De l'utilité de l'anthropologie en particulier, et des sciences humaines en général, dans la mise en perspective critique de nos représentations et de nos normes.
Le visage (de la femme en particulier) ne devrait jamais être dissimulé dans l'espace public, sauf à nuire gravement aux modalités de l'interaction sociale. Ce principe (ajouté à celui de l'égalité) est au centre de la loi française du 7 octobre 2010, dite loi sur le voile intégral, dont l'article 1 dispose : "Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage". La philosophe américaine, Martha Nussbaum, fait cependant remarquer, dans La nouvelle intolérance religieuse, que nul, en France, ne se voit interdit de porter à la montagne une cagoule et des lunettes de ski. Si le principe admet ainsi des exceptions qui ne posent aucun problème, c'est que, en réalité, il est utilisé à des fins et en direction de catégories plus ciblées. Mais passons sur ce point.
Voici pourtant ce que je lis dans l'ouvrage d'Erving Goffman, Stigmate, les usages sociaux du handicap [Les éditions de Minuit, trad. Alain Kihm, 1975, p. 73] : "Un cas intéressant à titre de comparaison est celui des Touaregs d'Afrique occidentale chez qui les hommes se voilent le visage, ne laissant qu'une mince fente à hauteur des yeux ; là-bas, apparemment, la face en tant que point d'ancrage de l'identité personnelle se trouve remplacé par l'aspect général du corps et l'allure du maintien."
On dira que cette pratique vestimentaire s'explique par le mode de vie de ces nomades du désert, exposés aux vents et aux fréquentes tempêtes de sable. Mais en quoi cette raison serait-elle plus acceptable en soi que les obligations liées à telle interprétation de la religion ? Je ne dispute pas du fond, mais du poids de l'argument qui ne poserait pas de problème lorsque la raison est matérielle et "faible" et inacceptable lorsque la pratique tient à des injonctions religieuses, telles qu'elles se transmettent dans une tradition particulière. C'est cela dont on devrait discuter. La réponse n'est peut-être pas aussi évidente qu'on le voudrait.
Quoiqu'il en soit, il y a bien des manières sociales de désigner et de reconnaître ce qui fait l'identité d'une personne. Pour nous, et avec Emmanuel Lévinas, dont on sait la place qu'il occupe dans la philosophie éthique contemporaine, c'est le visage - les yeux, dit-on, ces "fenêtres de l'âme". Mais voyez que sont tout aussi identifiables, pour qui sait les interpréter, "l'aspect général du corps et l'allure du maintien".
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
vendredi 22 décembre 2017
dimanche 17 décembre 2017
Introduction, extrait
Puisque Ce bien qui fait mal à l'âme sort en librairie dans un peu plus d'une quinzaine de jours, le 4 janvier, voici un extrait de l'Introduction qui vous dira les raisons du livre :
Savions-nous, je veux dire, savions-nous vraiment, en quelle manière un geste de bonté véritable, de bonté insensée, excessive, peut bouleverser un être, jusqu’à transformer sa vie tout entière, avant d’avoir accompagné Jean Valjean à la rencontre de l’évêque Bienvenu ? Rien ne laisse mieux éprouver les dilemmes de la responsabilité morale que le chapitre « tempête sous un crâne » des Misérables, où les exigences de l’honnêteté et de l’intégrité entrent dans un conflit terrible avec le calcul utilitariste des conséquences. Puisque nous évoquons les dilemmes de la responsabilité morale, aucune œuvre ne nous fait mieux saisir les raisons, toutes machiavéliennes, de cette sombre nécessité voulant que le bon prince doive avancer dans le mal pour conserver son pouvoir que Billy Budd de Melville, et la décision au cœur de l’intrigue que prend le commandant Vere de faire pendre le beau matelot, l’incarnation parfaite de l’innocence, en conséquence d’un crime dont il ne s’est qu’involontairement rendu coupable. Nous ne savions pas quels sont les égarements, les malheurs, les pièges où la pitié peut tomber, du moins pas aussi clairement, avant d’avoir lu La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, et nous saisissons alors les dilemmes entre le désir de liberté et les contraintes de l’obligation auxquels la pitié – « maudite pitié », s’écriera à plusieurs reprises Anton Hofmiller, le héros du roman – nous confronte tragiquement. Et que penser de la distinction que Zweig établit entre la « pitié sentimentale » et la « pitié créatrice » ?
