On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal

samedi 21 novembre 2020

Michel Tournier, éloge de l'argent ou pourquoi la cupidité est préférable au fanatisme

La grande utopie de l'économie politique libérale - l'échange et le commerce, la concurrence plutôt que le conflit, la satisfaction réciproque des égoïsmes pour nous "guérir du machiavélisme", la formule est de Montesquie, et trouver à la guerre des Etats une alternative pacifique qui soit source d'enrichissement mutuel (c'était l'idéal d'Adam Smith dans La richesse des nations) - cette utopie apolitique est revue par Michel Tournier dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, et ça n'a rien d'une plaisanterie. La fable des abeilles de Bernard Mandeville (1714) disait dans le sous-titre à peu près la même chose, les vices privés font les bienfaits publics, et ces idées ont nourri au XVIIIe siècle le fameux débat sur le luxe.
Notez cependant ce qui est ici nouveau, la critique des méfaits effroyables des politiques qui se réclament de Dieu, du bien (grand thème dans Vie et destin de Vassili Grossman) et du désintéressement sacrificiel.
"Je mesure aujourd'hui la folie et la méchanceté de ceux qui calomnient cette institution divine : l'argent ! L'argent spiritualise tout ce qu'il touche en lui apportant une dimension à la fois rationnelle - mesurable - et universelle, puisqu'un bien monnayé devient virtuellement accessible à tous les hommes. La vénalité est une vertu cardinale. L'homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux - sentiment de l'honneur, amour-propre, patriotisme, ambition politique, fanatisme religieux, racisme - pour ne laisser parler que sa propension à la coopération, son goût pour les échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine [Bon, là, n'exagérons pas ! M.T.] Il faut prendre à la lettre l'expression l'âge d'or, et je vois bien que l'humanité y parviendrait vite si elle n'était menée que par des hommes vénaux. Malheureusement ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l'histoire, et alors le feu détruit tout, le sang coule à flots. Les gras marchands de Venise nous donnent l'exemple du bonheur fastueux que connaît un Etat mené par la seule loi du lucre, tandis que les loups efflanqués de l'Inquisition espagnole [et là notez-le, l'argument devient franchement actuel. M.T.] nous montrent de quelles infamies sont capables des hommes qui ont perdu le goût des biens matériels. Les Huns se seraient vite arrêtés dans leur déferlement s'ils avaient su profiter des richesses qu'ils avaient conquises. Alourdies par leurs acquisitions, ils se seraient établis pour mieux en jouir, et les choses auraient pu reprendre leur cours naturel. Mais c'étaient des brutes désintéressées. Ils méprisaient l'or. Et ils se ruaient en avant, brûlant tout sur leur passage".
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Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, Gallimard, p. 66-67.

11 commentaires:

Laurent BANITZ (étudiant EAD Master 1) a dit…

Vous avez choisi d'introduire cette longue citation de Michel Tournier en la plaçant dans la perspective de l'utopie de l'économie politique libérale du XVIIe siècle. On songe évidemment, comme vous le soulignez, à la thèse bien connue - et nous ne nous étendrons pas sur le thème trop rabâché de la main invisible -d'Adam Smith dans la Richesse des nations, celle du cycle vertueux de l'échange marchand comme principe de pacification des égoïsmes. En cela, nous le savons, Smith entendait remettre en cause les théories du contrat et de l'établissement de la paix sociale par la contrainte surplombante de l’État. Chez Smith, c'est bien une opposition entre l'imposition artificielle d'une contrainte acceptée librement (celle placée entre les mains d'un État doté de la souveraineté absolue) et une mécanique naturelle d'ajustement pacifique des antagonismes par l'échange qui se donne à voir.
Et Smith ne se fait pas faute d'appuyer son raisonnement sur l'observation historique des ravages des conflits entre les États - la richesse des nations est écrite, rappelons-le au sortir de la guerre de sept ans qui avait ravagé les nations européennes.
Les propos que Michel Tournier prête à son Robinson sont bien de cette veine. A ceci près qu'à la vertu du commerce, l'auteur oppose ici le vice que représente le mal commis au nom d'un idéal de pureté désintéressée. Nous y reviendrons.
Toutefois, le propos est ici si visiblement appuyé, si déconcertant, que nous sommes bien forcés tout d'abord de nous poser cette question: qui parle ici? Est-ce Michel Tournier, le romancier profond et nuancé, ou ce jeune homme échappé du cercle corseté d'une famille anglaise de York au XVIIe siècle pour courir les mers et y chercher fortune? Car si la thèse développée ici parait singulièrement manquer de nuance dans la bouche d'un écrivain français des années soixante, elle surprend beaucoup moins chez un sujet britannique écrivant au début du XVIIe siècle. L'heure est bien en effet à la glorification de l'esprit marchand, au moment où les filatures commencent à monter en régime et où l'Angleterre conquiert le monde à la recherche de nouvelles routes commerciales. Nous pourrions nous en tenir là et accepter simplement que c'est là un propos parfaitement attendu compte-tenu de l'époque et de celui qui l'énonce.

