On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

lundi 12 décembre 2011

La querelle sur le Pur Amour au XVIIè siècle

La querelle sur l'amour de Dieu qui traversa le xviie siècle, et qui culmina avec la publication en 1697 de l'ouvrage de Fénelon, Explication des maximes des saints sur la vie intérieure, ne mérite pas d'être mieux connue pour des raisons de simple érudition historique, et ce n'est pas simplement les théologiens ou les philosophes – du reste peu nombreux à s'y intéresser aujourd'hui – qu'elle concerne. Saisie dans son épure théorique et décantée de ses aspects dogmatiques et mystiques, la systématisation que Fénelon donne à des thèses qu'il formalise plus qu'il n'invente constitue le premier et peut-être l'unique moment de l'élaboration extrêmement construite des schèmes a priori d'une pensée du désintéressement radical. C'est à ce titre qu'elle nous intéresse au premier chef.
Ces schèmes s'élaborent, à la faveur d'une réflexion concernant la nature de l'amour de Dieu, sur la base d'une double contrainte : la première est posée par la définition chrétienne de l'amour comme charité (agapè), telle qu'elle est formulée par saint Paul dans la 1re épître aux Corinthiens (13, 5) – l'amour « ne cherche pas son intérêt », littéralement : « les choses qui sont siennes » (ta eautes) ; la seconde vient du défi posé par les moralistes liés au jansénisme, en particulier par La Rochefoucauld qui affirme que le désintéressement est hors de toute portée humaine, soit parce que nos motivations sont toujours secrètement égoïstes – « nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous » (maxime 81, édition de 1678) – soit parce qu'il est inaccessible et invisible à toute conscience réflexive : s'il existe un amour désintéressé, il est « caché au fond du cœur » (maxime 69, ibid.).
Si l'on résume les choses à leurs traits essentiels, au fond la question que pose Fénelon est la suivante : l'homme – précisons qu'il s'agit ici de l'homme mû par la grâce, non de la nature (déchue) laissée à elle-même – est-il capable d'un amour de Dieu qui soit entièrement désintéressé et qui réciproque la parfaite gratuité de l'amour divin pour l'homme ? Est-il possible d'attester de l'existence – aussi rare soit-elle et le fait seulement d'êtres d'exception (les saints) – d'un tel désintéressement ? Dans les deux cas, la réponse de Fénelon est oui. Et cette réponse s'élabore sur trois principes liminaires. Le premier est de nature définitionnelle : l'amour véritable est désintéressé, c'est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l'espérance de tout bien – s'agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre et se révèle dans l'acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l'amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. Ainsi s'articulent autour de la notion clé de désintéressement les deux concepts qui lui sont intimement liés, pour autant que le désintéressement soit pris dans son sens radical ou « pur » : le renoncement (au bonheur) et l'abandon total de soi à l'autre (en l'occurrence à Dieu), autrement dit : le sacrifice et la désappropriation.
En élaborant ainsi les schèmes quasi transcendantaux d'une théorie de l'amour véritable – de l'amour « pur », dénué de tout motif « égoïste » –, Fénelon ouvrit la porte à une formidable controverse qui emporta les plus grands esprits de l'époque, mais dont l'intérêt demeure toujours actuel. De fait, nombre d'auteurs contemporains parmi les plus importants de la pensée éthique – et l'on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l'égoïsme et, d'une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l'ego ou au soi – et cette identification est à soi seule infiniment problématique – la source même du mal. Dans le même temps, la compréhension de la structure théorique de base de la relation désintéressée – peu importe qu'elle s'adresse à Dieu ou à l'autre – nous permet de viser ce qui doit être mis en cause si l'on tient à échapper à cette conception classique, pure et sacrificielle du désintéressement que La Revue du MAUSS s'emploie très largement à dépasser. à bien des égards, on peut dire que le programme de cette dernière se résume à la tentative, maussienne précisément, d'élaborer un « tiers paradigme », pour reprendre la formule d'Alain Caillé, centré sur la relation de don, qui ne soit réductible à aucun de ces deux modèles directeurs qui, pour opposés qu'ils soient, se tiennent par la main : l'utilitarisme généralisé et l'éthique du pur désintéressement.

