Cher-e-s ami-e-s – non, je ne vous ai pas oubliés ! - je partagerais volontiers avec vous la troublante mais fort intéressante expérience vécue hier dans une maison d'arrêt près de Paris, où j'ai fait soutenir le mémoire d'un détenu qui suit nos cours de philosophie par correspondance à l'université de Reims.
Cette prison contient en son sein un « quartier dédié » où se trouvent enfermés, et réunis à part des autres prisonniers, certains des djihadistes (français ou non) les plus dangereux qui se trouvent aujourd'hui sur notre territoire. C'est là que Larossi Abballa, l'auteur du récent double meurtre de Magnanville revendiqué par Daech, avait purgé sa peine, en 2013 et j'ai pu apercevoir, dans la cour, ôtant son tee shirt, l'ancien financier d'Al Qaida en Afrique du Nord. Le Ministère de la Justice y a mis en place un programme de « déradicalisation », avec force moyens financiers, en vu de libérer ces hommes de l'endoctrinement qu'ils ont subi. Mais quels sont-ils ces hommes, jeunes en général – le plus âgé a 43 ans - que l'on présente volontiers comme des barbares décérébrés ? N'ont-ils pas plus de cerveau qu'un « cendrier vide », ainsi qu'a pu le dire l'avocat d'Abdeslam à propos de son client ?
Il faut distinguer, m'expliqua une ancienne professeur des écoles qui intervient dans ce programme, entre les « exécutants » et les « penseurs ». Les premiers sont sans doute d'un niveau intellectuel très bas. Mais tel n'est pas le cas des seconds, infiniment plus structurés intellectuellement, maniant le Coran avec assez de connaissances pour être capables de réfuter l'interprétation bénigne et pacifique qu'on leur oppose et nourrissant leur idéologie de la violence par une une argumentation parfaitement rationnelle qui condamne les interventions militaires (anciennes et récentes) de l'Occident au Moyen-Orient et leurs nombreuses victimes civiles autant que la dégradation morale de l'Occident dont la tolérance à l'égard de l'homosexualité – l'argument revient sans cesse - est, à leurs yeux, le symptôme manifeste : n'est-ce pas contre nature, Madame ? Aimables et polis au demeurant, quoique la plupart de refusent de serrer la main d'une femme. D'une intelligence indéniable, ces hommes, on l'aura compris, sont extrêmement dangereux.
Croire qu'ils ont été lobotomisés, sujets à je ne sais quel conditionnement ou lavage de cerveau, c'est répondre à un cliché : la vérité, c'est qu'ils se sont pleinement, consciemment et librement engagés dans la cause « noble » qu'ils prétendent défendre. Comment s'y prendre avec eux ? Comment nouer le dialogue, leur ouvrir l'esprit, alors qu'ils sont enfermés dans leurs représentations avec la certitude d'être dans leur bon droit ? Cette femme me disait la grande difficulté de l'entreprise. Alors, elle les fait écrire, des poèmes surtout, et leur apporte des textes, des poèmes toujours, Rimbaud, Eluard. Et sur quoi portent leurs vers ? Ce sont des odes à la liberté, où il est question de scier les barreaux de la prison, mais aussi, plus souvent, des odes au sang des martyrs. L'affaire, on le voit, est loin d'être gagnée. Elle sera une entreprise de longue haleine, si tant qu'elle réussisse un jour. Mais cela commence par le dialogue, par le fait de traiter ces djihadistes, non pas comme des animaux à éradiquer, mais comme des hommes à part entière et, quelle que soit l'appel de cette femme à la plus grande fermeté à leur égard – tous ceux que j'ai rencontrés disent la nécessité de peines sévères – elle leur... serre la main ! Une telle attitude serait sans doute rejetée par nombre de nos concitoyens comme un laxisme intolérable. A dire vrai, elle est totalement inaudible. J'imagine aisément le torrent de fureur et de protestations indignées qu'elle susciterait sur les forums sociaux. Néanmoins, sans ce minimum de considération et de respect comment commencer même de communiquer avec eux, comment tenter de les changer, de leur faire accepter qu'il existe d'autres points de vue que le leur et les conduire, avec le temps, à développer la capacité de penser par eux-mêmes et d'adopter le point élargi de l'esprit critique ? Nulle complaisance dans cette démarche qui s'adresse à des personnes qui doivent être condamnées pour leur crimes mais non pas nier dans leur humanité. Le travail et l'attitude de cette femme sont l'exemple même de l'intelligence avec laquelle nous devons aborder le phénomène terroriste, au-delà de toutes les simplifications qui forgent des étiquettes et nous rassurent à coup de clichés lesquels ne résistent pas un instant à la complexité de la réalité et nous conduisent dans des impasses.
