Dans la querelle entre les Anciens et les Modernes, Léo Strauss (1899-1973) fit résolument le choix des premiers. La critique de la modernité est, en effet, un des traits caractéristiques de sa pensée. Léo Strauss. serait donc un conservateur, c’est-à-dire, un « réactionnaire ». Si l’on ajoute à cela que ses disciples, les « straussiens », ont formé, durant les années soixante soixante-dix, de véritables « escadrons » idéologiques1, sévissant dans certaines universités américaines parmi les plus prestigieuses, et que nombre d’entre eux, tel Paul Wolfowitz, figurent aujourd’hui parmi les théoriciens du « néo-conservatisme » qui ont appelé à la guerre en Irak, avec les conséquences désastreuses que l’on sait, le procès de Strauss peut être ouvert. Et Dieu sait qu’il l’a été dans la presse, américaine aussi bien que française, à la faveur de raccourcis qui auraient désespéré s’ils n’avaient suscité le mépris d’un esprit aussi subtil que le sien. Brisons là ces simplifications.
Il ne fait pas de doute que Léo Strauss est aux côtés d’Eric Voegelin – dont la pensée est encore quasiment inconnue en France – ou d’Hannah Arendt qui, depuis quelques années est sortie du purgatoire dans laquelle on l’avait enfermée, sans conteste l’un des plus importants penseurs de la philosophie politique du Xxe siècle.
La philosophie politique et la question du « meilleur régime »
Qu’est-ce qui distingue la philosophie politique de la pensée politique ou de la science politique ou encore de la sociologie politique ? Pour le dire en bref, le fait que la philosophie politique raisonne selon ce qu’on appelle aujourd’hui des « valeurs » : le bien et le mal, le juste et l’injuste. La philosophie politique est une branche de la philosophie. La philosophie, Léo Strauss la définit comme une « recherche », non comme une science ou un savoir institué ; c’est en ce sens là, et qui est fondamental, que la philosophie se distingue de la théologie. Selon Léo Strauss, il n’y a pas de solution au conflit entre la philosophie et la révélation, entre la quête et la recherche de la vérité, qui fait appel aux seuls moyens de la raison, et la foi qui repose sur la piété, l’obéissance à la parole de Dieu, et sur le mystère.
La philosophie politique est donc une interrogation sur le bien et le mal2, le juste et l’injuste. Elle n’est pas faite simplement d’opinions sur ces notions – ce qui est le propre de la pensée politique – elle s’efforce de rendre raison des jugements de valeurs qui sont formulés par les hommes. Par exemple, si nous disons que la démocratie est le meilleur régime, ou « la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes celles qui ont été essayées à travers les temps », pour reprendre la formule exacte de Churchill - nous formulons une évaluation, et même une évaluation qui présuppose une hiérarchie des régimes qui va du pire au meilleur ou, du moins, au moins pire. Un jugement de valeur qui néanmoins doit être sinon prouvé, du moins argumenté, et même justifié par des raisons. Or, pour Léo Strauss, le drame de la modernité, c’est qu’elle est incapable de justifier rationnellement de telles évaluations, pour les raisons que l’on verra. La philosophie politique moderne – si tant est qu’elle existe – ne pose pas la question du « meilleur régime », à la différence de la philosophie classique, c’est-à-dire pour Strauss de la philosophie des Anciens, de la philosophie grecque.
Comme on le sait, la question du « meilleur régime » a été évacuée de la sphère de la réflexion politique par Machiavel qui est généralement présenté comme le penseur inaugural de la pensée politique moderne. Pour l’auteur du Prince, une telle spéculation relève de chimères qui ne « furent jamais vues ni connues » (Le Prince, chap. XV). La question centrale pour quiconque « aime sa patrie plus que son âme », pour citer l’aveu que fait le Secrétaire florentin dans l’une de ses lettres à son ami Francesco Vettori, c’est la conservation du pouvoir (mantenere la stato) dans un monde instable soumis au caprice d’une fortune sadique où les hommes sont ingrats, égoïstes et mauvais. Et cette fin exige que le prince bon – j’insiste le prince bon – sache entrer dans l’usage du mal, lorsque cela est nécessaire. Ce que Machiavel met au jour – et c’est d'abord cela qui lui a été reproché – c’est de dire au grand jour quels sont les moyens de la conservation du pouvoir, et que les Anciens avaient enseigné "à mots couverts". Et ces moyens se dégagent clairement de la façon dont le prince d’une principauté entièrement nouvelle doit agir. Mais que ce prince soit un tyran n’est pas en question, tout simplement parce que Machiavel évacue la grande distinction traditionnelle, aussi bien pour les Anciens que pour les hommes du Moyen Age, entre le roi et le tyran, entre les régimes légitimes et les régimes illégitimes, c’est-à-dire ultimement la question même du « meilleur régime ». Laissons là Machiavel et la lecture que Léo Strauss donne de son œuvre.
