On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 2 avril 2022

« Ces choses qui ne se font pas » Le relativisme inconséquent de Philippe Descola, qui est aussi le nôtre.

En prouvant qu'il n'y a pas un seul principe de justice
qui n'ait été désavoué en un temps et en un lieu donné,
on n'a pas encore démontré que tel désaveu ait été justifié et déraisonnable
.
Léo Strauss, Droit naturel et histoire

Dans La composition des mondes1, Philippe Descola fait le récit de plusieurs situations particulièrement embarrassantes dans lesquelles lui-même et son épouse se sont trouvés lors de leur séjour parmi les Achuar et qui ont mis à mal ce qu'il appelle modestement leurs « habitudes mentales ». Bien que ces épisodes soient insérés dans une expérience marquée par le désir de partager le mode de vie de ces Indiens d'Amazonie et de comprendre la singularité de leur « culture » - une expérience de terrain de trois années qui l'affecta au point que toute son œuvre ultérieure s'inscrit dans cette expérience originaire – ces épisodes n'ont rien d'anecdotique : hautement significatifs, ils révèlent les limites que rencontre inévitablement la conception relativiste, positiviste, des normes, propre aux sciences sociales et à l'anthropologie en particulier que Descola partageait très largement.

Une subjectivité à l'oeuvre

Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée, comparable à celle de l'entomologiste qui observe les insectes à la loupe, et certainement le jeune Descola était-il éloigné de cette conception étriquée et inexacte de l'observation scientifique où il s'agirait en permanence de se tenir à distance de son objet. Comparable à l'apprentissage de l'enfant qui se familiarise avec le monde dans lequel il est né, l'ethnologue s'efforce de développer au plus vite des compétences – en particulier linguistiques – qui le rendront apte à devenir un « acteur compétent » de la société dans laquelle il a choisi de vivre à un moment donné de son existence, et cette insertion demande un effort, fait de sympathie, qui sera loin de le laisser indemne.
Cette implication personnelle est, on l'oublie trop souvent, une des conditions premières de la connaissance dans son objectivité même. Et ce n'est pas une affaire de théorie seulement : ce même chercheur sera spontanément conduit à défendre politiquement ces minorités ethniques lorsque leurs intérêts se trouvent gravement lésés par « l'impérialisme des grandes puissances et le colonialisme interne. » En retour, un des effets les plus durables de cette expérience est qu'elle développe à l'endroit de la société dont on provient une attitude critique qui porte l'empreinte de certaines valeurs « que l'on est venu à estimer lorsque l'on est sur le terrain. » C'est ici toute une subjectivité qui se trouve emportée et comme engagée par un mouvement d'ouverture à l'autre, non seulement du fait de son désir de connaissance, mais également en raison des obligations morales auxquelles cette ouverture conduit dans certaines circonstances. À la faveur de cette expérience, tout à fois intellectuelle, morale et existentielle, l'on en vient donc à se voir soi-même, et tout notre système de croyances et de pratiques, avec un sens aigü de la relativité et un esprit critique accru. « Il est évident que lorsqu'on a traversé une expérience comme celle que nous avons connue chez les Achuar on en revient marqué à vie », reconnaît Philippe Descola. « Et même si une identification complète est impossible – on ne devient jamais complètement autochtone, quel que soit le temps passé dans une communauté de ce type – cela vous affecte très profondément. »2 Cette valorisation de l'altérité ne saurait cependant être poussée jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes. Il est des cas, en effet, où nos valeurs et nos principes moraux résistent aux révisions morales que la fréquentation aimable et familière de ces ethnies, si étrangères et éloignées des nôtres, engendre.

Un aveu d'impuissance

Philippe Descola relate ainsi deux situations particulièrement troublantes auxquelles il fut confronté lors de son séjour parmi les Achuar. La première – l'ordre de présentation est ici inversé pour la clarté de l'argumentation – relate les actions de vendetta auxquelles, une fois inséré dans l'une des factions en conflit, il lui fut demandé de participer et qui recommandaient l'usage du fusil qu'il avait apporté, une arme à feu réservée par lui à la chasse. Le refus qu'il opposa à cette demande risquait, cependant, de ruiner la confiance qu'il avait établie avec les membres de la communauté, de l'en exclure et de compromettre son travail de terrain. Il fallait à ce refus une raison qui soit acceptable pour les Achuar. « J'ai donc été obligé d'inventer des histoires plausibles sur le plan local » :

Je savais que lorsqu'un fusil a tué un homme, il est chargé d'une puissance négative qui le rend inutilisable, et j'ai donc brodé là-dessus en expliquant que c'était un fusil qui m'avait été donné par mon beau- père – ce qui était vrai d'ailleurs – et qu'il m'avait fait jurer de ne jamais m'en servir pour tuer quelqu'un, faute de quoi le fusil pourrait se venger sur lui en l'ensorcelant.3