La doctrine de Fénelon sur le pur amour

La doctrine que Fénelon présente dans l’Explication des maximes des saints sur la vie intérieure (1697) porte sur la nature de l’amour parfait de Dieu. Loin de la présenter comme une invention tirée de son esprit, Fénelon se recommande de la plus ancienne tradition théologique et mystique de l’église. Il s’agit donc d’un exposé de théologie et de spiritualité positives, non d’une quelconque spéculation philosophique. Et ce n’est pas seulement sur les plus grands docteurs de l’église ancienne (saint Augustin, saint Jean Chrysostome, saint Clément d’Alexandrie, etc.) autant que médiévale (saint Thomas, saint Bernard) qu’il appuie sa démonstration, mais, avant tout, sur les données les plus certaines des écritures, plus particulièrement sur la leçon de saint Paul. C’est, en effet, l’auteur de la Ire épître aux Corinthiens qui affirme de la charité (agapè) qu’elle « ne cherche pas son intérêt » (13, 5).
Mais qu’est-ce qui constitue le trait distinctif du désintéressement ? Avant Kant, avant Schopenhauer, Fénelon définit comme désintéressé ce qui, en aucune manière, ne se rapporte à quelque intérêt propre. Aimer Dieu d’amour pur, c’est l’aimer en lui-même, pour la raison unique de la gloire qui lui revient, et non pour soi. Aussi l’amour fondé sur l’espérance du salut, sur le désir du bonheur, quoique surnaturel et venant de Dieu, est-il de nature inférieure : amour mercenaire, propriétaire, égoïste encore, par tout ce qui le rattache au moi.
Là, aussi peu qu’ailleurs, précisons-le, Fénelon ne prétendait nullement faire œuvre nouvelle. Innombrables sont les auteurs qui, depuis saint François de Sales et son Traité de l’amour de Dieu (1616), avaient exposé semblable définition, à laquelle il fut initié par Mme Guyon alors qu’il était à Versailles précepteur en titre du petit-fils de Louis XIV, le duc de Bourgogne. Thèse qui, non moins que la sienne, fit à plusieurs reprises dans le courant du siècle l’objet de vives controverses.
Aussi la querelle qui opposa Fénelon et Bossuet peut-elle être considérée comme le point d’orgue du conflit qui, tout au long du grand siècle, traversa l’église catholique de France sur la spiritualité et la mystique. L’autre conflit étant, on le sait, celui qui opposa Jansénistes et Jésuites sur la liberté et la grâce, ainsi que sur la prédestination. Polémiques immenses et complexes que l’on donne, ordinairement, pour être sans rapport, quoique nous pensions, comme nous le montrerons bientôt, que c’est à tort qu’on les sépare aussi nettement.
L’amour pur, donc, est indépendant du désir du bonheur, de l’espérance de salut qu’il transcende par la perfection même de son désintéressement. à cette définition première se doit ajouter, en second lieu, toute une thématique générale de la désappropriation, de l’anéantissement du moi en Dieu.
Le moi, c’est-à-dire l’amour-propre – que Fénelon juge, tout autant que Pascal, « haïssable » – ne peut échapper à la stratégie égoïste qui secrètement et inconsciemment toujours l’anime qu’à la condition de se défaire de toute volonté propre, de s’abandonner passivement, indifférent à soi, dans une foi nue, laissant être la seule volonté de Dieu. Parce que le désir est, par définition, une disposition intentionnelle de l’ego, la volonté doit se faire l’instrument de sa propre dépossession.