La question du « meilleur régime » n’est pas évacuée pour autant du champ de nos interrogations et la question de savoir si la démocratie est le meilleur régime reste posée en des termes qui vont au-delà du fait que nous croyons qu’il en est bien ainsi et que réside entres hommes des sociétés occidentales un consensus sur cette conviction, ce que John Rawls, l’un des plus importants théoriciens contemporains de la justice sociale, appelle un « consensus par recoupement » (overlapping consensus). Il est en effet une différence fondamentale entre savoir et croire et si la philosophie n’est pas tant une connaissance qu’une recherche de la connaissance, du moins est-il certain qu’elle n’est pas faite simplement d’opinions et de convictions, feraient-elles l’objet d’un vaste consensus.
L’essence nihiliste du principe de neutralité éthique
La réhabilitation de la philosophie politique classique chez Léo Strauss tient au fait qu’elle place à son centre la question essentielle du « meilleur régime » , ainsi que la distinction, supprimée par Machiavel et Hobbes, entre les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils devraient l’être. Or c’est là une question que les sciences sociales contemporaines, selon Strauss, sont tout simplement incapables de poser, et ceci du fait de l’a priori énoncé par le grand sociologue allemand, Max Weber, sur la neutralité éthique de la science, la fameuse et peut-être ruineuse distinction entre jugements de fait et jugements de valeur, seuls les premiers étant rationnels.
Cette neutralité éthique est critiquée de façon radicale par Léo Strauss parce qu’elle ignore la dimension morale de la raison (laquelle ne se limite pas à être une connaissance de la nature, mais est également une connaissance des principes éthiques), et repose sur le postulat que la connaissance rationnelle procède d’une objectivité, qui s’interdit, par définition, tout jugement de valeur (selon le bien ou le mal, le juste ou l’injuste, le noble ou le vulgaire, etc.) Pour prendre un exemple frappant, quiconque soutient une telle position devrait être conduit à décrire la réalité d’un camp de concentration de façon purement factuelle, mais ne saurait, du strict point de vue rationnel, formuler le moindre jugement de valeur en termes de barbarie ou de cruauté3. Le principe wéberien de la neutralité axiologique – l’impossibilité pour la raison de formuler des jugements de valeur – fait de tout homme doué de raison un schizophrène qui doit séparer en lui l’activité rationnelle de pensée, seule à être « objective », et ses appréciations morales, lesquelles relèvent de sa subjectivité, de ses choix personnels, etc. L’objectivité scientifique exige ainsi que soit mis à l’écart, au nom de l’impartialité et de l’honnêteté intellectuelle, tout ce qui relève de nos intérêts, préjugés, opinions – toutes conditions évidemment requises par l’esprit scientifique – mais également que soit réduit au silence les évaluations normatives qui font appel aux notions de bien et de mal, etc., réduisant à l’apathie « l’homme objectif » que ne saurait plus animer aucune noble passion.
Or que l’activité des facultés rationnelles de l’esprit humain ne se limite pas simplement à connaître de façon scientifique la nature mais qu’elle conduise à formuler des évaluations de nature proprement morale, qui ne sont pas moins soucieuses de vérité que les précédentes, c’est, au contraire, ce que soutient fermement Léo Strauss.