Les chapitres qui suivent se proposent d’apporter un pendant au célèbre livre de Georges Bataille La Littérature et le Mal, et prennent le contre-pied de ce qu’il affirmait en 1958 lors d’un entretien télévisé : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » Gageons, au contraire, que lorsque la littérature s’approche du bien, elle est formidablement intéressante. Et cet intérêt n’est pas seulement intellectuel : il nous implique infiniment.
Nous ne dirons rien pour l’heure des conclusions auxquelles nous avons cru devoir aboutir. Qu’il nous suffise d’avancer ceci : nulle expérience plus que l’expérience littéraire ici menée ne confirmera davantage les propos que Hannah Arendt tenait, le 20 juillet 1963, dans une lettre à Gershom Scholem : " À l’heure actuelle, effectivement, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu’il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical."
Savions-nous, je veux dire, savions-nous vraiment, en quelle manière un geste de bonté véritable, de bonté insensée, excessive, peut bouleverser un être, jusqu’à transformer sa vie tout entière, avant d’avoir accompagné Jean Valjean à la rencontre de l’évêque Bienvenu ? Rien ne laisse mieux éprouver les dilemmes de la responsabilité morale que le chapitre « tempête sous un crâne » des Misérables, où les exigences de l’honnêteté et de l’intégrité entrent dans un conflit terrible avec le calcul utilitariste des conséquences. Puisque nous évoquons les dilemmes de la responsabilité morale, aucune œuvre ne nous fait mieux saisir les raisons, toutes machiavéliennes, de cette sombre nécessité voulant que le bon prince doive avancer dans le mal pour conserver son pouvoir que Billy Budd de Melville, et la décision au cœur de l’intrigue que prend le commandant Vere de faire pendre le beau matelot, l’incarnation parfaite de l’innocence, en conséquence d’un crime dont il ne s’est qu’involontairement rendu coupable. Nous ne savions pas quels sont les égarements, les malheurs, les pièges où la pitié peut tomber, du moins pas aussi clairement, avant d’avoir lu La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, et nous saisissons alors les dilemmes entre le désir de liberté et les contraintes de l’obligation auxquels la pitié – « maudite pitié », s’écriera à plusieurs reprises Anton Hofmiller, le héros du roman – nous confronte tragiquement. Et que penser de la distinction que Zweig établit entre la « pitié sentimentale » et la « pitié créatrice » ?
Les chapitres qui suivent se proposent d’apporter un pendant au célèbre livre de Georges Bataille La Littérature et le Mal, et prennent le contre-pied de ce qu’il affirmait en 1958 lors d’un entretien télévisé : « Si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » Gageons, au contraire, que lorsque la littérature s’approche du bien, elle est formidablement intéressante. Et cet intérêt n’est pas seulement intellectuel : il nous implique infiniment.
Nous ne dirons rien pour l’heure des conclusions auxquelles nous avons cru devoir aboutir. Qu’il nous suffise d’avancer ceci : nulle expérience plus que l’expérience littéraire ici menée ne confirmera davantage les propos que Hannah Arendt tenait, le 20 juillet 1963, dans une lettre à Gershom Scholem : " À l’heure actuelle, effectivement, je pense que le mal est seulement extrême, mais jamais radical et qu’il ne possède ni profondeur, ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier, précisément parce qu’il prolifère comme un champignon à la surface de la terre. Seul le bien est profond et radical."
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