On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

dimanche 22 novembre 2020

Le grand amour est “superficiel”

On ne devrait pas dire du grand amour qu'il est “profond”, mais qu'il est “vaste”. Parce qu'il célèbre toute la superficie et l'espace occupé par l'être aimé, il n'est rien, lieux, objets, paysages, que sa présence n'illumine d'une grâce particulière. Il est juste alors de dire, et en ce sens très précis, que le grand amour est “superficiel” : la surface du monde apparaît dans une lumière qui ne pénètre pas les choses, mais les éclaire.
"Car je mesure mon amour pour une femme, remarque Michel Tournier*, au fait que j'aime également ses mains, ses yeux, sa démarche, ses vêtements habituels, ses objets familiers, ceux qu'elle n'a fait que toucher, les paysages où je l'ai vue évoluer, la mer où elle s'est baignée... Tout cela, c'est bien de la superficie, il me semble ! Au lieu qu'un sentiment médiocre vise directement - en profondeur - le sexe même et laisse tout le reste dans une pénombre indifférente."
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* Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, Gallimard, p. 78.

samedi 21 novembre 2020

Michel Tournier, éloge de l'argent ou pourquoi la cupidité est préférable au fanatisme

La grande utopie de l'économie politique libérale - l'échange et le commerce, la concurrence plutôt que le conflit, la satisfaction réciproque des égoïsmes pour nous "guérir du machiavélisme", la formule est de Montesquie, et trouver à la guerre des Etats une alternative pacifique qui soit source d'enrichissement mutuel (c'était l'idéal d'Adam Smith dans La richesse des nations) - cette utopie apolitique est revue par Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, et ça n'a rien d'une plaisanterie. La fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714) disait dans le sous-titre à peu près la même chose, les vices privés font les bienfaits publics, et ces idées ont nourri au XVIIIe siècle le fameux débat sur le luxe.
Notez cependant ce qui est ici nouveau, la critique des méfaits effroyables des politiques qui se réclament de Dieu, du bien (grand thème dans Vie et destin de Vassili Grossman) et du désintéressement sacrificiel.
"Je mesure aujourd'hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution divine : l'argent ! L'argent spiritualise tout ce qu'il touche en lui apportant une dimension à la fois rationnelle - mesurable - et universelle, puisqu'un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L'homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux - sentiment de l'honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme - pour ne laisser parler que sa propension à la coopération, son goût pour les échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine [Bon, là, n'exagérons pas ! M.T.] Il faut prendre à la lettre l'expression l'âge d'or, et je vois bien que l'humanité y parviendrait vite si elle n'était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l'histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots. Les gras marchands de Venise nous donnent l'exemple du bonheur fastueux que connaît un Etat mené par la seule loi du lucre, tandis que les loups efflanqués de l'Inquisition espagnole [et là notez-le, l'argument devient franchement actuel. M.T.] nous montrent de quelles infamies sont capables des hommes qui ont perdu le goût des biens matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés dans leur déferlement s'ils avaient su profiter des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdies par leurs acquisitions, ils se seraient établis pour mieux en jouir, et les choses auraient pu reprendre leur cours naturel. Mais c'étaient des brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et ils se ruaient en avant, brûlant tout sur leur passage".
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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, Gallimard, p. 66-67.

JT

A regarder les journaux télévisés, les chaînes publiques ne font pas exception, on l'aura compris : la France n'est pas dans le monde, la France est le monde. Une boule sur un sapin de Noël à Strasbourg éclipse la détresse des Arméniens du Haut-Karabagh, les victimes de l'attentat au mortier à Kaboul, la famine qui menace des millions de personnes au Yémen. A moins d'une catastrophe de grande ampleur, les informations internationales viennent en dernier, comme en passant et de ces drames, hier soir, pas plus que les jours précédents, il ne fut question.
N'est-ce pas là appliquer le principe de la préférence nationale au détriment de la solidarité humaine et, involontairement, une manière de faire le lit de l'extrême-droite ? La présentatrice vedette et la rédaction de France 2 (22% de parts d'audience pour le JT du soir, soit plus de 6 millions de téléspectateurs) sont certes peu suspects de telles allégeances, et pourtant un tel nombrilisme, outre qu'il est déplorable, n'est pas sans conséquences sur notre manière d'appréhender le monde, avec attention ou une certaine indifférence, autrement dit sur la formation de l'esprit public qui se traduira, le moment venu, par des choix politiques. Les lignes éditoriales qui dictent les thèmes abordés et leur traitement à une grande de grande écoute ne sont pas neutres.

vendredi 20 novembre 2020

Le grand art

Ecrire comme on peint avec l'aisance et la spontanéité du maître qui tire le bambou d'un trait, des deux mains et les yeux fermés.

Marc Bekoff, Les émotions des animaux

Marc Bekoff, Les émotions des animaux, trad. Nicolas Waquet, Rivages poche, 2013.