Pour éclaircir ces enjeux, arrêtons-nous un instant sur la divergence qui oppose Malebranche et Descartes sur le champ d’exercice de la pensée rationnelle. Pour l’auteur du Discours de la méthode, l’entreprise de mise en doute du savoir traditionnel s’arrête, semble-t-il, au seuil de l’examen des institutions politiques et des « valeurs » morales de la société, quoique ce ne soit que pour un temps. C’est ce principe méthodologique prudentiel que formule la notion bien connue de « morale par provision ». Pour Malebranche, au contrainte, il n’y a pas de doute que le domaine de la rationalité et des évidences s’étend au champ éthique : « On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher mais cela est contre la raison ». Autrement dit, la raison dans son universalité ne couvre pas simplement le domaine de la science mais aussi celui des normes éthiques, et cette universalité est telle qu’elle ne s’impose pas seulement à tous les hommes, mais à Dieu lui-même. Toute la théorie classique du droit naturel, que Léo Strauss examine dans l’un de ses ouvrages les plus célèbres, Droit naturel et histoire, reposait sur cet a priori, qui faisait dire à l’un de ses plus illustres représentants au XVIIe siècle, Grotius, que les jugements moraux peuvent être formulés par la « droite raison » selon les principes qui s'appliquent et s'imposent tout autant pour l’homme que pour Dieu.
Mais si on laisse de côté la question cruciale de savoir si Dieu est le fondement de la rationalité (comme pour Descartes, Bossuet ou Fénelon) ou si la rationalité est immanente à l’essence divine en tant que Dieu est sage par nature (comme pour Malebranche et la tradition thomiste), autrement dit que l’on maintienne la transcendance de Dieu par rapport à la rationalité qu’il institue – dans cette hypothèse la rationalité est contingente, mais au regard de Dieu seulement – ou que l’on identifie Dieu et la raison, dans tous les cas, la raison est une faculté naturelle qui nous fait connaître des principes – des principes et non des « valeurs » -, qui, comme tels, sont universels et prescriptifs. Notre conception moderne des Droits de l’homme s’inscrit dans cet héritage métaphysique du droit naturel classique, quoiqu’elle ait du mal à tirer toutes les conséquences de cet héritage. Quand nous disons de tous les hommes qu’ils sont égaux entre eux et qu’ils disposent de droits inaliénables, nous formulons des principes qui ne reposent pas sur une description empirique de la réalité – puisque, dans les faits, nombre de sociétés ne cessent de transgresser ces principes – pas davantage sur un « idéal » d’humanité qui serait propre et limité à l’Europe, mais sur un fondement – en particulier la notion de « nature humaine » - qui est de part en part métaphysique4. Or, s’il y a bien une notion qui a été systématiquement détruite par les sciences humaines contemporaines, c’est bien celle de « nature humaine », l’homme n’étant qu’un être culturel ou encore un être « bioculturel ». Le corollaire, c’est que les normes morales humaines n’ont rien d’universel, elles sont uniquement culturelles, c’est-à-dire relatives aux sociétés qui les ont instituées (ce qui signifie pas cependant qu’elles soient arbitraires), sans qu’il soit possible de former un jugement « objectif » sur ces normes et les pratiques qui en découlent, sauf à tomber dans le piège de l’ethnocentrisme. On connaît l’argument, un argument dont découle le principe central non seulement d’impartialité et d’objectivité dans l’approche de ces cultures, mais également le principe de tolérance et de respect.
Ces principes, au demeurant, ne sont « nouveaux » que si l’on fait remonter cette nouveauté au siècle des Lumières, car ce sont d'abord les philosophes du XVIIIe siècle, qu’il s’agisse d’Helvétius ou de Bentham, qui sont à l’origine de cette réduction essentiellement utilitariste de la morale sociale.
Léo Strauss montre les contradictions et les conséquences « nihilistes » qui résultent de cette démarche dite « objective », éthiquement neutre : tout d’abord, bien qu’elle affirme la relativité de toutes les valeurs, du moins y en a-t-il une qui échappe à la réduction, et qui s’impose comme une obligation morale impérative, la « tolérance » précisément, quoiqu’il soit, en réalité, impossible de savoir d’où vient et sur quoi repose cette obligation universelle. L’autre conséquence ne formule pas à proprement parler le « tout est permis » de Raskolnikov dans Crime et châtiment, mais plutôt le « tout est culturellement valide » : toute pratique, qu’il s’agisse du cannibalisme ou de l’excision, s’inscrivant dans un ensemble de coutumes, de valeurs symboliques, d’institutions, etc. que nous appelons « culture » et qui est une espèce de tout en soi, qu’il faut saisir dans l’intégralité du système ou de la structure qu’il constitue. Pour le dire en bref, si nous condamnons le cannibalisme comme une forme de barbarie dont il conviendrait que les hommes soient libérés, c’est, soit que nous souscrivons à l’illusion d’une nature humaine commune, soit que nous imposons à telle société nos propres normes d’évaluation, ce qui n’est rien d’autre qu’une espèce d’impérialisme culturel. Tout au plus dira-t-on : faites chez vous ce que vous voulez, mais chez nous, vous devez respecter nos « valeurs » et nos lois, mais que celles-ci soient éthiquement supérieures, plus humaines, plus « civilisées » que les vôtres, c’est ce qui reste en suspens et sur quoi nous ne pouvons nous prononcer.
