On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

jeudi 10 mars 2022

Brèves réflexions sur la guerre et la morale

Il n'est pas de belligérant qui ne prétende que la guerre qu'il mène ne soit juste, et les raisons données ne relèveront jamais publiquement du seul désir de conquête ou de possession. Nous n'en sommes plus au temps de Thucydide où les généraux athéniens pouvaient déclarer, sans embarras, que les hommes "veulent partour soumettre les autres hommes chaque fois qu'ils en ont le pouvoir" et qu'il n'y a rien à condamner dans cette nécessité de nature qui pousse à massacrer les hommes et à réduire en esclavage les femmes et les enfants. L'exigence de justification, serait-elle d'une malhonnêteté insigne, répandant les mensonges les plus grossiers – l'intervention de la Russie est une « opération militaire spéciale » visant à libérer les ukrainiens du génocide que pratique à leur encontre un pouvoir central nazifié – atteste paradoxalement que la morale n'a pas entièrement été effacée. Qu'elle soit instrumentalisée et rien de plus qu'un moyen de propagande en vu d'obtenir le consentement et la loyauté des citoyens, de susciter le dévouement jusqu'au sacrifice des soldats, ne nous fait pas sortir de son économie. Cet hommage que le vice rend à la vertu ne saurait être compris simplement comme une stratégie cynique, ce qu'elle est pourtant. Il ne s'agit pas de rêver, mais de voir plus au fond.
Le réalisme dans les relations internationales soutient qu'il n'existe entre les Etats que des rapports de force, des luttes, commandées par les seules considérations d'intérêts, pour la souveraineté et la domination et qu'en cas de guerre, l'annihilation totale de l'ennemi justifie, dans le silence de la loi (inter arma silent leges), le recours à tous les moyens efficaces. "La guerre, écrit Clausewitz, est un acte de violence qui théoriquement n'a pas de limite". Mais on aura beau soutenir que les restrictions morales ont désormais été levées – et tel est, en effet, le propre de la guerre de lever l'interdit premier « Tu ne tueras point » - reste logée au cœur de la guerre, de sa violence et de ses atrocités, une première exigence justificatrice, non seulement d'avoir des raisons, mais d'avoir raison, d'être dans son bon droit. Or il y a loin d'une justification à l'autre. On peut avoir des raisons de préférer son cheval à son cocher, écrit Malebranche, mais cela est contre la Raison. Avoir raison, en l'occurrence, ne signifie pas formuler des propositions exactes ou vérifiées correspondant à la réalité des faits – la science s'en charge – mais, pour les gouvernants, agir comme il convient, selon ce que requièrent les circonstances. Or cette argumentation politique reste de bout en bout de nature morale, quoiqu'elle soit différente – Machiavel a été le grand penseur de cette distinction - de la morale ordinaire. Elle ne porte pas sur le vrai mais sur le juste ou le bien. De là vient que la justification de la guerre ouvrira à une mise en cause, éventuellement pénale, de la responsabilité de ceux qui la conduisent et des actes qu'ils ordonnent ou commettent lorsque ceux-ci échappent à la controverse où "l'un appelle cruauté ce qu'un autre nomme justice", selon le mot de Hobbes.
La guerre fait voler en éclats les principes de la morale commune, mais la nécessité dont elle se réclame sert encore de justification à ces violations qui devront, malgré tout, rester proportionnées. Cette présence de la morale, et elle est fondatrice, a toutes sortes de conséquences juridiques, dès lors qu'elle conduit à formuler les principes qui commandent au droit à la guerre (jus ad bellum) et au droit dans la guerre (jus in bello). "La guerre est toujours jugée deux fois, écrit Michael Walzer, tout d'abord en considérant les raisons qu'ont les Etats de faire la guerre, ensuite en considérant les moyens qu'ils adoptent" et ces deux jugements ont en commun d'interroger la nature morale de la guerre. Paradoxalement, c'est dans cette condition même où les principes de la morale semblent ne plus encadrer et régler les actions humaines, où l'idéologie belliciste ouvre parfois la porte au pire, que se montre et se manifeste la primauté de la norme sur la force. La nécessité de justifier le recours à la guerre, l'existence de lois qui encadrent son exercice, ne font pas de la guerre une pratique morale, mais elle reste de bout en bout exposée à un jugement de cette nature. Ainsi les principes du droit international humanitaire définissent-ils des limites et fixent-ils un cadre éthique qui serait-il violé conduira à l'imputation de crime de guerre ou de crime contre l'humanité. Entre l'acceptable et l'inacceptable, la violence inévitable et l'effraction d'une brutalité totale, la différence est parfois assez claire pour que nourrissant nos indignations légitimes et armant la résistance contre l'agresseur, on sache où est le bien et où est le mal. S'il y a des guerres justes et des guerres injustes - et, redisons-le, aucune guerre ne prétend être injuste - alors, ultimement, ce n'est pas l'impunité qui l'emporte, le "droit" du plus fort et la licence du Tout est permis, mais, en dépit de leurs inévitables instrumentalisations, la limitation du Juste et l'autorité du Bien.