Ce bricolage était une manière stratégique habile de sortir de ce que Descola nomme lui-même un « mauvais pas », en tournant en sa faveur le système symbolique des Achuar sans qu'il soit conduit à le remettre en cause. Dans le deuxième cas, il lui fut impossible cependant d'avoir recours à une solution aussi accommodante. Car là, il fut directement confronté, avec son épouse, à la violence que les hommes exercaient à l'endroit des femmes. Bien que cette violence apparut manifestement choquante à nos deux ethnologues et contraire à leurs principes et valeurs, toute l'affaire était, de nouveau, de « réagir de façon acceptable ». La première marque de leur désapprobation consista à soigner les femmes ainsi brutalisées, la seconde à dire aux hommes que « c'était des choses qui ne se faisaient pas » Une condamnation que les Achuar interprétèrent immédiatement comme l'expression du discours moral des missionnaires évangélistes qu'ils avaient été amenés à cotoyer.dans le passé. Le jeune Philippe Descola n'avait évidemment nullement l'intention d'être identifié à un missionnaire prosélyte, chargé de ramener au Christ ces âmes égarées par l'ignorance et le poids du péché et de faire leur salut. Le « ce sont là des choses qui ne se font pas » n'était pas tiré de l'enseignement des Ecritures et n'était nullement déduit de l'obéissance aux règles morales de la foi chrétienne.
Pour le dire en bref, la condamnation de la violence faite aux femmes était implicitement déduite de tout un ensemble de principes au cœur de notre tradition humaniste occidentale, le principe de dignité autant que le principe d'égal respect des êtres humains. Mais cela Descola et son épouse pouvaient-ils le faire entendre sans que ce jugement soit immédiatement compris comme véhiculant un point de vue partisan ? Lui-même prit grand soin de « ne pas sembler tenir le même discours que les missionnaires », et il était d'autant moins disposé à tenir ce discours que« chez nous », leur expliqua-t-il, tout le monde ne partage pas leurs conceptions, par exemple sur l'origine du monde. Mais alors, lui firent-ils valoir, puisque « chez vous » le monde est divisé sur les conceptions à tenir en matière de religion et de morale, d'où vient que lui-même s'autorise à juger leurs agissements envers les femmes comme « des choses qui ne se font pas » ? De l'aveu même de Philippe Descola, il avait atteint là « une des limites de l'observation participative ».
Ce qui est remarquable dans ce récit, c'est que le relativisme auquel adhérait le jeune Descola lui fut en quelque sorte renvoyé à la figure par ses nouveaux amis, mais comme amplifié. Les Achuar lui rétorquaient, on l'imagine plaisamment : « Si je pense que les missionnaires n'ont pas raison en tout, pourquoi parler comme eux dès qu'il s'agit du traitement des femmes ? » et face à cette exigence d'être conséquent dans toutes les implications de son relativisme, Descola se trouvait réduit au silence, justement parce qu'il n'était pas un relativiste conséquent, logiquement conduit à accepter la violence faite aux femmes comme une pratique sociale s'insérant dans un réseau de significations, comparable au cannibalisme.

Eloge du contexte

Lorsque, dans l'ouvrage, Descola aborde ce qu'il convient de penser de cette pratique, il retrouve aussitôt le point de vue, j'allais dire le réflexe, relativiste et contextualisant propre à l'anthropologie. La contextualisation, courante dans les monographies ethnologiques et historiques, est, explique-t-il :

« […] l'art de rendre compréhensible et parfois moralement admissible, une pratique en l'insérant à l'intérieur d'un ensemble plus général où elle prend sens. Si l'on prend l'exemple du cannibalisme, on comprend bien que si on le détache de tout son support rituel et symbolique, manger son semblable peut paraître une pratique abominable. Mais lorsqu'on replace le cannibalisme à l'intérieur du contexte qui lui est associé, cela permet de dissiper son caractère apparemment scandaleux et de s'intéresser à ce que les gens qui s'y livrent pensent réaliser par cette opération, en relation avec leurs conceptions de l'identiti, du cycle vital, de l'eschatologie, des substances corporelles, etc. »4

Pourquoi cette différence de traitement entre, d'une part, le cannibalisme, qu'il convient de ramener à son « contexte » et, d'autre part, la violence faite aux femmes laquelle est une chose « qui ne se fait pas », suscitant une réprobation morale invincible à toute contextualisation ? Pourquoi le jugement moral est-il déplacé dans un cas – ce qui apparaît comme une « pratique abomidable » devient « moralement admissible », dès lors qu'elle est insérée dans un ensemble de rites et de symboles – mais non dans l'autre ? Serait-ce qu'il manquait à la brutalité masculine ce support « culturel » qui l'aurait rendue acceptable ? Ce n'est pas ce défaut qui explique la réaction de Philippe Descola et de son épouse, mais la conviction qu'il est, entre les êtres humains, « des choses qui ne se font pas » - ce dont ils ne pouvaient, néanmoins, convaincre leurs nouveaux amis. D'où venait cette impuisssance, sinon de l'impossibilité d'engager une discussion rationnelle présentant des arguments que les Achuar étaient d'autant moins disposés à accepter que ces raisons exprimaient le point de vue de gens incapables de partager des croyances communes sur les sujets qu'eux-mêmes jugeaient les plus importants. Divisés sur la croyance à la création de l'univers ou le destin de l'âme après la mort, comment donc pouvaient-ils venir leur faire la leçon ?
Naturellement ce constat, empiriquement irréfutable, ne constituait nullement une objection pertinente : la condamnation de la violence faite aux femmes ne repose pas sur des faits, mais sur des principes. Et s'il en est ainsi pourquoi le cannibalisme échapperait-il à ce jugement ? La contextualisation n'annule pas l'autorité des principes. Et si les principes résistent à semblable relativisation, c'est qu'ils s'enracinent dans la nature des choses, « ces choses qui ne se font pas », et non dans des conventions et des coutumes formant un ensemble intégré de normes et de pratiques sociales. Reconnaître et dénoncer qu'il y a des « choses qui ne se font pas », cela n'est possible que si nous admettons l'existence de principes du bien et du mal, du juste et de l'injuste, qui sont inscrits dans la nature même des chose, que nous pouvons connaître par l'usage de la raison, et qui s'appliquent, de façon contraignante, tout autant à nous qu'aux Achuar, et cela vaut pour la violence faite aux femmes aussi bien que pour le cannibalisme ou encore la pratique meurtrière de la vendetta.
C'est donc à plus d'un titre que le relativisme de Philippe Descola est traversé de contradictions, sans que l'on sache au juste pour quelles raisons certaines pratiques sont jugées par lui moralement choquantes et contraires à ce qui, entre les êtres humains, doit se faire, alors que d'autres, non moins moralement inadmissibles, échappent à cette condamnation. Au reste, Philippe Descola n'explique nullement les raisons pour lesquelles les violences dont les femmes sont victimes dans la société Achuar étaient répréhensibles, non seulement à ses yeux, mais en soi.

