On se sera souvent mépris sur le sens que Hobbes donne dans le Léviathan à cet état de guerre qui est le propre de la relation entre les hommes lorsqu'ils ne sont pas tenus en respect par le gant de fer d'un pouvoir commun. Si la conflictualité est naturellement engendrée par l'égalité des revendications à la possession des biens et à la reconnaissance, toute l'affaire est de la faire diminuer en intensité afin que chacun se trouve ultimement mis à l'abri du risque d'être tué et que la sécurité de sa vie soit garantie. Au cœur même de l'état de nature est à l'oeuvre une loi rationnelle, trop souvent oubliée, qui vise à la modération des appétits et à la pacification des relations. L'état de nature, en effet, est travaillé de l'intérieur par une dynamique (une loi de nature) qui vise à établir entre les hommes les conditions sociales d'un état de paix où chacun puisse vaquer tranquillement à ses propres affaires. Or ces modalités de la pacification et de la modération reposent seulement sur le libre engagement des partenaires à tenir leur promesse de respecter les conventions et les règles communes de socialité, autrement dit sur leur bonne volonté. Reste toujours possible que surgisse un homme qui ne respecte pas ces engagements et fasse usage, pour le plaisir qu'il en retire ou pour toute autre raison, d'une violence brutale que rien, ni sa conscience ni personne, ne limitera. L'état de nature n'est pas une condition de l'humanité où la guerre est permanente, mais un état où elle est toujours possible et donc toujours à craindre. L'état de nature connaîtra peut-être de longues périodes de confiance réciproque et de paix, mais celles-ci ne suffiront pas à établir les conditions d'un véritable état de paix. On connaît la solution de Hobbes : celles-ci ne seront établies et surtout garanties que lorsque les hommes auront contractuellement institué entre eux un tiers – une instance politique souveraine - autorisé à exercer sur eux et en leur nom une coercition absolue. « La nature de la guerre ne consiste pas dans un combat effectif, mais dans une disposition avérée, allant dans ce sens, aussi longtemps qu'il n'y a pas d'assurance du contraire. Tout autre temps se nomme paix, » (XIII, 30). Seule l'institution politique du souverain, quelle que soit la nature du régime, apporte cette assurance et cette garantie.
Ces éléments brièvement rappelés constituent la matrice d'une pensée qui est au cœur de notre conception moderne de l'Etat, de la souveraineté qu'il exerce et de la légitimité du pouvoir, laquelle, tirée de la volonté des individus, est une autorisation à user légalement de la contrainte et de la coercition. Qui ne voit que cette matrice, loin de s'appliquer uniquement aux individus, nous permet de comprendre tout à la fois les modalités de pacification établies entre les Etats, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale - l'ONU, la construction européenne - et les limites de ces institutions et de leurs normes lorsque celles-ci montrent leur impuissance face à un Etat désireux d'obéir à sa propre logique de puissance et de domination, n'hésitant pas à recourir à une agression destructrice et meurtrière contre un autre Etat, dans le mépris le plus absolu des principes et des lois du droit international humanitaire. En l'absence d'une autorité supraétatique dotée d'un pouvoir de coercition, de telles effractions étaient toujours possibles et la paix dans laquelle on s'était installée (du moins dans nos territoires) se révèle être ce qu'on avait oublié qu'elle n'avait jamais cessé d'être : un état de guerre.
Il est peu probable, hélas, que l'analogie entre les conduites rationnelles individuelles et les logiques étatiques de domination puisse être conduite à son terme. Car là où les individus acceptent volontairement de renoncer à leur liberté en instituant, par le biais d'un contrat, un tiers doté d'un pouvoir de coercition absolue sur eux, il est impossible, à ce stade de notre histoire, d'imaginer que le désir d'établir un état de paix conduise les Etats à renoncer à leur souveraineté au profit d'un Etat global dont les formes démocratiques restent encore à penser. La leçon de Hobbes est, pourtant, qu'il n'y aurait pas d'autre solution. Et si cette solution est irréalisable ou utopique, alors les dures lois du réalisme politique ne cesseront jamais de faire de l'ordre international un ordre instable, où peuvent toujours surgir et se répéter les cruautés d'un passé qu'on croyait à jamais révolu. Est-ce là pourtant le dernier mot de l'histoire ? Faut-il conclure que l'exigence d'ordre, de justice et de paix est définitivement et à jamais condamnée à l'échec ? Nous y reviendrons bientôt.