7 commentaires:

Anonyme a dit…

c'est juste et bien. ou juste bien. merci. AJM.

PIERRE VANEL a dit…

Poutine nietzschéen ?

Il se trouve que dans le cadre de ce master, je suis amené à m'intéresser, entre autres, à l'oeuvre si controversée du philosophe Nietzsche.
Comme chacun sait, il met violemment en cause la morale communément admise, dite judéo-chrétienne, pour la remplacer par de nouvelles valeurs qui, pour simplifier, n'auront pas vocation à être universelles : Selon la place de chacun dans une sorte de hiérarchie de la force (ou plutôt de la "puissance"), on aura le droit de créer ses propres valeurs, dans lesquelles, quoi qu'il arrive, la pitié n'aura aucune place.
De même, les forts auront le droit d'opprimer les faibles, et les handicapés (pour employer un terme moderne) auront un droit à la vie ... aléatoire, dirons-nous.
Tout ce système de pensée revient en permanence à la notion de "volonté de puissance" caractérisant le "surhomme", exaltant la vie au détriment du nihilisme chrétien, etc.
Point n'est besoin d'insister sur le très mauvais usage que le nazisme fera de certaines de ces conceptions, y compris dans son militarisme agressif.
Aujourd'hui, et depuis par exemple Foucault ou Derrida, on tend à dédouaner Nietzsche de ces excès de langage (et de pensée ?), pour mettre l'accent sur une certaine conception de la liberté et de la créativité qui se dégage également du corpus nietzschéen.
Certains philosophes médiatiques "de gauche" (?) présente Nietzsche comme un penseur insurpassable de notre temps, sans jamais paraître avoir lu, par exemple, "l'Antéchrist".
Lorsque l'on constate de quelle façon le président russe conçoit le monde, et déclenche cette guerre d'agression, on peut difficilement se demander si, somme toute, il ne marche pas sur les traces de Nietzsche : Le surhomme, c'est lui, il montre sa volonté de puissance (et sa puissance), il crée de nouvelles valeurs (on est bien loin des "Scrupules de Machiavel", je suis plus fort que toi, je vais te casser la g...), les faibles (ukrainiens) doivent se soumettre ou mourir, pas de pitié (y compris pour les femmes et les enfants), etc.
On m'objectera que je prends au premier degré certains passages d'une oeuvre foisonnante sans les nuancer, et en négligeant d'autres livres antérieurs, comme "Aurore". Soit. Mais toutes les dernières oeuvres du philosophe, à commencer par "Zarathoustra", répètent les mêmes thèmes. L'appel à la violence n'est pas permanent, là encore c'est vrai, mais la faculté des forts d'imposer leur loi sans aucun "impératif catégorique" contraire est constamment rappelée.
Or, n'est-ce pas exactement ce qui se passe en Ukraine ? Il n'existe aucun argument juridique en faveur de ce conflit, seulement des thèmes de propagande : On impose ses valeurs, ou sa vision du monde si l'on veut, et le plus fort (nous, les Russes) gagnera.
Alors on me permettra de conclure, et je crois pouvoir dire que M. Terestchenko sera de mon avis : Au secours Kant, "ils sont devenus fous", et l'humanité ne s'est jamais relevée de la "mort de Dieu"...