Il existe toute une tradition sceptique, et qui remonte à Montaigne, qui fait la critique de la prétendue supériorité de notre culture ou civilisation. Mais l’intention d’un tel courant de pensée n’était pas tant de « relativiser » nos normes et coutumes – « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal – que de montrer la richesse et la grande variété des productions culturelles humaines (un thème développé par Herder à la fin du XVIIIe siècle et qui repose sur la critique de l’universalisme abstrait auquel aurait succombé la philosophie française des Lumières)5.
Ce que Léo Strauss dit, c’est qu’on ne peut échapper à ce qu’il interprète comme un relativisme à la fois dangereux et contradictoire à moins de reconnaitre, comme l’affirmait toute la pensée classique et médiévale du droit naturel, qu’il existe un « étalon de valeur », une mesure du bien et du mal, du juste et de l’injuste, un critère de ce qui est conforme à l’humanité de l’homme. En l’absence d’un tel étalon – la raison comme faculté qui fait connaître naturellement certaines vérités universelles, pas seulement de nature scientifique mais également morale – en l’absence d’un tel étalon donc, nous tombons peu ou prou dans le nihilisme, que celui-ci prenne la forme radicale de la reconnaissance de l’égale valeur de toutes les pratiques culturelles humaines, ou bien que l’on tente d’échapper à cette radicalité par une théorie de la discussion raisonnable (je songe ici à la solution que propose le grand théoricien du droit Chaïm Pérelman, qui à la métaphysique oppose les vertus de la rhétorique). Mais là je m’avance peut-être un peu, parce que Léo Strauss n’avait pas lu Pérelman et qu’il ne connaissait pas, bien évidemment, la réflexion d’un Habermas sur « l’agir communicationnel », qui constituent autant de tentative d’échapper au nihilisme d’une conception purement instrumentale de la raison que d’un refus – tout simplement parce que cela est, à leurs yeux, impossible – d’un retour aux conceptions métaphysiques classiques des Anciens. C’est également cette tentative de trouver une espèce de « tierce voie » raisonnable qui caractérise la position d’un penseur comme Raymond Aron, si l’on en juge par ce qu’il écrit dans son introduction à Le savant et le politique de Weber, où il débat avec Léo Strauss.
Pour envisager ces questions avec un peu de sérieux, il conviendrait d’évoquer la réhabilitation de la rhétorique, par opposition à la métaphysique, dans certains courants importants de la pensée contemporaine qui s’efforcent de donner non pas une fondation mais une justification rationnelle des normes éthiques et juridiques, mais qu’on ne saurait examiner ici, ni dans les formes essentiellement procédurales qu’elles adoptent (par exemple chez John Rawls) ni dans les objections qu’un homme comme Léo Strauss n’aurait pas manqué de soulever.
Quoiqu’il en soit, il est une remarque, assez visionnaire, me semble-t-il, de Léo Strauss qui voit dans « l’obscurantisme fanatique »6 une « inévitable conséquence pratique du nihilisme » sur laquelle il conviendrait de réfléchir, à une époque où la montée des radicalismes religieux s’accompagne de formes de violences inconnues dans le passé, tous phénomènes qui sont inséparables de la modernité, contrairement à ce qui a parfois été expliqué.
La critique de l’historicisme
De ce qui vient d’être dit, on ne saurait toutefois conclure que Strauss est un dogmatique. Ce qu’il soulève c’est un ensemble de questions, de contradictions et de difficultés qui sont propres à la pensée moderne mais qui ne peuvent être posées clairement que si l’on saisit ce qui constitue le propre des Modernes. Dans le même temps, il ne fait pas de doute que, à ses yeux, les Anciens, qu’il s’agisse de Platon ou d’Aristote, ont élaboré des philosophies politiques et morales d’une tenue bien plus haute et exigeante que celle des Modernes. Et ce n’est pas sans raison que parmi les plus grands philosophes modernes qu’il cite, Husserl, Heidegger par exemple, il n’en est aucun qui ait édifié une réflexion dont la dimension proprement éthique mérite d’être retenue, à l’exception de Nietzsche. Mais il est vrai que Nietzsche était lui aussi un grand lecteur des Anciens et qu’il concevait sa philosophie comme « un platonisme inversé ».