Nous sommes des relativistes inconséquents

Une telle condamnation aurait été parfaitement compréhensible dans le cadre de la doctrine rationaliste classique du droit naturel, dont le trait premier, ainsi que le rappelle Léo Strauss5, est de refuser radicalement la contextualisation des pratiques et la relativisation des jugements de valeurs qui en résulte. Mais Descola, pas plus que nous autres modernes, n'était disposé à accepter les présupposés philosophiques de la doctrine du droit naturel : l'existence d'une faculté (la raison) dont l'exercice exige de chacun qu'il s'extraie des déterminations « culturelles » propres aux êtres socialement et historiquement situés que nous sommes, et qui nous conduit à nous rencontrer dans ce lieu – la raison ouvre un espace - où se donne à voir et à connaître des principes sur lesquels se rassemble notre humanité commune. De là vient leur universalité ; une universalité qui n'est pas contextualisable et qui ne peut être connue et mise en œuvre, dans toutes ses conséquences normatives et institutionnelles, que si les hommes sortent de leur milieu pour retrouver leur place. Allégoriquement, cette montée, cette anabase platonicienne, nous conduit à sortir de la caverne, où règne la multiplicité et la contextualisation, pour nous rencontrer dans le ciel des Idées où « il y a des choses qui ne se font pas ». La contradiction de Descola et elle est la nôtre, c'est que nous tenons tout autant à défendre la pluralité – la multiplicité des formes humaines et culturelles de vie, également respectables – et l'unité – l'existence de principes universels, transcendants cette même pluralité en raison de l'unique dignité de notre humanité commune. Nous sommes à la fois, et tout à tour, selon les circonstances, disciples de Claude Lévi-Strauss et de Platon. Et si nous sommes, nous autres modernes, à la différence de Platon et de Léo Strauss, des relativistes inconséquents, cela tient au fait que dans le ciel des Idées ne règne pas l'harmonie mais la contradiction entre des attachements et des principes qui méritent à nos yeux d'être également respectés, mais qui s'excluent et se contredisent l'un l'autre.
Une des avancées de l'anthropologie moderne est d'avoir radicalement rejeté la vision hiérarchique des sociétés humaines qui place au plus bas degré leurs formes sauvages, infantiles et primitives, et au sommet le développement des capacités rationnelles supérieures qui distingue la civilisation occidentale et lui donne tous les droits. Nous tenons à la reconnaissance de la pluralité des sociétés humaines et nous ne les hiérarchisons pas plus que nous ne hiérarchisons les plus belles créations du génie humain : malgré l'antériorité des temps, la pyramide de Keops n'est en rien inférieure au Parthénon, lequel n'est pas non plus inférieur à la cathédrale de Paris, chacune ayant une perfection unique et incomparable qui se retrouve dans toutes les œuvres du grand art humain. La pluralité des sociétés humaines et de leurs formes de vie est perçue comme une richesse précieuse, la négation de cette valeur conduisant aux pires crimes de l'impérialisme et de la colonisation, et leur disparition comme une perte irréparable. Nous tenons à ce principe d'égal respect envers ce qu'on appelle les « cultures ». Mais nous tenons également, bien qu'ils soient plus difficiles à fonder, aux droits humains qui sont apparus en Europe au XVIIIe siècle ; nous croyons à leur pouvoir de transformation des sociétés humaines, ouvrant à une dynamique progressiste de l'histoire et nous ne sommes pas disposé à tirer toutes les conséquences d'une conception relativiste, purement positiviste, des normes qui conduirait à renoncer à leur portée universelle. À cela nous tenons également, et c'est pourquoi nous sommes autorisés à dire de certaines pratiques sociales, tels l'excision, le cannibalisme ou la violence faite aux femmes, mais cela vaut également pour le colonialisme, que « ce sont des choses qui ne se font pas », et s'il en est ainsi, c'est que ces « choses » portent atteinte à la dignité humaine. Le problème, c'est que ces croyances auxquelles nous sommes également attachées sont, une fois érigées en système logique et cohérent, incompatibles entre elles. Désireux de tenir les deux bouts de la chaîne, nous refusons de trancher entre les termes de l'alternative et d'adopter une position unique qui excluerait l'autre. Nous tenons à être les deux en même temps, tout à la fois et tout à tour, pluraliste et universaliste : « « pluriversaliste ». De là vient que nous soyons, et je ne vois pas ce qu'on peut être de mieux, ou bien des relativistes inconséquents ou bien, ce qui revient au même et qui n'est pas moins inconséquent, des universalistes tolérants.
Cette inconséquence inévitable est le résultat de l'attachement premier que nous portons au principe des principes, le respect de l'égale dignité des êtres humains, qu'on ne saurait ramener à être une production du milieu (historique et social) pour la raison fondamentale que c'est lui, au contraire, qui fixe le cadre au milieu, afin que soient institués nos droits et nos libertés. Notre relativisme s'arrête là. Pour cette raison, nous condamnerons « ces choses qui ne se font pas » tout en affirmant chérir pour elle-même la pluralité des sociétés humaines et nous bricolerons des transactions morales, ici intransigeantes là tolérantes et ouvertes à la discussion, qui nous feront tenir ensemble des croyances qui, érigées en système dogmatique, s'opposent entre elles. Nos fois sont multiples, parfois incompatibles entre elles. Peut-il en être autrement ? Nous faisons de notre mieux dans ce monde moral et spirituel de l'harmonie perdue. <

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1. La composition des mondes, Entretiens avec Pierre Charbonnier, coll. Champs Essais, Flammarion, 2017.
2. Id., p. 178.
3. Id., p. 168.
4. Id., p. 190.