Marie a dit…

La guerre a une place importante et particulière dans l’histoire de l’humanité. Mais est-elle vraiment nécessaire? Si aujourd’hui le monde est constitué de cette manière, c’est en partie grâce ou à cause des guerres qui nous ont précédées. Pour le théoricien français Pierre-Joseph Proudhon: « La guerre est inhérente à l’humanité et doit durer autant qu’elle: elle fait partie de sa morale. ». Selon lui, l’humanité s’est affirmée et civilisée dans et par la guerre. La guerre est « le grand moteur de la civilisation »: « Si la nature avait fait de l’homme un animal exclusivement industrieux et sociable, et point guerrier, il serait tombé, dès le premier jour, au niveau des bêtes dont l’association forme toute la destinée ». Pour autant, celui-ci ne prône pas la guerre: si la guerre défend toujours des intérêts et des principes, elle reste une cause « honteuse ». Aucune guerre ne saurait se montrer légitime, bien que l'Homme a toujours été en guerre.

Nombreux sont les penseurs qui, à une autre époque que la nôtre, ont montré le caractère, à certains égards, positif de la guerre. Mais comment pouvons-nous légitimer la guerre sachant pertinemment ce qu’elle cause? Toute guerre peut être justifiée d’un point de vue politique, mais comment pourrait-on justifier la guerre d’un point de vue moral? On parle de « droit de la guerre » pour désigner les lois sur lesquelles s’entendent les peuples ennemis lorsqu’ils sont en guerre, mais selon les juristes, le droit de la guerre est une contradiction, un euphémisme, qu’il serait absurde de prendre au sérieux. En réalité, il n’y a pas de droit de la guerre, pas de moralité. À partir du moment où nous sommes en guerre, où le but est tout de même de tuer l’ennemi, de le détruire, il ne peut y avoir de la moralité. La phrase de Clausewitz « La guerre est un acte de violence qui théoriquement n’a pas de limite », est véridique. Elle prouve à la fois que le droit de guerre est insignifiant, qu'il n'a pas de réelle valeur, et à la fois qu’une certaine forme de moralité ne saurait exister en temps de guerre, puisque la morale implique nécessairement des limites. Le soldat qui suit parfaitement les ordres qu’on lui a donnés, pourrait penser qu’il est dans une forme de moralité, dans la mesure où il a appliqué à la lettre son devoir de soldat. Seulement les causes et les conséquences de ses actes ne sont pas morales en soi.

Beaucoup pensent que la guerre est inévitable, que nous sommes condamnés à faire et à subir la guerre. Quand on regarde l’histoire de l’humanité, on ne peut que comprendre ce point de vue fataliste. Les conflits entre les hommes sont inévitables, car aucun homme ne saurait être en accord parfait avec tous les autres. Mais comment pouvons-nous en venir à faire la guerre? La plupart des guerres qui ont existé auraient pu être évitées: les guerres les plus évitables, donc les moins légitimes, sont sans aucun doute celles qui ont été provoquées par la volonté d’assiéger les autres. Les autres guerres ne sont que les conséquences de conflits politiques.
Cela fait des milliers d’années que les hommes entre eux se font la guerre, et bien des raisons ont été sorties pour justifier toutes ces guerres. Ces raisons servent de justification « morale » à leurs actes meurtriers, comme s’il pouvait exister des raisons valables qui justifieraient la guerre, voire même, la pardonneraient. Avoir de « bonnes » raisons de faire la guerre ne suffit pas à légitimer le droit de faire la guerre. Tous ceux responsables des atrocités de la guerre devraient être jugés en conséquence, malgré leurs bonnes raisons.