4 commentaires:
Cher Michel, la difficulté est d'opposer à un état de nature, entre les Etats, qui se veulent souverains, un droit positif, et comme tout droit sans force est une solution sans réalité, et qu'à l'opposé toute force sans droit est une tyrannie ( en potentiel), il importe, à l'instar de Locke , que les Etats n'hésitent pas à se rebeller contre des pouvoirs absolutistes , voire anti démocratiques, mais il importe aussi que les instances supra nationales aient un droit de regard, surtout lorsque certains brandissent le cataclysme nucléaire, c'est pourquoi il faut refonder un droit international avec une contrainte supranationale capable de le faire appliquer et mettre en œuvre. Merci .
Si le droit naturel et le droit positif n'ont pas jusqu'ici sorti les hommes de l'état de nature c'est à dire la possibilité qu'une guerre éclate à tout moment ; nous sommes amenés à nous poser la question est ce que ce n'est pas encore le marché avec la main invisible d'Adam Smith qui va y arriver en fin de compte.
Kant dans sa philosophie morale a imaginé des instances comme l'ONU pour que les hommes puissent arriver à une paix stable et véritable ceci par le biais de lois à priori fondées sur la raison. Mais il faut reconnaitre, comme l'a souligné Monsieur TERESTCHENKO, que les pactes de cohabitation pacifique des hommes dans leurs efficacités ne peuvent pas être étendus aux états. Ces derniers ont des logiques différentes fondées sur autre chose qu'échapper à la mort violente des hommes dans une situation de guerre les uns contre les autres.
Depuis l'échec des pays du bloc communiste dans la dernière décennie des années quatre-vingt-dix le capitalisme de marché est dans une phase de conquête et d’expansion mondiale. Aujourd'hui ce sont les multinationales qui dictent leurs lois aux nations. Les politiques se sont mis - à leur service pour pouvoir récolter le vote des électeurs - à la recherche d'une situation de plein emploi synonyme de possession d'un certain pouvoir d'achat.
Et c’est à juste titre que l’essentiel des sanctions soit concentré sur des sanctions économiques. Notamment le refus de commercer en monnaie rouble avec la Russie, le gel des avoirs oligarques et le boycott du gaz russe.
Donc là où l’ONU a échoué le marché est entrain presque d’y arriver si l’on se projette dans le moyen et long terme. C’est le marché également qui pourra pousser les nations à agir militairement contre la Russie compte tenu des pénuries de gaz et de blé annoncées. Les états seront contraints de se liguer contre Poutine pour désamorcer une bombe qu’est le fait que les populations souffrent de froid et de faim.
Donc on voit que la vraie loi est celle du marché. Le droit qu’il soit positif ou naturel quel que soit son attractivité morale ou rationnelle n’arrivera jamais instaurer une paix au-delà des frontières. On ne doit pas oublier que les hommes sont des animaux sociaux mus par des besoins physiologiques que le marché leur permet de satisfaire. On pourrait dire que les hommes peuvent aller au-delà du dictat des besoins et que la folie des hommes menace la stabilité des hommes. Mais ce qui mobilise les hommes sur terre est en quelque sorte posé sur la conservation de la personne : les hommes tant qu’ils tiendront à la vie ne vont jamais se lancer dans une entreprise de suicide à l’échec mondiale avec une guerre nucléaire.
Amadou DEME.
M1 Philosophie EAD
Y aurait-il chez l’homme une réelle propension à la guerre ? Si tel était le cas, le concept de Guerre relèverait ainsi du domaine exclusif de la psychologie.
