Ce texte, publié le 2 avril 2011, fut rédigé à l'occasion de l'édition en deux volumes de l'Oeuvre de Milan Kundera, parus, sous la direction de François Ricard*, dans la Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard - un honneur et une consécration rarement réservés à un auteur encore vivant :
Milan Kundera est un romancier sans biographie, et qui entend rester tel. Un explorateur des voies et des expériences encore inconnues du « monde de la vie », à une époque – celle du pouvoir totalitaire et de l'idéologie, mais aussi de la technique, des mass médias, de la division du travail et de la « spécialisation effrénée » - où les possibilités imprévues de l'existence humaine et « les beautés de la singularité » sont restreintes et diminuées comme jamais auparavant par les grisailles de la réduction et de l'uniformité. C'est bien cela pourtant que le roman kundérien se donne pour tâche d'explorer, et dont se déduit toute sa morale : « Le roman qui ne découvre pas une portion jusqu'alors inconnue de l'existence est immoral » (L'art du roman).
Ainsi dans L'insoutenable légèrete de l'être , toute une série de thèmes apparaissent, incarnés dans des personnages qui sont autant d'« ego expérimentaux », et variant à chaque fois selon le point de vue d'une subjectivité absolue.
Le hasard, tout d'abord, c'est la rencontre de Tereza et de Tomas à la brasserie de la gare, qui tient au livre qu'il a posé sur la table, mais mille autres possibilités auraient pu se produire et lui faire en aimer une autre.
L'existence humaine qui se laisse penser dans le double registre de la légèreté, en tant qu'elle est irrémédiablement vécue une fois seulement, sans répétition possible, dans sa contingence fortuite et absurde, et de la pesanteur, relevant de la nécessité, du destin irrévocable ou du déterminisme, du "il le faut" noté par Beethoven dans la partition de son dernier quatuor.
La compassion, ensuite, qui conduit Thomas à revenir auprès de Tereza à Prague, mais il ne sait si elle est une grâce ou bien une malédiction, l'expression de l'amour qu'il éprouve pour elle ou de son contraire, la pitié.
Le vertige chez Tereza de sa faiblesse pour Tomas, également liée à l'interrogation sur ce qui constitue pour elle son identité (est-elle ce corps qu'elle voit dans miroir ou une chose immatérielle, une "âme"), la distinction entre l'amour.
Enfin, la sexualité chez le « baiseur libertin » qui recherche en chaque femme le dissemblable.
Tous ces thèmes kundériens (ils sont évidemment bien plus nombreux), sont toujours inscrits dans des codes existentiels singuliers.
Les « catégories », qui donnent aux romans de Kundera leur titre (La lenteur, L'immortalité, L'identité, L'ignorance, etc.), sont abordées dans une polysémie qui tient au fait qu'il en est ainsi pour tel personnage unique, quoiqu'elles se développent également en digressions thématiques, souvent dévastatrices, telle la destruction radicale des illusions qui relèvent du « kitsch », l'accord catégorique avec l'être, des idylles lyriques (dans La vie est ailleurs), et, plus généralement, de toute croyance à l'innocence. La richesse sémantique des mots et, symbolique, des images, un sens aigu de la complexité, l'habilité extrême dans la composition expliquent la structure des romans de Kundera où le récit épique s'imbrique dans des variations polyphoniques, savamment orchestrées. « Le roman, écrit-il dans L'immortalité, ne doit pas ressembler à une course cycliste, mais à un banquet où l'on passe quantité de plats. »
En cela Kundera est fidèle à Cervantes, cet anti-Descartes, dans lequel L'art du roman voit l'autre fondateur des Temps modernes. Plus rien ne demeure des certitudes évidentes de la vérité ; seules se déploient les ressources inépuisables de l'ambiguïté, de la fantaisie, de l'humour, de l'inventivité imaginative, de la liberté euphorique et ludique, où l'homme, balloté entre interrogations, esquisses et incertitudes, est tout sauf « maître et possesseur de la nature ». La seule « vérité » qui se dégage de la dialectique entre l'essai et la fable, où Kundera auteur intervient dans le corps même du récit – une méthode, souvent employée, qu'il tient de Diderot, un autre de ses grands maîtres, auquel il rend hommage dans sa variation théâtrale, Jacques et son maître - est de nature romanesque, et elle exprime dans l'éclipse de la raison et l'échec de ses prétentions, « la sagesse de la relativité ».
Les romans de Kundera ne sont ni historiques, ni psychologique, ni sociologiques, à la manière des grandes oeuvres réalistes du XIXe ; ce qu'ils explorent ce sont des possibilités existentielles "dans le piège du monde". Sans doute peut-on aisément dégager de son oeuvre une série de thèmes directeurs, tels l'inconsistance du moi, la douleur d'être et de porter partout et toujours une subjectivité douloureuse, l'insurmontable et obscure dualité de l'âme et du corps, le désordre comme essence du monde, la nostalgie d'un passé perdu dont nous sommes irrémédiablement exilés, la critique de l'innocence, de l'aveuglement lyrique et qui relève du « kitsch », le libertinage, la compassion, la critique des illusions lyriques, etc, mais on ne saurait en tirer quelque chose comme la "philosophie" de Milan Kundera.
Lorsque l'histoire apparaît, ce n'est jamais comme le cadre, l'arrière-plan, le contexte dans lequel le récit se déroule, mais toujours comme une « situation humaine, une situation existentielle en agrandissement ». Mais il faut dire ceci : tous les aspects de l'existence que le roman kundérien explore et découvre, « ils les découvrent comme beauté ».
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* François Ricard est l'auteur du plus beau livre que j'ai lu sur Kundera - (il en existe bien peu d'ailleurs en français), Le dernier après-midi d'Agnès, coll. Arcades, Gallimard, Paris, 2003.