(suite dans le commentaire suivant)

Laurent BANITZ (étudiant EAD Master 1) a dit…

Mais arrêtons-nous quand même un instant sur le propos lui-même. Que nous dit-on ici? Pas simplement que le commerce serait préférable à la guerre, ce que somme toute chacun est prêt à accorder sans trop rechigner (perdre une occasion de vente n'est pas exactement la même chose que voir ses deux jambes arrachées par un obus...). Mais bien plus, que l'échange commercial est la forme achevée de la vertu, que l'appétit du gain est le gage de la plus haute moralité , du « sens de la solidarité humaine » (ce qui vous a fait réagir, on le comprend…). L’argent est érigé rien moins qu’en « institution divine », gage d’un « bonheur fastueux » !
Tout de même, d’accord pour le commerce plutôt que la boucherie des champs de bataille mais il est quand même permis de tenter ici une critique.
Commençons pas l’angle logique. Partons du constat – fort juste au demeurant – du danger profond que représente tout idéal de pureté totalisant comme unique prisme de lecture du monde et comme justification de toute action. Disons qu’il s’applique assez bien aux « loups efflanqués » de l’inquisition espagnole (notons l’opposition avec les « gras marchands de Venise »), un peu moins bien aux Huns, dont il est permis de douter qu’ils étaient animés d’un feu métaphysique purificateur. Ce type s’incarnerait bien plutôt, avec une force stupéfiante, dans les Démons de Dostoïevski et notamment dans le personnage du nihiliste révolutionnaire Verkhovenski.
Mais partant de là, le propos est de considérer que l’appétit du lucre, la fureur du gain, posés comme exact négatif de ce modèle, sont par voie de conséquence parés de toutes les vertus. Or qu’est ce qui permet d’affirmer que le négatif d’un vice est forcément une vertu ? A un vice peut s’opposer un autre vice tout aussi puissant. La logique de l’argument est discutable.
Discutable aussi le parti pris de ne voir dans le désintéressement que le moteur du crime. Quelques décennies après Smith et Mandeville, Henry Sidgwick soutient la thèse exactement contraire, savoir qu’il peut y avoir une morale désintéressée, un souci désintéressé du bien.
Second angle d’analyse, celui de la pertinence des exemples produits à l’appui de cette thèse décidément bien difficile à avaler toute crue (comme les Huns le faisaient, disait-on, avec les bambins des populations qu’ils décimaient). D’accord avec les « loups efflanqués », comme je l’ai dit. Et lorsque vous notez l’actualité de cet exemple, on peut supposer – surtout après la lecture de vos articles à ce sujet sur ce même blog – que vous songez à l’idéologie djihadiste enivrée d’une pureté doctrinale aussi fictive que meurtrière.
(à suivre)

Laurent BANITZ (étudiant EAD Master 1) a dit…

(suite et fin)
Mais désaccord sur deux points.
Le premier est celui d’une vision édénique du commerce. Rappelons au préalable à tous ceux qui se sont emparés, sans vraiment prendre la peine de bien le lire, de la Richesse des nations, qu’Adam Smith était bien loin d’ignorer ce que sa vision avait d’utopique. Fort conscient des antagonismes entre groupes sociaux aux intérêts contradictoires, Smith avait bien perçu la violence latente d’un modèle de société fondé sur la division du travail. On pourra bien faire remarquer qu’il sera finalement resté fidèle à son idée d’ajustement vertueux, il n’en reste pas moins que l’idée de la vertu universelle engendrée par l’appétit du gain avait pris du plomb dans l’aile (si on veut bien me pardonner cette expression). Mais revenons-en aux exemples. La République de Venise, cité idéale de l’harmonie et de la paix universelle ? Vraiment ? Ce serait faire bien vite passer à la trappe la férocité de la lutte entre les cités marchandes, les espions de la Sérénissime et les Plombs de sinistre mémoire (Casanova, pourtant fort attaché aux plaisirs terrestres, en savait quelque chose). Ce serait oublier aussi qu’à l’époque où Daniel Defoe écrit son Robinson, le commerce triangulaire est florissant (et on fera remarquer que Robinson est propriétaire d’une plantation brésilienne avant son naufrage…). Peut-on soutenir que ce fut là une entreprise vertueuse, « l’âge d’or » que le Robinson de Tournier appelle de ses vœux ?

