détachement des institutions, des dogmes, de la chrétienté
du prêtre ascétique qui préconise la souffrance. Dans « tout est grâce », nous lisons un
rapprochement avec le Rédempteur , mort sur la croix sans haine aucune – selon Nietzsche –
pour ceux qui le tuent. De même, le curé d’Ambricourt meurt sans haine pour ce monde qui l’a
tant maltraité et blessé. « Tout est grâce », c’est la béatitude du royaume de Dieu qu’on ne craint
plus de ne pas trouver, puisqu’il est déjà là.
Faible, fort, malade, dominateur, berger et mouton. Le prêtre est tout cela à la fois ; multiplicité
changeante que les rencontres et les diagnostics font évoluer. Il est une psychologie et une
physiologie qui se déterminent mutuellement. Il est aussi son propre médecin ; et le meilleur.
Aucun de ceux qui posent un diagnostic n’auront réussi à lui arracher ce qui le ronge en parallèle
de sa pathologie : la haine de soi. C’est seulement dans une forme de retour au Christ – tel qu’il
est décrit par Nietzsche – qu’il trouve son salut.
« au fond, il n’y a jamais eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. »62, écrit Nietzsche.
Touche finale : le curé d’Ambricourt, aussi, était chrétien.
4 commentaires:
"Vous avez des yeux qui me plaisent, des yeux de chien". Docteur Delbende au curé d'Ambricourt.
"Journal d'un curé de campagne" est une œuvre froide, crue et résignée, n'offrant à ce jeune prêtre que des personnages ayant égaré Dieu dans leurs misères, ou feignant d'y croire car c'est la norme. Et pourtant, la croyance n'est pas la foi.
D'ailleurs, les faux-chrétiens parlons en. Il y a les misérables, comme le tenant du cabaret où des hommes vont expressément soûler de jeunes filles, et qui vient voir le prêtre comme s'y de rien n'était. Et puis il y a ce comte qui trompe sa femme et délaisse sa fille mais qui se vante de l'aide qu'apporte sa famille au clergé depuis des générations. Pourquoi honorer Dieu quand on peut payer pour ça ?
Alors, pour que le jeune prêtre puisse s'en sortir, il s'entoure de deux réconforts, et quels réconforts. Un docteur athée suicidaire et un vieux prêtre aux conseils moribonds, "un vrai prêtre n'ai jamais aimé, retiens ça", "faites de l'ordre en pensant que le désordre va l'emporter le lendemain"... Il ne faut pas aider et rentrer dans les affaires des gens, mais juste faire son travail. Pourquoi essayer quand on sait que tout va échouer ?
Et pourtant il y a la grâce, symbolisée par la compassion d'une enfant ou les mots justes pour aider une mère, pleurant son enfant décédé, à avancer. Car Dieu ne contient pas l'amour, c'est l'amour lui-même. Et il y a ce jeune prêtre, véritable éponge des peines et comportements vicieux de ses contemporains, qui viennent un peu plus nourrir ce cancer au cœur de son être. Mais c'est pourtant ce cancer qui le sauvera, ou du moins, sauvera son humanité, sa marche auprès des ombres que sont les hommes n'ayant alors pu avoir raison de sa volonté. Il a peur de la mort et l'avoue sans gène, il se permet cependant de mourir dans la grâce, comme un être humain.
Étant passionné de cinéma, j'avais déjà vu l'adaptation très fidèle de Robert Bresson qui retranscrit parfaitement l'atmosphère de l’œuvre et ses personnages, notamment grâce au choix de Bresson de prendre des amateurs pour ses films, ces derniers jouant selon lui par instinct et n'étant pas guidés par un quelconque académisme. Bresson fait honneur au roman de Bernanos, en présentant simplement la religion, sa religion, sans regard positif ou négatif, et en construisant son récit comme un véritable chemin de croix.
Tout d’abord il est nécessaire, sans aucun doute, de féliciter et de remercier Timothée Morel pour ce travail remarquable. La longue lecture de cette belle analyse m’a permis de découvrir une œuvre, qu’hélas, je ne connaissais pas encore.
Même si peu de choses peuvent être rajoutées à cette lecture philosophique, j’ajoute ma pierre à l’édifice.
La force du roman de Bernanos, est de nous encrer, d’une certaine façon, dans une sorte d’indécision qui règne tout au long de l’œuvre. Cette indécision est à l’image de la fracture qui se trouve dans chaque Homme, entre le rationnel et l’irrationnel : le médical, le physiologique et la croyance (chrétienne), le psychologique ; thèmes centraux de l’œuvre.
Cette ambivalence est mise en lumière par le style singulier de Bernanos, qui, lui-même, oscille entre deux extrême, à la fois violent et très doux, empathique et antipathique. Le style particulier de la plume de l’auteur est de prime abord déroutant, mais le charme de l’œuvre réside dans cette narration sombre qui laisse place à quelques petits rayons de lumières pleines de « grâce », à l’image de la pensée que Bernanos a voulu partager.
Je laisse à mes camarades la chance de découvrir cette œuvre, si ce n’est pas déjà fait, comme je l’en ai eu l’occasion. Je finirai simplement par dire, qu’en quelque sorte, le Journal d’un curé de campagne est un roman d’amour, de Dieu, de l’Autre, et de Soi, car « l’Enfer, c’est de ne plus aimer ».
Quel travail admirable!
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