3 commentaires:
Les préjugés, la stigmatisation sont une lèpre de l'esprit que la philosophie s'est vue attribuée, dès ses premières heures, la tâche de combattre. Certains musulmans radicalisés - dans un registre différent de certains écrivains ou artistes contemporains socialement marginalisés - ne souffrent-il pas en effet aussi de ce mal d'idéal, de cette "identité malheureuse" qu'évoque Alain Finkielkraut (et qu'on peut voir comme cette incapacité à se retrouver dans le contexte philosophique et axiologique actuel)? Le travail de déradicalisation passerait ainsi notamment par un repositionnement de la philosophie au premier plan du système éducatif français - une philosophie où l'on amènerait enfin l'étudiant à comprendre que les théories philosophiques sont aussi là pour l'aider à développer son propre esprit critique.
Une autre partie du travail pourrait être celle d'une révision de l'actuel rapport de la France à l'islam. Comment une République a-t-elle pu un jour - si involontairement cela a-t-il pu se faire - accepter la constitution de mosquées salafistes sur son sol? Il y a là pour moi un immense problème philosophique.
En outre, c'est une révision de notre système démocratique et de la place qu'il laisse aux opinions divergentes qui doit peut-être s'imposer. La radicalisation de certains musulmans ne pourrait-elle pas aussi constituer - ainsi que l'analyse Chantal Mouffe dans "L'illusion du consensus" - un retour d'antagonismes refoulées par la dominante politique du consensus de notre système politique? Les reportages ne nous montrent-ils pas en effet que ces radicalisations s'installent très souvent dans un mutisme?
Merci pour cet étonnant témoignage qui nous remet en contact avec le réel !
Puisque ces jeunes gens (il faut aussi aborder la question des femmes revenues de Syrie et dispersées dans les Maisons d'arrêt pour femmes de toute la France) se servent de l'Islam pour aborder une question politique, il m'apparaît pertinent de mettre en perspective trois angles d'approche. En distinguant toujours, comme vous le soulignez, le vide existant entre l'idéologue et l'exécutant. Pour ce dernier, comme pour ce premier, il est primordial de le considérer dans sa dignité malgré ses errements. L'enracinement de son idéologie étant plus superficiel, un rien pourrait le faire revenir parmi nous.
Afin de se rendre audible, le premier sujet est théologique. A leurs yeux, personne n'est plus méprisable qu'un athée. Etre soi-même croyant, c'est garantir l'écoute et le respect de son interlocuteur. Connaître le Coran et les pratiques culturelles, c'est se montrer légitime sur le terrain que nous abordons. Il existe des ponts entre le christianisme et l'Islam. Leurs différences permettent, à ceux qui les abordent, d'approfondir leur foi.
Le second est d'ordre historico-politique. Le point névralgique de l'engagement des jeunes français dans le Jihad se trouve dans l'indignation face au conflit Israelo-palestinien.
Le dernier est d'ordre philosophique. Les sujets de société que sont le mariage, la parentalité, la vie communautaire, doivent être abordés de manière maïeutique et non de manière dogmatique comme le font trop souvent nos concitoyens une fois une loi votée.
L'Etat fait fausse route en dénonçant le négationnisme, le complotisme et l'extrémisme religieux. L'idéal républicain n'offre que peu d'agrément aux idéalistes. Le concept de laïcité mérite d'être réabordé afin de mieux comprendre la richesse des religions et de combattre à leurs côtés les usurpateurs, plutôt que de chercher dans une forme de puérilité républicaine (je veux parler des premières heures de la république française qui vit la déesse raison supplanter la constitutions civile du clergé) les fondements d'une nouvelle religion.
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