L’hypothèse d’un état de nature où l’homme serait porté à une guerre de tous contre tous et où seul le regroupement au sein d’un État et un assujettissement à une autorité supérieure permettrait de juguler, mérite d’être débattue.
La pensée de Rousseau est ici de nature à nourrir une autre approche où c’est bien plutôt le regroupement des hommes en État qui induit directement la possibilité de la guerre. Dans cette réflexion, c’est la loi du plus fort et la guerre qui régissent les relations interétatiques et Rousseau de nous dire que « nous n’avons prévenu les guerres particulières que pour en allumer de générales » et « qu’en nous unissant à quelques hommes, nous devenons réellement les ennemis du genre humain. ». Mais, ne jetons pas pour autant l’opprobre sur le concept d’État. En effet, si les éventuels conflits de L’Homme à l’état naturel, comprenons ici l’Homme qui avant d’être dévoyé par la civilisation aspire à la paix, peuvent bien être régulés et évités par la constitution de l’État, c’est plus précisément la coexistence de plusieurs États qui alimenterait l’actualisation de la guerre. Ce qui fait défaut serait ainsi l’existence d’un État transcendant et Rousseau de poser sur ce point clairement la question : « n’est-ce pas cette association imparfaite qui produit la tyrannie et la guerre ? ». Finalement, ce qui est en cause, c’est le fait que l’homme n’a pas su, ou peut-être, soyons ici optimiste, pas encore su, aller jusqu’au bout dans l’accomplissement de l’idée d’État. Nous nous sommes réfugiés dans une multiplicité d’États dans l’espoir d’accéder à la paix, mais la guerre continue à croître, de manière encore plus virulente et destructrice pour le genre humain, dans les relations interétatiques, faute de l’existence d’une véritable structure supraétatique reconnue et respectée universellement.
Quant à une prétendue nature psychologique inhérente à l’homme ? Demeurait-il un doute sur ce sujet qu’il nous suffirait de revenir à la définition même de la Guerre, laquelle se caractérise comme : une lutte armée entre États, et ici encore Rousseau est resté clairvoyant : « la guerre n’est point une relation d’homme à homme mais une relation d’état à état… ».
De fait, examinerions-nous encore sur quoi se fondent les guerres que nous ne manquerions pas de constater que ce sont surtout, pour ne pas dire toujours, des objectifs relevant d’un pragmatisme étatique, qu’ils soient juridiques, politiques ou économiques, qui sous-tendent à leurs justifications. Ainsi, la guerre ne serait pas inscrite dans une psychologie naturelle de l’homme, mais relèverait bien plutôt de ce que l’on pourrait appeler un Artefact de culture.
Ce matin,dans le journal, un article portait sur la volonté de la Russie de suspendre sa participation à un traité de désarmement nucléaire. Info lugubre comme il en pleut plusieurs par semaine, depuis un an maintenant.
A chaque mention d’une menace nucléaire j’avoue me raccrocher aux paroles de Raymond Aron pour éviter la crise d’angoisse. Lui aussi voyait les relations entre Etats à l’image des relations entre les hommes selon Hobbes, c'est-à-dire à l’état de nature. En l’absence d’autorité coercitive sur le plan international, il parlait d’imperfection du droit international et était très sceptique sur ses effets. Par contre, dans une conception réaliste de la guerre, l’arme nucléaire, dans son usage dissuasif, avait, pour lui, la capacité de jouer le rôle de garant, non pas contre toute violence, mais contre la démesure de la violence. Il faut écouter ses propos (à la fois choquants et logiques) : “Le seul espoir, c’est que l’homme devenu maître de son destin, est capable de se détruire. Mais il ne le fera pas car il veut vivre, il veut vivre selon la raison”. L’optimisme de Aron c’est de parier sur la raison (à distinguer de la rationalité) humaine.
On peut ainsi espérer que les mauvaises nouvelles de ce matin, ne sont que l’utilisation de l’arme nucléaire comme outil politique (selon Clausewitz) au service de la limitation des forces employées dans ce conflit. C’est un pari, là encore.
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