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
mercredi 12 juillet 2023
Milan Kundera, Eloge de la défection
Lorsque les héros kundériens dénoncent la séduction des illusions lyriques, qu'elles soient totalitaires ou progressistes, collectives ou individuelles, renonçant aux aveuglements de l'innocence et à toutes les expressions funestes de l'angélisme, aux clowneries des « danseurs » (politiques mais à ce jeu les intellectuels ne sont pas mauvais non plus (le personnage de Berck dans La lenteur*) qui font les cabotins devant les caméras pour se faire mousser, lorsque donc ces grands "incroyants" résistent à « l'imagologie », le culte de l'image et des opinions en politique, ou encore lorsqu'ils refusent de se plier aux contraintes du « judo moral » que pratiquent sans péril les imprécateurs du prêchi-prêcha et donneurs de leçons de tous bords qui vous saisissent à la gorge et vous prennent au piège des bons sentiments et des justes causes, seraient-elles humanitaires (la faim en Somalie) - ceux-là, et l'on songe immanquablement à tel "philosophe" contemporain à l'éblouissante chemise blanche qu'il n'est point besoin de nommer, ne vous laissent d'autre choix que de paraître aux yeux de tous comme un salaud si vous ne répondez pas à l'instant à leur appel impérieux, ou aux siens comme un imbécile qui s'est fait avoir -, autrement dit lorsqu'ils refusent de se soumettre aux multiples et quasi infinies manifestations du « kitsch » - « l'accord catégorique avec l'être », une certaine manière de prendre le monde au sérieux et de lui accorder sa bénédiction -, que font-ils sinon nous délivrer des faux-semblants, des pieux mensonges et des impostures qui se drapent dans les voiles de la morale, de la vérité, de la justice universelle ou de la générosité, toutes en réalité purement abstraites ?
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, et des plus féroces, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera ne conduit à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grande figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge.
Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil – Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment qui l'attend – où l'existence est en réalité et contre attente plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous trouvent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, partageant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne prétendait pas être « maître et possesseur de la natture », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard**, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la vraie compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]
C'est donc se tromper, et de beaucoup, que de voir seulement en Kundera ce que Nancy Huston appelle (dans un livre au demeurant fort pertinent et qui vise souvent juste), un "professeur de désespoir".***
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* Toutes les références se rapportent ici à l'édition Folio des romans de Kundera.
** « Le point de vue de Satan », le très beau commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).
*** Professeurs de désespoir, Actes Sud, Poche, 2005.
Ce Kundera-là est, à n'en pas douter, un moraliste, et des plus féroces, à l'instar du lucide pourfendeur des fausses vertus et autres mystifications que fut, en son temps, La Rochefoucauld. Et pas plus que ce-dernier ne nous invite (à la différence de Pascal) à quelque rédemption spirituelle, l'ironie mélancolique et comique de Kundera ne conduit à aucune conversion vers une existence qui serait plus authentique, la vie dans la vérité, par exemple, faite de responsabilité et de fidélité à soi, telle que Vaclav Havel, l'autre grande figure de la culture tchèque contemporaine, l'oppose à la vie dans le mensonge.
Face au grand jeu de dupes, à la fois social et métaphysique, les héros kundériens – mais il serait plus exact de parler à leur propos d'anti-héros – revendiquent le droit de faire défection, de suivre une voie latérale, d'opérer ce que François Ricard appelle « un pas de côté », une conversion, s'il faut conserver le terme, qui est une « conversion athée », une sorte de dégrisement qui conduit à la déchéance sociale et à l'exil – Tomas refuse de signer la rétraction qu'on lui demande et de chirurgien réputé se retrouve laveur de carreau ; le savant tchèque dans La lenteur, c'est un travail d'ouvrier dans le bâtiment qui l'attend – où l'existence est en réalité et contre attente plus simple et plus heureuse : « Il se souvient des temps où, avec ses copains du bâtiment, il allait après le boulot se baigner dans un petit étang derrière le chantier. A vrai dire, il était alors cent fois plus heureux qu'il ne l'est aujourd'hui dans ce château. Les ouvriers l'appelaient Einstein et l'aimaient » [La lenteur, p. 113].
Enfin à l'écart d'un monde enchanté, tous trouvent le chemin paisible d'un certain accord avec eux-mêmes, partageant les bonheurs simples de la vie d'avant la modernité, où l'homme ne prétendait pas être « maître et possesseur de la natture », et avait lien avec les autres, avec la nature, avec les animaux aussi. Rien ne justifie plus ces dénonciations « sataniques », qu'évoque François Ricard**, d'une société où les hommes sont gouvernés par l'illusion et le mensonge, la fausse innocence et la haine. Là, au contraire, se rencontre la possibilité de la vraie compassion, la bonté sur laquelle se clôt, dans des pages d'une beauté bouleversante et poignante, L'insoutenable légèreté de l'être, lorsque le narrateur évoque la tendresse avec laquelle Tomas et Tereza accompagnent la mort de leur chien, Karénine : « La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent. » [L'insoutenable légèreté de l'être, p. 420]
C'est donc se tromper, et de beaucoup, que de voir seulement en Kundera ce que Nancy Huston appelle (dans un livre au demeurant fort pertinent et qui vise souvent juste), un "professeur de désespoir".***
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* Toutes les références se rapportent ici à l'édition Folio des romans de Kundera.
** « Le point de vue de Satan », le très beau commentaire que François Ricard donne en postface à La vie est ailleurs (coll. Folio, Gallimard, Paris, 1985, p. 465-474).
*** Professeurs de désespoir, Actes Sud, Poche, 2005.
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