11 commentaires:

Samuel a dit…

Considérons la Raison comme un pouvoir de penser avec des règles et d'ériger des règles. Les êtres humains sont dotés de cette Raison, ce qui leur permet de construire des groupements larges et stables, que l'on appelle "villes", "sociétés", "Etats". Les règles permettent à ces groupements d'organiser la coopération. Pour les rendre le plus cohérentes possibles, des règles de niveaux inférieurs (des lois par exemple) s'appuient sur des règles de niveaux supérieurs (des principes constitutionnels notamment). Ces derniers peuvent être (ou pas) justifiés par des croyances métaphysiques. Dans sa théorie de la Justice, Rawls fait bien attention de séparer la possibilité de croyances sur les fins ultimes (du domaine de la métaphysique) de la quasi-nécessité d'adhérer à certains principes par l'usage de la Raison.
La raison nous rend insupportable en effet l'idée que notre système de règle ne puisse être le meilleur et qu'il ne doive s'imposer à tous. Pourtant, la transmission des règles s'appuie pour l'essentiel sur une forme d'intériorisation, comme le soulignait Max Weber dans sa sociologie "compréhensive". Celle-ci vient de la vie en commun et non de la discussion rationnelle. Du fait de cette intériorisation, les règles apparaissent "naturelles" à ceux qui vivent dans les groupements humains où ces règles s'exercent. L'adhésion commune à ces valeurs trouve sa raison d'être dans l'apaisement social et existentiel qu'elles procurent, évitant ainsi les questions.
Pourtant, ces questions ressurgissent lors de la confrontation entre des êtres humains qui disposent de systèmes de règles et de valeurs différents. Comment aboutir à une réconciliation ?
Contrairement à ce que pensait Habermas, la discussion rationnelle n'y parvient pas. Les systèmes de pensée (règles et valeurs) sont parfois trop différents pour pouvoir être ainsi unifiés. Les dialogues socratiques aboutissaient eux-mêmes pour l'essentiel à des apories et le maître de Platon préférait dire que la sagesse reposait dans la conscience de son ignorance.
Les experts de la "conduite du changement" en entreprise utilisent depuis longtemps des méthodes qui appellent plutôt aux émotions, voire à l'inconscient. Pour créer une identité commune : faire vivre une expérience partagée, voire se trouver un ennemi commun.
Pour nous "modernes", la conscience de la finitude de notre raison, qui s'accompagne de la trace indélébile du soupçon, nous engage à ne pas imposer ce que nous considérons comme les "meilleures règles" (alors qu'elles paraissent pourtant "universelles" et "naturelles"). Universalisme et relativisme sont des positions inconsistantes. Nous vivons dans l'entre-deux, à la recherche de règles le plus largement acceptées, pour définir un état stable, bien que toujours provisoire.

EB a dit…

Dans une démarche classique, l’Objectif s’oppose au Subjectif. Une « implication personnelle » est communément associée au Subjectif et, dans une démarche heuristique telle que la conçoit Bachelard, elle est considérée comme un obstacle épistémologique.
Si l’on considère que « Le travail d'analyse et de compréhension de l'ethnologue n'exige nullement une indifférence à l'endroit de la société étudiée », la neutralité axiologique réclamée par M Weber, semble ici battue en brèche. Nous sommes à l’opposé d’un impératif wébérien appelant, dans la recherche d’une connaissance fiable, à laisser de côté ses idéaux et valeurs pour ne s’appuyer que sur les faits. Les faits seraient objectifs quand les valeurs relèveraient du subjectif. La neutralité axiologique est proposée comme méthode de connaissance garante d’objectivité. Elle suppose un travail sur soi de neutralisation de ses propres idéaux.
Nous sommes ici dans un débat qui questionne science et philosophie quant à une limite entre science et éthique. Opposition Fait/Valeur où l’étude des faits reviendrait à considérer les choses telles qu’elles sont, alors que les valeurs concerneraient les choses telles qu’elles devraient être.
Il semble qu’une telle approche soit réductrice et P Bourdieu de considérer cette dichotomie comme une illusion. La neutralisation des valeurs peut s’apparenter à la démarche freudienne, aujourd’hui remise en question, prônant une nécessaire distanciation soignant/patient. Nous citerons ici, en opposition, une approche holistique plus actuelle de la médecine considérant, à l’instar de Francisco Varela, l’homme en tant que corps pensant. Nous mentionnerons encore Amartya Sen qui considère qu’en science, au-delà de la neutralité axiologique, une approche normative se révèle plus féconde.
Toucherions-nous ici à une limite de l’autorité scientifique sur les questions d’éthique et de politique ? À y regarder de plus près, Weber ne se borne pas à nous présenter la Neutralité Axiologique comme un prérequis à toute approche scientifique en se limitant aux seuls faits. Il nous invite aussi à considérer, la compréhension des valeurs dans lesquelles les faits se déroulent. Si Weber veut éviter l’enseignement des jugements de valeur, il ne postule pas pour autant un impératif catégorique s’appliquant à toutes les situations. Si, comme nous l’avons dit plus haut, la neutralité axiologique est un impératif dans le cadre de l’enseignement, ce n’est plus le cas dans celui du débat public où le discours normatif se révélera d’une plus grande potentialité heuristique.
Ainsi, même si les valeurs prennent naissance hors de la science, comme issues de l’expérience et de l’observation, la science n’a pas le monopole de l’objectivité et le travail philosophique sur les valeurs n’est pas cantonné au domaine subjectif.
Pour revenir à la situation à laquelle Descola fut confronté et convoquant des jugements de valeur objectifs et universels touchant à la dignité humaine, s’agissait-il pour Descola d’enseigner ses valeurs aux Indiens Achuar ?
Descola se défend de tout prosélytisme dogmatique et nous ne sommes pas non plus dans une relation de sachant à élève. À la façon d’une maïeutique socratique, c’est d’une prise de conscience relevant d’un débat public dont il est question. Ici, la neutralité axiologique perd de son impératif au profit du discours normatif. Nous nous situons alors au-delà du relativisme subjectif vers une recherche de valeurs objectives et universelles.
Nous sommes ici dans une démarche « Comparable à l'apprentissage de l'enfant ». L’ambition est d’émanciper l’individu, de l’amener à la maturité, et ce, en accord avec l’exigence de la démarche philosophique : réfléchir par soi-même de manière libre. Il s’agit de remettre en doute les usages dans une quête de valeurs universelles et, de tendre, à l’image de la pensée d’Hegel, vers un progrès de l’esprit et de l’histoire en tant que progrès moral.