Mais là, précisément, est le problème. Comment la volonté qui, en tous ses actes, s’affirme et se pose elle-même, qui est marquée par une positivité ontologique inamissible pourrait-elle travailler à son propre anéantissement sans que ce paradoxal exercice soit encore une affirmation de soi ? Car, de fait, le sujet de la volonté, celui qui toujours veut, c’est bien moi. Que serait une volonté humaine hors la volonté individuée d’un être, d’un sujet, d’un moi, d’un ego ? Or il s’agit pourtant d’atteindre à cette désappropriation de soi qui fasse de Dieu, et non de l’ego, le sujet de la volonté. Que ce soit Dieu qui veuille, et non moi. Mais le moyen d’y parvenir ? Car, en raison de la positivité de la volonté, qui est celle d’un sujet qui se pose, et se pose dans l’existence, on ne peut vouloir autre chose qu’être et être heureux. De là, semble-t-il, l’impossibilité pour le sujet d’atteindre, par le mouvement de sa volonté, à la perfection du pur amour, désintéressé, indifférent au souci naturel, inviscéré en nous, du bonheur.
La réponse à cette difficulté constitue le trait de la doctrine fénelonienne qui fera l’objet des plus vives critiques. La volonté ne peut accéder au terme, contre nature, du pur amour, où tout entière elle s’anéantit et s’abandonne à Dieu pour ne plus vouloir que ce que veut Dieu, indifférente à son bonheur et à son malheur, à la promesse du paradis et à la crainte de l’enfer, qu’au prix d’un sacrifice de l’espérance dans le salut et d’un acquiescement résolu au désespoir terrible et affreux que provoque en elle le sentiment certain d’une damnation éternelle. Telle est ce qu’on appelait à l’époque la « supposition impossible », et qui donne à la doctrine de l’amour pur de Dieu, chez Fénelon, sa formulation définitive : « On dit : “Mon Dieu, si par impossible vous me vouliez condamner aux peines éternelles de l’enfer, sans perdre votre amour, je ne vous en aimerais pas moins” » (Explication des maximes des saints, article X).
Pareil sacrifice absolu est exigé par l’économie générale d’un système qui se présente comme une véritable antinature. On trouverait une logique identique chez un autre des plus importants théoriciens du pur amour au xviie siècle, le père Alexandre Piny, sous la plume duquel on peut lire ces mots terribles : « Nous voir souffrir contente Dieu. » Ce n’est point que, pour nos auteurs, Dieu trouve quelque jouissance perverse, sadique, dans notre désespoir et notre souffrance – quoiqu’on puisse se demander pourquoi, étant le créateur libre de la nature, il n’a pas créé un ordre des choses qui nous eût épargné cette âpre et redoutable voie ? –, c’est que seul un amour qui se donne au cœur même de l’expérience du désespoir – là où n’est plus qu’une absence totale d’espoir – peut se manifester authentiquement et attester qu'il est un amour, libre et pur, de Dieu pour lui-même sans bénéfice ni profit à attendre et à espérer pour soi.
Ainsi s’ajointent let s'accordent les pièces d’un système qui paraît davantage répondre aux exigences d’une cohérence purement formelle qu’aux données de la psychologie affective. Et l’ensemble se déduit à partir d’un postulat fondateur établissant que n’est pur et parfait que ce qui est désintéressé et qui, ne satisfaisant en aucune manière aux intérêts de l’ego, s’exerce en réalité « à ses dépens » (la formule est de Piny). Ainsi l’amour authentique des saints se donne dans un geste volontaire d’abandon passif lorsque, au plus noir du désespoir, à nos yeux paraît le visage d’un Dieu indifférent, pis encore : d’un Dieu, juste, peut-être, mais sans miséricorde, et qui nous aura, n’en doutons pas, condamner au malheur éternel.
De cet édifice, de cette construction, les détracteurs de la doctrine du pur amour – Bossuet non moins que Malebranche et bien d’autres encore, moins connus aujourd’hui – détruiront une à une les pièces maîtresses, montrant combien elles sont contraires aux principes fondamentaux de la foi et de la révélation chrétienne.