EB a dit…

Ce texte suscite un questionnement sur l’existence d’un Droit relatif à la guerre. On pourrait considérer comme étonnant qu’il puisse exister des règles pour la Guerre. En effet, cela suppose qu’il y a du permis et de l’interdit en ce domaine. C’est, en la matière, pour le moins paradoxal qu’il existe un Droit là où il y a rupture de la règle première de non-violence. De prime abord, l’on pourrait penser que Guerre et Droit s’excluent en tant que contradiction et que la notion d’un « Droit de la guerre » relève d’un oxymore. La guerre reste liée à l’acte de tuer et y aurait-il ainsi en la matière du licite et de l’illicite ?
Avec le Du contrat social, JJ Rousseau considère que « la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes ». Au chapitre 4 de cet ouvrage, Rousseau de poser alors des règles de conduite qui, bien que se situant dans une réflexion sur l’esclavage, s’appliquent à une considération du permis et de l’interdit dans les actes de guerre. De nos jours, le DIH en s’appuyant sur la Convention de Genève, délimite un droit s’appliquant à la guerre et nous citerons à ce titre : ne pas s’attaquer au civil, limiter l’impact sur les populations, traiter les prisonniers avec humanité, proscrire la torture, encadrer les armes utilisées…
Cependant, une victoire guerrière n’est-elle pas liée à une capacité à surprendre, à sortir du périmètre des règles. En ce sens, l’histoire semble montrer que transgresser les règles serait la règle : utilisation d’armes chimiques, viol institué comme arme, torture, exécutions sommaires…
Peut-on s’attendre à ce qu’un état animé d’un esprit de conquête respecte un droit de la guerre ? et quel espoir nous est-il permis de nourrir en la matière lorsque l’actualité nous démontre dans les faits le non respects des règles ?
Si Rousseau semble réduire la guerre à un conflit d’état à état et non d’hommes à hommes, c’est, nous semble-t-il, en faisant abstraction qu’au-delà de la raison d’état, la guerre se traduit par des actes menés par des êtres humains qui, fussent-ils soldats, restent à considérer en tant qu’individus. C’est dans cette dimension qu’un Droit de la guerre ouvre une voie vers une responsabilité pénale individuelle où la violation des règles peut constituer un crime de guerre. La position de soldat n’absout pas l’individu d’être justiciable pour ses propres agissements, et ce au-delà de la doctrine ou de la propagande d’état. Des règles comme celles portées par le DIH feraient ainsi appel à une éthique et à une morale individuelle. Le belligérant, considéré en tant qu’homme raisonnable, demeure un individu libre et, de fait, reste responsable et répond de ses actes au regard de règles ou conventions établies.