Isis a dit…

L’émanation la plus visible de la volonté de nos sociétés occidentales consistant à établir des valeurs universelles est la déclaration des droits de l’Homme. Les droits de l'Homme sont admis comme les défenseurs des droits humains, et préviennent les abus de pouvoir entre les Hommes. Cependant, la prétention à l’Universalité de ces droits dans un monde de pluralisme idéologique peut poser problème.
Les droits de l’Homme ont été fondés sur un type de société précise, selon ses codes et le contexte historique précis qui a mené a cette déclaration. Ce modèle de société, héritier des philosophes grecs et des Lumières, se fonde sur le rapport de l’Homme à la raison. En effet, le droit naturel dont sont tirés les droits de l’Homme, est une conception rationaliste avançant que tout Homme est doté d’une raison lui permettant de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste. Mais nous devons penser que toutes les sociétés n’ont ni les mêmes codes, ni les mêmes manières d’appréhender les choses que la nôtre. De même, toutes les civilisations ne fondent pas leurs modes de vie sur la raison. Nous pouvons noter par exemple l’importance de la nature dans certaines sociétés. Cette mise en valeur de la nature est exclue par les droits de l’Homme, fondés uniquement sur le rapport d’humain à humain, mais nous y reviendrons plus tard.
Ce qui pose également problème est la manière de faire accepter ces droits universellement. En effet les États ayant adopté ce système n’hésitent pas à envoyer des forces armées dans le monde pour faire respecter ces droits. Dans un monde de pluralité culturelle où l’Homme peut avoir des usages totalement différents en fonction de sa culture, on peut se demander si l’usage de la force est légitime afin de faire accepter et surtout comprendre une déclaration, qui n’a pour certains aucune valeur factuelle puisqu’elle n’entre pas dans le cadre de leur culture. Cela pousse également à se demander si le fait de vouloir à tout prix imposer des principes par la force ne revêt pas une forme d’ethnocentrisme. Il ne s’agit ici nullement de remettre en cause la dimension éthique des droits de l’Homme, mais plutôt d’analyser les limites que ceux-ci peuvent rencontrer dans un monde pluraliste.
Certes la déclaration des droits de l’Homme n’existe pas en tant que telle dans d’autres cultures. Cela ne signifie pas qu’elles soient dépourvues de systèmes de protection quand à l’intégrité de chacun. Il serait intéressant d’étudier comment les autres cultures satisfont les besoins auxquels répondent les droits proclamés dans la déclaration. En effet, ce qui fait la beauté, la particularité de l’espèce humaine, c’est sa diversité sous toutes ses formes de manifestation. Pour appréhender réellement ce qu’est l’humain, il faut prendre en compte chacune des expressions de son altérité, chacune de ses cultures. En effet, l’accord sur les principes de suppose aucunement l’uniformité. Malheureusement, le relativisme culturel peut être utilisé par des régimes totalitaires pour justifier leurs actes.
Nous avons malgré tout à apprendre des autres cultures, nous y gagnerions même un enrichissement des droits de l’Homme. De plus, si ces cultures voient leur perception assimilée à ces droits, elles s'y sentiront moins étrangères. Par exemple, certaines cultures insistent sur la relation entre l’Homme et son environnement vital et cosmique. En accord avec cette conception, il serait intéressant d’avoir une conception plus large de ces droits, de ne pas englober que l’Homme dans son rapport a lui-même, mais aussi inclure les êtres qui composent le vivant.




Anonyme a dit…

Il me semble que la contradiction relevée entre l'attitude vis-à-vis de la violence faite aux femmes et le cannibalisme tient à un fait qui n'a pas été relevé. Philippe Descola et son épouse ont effectivement été confronté à cette situation concrète de violence faite aux femmes, ce qui n'est pas le cas avec le cannibalisme, il ne leur a pas été proposé, que je sache, de participer effectivement à ce genre de repas...