La critique du pur amour
Si l’on s’en tient à Bossuet, qui fut le principal et redoutable adversaire de Fénelon, sa critique du pur amour repose sur deux piliers principaux : une conception eudémoniste de la volonté et le refus de disjoindre en Dieu essence et bonté.
Le bonheur est la fin de la volonté telle qu’elle a été créée par Dieu, et rien ne saurait venir déroger à cette loi de la nature qui comme telle n’a rien de coupable. Le désir du bonheur qui, éclairé et soutenu par Dieu, nous conduit à rechercher le salut et les moyens d’y parvenir ne relève pas d’une décision libre. Inscrit en nous à la manière d’un instinct qui agit « en nous sans nous », selon la formule de Bossuet, ce désir définit ontologiquement la nature même du vouloir. Non seulement sa fin, mais son essence même. Car vouloir, nous avons déjà rappelé cette leçon augustinienne (et platonicienne) que reprennent à l’unisson Bossuet et Malebranche (ainsi que l’avait fait, avant eux, Jansénius), c’est vouloir être heureux. La finalité naturelle de la volonté vers le bien et le bonheur, comme tout ce qui relève de la nature, a été créée par Dieu, constituant, par conséquent, une détermination nécessaire de notre être : « Ne me demandez pas pourquoi je veux être heureux, écrit Malebranche, demandez-le à celui qui m'a fait, car cela ne dépend nullement de moi. L'amour de la béatitude est une impression naturelle ; interrogez le Créateur. » Or un des aspects philosophiquement les plus remarquables de la doctrine de Fénelon est de nier – en particulier dans sa critique du jansénisme – que la volonté soit invinciblement déterminée par ce qui en elle produit plaisir et bonheur, au regard de quoi elle demeure, au contraire, libre selon une véritable liberté d’indifférence. Pareille manière d’instaurer une authentique indépendance de la volonté humaine par rapport à la nature, c’est-à-dire à l’ordre et à la disposition des choses telles qu’elles ont été créées par Dieu, fut vivement reproché à Fénelon aussi bien par Bossuet que par Malebranche.
Le deuxième argument majeur de la critique de l’évêque de Meaux est de nature théologique. S’il est légitime de distinguer en Dieu son essence et sa libéralité, il s’agit là d’une simple distinction de raison, et non d’une distinction réelle, car, dans le fait, il appartient à la nature même de la divinité de se communiquer. Dieu est, par essence, diffusion de soi (diffusivum sui) : « souverainement communicatif », et cela parce que Dieu est amour. Essence et libéralité communicative sont aussi inséparables en Dieu que le sont, en l’homme, volonté et désir du bonheur. La fin que Dieu poursuit dans la distribution de sa grâce n’est autre que notre bonheur : « Dieu, écrit Bossuet, est la nature la plus parfaite, et dès là aussi la plus libérale et la plus communicative. » Et il ajoute les mots suivants qui donnent la clé de son rejet du quiétisme : « Mais communicative et libérale, afin de nous rendre heureux, et non pas pour l'être elle-même, puisqu'elle est antérieure à toutes ses communications. » à l’encontre de Fénelon et de Malebranche – entre eux d’accord, une fois n’est pas coutume, sur ce point – pour lesquels Dieu agit primordialement dans le souci de sa propre gloire, selon Bossuet, c’est dans sa créature que Dieu est glorifié.
Aussi selon Bossuet, désirer le bonheur éternel, espérer le salut et la béatitude, c’est-à-dire l’union à Dieu, ce n’est pas obéir à la loi « égoïste » de l'amour-propre, c’est correspondre à la fin pour laquelle Dieu nous a créés. Le véritable amour pur est donc l'adoration par laquelle nous répondons à la libéralité divine qui se communique à nous et nous appelle à lui.