Non, décidément, ce tableau idyllique a un goût de cendres.
Mais n’enlève rien à l’admiration que je conserve pour l’œuvre de Michel Tournier et pour cet éblouissant roman qu’est son Vendredi.

Vanessa Tch Nga a dit…

Selon l'auteur, ici la cupidité serait préférable au fanatisme , en ce sens ou '' l'homme vénal sait faire taire ses instincts meurtrier et asociaux...pour ne laisser parler que sa propension à la coopération , son gout pour les échanges fructueux '' ou encore '' son sens pour la solidarité humaine''. Tout ceci serait donc dû en autre à la politique libérale qui rend possible l'échange, le commerce ou encore la concurrence plutôt que le conflit selon l'auteur. Cependant, il serait intéressant ici de se demander dans quel contexte à été mis en place cet économie libérale? développe t'elle vraiment la solidarité entre tous les hommes? ou seulement une infime partie peut en bénéficier? n'es ce pas cet économie libérale qui participe à aussi contribué à la colonisation et qui ne se limites plus seulement au échanges de biens matériels mais aussi à l'achat de l'humain et donc au trafic humains, puisque désormais on peut grâce à l'argent on peut s'acheter des femmes, enfants ou encore des organes humain. la cupidité ne serait -elle pas un frein justement à la liberté de l'homme en ce sens ou il ne saurait poser des limites et dire non: ARDIT Beqiri a dit:'' la racine de la corruption n'est pas l'argent mais la cupidité qui est présente chez l'homme.
Néanmoins l'auteur nous rappelle à travers l'exemple de l'inquisition espagnole que le gout des biens matériels peut parfois nous conduire à devoir nous contenter et ainsi mieux profiter des richesses que l'on possède déjà contrairement au fanatique qui en agissant de manière désintéressé des biens matérielles , ne peut se contenté et agit de manière déraisonné . Dans cet exemple on peut rajouté que Voltaire disait'' le fanatisme est un monstre qui ose se dire fils de la religion'' . En effet, en ce qui me concerne, la cupidité qui est un désir immodéré d'argent, et de richesses et le fanatisme qui peut conduire à des actes de violence également déraisonné sont tous deux des extrêmes qui doivent êtres mesurés et limités pour le bien de l'humanité.

Yves CHARPIOT a dit…

Le texte commence avec la citation d’ADAM SMITH et de son influence théorique sur l’organisation de la société anglaise, qui pouvait d’après lui se passé d’institution gouvernementale dans le domaine des échanges, du commerce en général. Pour avoir été mis en place, on a assister à un appauvrissement extrême de la classe ouvriériste. Les « grands Bourgeois » du capitalisme naissant on mis la main sur l’ensemble du marché. Il n’a jamais été partagé entre les propriétaires, la main d’œuvre et les commerçants. Ce dernier à contrôler les propriétaires terriens et les ouvriers par la séparation du travail. Les conséquences : la classe du travail honteusement exploitée ne profitait d’aucun partage, d’aucune sollicitude. La classe bourgeoise avait remplacé la noblesse ou bien avait mué en commerçants homme d’affaire. La solidarité des « partenaires » de la nouvelle organisation n’a pas eu lieu. L’argent a été accaparé par la classe commerçante des négociants. La fable des abeilles ne s’est pas appliquée dans cette situation, alors que Mandeville prévoyait que l’action des méchants hommes d’affaire allait revenir comme on a pu l’entendre dire récemment en ruissellement sur les classe pauvres.
D’autre part la citation de Vassili Grossman et de son œuvre « vie et destin » montre d’une façon parfaite que les idéologies ne sont pas non plus des organisations qui apportent le bonheur aux hommes, mais à tous quel que soit le niveau de richesse. Aussi bien l’organisation Nazie qui sélectionnait le bon Arien par la génétique dans le cadre de leur idéologie de vouloir repositionner l’ancienne race germanique (si elle a un jour exister) au commande de l’Europe. La rencontre entre le commandant du camp nazi et du responsable du groupe des russes qui étaient enfermés dans ce stalag, est édifiante sur les ravages des idéologies sur les peuples. Les deux idéologies : la nazie par la génétique et la communiste par le façonnage des cerveaux de son peuple pour faire des individus qui vénère le parti et ses valeurs en perdant leur liberté. Les idéologies, ces deux là et celle de Mao Tse Toung n’ont pas créé de bonheur humain malgré ni de structure économique qui apporte en retour au sacrifice des avantages en moyens de vivre et notamment en monnaie. La aussi l’argent n’as ruisselé ...
Cependant dans nos sociétés occidentales, démocratiques et capitalistes, si les lois sont respectées et les marchés honnêtement gérés, apportèrent à leurs citoyens un retour pour ceux qui agissent économiquement. La maxime des abeilles peut avoir quelques minimes influences. Les lois qui encadrent les échanges aujourd’hui éliminent un grand nombres de personnes malhonnétes.