C'est toute la différence entre une expérience de pensée et une situation concrète...

Par ailleurs dans un souci de ne pas mettre une échelle de valeur implicite dans sa formulation, je vous proposerai plutôt de nommer "relativisme relatif" plutôt que "relativisme inconséquent" ce qui serait une même attitude que celle "d'universalisme tolérant". Les adjectifs "inconséquent" et "tolérant" étant tout de même l'un connoté négativement et l'autre positivement...

Anonyme a dit…

La difficulté à laquelle se confronte Descola est peut-être d’abord de se réclamer d’un héritage chrétien sans le vouloir. Doit-on s’étonner que l’humanisme de la Renaissance et par suite l’universalisme des Lumières trouvent leurs racines dans le christianisme (que celui-ci soit dernier assumé ou contredit, ce qui n’en est qu’une autre forme dépendance) ? Condamner certains actes chez les Achuars tout en niant toute forme de lien avec l’état d’esprit des missionnaires évoqués est donc contestable : Descola, comme nous, est fils d’une Europe qui fut transfusé par l’universalisme grec, latin, puis fait sien par le christianisme.

Cependant, on se garderai de défendre que l’universel de la loi fût inventé par le christianisme (ce qui ne l’empêchât pas d’en propager la conscience). On se plaît ainsi à se rappeler Antigone, faisant appel à sa conscience, pour honorer le corps de son frère. Par-là, elle en appelle à une loi qui, sans être proclamée explicitement, existe en tout homme (voir citation 1 ci-dessous). Cela ne nie pas que ces droits puissent-être forcés, comme l’histoire nous le montre avec nombre d’exemples peu glorieux pour notre humanité, et comme le rapporte Descola.

Ainsi, il semble que le conflit universalité/pluralité peut être résolu si la pluralité s’opère en respectant le “donné de nature” qui fonde les droits de l’homme, du point de vue de l’ONU par exemple (voir citation 2). On remarque que si Descola, suivant ses maîtres, refuse théoriquement la doctrine du droit naturel, cette dernière est revendiquée par l’ONU (au moins implicitement à travers la notion de conscience) . Sur un plan pratique, elle paraît donc effective, ou tout du moins un fondement solide. Finalement c’est le désarroi que rapporte Descola qui manifeste le mieux l’inadéquation d’un pluralisme antérieur à un universalisme sans fondement naturel. Cela nous amène à cette question : d’où vient donc le jugement de la conscience pour Descola ?



Citation 1 : pour illustrer mon propos, ici concernant le besoin naturel de loi chez l’homme, quelle que soit sa culture : “même s’il n’existait pas de concept universel des droits de l’homme, tous les hommes de toutes les cultures ont besoin, espèrent et sont conscients de ces droits” (J. Hersch, Los derechos humanos en el contexto europeo, in Los fundamentos filosóficos de los derechos humanos, 1985, p. 148 ; trad. A. Fernandez).

Citation 2 : sur un ton plus rhétorique, le secrétaire général des Nations-Unies à propos de l’universalité des droits humains : “ Les droits de l'homme sont ce que la raison commande et ce que la conscience exige. Eux et nous sommes inséparables. Ces droits appartiennent à tous sans exception. Chacun d'entre nous, en sa qualité d'être humain, peut s'en prévaloir. Les uns ne peuvent exister sans les autres. [...] Qui peut nier que nous partagions la même horreur de la violence ? Qui peut nier que nous cherchions à vivre à l'abri de la peur, de la torture et de la discrimination ? Qui peut nier que nous cherchions à nous exprimer librement et à réaliser les objectifs que nous nous sommes fixés ? Avez-vous jamais entendu la voix d'un homme libre demandant que l'on abolisse la liberté ? Avez-vous entendu un esclave défendre l'esclavage ? Avez-vous entendu une victime de la torture approuver les actes du bourreau ? Avez-vous entendu les hommes de tolérance réclamer l'intolérance ?” (K. Annan, Document des Nations Unies DPI 1937/G, 1998.).

Ces citations sont tirées de : Alfred FERNÀNDEZ “L’universalité face au pluralisme - Le dialogue entre les civilisations, fondement de l’universalité des droits de l’homme, in Vers une culture des droits humains, Université d'été des droits de l'homme et du droit à l'éducation (UEDH), 2003 (pp. 182-193)

vijo a dit…

Il y a des droits supérieurs à celle qu’impose la culture au sein d’une population. Ce sont les droits de l’Homme quitte à bafouer la culture qu’elle soit séculaire ou millénaire la violence faite aux femmes n’est acceptable nulle part ! C’est la difficulté à laquelle on doit faire face aller contre ces coutumes bien sûre ce n’est pas facile au risque de se faire taxer d’impérialiste et d’ethnocentrique mais c’est le combat qu’il faut mener pour le bien de tous ; convaincre les peuples où des pratiques contraires aux droits humains sont présents de changer. Si la réaction de ces populations sera inévitablement hostile ce n’est qu’avec le temps que ceux-ci prendront conscience que cela leur a été bénéfique.

E.Ancelly a dit…

La situation de Philippe Descola est particulière mais révélatrice de plusieurs éléments concernant notre conception du jugement mais aussi de l'établissement des normes des sociétés.
Dans cette perspective, on pourrait s'interroger sur plusieurs choses.