C’est un certain discours sur la transcendance de Dieu – hérité de l’antique théologie négative, apophatique, des écrits aréopagitiques, laquelle était bien connue de Fénelon – qui est contesté par Bossuet. à en suivre les principes directeurs, il faudrait poser un Dieu non seulement au-delà de l’être et de l’essence, mais également au-delà de la bonté ou de l’amour. Bossuet n’éprouvait aucun goût pour la théologie du néant, pas plus que pour la spiritualité de la foi nue et de la nuit de l’âme, si caractéristiques des mystiques rhéno-flamands et espagnols du xive siècle et dans la lignée desquels s’inscrit, au xviie siècle, l’école française de la dévotion et du pur amour. Du reste, Bossuet avait lui-même peu d’expérience de la mystique et il se méfiait d’un langage qu’il jugeait extravagant, outré et dangereux.
Sans le motif de l’intérêt qu’est le désir d’être uni à Dieu, la volonté ne saurait trouver d’impulsion dynamique capable de la mouvoir vers lui, pas plus que l’âme ne peut ressentir de sentiment d’amour pour une divinité que Fénelon définit, de façon purement intellectuelle et abstraite, comme « l’être sans bornes ni restriction ».
Il est vrai, et c’est là un aspect central de la pensée de Fénelon, que l’amour désintéressé n’est pas tant compris comme un sentiment que comme un acte de la volonté, une résolution de l’homme en proie au désespoir d’aimer Dieu malgré tout.
Nous laisserons de côté, pour la clarté de la présentation, les arguments nombreux, souvent contradictoires, par lesquels Fénelon s’efforça de répondre aux critiques qui lui avaient été adressées. Il n’eut, du reste, pas raison de ses adversaires. Après bien des intrigues, Bossuet obtint de l’église de Rome qu’elle condamnât ses principales propositions (Bref d’Innocent XII, Cum alias, du 13 mars 1699). Quoi qu’il en soit de la pureté des mobiles spirituels qui animaient les écrits de l’archevêque de Cambrai, ne pouvait être admise l’affirmation d’une indépendance de la volonté qui se donne à aimer un Dieu abstrait en qui sont effacées l’intention salvifique et la bonté miséricordieuse. De plus, on estimait que l’enseignement de Fénelon se rapprochait dangereusement des opinions quiétistes soutenues par Miguel Molinos, nonobstant l’effort qu’il déploya – jusque dans la division de l’Explication des maximes des saints en thèses vraies et fausses – pour se démarquer de ces opinions que l’église avait jugées hérétiques quelque dix années plus tôt. La définition du désintéressement comme indifférence à son propre salut remettait trop brutalement en cause l’enseignement évangélique sur l’espérance et l’attente eschatologique du Royaume pour pouvoir être acceptée. De surcroît, elle présupposait, dans l’interprétation du commandement d’amour, une absence de raison qui est l’apanage de la seule divinité : l’amour de Dieu ne saurait être libre, c’est-à-dire gratuit, arbitraire et contingent, tous attributs qui accompagnent l’idée de désintéressement. En réalité, lorsque l’apôtre Paul définit la charité comme ne cherchant pas son intérêt, il vise davantage la relation au prochain que le rapport à Dieu. Aussi faut-il reconnaître que, sur le plan strictement théologique, la position de Fénelon était peu défendable.
établir le constat de cet échec, c’est néanmoins occulter ce qui fait la vérité profonde de la doctrine du pur amour, en quoi elle seule était capable d’apporter une réponse à la difficulté majeure, de nature spirituelle, qui traversait la position de ses adversaires, et la mettait véritablement en miettes.