Si Léo Strauss a été lui aussi un lecteur assidu et passionné des Anciens, c’est parce qu’il ne croyait nullement qu’il y eût quelque chose dans l’histoire de la philosophie comme un progrès. Sur ce point son opposition à Hegel est totale et décisive. De même qu’il ne croyait pas que nous pouvons comprendre les Anciens mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes ou, à l’inverse, que leur pensée nous serait définitivement inaccessible (en tant qu’elle se rapporterait à une « représentation du monde » qui n’est plus la nôtre).
Les grandes questions philosophiques sont éternelles, et les efforts poursuivis pour y répondre par les hommes d’un temps qui est pourtant si éloigné du nôtre ne sont pas inaccessibles ni incompréhensibles à quiconque se met patiemment en quête de leur sens, d’un sens qui peut être commun. Une telle démarche présuppose, et Strauss l’affirme ouvertement, que la philosophie est fondamentalement anhistorique. Ce qui ne signifie nullement qu’il s’agisse de faire nôtre la conception des Anciens, d’être aujourd'hui platonicien ou aristotélicien, etc., au nom d’un quelconque retour nostalgique au passé, mais plutôt que la pensée de ces maîtres, les questions qu’ils ont posées, et la réponse qu’ils y ont apportée, nous restent néanmoins pleinement proches ou actuelles. Ce n’est pas parce que nous sommes incapables d’entendre aujourd’hui les notions d’ « âme », de « bonne vie » ou de « meilleur régime », ou que la distinction entre le « vulgaire » et « le juste » ou « le sage » est devenue inaudible, que la réalité que ces notions désignent ont disparu. Et rien ne prouve que nous ne puissions trouver davantage de plaisir à lire les Entretiens d’Epictète, un plaisir qui peut même devenir une leçon de vie, qu’à la lecture de quelque mauvais roman, serait-il récompensé par les prix littéraires les plus prestigieux. La seule condition à cette rencontre, c’est que soit maintenu ce qu’on peut appeler un niveau d’exigence, à la fois théorique et morale, qui soit à la mesure de ce qu’exigeaient les Anciens, mais que les Modernes ont « abaissé » (en remplaçant par exemple la vertu par la poursuite de l’intérêt ou encore, ce qui revient au même, en partant des hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être).
Léo Strauss n’est pas un penseur systématique, pas plus qu’il n’est un spéculatif, c’est un chercheur de sens ou un « questionneur » à la manière de Socrate, et cette recherche entraîne un profond engagement existentiel : « Sans logon dounai te kai dexasthai [sans donner ou recevoir d’explications], pour ma part je ne peux pas vivre »7
C’est là que réside pour lui toute la différence entre la foi et la philosophie. Or, nous l’avons dit, Léo Strauss s’est avant tout compris comme un philosophe, ou peut-être mieux vaudrait-il comme un « paien ». Dans la différence inconciliable entre Athènes et Jérusalem, Strauss est résolument du côté de l’éros pour la vérité, et non de l’obéissance pieuse à la parole de Dieu. Son modèle, c’est Socrate, non Abraham. Léo Strauss n’a cessé d’affirmer, à l’instar de Léon Chestov, que l’opposition entre la foi et la philosophie est insoluble et qu’entre ces deux puissantes sources antagonistes de notre culture, il faut choisir. Mais ce choix en faveur de la philosophie, nuls plus que les Anciens n’en ont suivi les implications concrètes dans un mode de vie qui allait bien au-delà de la seule spéculation intellectuelle. Et c’est à ce mode de vie que Strauss a voué son existence. C’est en cela qu’il reste un modèle et qu’il se tient bien au-dessus de ses épigones. Ajoutons pour finir que s’il est une notion au cœur de la philosophie grecque que nous serions avisés de méditer aujourd’hui, c’est celle de « mesure », la démesure étant, au contraire, dans toutes ses expressions possibles, aussi bien politiques, économiques que technologiques, une des causes du mal qui dévaste la terre et qui rend les hommes étrangers aux finalités morales et spirituelles les plus hautes de leur existence ici-bas.