Est-il nécessaire de déployer un formidable arsenal scientifique pour découvrir ce qui semble être une évidence que le bon sens suffit à connaître ? Les animaux éprouvent des émotions et ils ne nous apparaissent certainement pas comme de simples mécaniques dénuées de conscience dont le comportement est ordonné par la relation stimulus réflexe.
Personne ayant noué des relations proches et aimantes avec un animal ne serait, semble-t-il, incité à soutenir une conception aussi abstraite et stéréotypée, tant elle est éloignée de l'expérience qu'il vit au jour le jour. Pourtant, même dans le monde des éthologues et des spécialistes du comportement animal, attribuer aux animaux des émotions reste une faute capitale, une manière de commettre sans précaution le péché d'anthropomorphisme. Apercevoir des signes de joie, de tristesse, de souffrance, de gaieté, observer les amusements du jeu ou les rituels du deuil, les expressions du rire ou du chagrin, c'est attribuer indûment aux animaux des manières d'être au monde et de se comporter avec les autres qui sont le propre de l'homme. Tout en étant conscient de transgresser un tabou, Marc Bekoff assume, avec la plus grande assurance, cet anthropomorphisme. C'est là un des apports les plus intéressants de son livre.
Ethologue de renommée mondiale, l'auteur se présente comme un chercheur et un homme amoureux des animaux, invitant à mieux les connaître, à les respecter et à et modifier nos comportements à leur égard. Entre le scientifique, répondant aux règles les plus rigoureuses de l'objectivité, et la personne qui défend avec passion cette cause, nul conflit ni contradiction. La connaissance n'est pas l'ennemie de l'action ni de l'engagement : dans certains cas, elle y conduit. Nulle nécessité non plus d'être indifférent à son objet pour l'observer avec exactitude. Là encore, c'est souvent le contraire : le regard sera d'autant plus attentif et désireux de saisir cliniquement ce qui se montre qu'il est porté par une passion, une ouverture affective qui est le geste même de l'amour. Et dans ce regard, c'est, la vaste palette des émotions éprouvées par les animaux qui apparaît dans son extraordinaire et émouvante variété.
Sans doute, nul être humain ne peut se mettre à la place d'un mammifère, d'un oiseau ou d'un poisson, ni avoir une idée de ce qu'il vit et éprouve – la sympathie s'arrête à cette impossibilité. Mais, à défaut de pouvoir appliquer l'analogie des expériences – je connais votre joie par la joie que j'ai éprouvée, votre tristesse par la tristesse qui m'a frappée – du moins peut on savoir aux signes qu'ils manifestent – et certainement cette connaissance sera-t-elle augmentée par des années d'observation et d'étude – que ce que ce sont là bel et bien des émotions, positives ou négatives, joyeuses ou déplaisantes, de confiance ou de crainte, et non des signes de l'ordre du « comme si » dont on ne peut tirer aucune conclusion.
L'imagination ne trouvera pas à se mettre en branle pour exercer ce transport hors de soi qui est caractéristique du mouvement de la sympathie. Mais ce défaut et cette limite n'interdisent pas de constater l'existence d'émotions que nous pouvons désigner comme telles parce que nous en éprouvons aussi. L'anthropomorphisme, écrit Bekoff, est « un outil linguistique qui permet aux humains d'accéder aux pensées et aux sentiments des animaux ». Le mot important est « linguistique ». La meilleure volonté du monde ne nous dira jamais ce qu'est vivre la vie émotionnelle d'un animal, la manière dont un cochon, un singe, une baleine, un éléphant, un perroquet, une louve sont présents au monde, mais, dotés de tout l'équipement neuroanatomique et neurochimique nécessaire à l'expérience des sentiments et des émotions, ces activités neuronales peuvent être observées et désignées anthropomorphiquement comme des émotions et des sentiments. Le livre fourmille d'exemples éclairants et émouvants. C'est tout un monde qu'une vie d'étude et de lectures scientifiques fait défiler sous nos yeux, attestant que toutes les espèces, à des degrés divers, sont douées de capacités émotives et affectives, jusqu'aux sangsues d'Australie "qui sont des parents dévoués".
S'en tiendra-t-on, cependant, à ce constat qui n'est déjà pas rien, tant les résistances sont solides ? Le geste qui suit s'invite comme une conséquence logique : le devoir de protéger les animaux des souffrances effroyables que les hommes leur infligent et dont la conscience devrait arrêter les formes les plus manifestement inacceptables. Reconnaissons, toutefois, à quel point les mentalités et les comportements ont changé durant les dernières décennies, en partie grâce à des livres comme ceux de Marc Bekoff. Le souci de la cause animale n'a pas seulement conduit à une réforme juridique faisant échapper les animaux, désormais reconnus comme des êtres doués de sensibilité, à la sphère des objets, c'est toute une sphère de plus en plus de vaste de la conscience publique qui s'est emparée de cette cause pour dénoncer les cruautés dont bien peu s'inquiétaient jusqu'à des temps récents et surtout pour modifier, à grande échelle, nos pratiques alimentaires et vestimentaires. Nul besoin d'être un défenseur radical du bien-être animal, ni de partager les présupposés philosophiques de l'antispécisme – et visiblement Bekoff appartient à ce courant de pensée qui insiste sur la continuité entre l'homme et l'animal lesquels se distinguent par degrés seulement, mais non par nature – pour admettre que les animaux éprouvent des émotions et qu'il convient d'en tirer, à titre individuel et collectif, toutes les conséquences éthiques, économiques et politiques qui s'imposent. Et là, reconnaissons que beaucoup reste à faire. Il en va, non seulement du sort réservé aux animaux, mais de notre humanité.