Le pur amour et la prédestination

Pour comprendre ce dernier aspect, il faut revenir au lien étroit qui relie, avons-nous montré, le geste d’abandon à Dieu dans le pur amour à l’expérience de désespoir, éprouvée dans les « dernières épreuves », où l’âme a la certitude qu’oubliée de Dieu elle a été vouée de toute éternité à la damnation de l’enfer. « Supposition impossible », peut-être, mais éprouvée réellement à tout le moins, et faisant l’objet d’un sacrifice absolu du salut. Mais, demandons-nous maintenant, s’agit-il, au vrai, d’une supposition tout à fait impossible ? N’est-elle pas, au contraire, non seulement possible, mais plus que probable et, peut-être même, certaine ? Et cela en raison d’une certitude qui n’est pas vraie seulement parce qu’elle est psychologiquement ressentie et douloureusement éprouvée, mais vraie parce qu’elle procède d’une vérité théologique.
Cette hypothèse, loin d’être saugrenue et infondée, Fénelon lui-même l’accrédite lorsque, dans ses lettres au père François Lamy, répondant aux angoisses dont son ami lui faisait l’aveu, il estime que seul le pur amour est susceptible d’apaiser la détresse d’une âme en proie à l’angoisse que suscite en elle la doctrine de la prédestination gratuite des saints. Cette doctrine, Fénelon y adhérait pleinement, tout comme Malebranche et Bossuet, et ils l’avaient reçue de leur commun maître en la matière, saint Augustin. Or l’interprétation radicale que ce dernier donne de la prédestination ruine toute possibilité de s’en tenir à une conception eudémoniste du christianisme. Fénelon a assumé avec un rare courage les conséquences désespérantes d’une doctrine qui limite le salut au petit nombre des élus, et tout son système est fait pour y répondre.
Pareille interprétation mérite, néanmoins, quelques explications. Selon saint Augustin, la conséquence principale du péché originel porte sur l’aliénation de la volonté humaine. Alors que le libre arbitre était en Adam une faculté de coopérer à l’action de la grâce divine, laquelle était un secours, une aide sans laquelle (adjutorium sine quo) il ne pouvait accomplir le bien, cette capacité à vouloir le bien est anéantie en l’homme déchu de sorte que vouloir le bien et le faire, cela désormais peut seulement être l’œuvre toute-puissante et invincible de la grâce. Celle-ci est une aide par laquelle (adjutorium quo) le bien est non seulement accompli, mais également désiré. En l’absence de cette aide surnaturelle qui est au commencement de toute œuvre bonne et qui donne à la volonté le pouvoir de persévérer jusqu’à son accomplissement, il ne reste qu’une inclination naturelle vers le mal : l’homme déchu « n’est pas redressé, mais abattu par le libre arbitre » (non erectus, sed praecipitatus libero arbitrio) (Sur la grâce et libre arbitre, VI, 13). Il n’est donc aucune foi ni vertu qui puissent être attribuées à l’homme – fût-ce sous la forme la plus appauvrie d’un vague désir ou d’une obscure velléité – puisque cela même est déjà le signe que Dieu agit en nous. Augustin énoncera cette thèse en une formule presque passée en adage théologique : Dieu en couronnant nos mérites ne couronne que ses dons.
C’est assez dire que la grâce n’est pas un dû, mais un don – il n’est pas de définition sur laquelle Fénelon insistera davantage –, en sorte qu’il est conforme à l’ordre des choses qu’elle ne soit pas donnée à tous, mais à quelques-uns seulement. Et s’il n’est rien en l’homme déchu qui puisse appeler et mériter le don de la grâce, c’est que ce don est gratuit, immérité, arbitraire. Aussi celui qui le reçoit doit-il louer Dieu pour sa miséricorde et celui – le plus grand nombre en vérité – qui ne le reçoit pas ne doit-il point trouver motif à s’en plaindre puisqu’il subit la peine légitime qui, à cause de son péché en Adam, le place sous la justice vengeresse de Dieu. Dans tous les cas, Dieu est aimable en soi, indépendamment d’une grâce qui est, par définition, un don et qu’il est libre de dispenser ou non et auquel, par définition, il n’est nullement obligé.
La doctrine de la liberté et de la grâce se prolonge tout naturellement en l’idée d’une prédestination invincible au salut. Car si Dieu est le souverain de nos volontés, comme il l’est de toutes choses, il est également omniscient : il n’est rien que Dieu veuille qu’il ne connaisse de toute éternité et qui ne doive par conséquent nécessairement arriver. Dieu connaît donc éternellement ceux auxquels il donnera sa grâce avant toute prévision des mérites (ante praevisa merita) et qu’il mènera infailliblement au salut, les élus, les prédestinés. Or c’est une vérité révélée selon Augustin que le nombre des élus est fixé de toute éternité et que l’homme ne peut ajouter ni diminuer ce numerus clausus.