Premièrement, notre conception occidentale et normative de la société est-elle véritablement bonne ? Car si Descola est tout d'abord frappé par le décalage entre sa culture/société et celle des Achuars, c'est avant tout parce qu'il est "façonné" d'une façon bien particulière. Et cette "façon" est bien évidemment celle de toute société occidentale. Mais est- ce une bonne façon d'être "façonné" ? L'héritage chrétien y est fortement pour quelque chose. Même si Descola refuse une sorte de hiérarchisation des sociétés, plaçant celle des Achuars au plus bas car "sauvages", il n'en reste pas moins qu'il est fortement mal à l'aise. Dès lors, l'ancienne conception chrétienne qui voyait en leur Etat et société propre, un exemple à suivre et qui rejetait les sociétés autochtones ou qui se donnait le droit de les "mettre sur le bon chemin pour leur apporter le progrès", a énormément laissé des marques. C'est toute notre conception des normes sociétales et notre mode typique de croyance façonné par notre société qu'il faut interroger. La conception de l'homme "libre" n'est pas totalement vraie; un homme reste façonné par l'histoire et les normes de la société dans lequel il se trouve, sa pensée est fortement façonné par ses éléments. Dans la société même on ne s'en rend pas compte, mais face à l'inconnu cela ressurgit directement.

E.Ancelly a dit…

Deuxièmement, même dans une démarche totalement ouverte à la compréhension du fonctionnement des Achuars, remettant en cause sa propre conception des choses, une barrière demeure. Ce fameux "il y a des choses qui ne se font pas" souligne plusieurs choses. Est ce encore une fois les marques d'une société sur un homme qui finalement ne peut s'en défaire ? Est-ce l'homme lui même qui, dans ses principes, ne peut autoriser certaines pratiques ?
Dire que ça serait l'homme lui même reviendrait à se demander si l'on considère vraiment les autochtones comme des hommes. Car si Descola, qui est un homme, refuse certaines pratiques, pourquoi les Achuars, qui sont aussi des hommes, y adhèrent ?
L'on pourrait mettre encore une fois la faute sur la société, ses normes et sa culture, où la société des Achuars est façonnée d'une telle façon, que la société à laquelle Descola appartient ne peut comprendre - ce n'est alors qu'un simple décalage de coutume.
Mais dans le cas de la violence faîtes aux femmes, il est véritablement compliqué de parler de "coutumes". Est- ce une coutume de brutaliser des êtres humains ? Certains diront que parce que les Achuars sont encore des "sauvages", ils ne s'expriment que par la violence. Or la violence faite aux femmes n'est pas visible que chez les Achuars. Dans les sociétés modernes, la violence envers les femmes (mais aussi les hommes!) est partout visible - ce qui est en soi déplorable. Alors décalage de coutume et culture, ou l'homme en déclin ?
Je pense que ce cas de "il y a des choses qui ne se font pas" est surtout en relation avec la conception des choses en soi et ce qu'elle devrait être de l'esprit humain. Oui nous avons la raison qui est universelle et qui devrait distinguer le vrai du faux, mais il n'en reste pas moins que chaque individu est singulier, il n'utilise pas la raison de la même façon. Donc ces "choses qui ne se font pas" sont peut-être entièrement formatées par la manière de notre esprit humain de concevoir les choses de façon singulière, même si parfois certaines conceptions peuvent paraître douteuses.

Finalement, notre société nous façonne et nous pose des limites, qu'il faudrait peut-être remettre en question car c'est au travers d'elle que nous vivons notre vie d'homme et notre rapport avec autrui. Mais l'homme en lui même et sa conception singulière des choses y est fortement pour quelque chose dans cette histoire de "il y a des choses qui ne se font pas"; la société n'est pas la seule a posé des normes et des limites entre bon ou mauvais.

DR a dit…

Il est intéressant de constater le contraste entre "subjectivité" et "objectivité", entre "habitudes mentales" et prise de recul. L’ouverture à l’autre, sans pouvoir jamais s’identifier à lui, affûte l’esprit critique, mais ouvre également le champ du relativisme. Les situations rapportées dans cet article montrent bien la difficulté dans laquelle on se trouve lorsqu’on met un pied dans le point de vue relativiste : tout est-il pour autant acceptable et, si tout devient relatif, alors comment logiquement défendre sa moralité, ses valeurs, face à d’autres. Il est d’autant plus intéressant de le constater que Descola lui-même vint à leur rencontre dans cette optique, pour au final être confronté à elle. Les valeurs prennent racine dans un cadre circonstanciel de contexte culturel et d’évolution axiologique, et c’est de la même manière que nous arrivons à défendre les droits fondamentaux et l’égalité absolue entre tout être humain, que certains peuples perpétuent le cannibalisme : pour autant, Descola ne pu accepter les violences dont il a été témoin. Ainsi, comme le continue l’article, sans principes directeurs, qui semblent aller de soi, et un mouvement axiologique étant par définition processuel, nous pouvons donc certainement considérer pouvoir évoluer en « bien » ou en « mal » : et ne pouvons-nous pas alors être tout simplement partisans d’un relativisme qui ne serait pas étendu à l’absolu mais, puisqu’il développe cette forme de recul, est en droit d’en déterminer les limites ? Car l’évolution du genre humain n’est pas seulement de l’ordre de la logique, et la contradiction seule n’est pas suffisante pour dénigrer le vivant qui, certes, est multiple, mais aussi et surtout un être évolutif : et cette évolution peut tout à fait nous amener à prendre conscience de certaines choses, et à la considérer elle-même comme bénéfique d’un côté, ou néfaste de l’autre ; telle notre prise de conscience sur notre impacte environnemental, dans notre propre culture. Ainsi, si notre évolution axiologique et morale fonde en nous des principes d’une telle clarté que l’est celui de la dignité de tout le genre humain, respecter l’autre est aussi respecter l’intégrité de l’autre, et nous pouvons de la même façon considérer « des choses qui ne se font pas ».