Isis a dit…

(1) On connaît la célèbre formule de Clausewitz selon laquelle «la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens ». Sans doute se voulait-elle provocatrice ; elle n'en demeure pas moins juste à mes yeux et il est facile d'en inverser les termes : la politique est une continuation de la guerre par d'autres moyens. Il importe toutefois de remarquer que les moyens ne sont alors plus les mêmes. Si la politique représente une forme de conflit pacifique, la guerre est une violence organisée. Une défaite politique ne remet pas en jeu la survie de ses participants, activistes ou militants, à moins d'attribuer la victoire à un tyran qui fait alors la guerre à son propre peuple. Une défaite militaire (tout comme une victoire) scelle la perte de nombreux participants, soldats et civils tous ensemble. La guerre tue, c'est pourquoi elle soulève des débats aussi passionnés.
La théorie de la guerre juste renvoie en premier lieu au statut moral de la guerre en tant qu'activité humaine. Elle s'appuie sur un double postulat : la guerre est parfois justifiable et sa conduite est toujours sujette à une critique morale. Le premier de ces postulats est rejeté par les pacifistes, pour qui la guerre est un acte criminel ; le second est nié par les réalistes, pour qui tous les coups sont bons, à l'amour comme à la guerre : inter arma silent leges (quand les armes parlent, les lois se taisent.) C'est pourquoi les théoriciens de la guerre juste s'opposent tant aux pacifistes qu'aux réalistes. Et ceux-ci sont légion, même si certains pacifistes font parfois des exceptions en matière de conflits, même si on entend parfois ces réalistes, au plus fort de la bataille, exprimer des sentiments moraux.
Toutefois, la guerre juste ne se contente pas de réfléchir sur la guerre en général ; elle fonde aussi bien le discours où nous puisons d'ordinaire pour juger telle ou telle guerre particulière. Elle génère une rhétorique que nous sollicitons au cours des débats politiques, lorsque nous nous demandons s'il faut combattre, et de quelle manière. Les concepts d'autodéfense et d'agression, la définition de la guerre comme un combat entre combattants, l'immunité des non-combattants, le principe de la proportionnalité (entre les coûts occasionnés par une guerre et les profits qu'elle peut rapporter), la procédure de reddition et les droits des prisonniers – tout cela constitue un héritage commun, le fruit de débats poursuivis des siècles durant. La « guerre juste » ne fait que les théoriser pour mieux nous aider à résoudre, ou du moins à clarifier, les problèmes liés à la définition et à l'application de ces concepts.
Tous ceux qui défendent et mettent en pratique cette théorie « moralisent » la guerre et facilitent dès lors la tâche des militaires. Nous effaçons le stigmate qui devrait adhérer éternellement au meurtre, quand la guerre, de tout temps, est affaire de tuerie. En définissant certains critères d'évaluation pour la guerre et son déroulement, nous ouvrons la voie à des jugements favorables. Nombre de ces jugements seront idéologiques, hypocrites ou de parti pris, et dès lors sujets à critique, mais d'autres seront fondés au regard de notre théorie : certaines guerres, certaines actions militaires s'avéreront « justes ». Comment serait-ce possible, puisque la guerre est en soi atroce ?
« Juste » est ici une façon de parler qui signifie « justifiable », «défendable», parfois même «moralement nécessaire» (au vu des alternatives possibles), mais rien de plus. Tous ceux qui débattent pour ou contre la guerre s'accordent à dire que la justice au sens fort du terme, celui qu'elle revêt dans la société domestique et la vie quotidienne, disparaît dès le début des hostilités. La guerre crée une zone de coercition extrême où la justice est toujours floue. Il est des actes d'agression et de cruauté auxquels il nous faut résister, par la force si nécessaire.