Outre les problèmes redoutables que posait la négation de l’action réelle de la liberté humaine dans l’œuvre du salut, la doctrine augustinienne butait sur une difficulté et une contradiction majeures. S’il est vrai que l’homme ne peut rien vouloir ni aimer qui ne soit pour lui cause de bonheur, comment peut-il aimer d’un amour sain, authentique et positif un Dieu qui ne l’aurait pas prédestiné au salut et qui, sans rien perdre de son impassibilité, le laisserait courir à une damnation éternelle que sa nature lui mérite ? Si je ne suis pas compté parmi les prédestinés, comment Dieu pourrait-il encore m’apparaître comme un Dieu bon et aimable ? L’hypothèse plus que probable de ma damnation ne fait-elle pas surgir devant mes yeux le visage haïssable d’un Dieu malveillant qui exerce sa malédiction aussi bien sur ma vie ici-bas que sur mon destin éternel ?
Face à ce mystère, objet de scandale pour l’intelligence et le cœur de l’homme, aucune théodicée rationnelle, eût-elle recours à l’idée d’ordre (Malebranche) ou d’harmonie préétablie (Leibniz), n’apporte de réponse satisfaisante. Sur ce point, Fénelon rejoint, quoique secrètement, les conclusions de Pierre Bayle exprimées dans les articles du Dictionnaire historique et critique consacrés aux pauliciens et aux manichéens. Aussi, selon l’archevêque de Cambrai, il ne reste d’autre issue à l’âme angoissée qui veut ne pas sombrer dans le désespoir absolu qu’à s’en remettre à Dieu dans un geste sublime et héroïque d’abandon et d’indifférence à tout souci de soi. Là réside ce qui fait la profondeur et la vérité de la doctrine, théologiquement si incertaine, du pur amour. Celle-ci peut être comprise comme un anti-pari pascalien : nous n’avons aucune raison de risquer la mise de notre existence et de nous convertir à Dieu au vu d’un salut et d’un bonheur éternel dont le calcul des probabilités nous assure que nous en serons presque certainement privés. Envisagée du point de vue (pascalien) de la raison et de l’intérêt propre, l’estimation de l’incertitude du salut conduit non à la conversion, mais au désespoir. Aussi, plus que la quête de la perfection d’un sentiment désintéressé, c’est la paix et le repos de l’âme qu’au cœur des ténèbres de l’angoisse et du désespoir il s’agit de trouver. Au reste, la notion même d’un sentiment désintéressé est une contradiction dans les termes. Que serait un sentiment qui n’intéresserait pas l’ego, qui ne l’affecterait pas ? Mais le pur amour, on l’a vu, n’est pas une spiritualité de l’affectivité, c’est une spiritualité de la volonté. Et l’intention qui la commande n’est pas de transcender une conception eudémoniste, encore égoïste, de l’amour de Dieu : c’est d’échapper aux calculs de l’intérêt propre et de l’ego qui, face au mystère de la prédestination, ne peuvent nous conduire qu’aux tourments les plus insupportables de l’angoisse et du désespoir. Aussi peut-on conclure que le pur amour est encore une stratégie de l’ego, ruse rationnelle et consciente pour se prémunir, autant qu’il est possible, contre un Dieu tout-puissant qui sera sans doute cause pour moi d’une éternité de malheurs et de souffrances.
Peut-être comprend-on un peu mieux maintenant quelles raisons terribles présidèrent à l’orientation intellectuelle et volontariste qui marqua de son sceau, chez Fénelon, l’étrange et froide doctrine de l’amour pur de Dieu. Sur ces raisons réelles, Fénelon ne s’expliqua jamais publiquement. Elles n’apparaissent qu’au détour de sa correspondance privée, et encore à l’occasion de questions dont il n’admit qu’une seule fois la nature véritablement dramatique. Néanmoins, c’est pour avoir ignoré le fond angoissant et désespérant de l’idée de pur amour que l’on a pu être égaré par le leurre du désintéressement. En réalité, chez Fénelon lui-même, c'est-à-dire chez l'auteur qui articula de la façon la plus cohérente et la plus systématique qui soit les schèmes constitutifs du désintéressement, entendu dans son sens le plus radical, le pur amour peut être compris comme relevant d'une stratégie – en tout point opposée à celle du fameux pari pascalien – qui vise à nous prémunir du désespoir et de la confrontation avec le visage d'un Dieu maléfique. Ce n'est pas à dire pour autant que Fénelon retombe, si l'on peut dire, dans les calculs de l'égoïsme intéressé. Le défi auquel il répondait, d'une manière à la fois proche et différente de Pierre Bayle, visait à rien moins qu'à sauver la possibilité de la foi qui désormais ne pouvait plus être fondée sur la confiance et l'espérance, d'une foi qui, en somme, ne pouvait plus être arrimée sur le don et la promesse du bonheur.