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* Sur Léo Strauss, voir le site de Claude Rochet (que je viens de découvrir par hasard)
1. Anne Norton, Léo Strauss et la politique de l’empire américain, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Denoel, Paris, 2006, p. 54.
2. « Mais la différence entre bon et mauvais n’est-elle pas la plus fondamentale de toutes les distinctions pratiques ou politiques ? », L. Strauss – E. Voegelin, Correspondance 1934-1964, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Vrin, 2004, p. 80-81.
3. Léo Strauss, Droit naturel et histoire, trad. Monique Nathan et Eric de Dampierre, coll. Champs, Flammarion, 1986, p. 59.
4. C’est le lieu de rappeler ici cette citation de la Déclaration américaine d’Indépendance, sur laquelle s’ouvre la réflexion de Léo Strauss dans Droit naturel et histoire : « Nous tenons pour évidentes en elles-mêmes ces vérités, que tous les hommes naissent égaux, qu’ils ont été investis par leur Créateur de certains Droits inaliénables parmi lesquels sont les droits à la Vie, la Liberté et la recherche du Bonheur » (op. cit., p. 13). Remarquons que dans la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 sont absentes aussi bien les notions d’évidence et de vérité que la référence au Dieu créateur, ces droits étant déclarés simplement « sous les auspices de l’Etre suprême », lequel n’est donc pas tant le fondement sur lequel repose ces droits qu’un simple témoin. Il n’en reste pas moins que ces droits constituent le socle absolu de notre système normatif : si, du strict point de vue juridique, ils s’intègrent dans notre droit positif, ils ne sont pas que du droit positif, mais renvoient à des fondements métajuridiques (en réalité métaphysiques) quoique nous ayons bien du mal aujourd’hui à penser ce qu’il faut entendre par là.
5. On trouve chez Romain Gary une belle formulation d’une semblable idée : « Chaque homme est unique, irremplaçable ; il connaît quelque chose qu’aucun autre homme ne connaît. Il peut donc apporter aux autres son expérience unique. C’est parce que chacun de nous est inimitable à partir d’une donnée humaine commune que chacun a besoin de tous, tous de chacun. Voilà la véritable nature de la fraternité ; c’est un besoin des autres. Si ce fourmillement de différences n’existait pas, personne ne pourrait rien pour personne, et personne n’aurait besoin de personne puisque nous ne pourrions faire pour les autres qu’exactement ce que nous pouvons faire pour nous-même. Il n’y aurait ni aide, ni secours, ni complément possible ; seulement un éternel remplacement.
[…] Récapitulons : le globe devient chaque jour plus grand, plus ouvert à notre connaissance ; il n’est pas « un » monde, il est « des » mondes, et chacun de ses observateurs est un observateur privilégié d’un univers unique que lui seul connaît et habite. De là ce besoin des autres, de ce que savent et peuvent les autres, de ce que chacun de nous, dans sa connaissance unique d’un monde particulier, dans sa spécialisation, dans sa singularité, dans sa solitude aussi, ne saurait accomplir pou lui-même. La fraternité est un besoin métaphysique, pratique matériel, spirituel d’être complété, d’être admis dans une structure sociale qui serait, elle, complète, totale, harmonieuse, où chacun apportera à l’autre l’aide de son unicité. Sans ce besoin rigoureux, pratique, matériel, la fraternité ne serait qu’un bêlement sentimental, un vœu pieux, totalement dépourvu de sens. Si les hommes se ressemblaient complètement, la fraternité ne serait pas possible. », L’affaire homme, coll. Folio, Gallimard, 2005, p. 154-155. Cette conception d’un monde qui s’enrichit de la pluralité des regards est très proche de la pensée d’Hannah Arendt., mais très éloignée de celle de Léo Strauss pour lequel la catégorie de l’un l’emporte métaphysiquement sur celle du multiple : la nature humaine est une, et la Vérité s’écrit d’abord en majuscule.
6. Droit naturel et histoire, id. p. 17-18.
7. Lettre de Léo Strauss à Eric Voegelin, 4 juin 1951, Correspondance, id., p. 118.