Léa Tavernier a dit…

Nous voyons dans cet article les limites du relativisme de Descola tiraillé d’un côté par son relativisme concernant la pluralité des mœurs et pratiques propres à une société et d’autre part son universalisme dans lequel il se réclame d’un principe d’égale dignité humaine. Le relativisme dans lequel il admet qu’une pratique peut être moralement admissible au sein d’un système de croyances autre que le nôtre (celui de la tradition rationaliste occidentale) atteint ses limites concernant la violence faite aux femmes, et je pense cette limite tient à l’histoire occidentale qui a connu elle-même cette période; peut être moins “sauvage” que les Achuar mais tout de même l’Occident a connu durant des siècles une oppression des femmes par les hommes. C’est parce que cette pratique nous est familière par le passé mais qu’elle a pourrait-on dire d’une certaine manière été “résolue”, ou du moins connu des progrès avec la constitution de la Déclaration des droits de l’homme en 1789 et que par la suite plusieurs révolutions ont parcouru ces derniers siècles afin que les femmes retrouvent, reprennent leurs droits, notamment dans le courant des années 1960 mais encore actuellement qu’il est difficile pour Descola de concevoir que l’on puisse brutaliser les femmes. C’est parce que nous sommes nous aussi imprégnés de notre histoire et que celle-ci influence nos manières de penser, les lois, les revendications ont changé les moeurs pour arriver à une conception d’égalité de droit entre les humains, ce qui nous semble je dirais inné que nous ne pouvons concevoir la violence envers les femmes ? Nous vivons dans des états de droit, c’est en cela que Descola encore imprégné de la conception occidental déclare que “ce sont des choses qui ne se font pas”, il affirme ce qui doit être. J’avoue par moi-même que je peine à concevoir comment peut-on faire subir de la violence à la moitié de l’humanité (moitié de la population) et quelles peuvent être les motivations à en infliger d’une manière que ce soit. Mais peut-être que la violence se trouve t-elle présente encore dans nos sociétés mais de manière plus insidieuse ?

Leo Loy a dit…

Le trouble qui toucha Descola est à la fois tout à fait compréhensible et en même temps infondé d’un point de vue philosophique. En effet, les hommes grandissent à une époque donnée, dans un pays donné, dans une civilisation donnée. Leurs coutumes, leur façon de vivre, de penser, de raisonner, d’agir et de réagir sont déterminées par une hiérarchie de valeurs constituant leur interprétation de la réalité. La civilisation occidentale à laquelle appartient Descola est déterminée par une hiérarchie de valeurs sur laquelle elle se fonda et qui correspond au type d’hommes qui la constituent. La civilisation occidentale prend naissance dans le christianisme qui lui servira de ciment idéologique et spirituel. Notre morale actuelle est le fruit de l’évolution de ces valeurs chrétiennes. Ainsi nous croyons aux « droits de l’homme », qui bien que s’inscrivant dans un contexte historique avide d’émancipation vis-à-vis de l’Église, sont le produit direct des valeurs chrétiennes ; nous avons pitié pour les pauvres, les malades, les plus faibles, nous croyons en une certaine égalité entre les individus (égalité devant Dieu qui se mua en égalité de droit puis de nature), etc. Toutes ces valeurs sont constitutives de notre civilisation occidentale et donc de nous-mêmes, elles sont inscrite « dans notre chair » par des siècles de transmission, notre éducation, l’aura de respect qui les entoure. La réaction de Descola est donc parfaitement naturelle, c’est sa nature d’homme occidental qui réagit en ayant devant les yeux des actes qui lui sont complètement étrangers. Il ne peut accepter des comportements qui sont le fruit d’une hiérarchie de valeurs basée sur une autre interprétation du réel. Sa réaction est donc parfaitement compréhensible et nous aurions probablement tous, dans nos tripes, ressenti une espèce de dissonance avec tout ce que nous avons toujours vu, et ce qui advient sous nos yeux.
Cependant d’un point de vue philosophique sa réaction est infondée. Il n’existe pas de bien et de mal en soi. Un simple tour d’horizon des différentes cultures aux différentes époques nous montre qu’il existe une pluralité impressionnant de morales. Les morales sont basées sur les hiérarchies de valeurs propres aux individus constituant des groupes humains : cultures, civilisations. Or rien ne nous permet de déclarer que notre morale est supérieure aux autres. Nous pouvons le penser c’est évident, et c’est même naturel en tant que nous faisons partie d’une culture donnée. Cependant il n’existe pas de hiérarchie « en soi » entre les différentes morales. A mon sens, déclarer que dans les actes d’individus d’autres civilisations « il y a des choses qui ne se font pas », au nom d’un principe universaliste (qui en réalité n’a rien d’universel et n’est qu’un principe propre à notre civilisation, à son histoire et son développement), c’est établir une hiérarchie des cultures au sommet de laquelle nous nous placerions. Dire à ces individus qu’ils « agissent mal » parce qu’ils ne respectent pas des principes qui sont les nôtres, c’est penser que nous leurs sommes supérieurs. Il est tout naturel de penser que nos valeurs sont supérieures mais ce n’est en aucun cas fondé. L’universalisme, l’égalitarisme, la volonté de non-violence à tout prix, sont des valeurs occidentales, qui n’ont aucune valeur en soi relativement au bien et au mal, mais qui sont nos interprétations de la réalité. Vouloir que des individus d’autres civilisations changent leurs interprétations car elles ne correspondent pas aux nôtres c’est se déclarer supérieur, penser avoir raison pendant qu’ils ont tort.