Isis a dit…


(2) Une seconde critique adressée à la théorie de la guerre juste, c'est qu'elle définit mal ce qu'est une guerre. Elle attire notre attention sur les enjeux immédiats qui précèdent l'entrée en guerre avant d'envisager son déroulement, de bataille en bataille. Ce faisant, elle élude des enjeux plus vastes tels l'impérialisme et le combat global pour les ressources naturelles et le pouvoir. C'est un peu comme si les citoyens de l'Antiquité s'étaient focalisés sur l'un ou l'autre conflit entre Rome et un de ses Etats-cités pour décider si un traité avait été violé sans jamais considérer l'expansionnisme romain et son histoire de longue date. Mais si les critiques savent distinguer entre ce type d'alibi stratégique et les véritables motifs d'une guerre, pourquoi en serions-nous incapables ? La théorie de la guerre juste n'est pas tributaire de circonstances historiques particulières ; elle permet d'analyser une grande chaîne d'événements aussi facilement qu'une petite. Quel autre concept nous permettra de critiquer l'impérialisme ? Quelle autre théorie, quel autre discours pouvons-nous mobiliser à cette fin ? Les guerres d'agression et de conquête, les guerres visant à étendre des sphères d'influence et à établir des Etats-satellites, les guerres d'expansion économique, toutes sont des guerres injustes.
Dès lors, la guerre juste ressemble à une théorie.
Nous parlons de débats « actuels » sur la guerre. En réalité, ces débats sont sans doute éternels. Le crime, la traque du criminel, son procès et son châtiment, ces diverses étapes suffiraient à couvrir le champ d'action ; nous n'entendrions parler de guerre que dans les livres d'histoire. Mais cette description ne correspond pas au monde actuel et même si notre objectif était d'instituer un Etat global, nous aurions tort d'agir comme s'il était déjà en place.
Nous voici donc condamnés à poursuivre nos débats sur la guerre ; c'est là une activité indispensable aux citoyens d'une démocratie. Hegel soutient l’idée que la guerre n’est pas un mal absolu et qu’elle n’est pas contingente. Elle a une dimension morale et une nécessité rationnelle, elle est nécessaire à la santé morale des peuples. Pouvons-nous concevoir un avenir où la guerre jouerait un rôle moins crucial dans notre vie ? Ce n'est pas la description utopique d'une société internationale mais, plus simplement, d'un état « un peu moins mauvais » que celui que nous connaissons actuellement. Et c'est ce à quoi prétendent la plupart des arguments avancés par les théoriciens de la guerre juste : notre opposition au « réalisme » ne fait pas de nous des êtres irréalistes. Si nous recherchons la justice jusque sous les nuées sombres de la guerre, c'est pour mieux prévenir les désastres. Lorsque nous visons plus haut, comme c'est notre devoir, il nous faut être guidés par des théories politiques différentes.


Robesdore a dit…

Bonjour Monsieur,

Ce conflit figure parmi les nombreuses démonstrations de l'impact (et de l'intérêt) que peut avoir la philosophie sur le monde. Un observateur froid y verrait une mise en application de certaines doctrines de philosophie politique ou morale. En effet, une grosse partie des débats concernant l'intervention militaire de la Russie en Ukraine tourne autour de sa justification. Par justification on entend la source de la légitimité, la justification morale de cette intervention.
Bien que la logique militaire employée par Poutine semble s'apparenter à la logique nationaliste - la guerre est, pour le Kremlin, justifiée tant qu'elle sert les intérêts de la nation - la propagande Russe répond à une autre logique militaire, celle de la théorie de la guerre juste. Peu après l'intervention, les éléments de langage du pouvoir russe ont commencé à se répandre sur plusieurs médias. Ainsi, les différentes raisons énoncées étaient la cause humanitaire (stopper un supposé génocide), la dénazification ou encore la démilitarisation de l'Ukraine. Évidemment, ces pretextes ne résistent pas à l'analyse : L'ONU a par exemple expliqué ne pas avoir observé de génocide. La Russie ne bénéficie que de peu de soutiens et les relations diplomatiques qu'elle entretenait avec de nombreux pays ont été altérées. Alors, malgré la logique militariste brutale, le Kremlin tâche de montrer qu'il remplit les critère du Jus ad bellum. Il essaie de dessiner une réalité alternative : il laisse entendre que sa guerre est défensive plutôt qu'offensive. Sa propagande de guerre a même consisté en l'éradication de la désignation de ce conflit sous le terme de "guerre" par ses opposants russes. Cette guerre ne serait donc pas une guerre, et si elle l'était elle ne serait pas offensive.
Sa position offensive et sa logique belliqueuse sont alors dissimulées derrière un vernis de "guerre juste" très mal déployé puisqu'il ne parvient à convaincre personne. Des observateurs attentifs - comme Paul Goode par exemple - ont mis en évidence que l'intérêt que portait le pouvoir russe aux causes qu'il prétend défendre n'est que très peu antérieur voire même postérieur à son intervention. La question du "génocide" n'a inquiété le Kremlin qu'après le début de l'intervention militaire.
Ainsi, l'éthique de guerre est utilisée comme un outil de propagande. Ce mésusage de la philosophie morale comme arme de guerre est une application pratique surprenante de la philosophie.

Sélim A. EAD philosophie