samedi 14 novembre 2020

Vulnérabilité de la nature, vulnérabilité humaine

Notre responsabilité vis-à-vis de la nature n'a commencé à nous concerner sérieusement, à devenir une inquiétude occupant l'espace public et modifiant nos représentations et nos comportements, individuels et collectifs, le jour seulement où nous avons pris conscience que c'est l'existence même de l'humanité qui est en jeu. Nous avons alors réalisé que nous avons à l'égard de la survie d'une terre habitable une obligation irrécusable. Rien d'aussi existentiel et lié à notre survie ne nous oblige à prendre soin des réfugiés et à venir au secours de leur détresse.
La vulnérabilité de la nature, exposée aux conséquences destructrices de l'agir humain et qui exige des réponses politiques de première urgence, a bien évidemment des analogies avec la vulnérabilité des êtres humains en détresse. Mais seule la première nous touche dans notre existence vitale, la seconde ne s'adresse qu'à notre conscience morale. Ce qui n'est pas rien, mais visiblement insuffisant. Face aux réfugiés et aux demandeurs d'asile, à ceux dont le maintien de formes de vie humaines dépend de nous, pour beaucoup la réponse appropriée n'est pas de prendre soin (comme on le doit s'agissant de la nature), mais de chasser, d'éloigner, de fermer les frontières. Non pas d'assumer nos obligations envers ces existences fragiles, mais de se débarrasser de ces vies encombrantes.
Pourtant nous appartenons à la nature autant que nous partageons une humanité commune. Le devoir de protection nous impose des devoirs envers l'une autant qu'envers l'autre.

dimanche 1 novembre 2020

Kaddour Benghabrit, Le recteur de la mosquée de Paris a-t-il sauvé des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ? Un article de Ethan Katz

Dans cet article passionnant et très documenté, "La Mosquée de Paris a-t-elle sauvé des juifs ? Une énigme, sa mémoire, son histoire", l'historien Ethan Katz présente la personnalité du recteur de la Mosquée de Paris, Kaddour Benghabrit, qui sauva des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale - le nombre reste indéterminé - tout en nouant des relations cordiales avec le gouvernement de Vichy et des liens diplomatiques avec l'occupant nazi.
Une leçon éclairante sur la complexité des choix humains en certaines situations particulièrement dramatiques et qui invite à échapper aux réductions simplistes autant qu'aux fictions hagiographiques. Voilà ce que l'éducation doit développer avant tout et qui interdit les jugements moraux hâtifs, autant que les récupérations édifiantes.
Car il y a plus "Le cas de la Grande Mosquée propose une version peu commune de la question récemment soulevée par Eleazar Barkan : « Les récits historiques explicitement destinés à influencer les relations ethniques et nationales peuvent-ils être rédigés sans violer les obligations et les règles de la discipline ? »
Vouloir faire de Benghabrit un Juste parmi les nations, ainsi que certains le présentent, a pour but d'introduire une figure héroïque dans l'histoire de France et de changer la représentation négative que la société française à des musulmans. Introduire ces expressions publiques de reconnaissance - par des célébrations, des monuments, l'enseignement - est tout fait essentiel, mais cela ne peut se faire au prix d'une construction mythique qui mépriserait les règles de la démarche historique.
journals.openedition.org

Reza Shah Kazemi, la diversité des religions dans l'Islam

Un bref entretien (en anglais) du chercheur Reza Shah-Kazemi sur le respect de la diversité des religions que recommande le Coran, étant voulue de Dieu Lui-même. Le Coran se présente, explique-t-il, comme l'accomplissement des révélations précédentes lesquelles ne sont pas tant niées que "englobées".
La question n'est pas de savoir si nous partageons cette croyance, mais de la rappeler parce que, supposé que la lecture de Reza Shah Kazemi soit la plus conforme à l'esprit du texte - et c'est aujourd'hui à la communauté musulmane de la confirmer - elle ouvrirait au respect mutuel plutôt qu'au mépris, à la haine et au conflit.