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* Ce texte reprend, sous une forme légèrement modifiée, le chapitre publié dans Histoire raisonnée de la philosophie morale et politique. Le bonheur et l'utile, sous la direction d'Alain Caillé, Christian Lazzeri et Michel Senellart, La Découverte, Paris, 2001, p. 388-400.

4 commentaires:

martine a dit…

Je me demande, fort modestement car je n'ai pas la sophistication intellectuelle permettant de discuter tous les arguments des uns et des autres, si en pratique le pur amour ne serait pas d'une évidente simplicité, alors que dès qu'on fait appel aux mots on est perdu dans des contradictions qui viennent non pas du sujet - le pur amour - mais de l'outil : la pensée.
Si on prend l'exemple d'Irena Sendler cité dans ce blog, on voit, me semble-t'il, le pur amour à l'oeuvre sans qu'il ne reste rien de l'ego : un mouvement spontané vers le bien qui exclut toute alternative, et par là les tergiversations de l'ego.
Je cois qu'un problème naît dès qu'on écrit le mot "Dieu", car s'il est tout, le citer le dissocie du "reste", alors qu'il est forcément absent de la dualité, raison pour laquelle il me semble que le pur amour ne saurait exister de façon abstraite, mais seulement dans des actes, fussent-ils intérieurs.

Jean Jadin a dit…

Ne disposant pas ici de la place utile à mon commentaire, je me suis permis de le placer sur mon propre blog, NOTES.
Bien cordialement.

Emmanuel Gaudiot a dit…

J'en étais resté au 'conatus' spinozien face à l'exigence mystique d'Albert Le Grand qui dit:"je veux qu'il n'yu ait plus de moi en moi"... cette présentation du pur amour est éclairante; cependant ne faut-il pas trouver dans cette démarche la simple nécessité de tenter de s'effacer devant l'autre? C'est plutôt une démarche agnostique, mais aussi kantienne et empreinte de spinozisme.

Michel Terestchenko a dit…

Merci à vous pour vos commentaires, merci à Jean en particulier pour votre longue analyse sur votre blog. Je suis sincèrement touché !