AL Gillier a dit…

Bonjour,

La citation de M Tournier que vous introduisez par un mot sur l’utopie de l’économie libérale par Adam Smith est intéressante sur plusieurs points. Dans son roman, « Vendredi ou les limbes du Pacifique », Robinson après avoir voulu reproduire une civilisation sur le modèle de celle qu’il connait, philosophe sur la place de la nature et de la culture.

Dans l’extrait proposé, il fait l’apologie de l’argent comme organe régulateur des passions humaines. A ce titre il s’inscrit dans la tradition des penseurs libéraux comme Adam Smith pour qui le marché doit s’autoréguler par l’intervention d’une main invisible, qui équilibre les lois du marché aux intérêts personnels. C’est ainsi que Tournier parle de l’argent et de la vénalité, qui sans la présence des hommes désintéressés permettrait une régulation des débordements humains par la recherche de l’intérêt personnel. Il est intéressant de noter qu’il utilise le terme de spiritualité pour qualifier l’argent. Il en fait un dieu moderne, qui serait la fin de toute chose. En cherchant à s’enrichir, l’homme suivrait le chemin tracé pour lui par ce dieu vénal. La charge de la moralité est alors renversée, il ne s’agit plus d’avoir des actions vertueuses, mais d’avoir des actions vénales, ce qui, par l’effet d’autorégulation conduit au résultat du bien commun protégé par ce marché régulé. Ainsi en ajoutant la vénalité aux quatre vertus cardinales que sont la tempérance, la prudence, la force d’âme et la justice, le monde doit évoluer favorablement. Adosser la vénalité à ces vertus a toutefois un effet comique, qui donne un style acéré et acerbe à l’écriture de l’auteur.

Cette citation se termine par des exemples des comportements qui auraient pu être évités si les conduites humaines étaient menées uniquement par la recherche du profit et non plus par des idéaux. Il souhaite prouver de cette façon que les idéaux sont plus destructeurs et moralement moins justes que la recherche de l’argent. Là aussi nous assistons à un reversement de la morale où les idéaux désintéressés, loin d’être des lignes de conduites à honorer pervertissent la marche du marché et du monde régulé par l’argent et par une force invisible protectrice.

Finalement cela pose la question de la place de l’homme dans la construction de la société, vaut-il mieux suivre des idéaux désintéressés au risque que cela se termine dans un bain de sang, ou laisser faire le marché et son autorégulation ? Quoi qu’il en soit cette question est partielle, en effet pour qu’il y ait de l’argent, il faut bien qu’il y ait une société et donc que des hommes avec des idéaux libéraux mettent en place ce fonctionnement, sont-ils justes vénaux ? avaient-ils des ambitions désintéressées ? Il faudrait étudier leurs motivations pour espérer répondre et voir de quels types d’hommes il s’agit là. Les créateurs de l’argent avaient ils pour but de s’enrichir ou de pacifier la civilisation en utilisant une médiation par l’objet mesurable plutôt que des conflits sur la valeur des choses échangées ? Et les hommes désintéressés ont-ils tous eu comme conséquences de leurs idéaux de voir la civilisation basculer dans la destruction ? Heureusement, certains bienfaiteurs idéalistes n’ont pas fait basculer le monde. Au-delà de la question de l’auto-régulation par l’argent, la question de la motivation profonde et de la vertu de ces hommes au sens de la réalisation d’actions et un questionnement sur ce qu’est une morale juste pourrait compléter le raisonnement proposé par M Tournier.

Kittaviny Arnaud a dit…

Dans cette citation, l’argent est présenté comme quelque chose de juste, de nécessaire, bénéfique à la réussite de tous, « à la coopération », à la « solidarité humaine ». D’ailleurs, Adam Smith dans La Main Invisible, énonce qu’une action individuelle aurait une vertu pour le bien de tous. Ainsi, le besoin d’un homme à s’enrichir permettrait la coopération de chacun et pourrait profiter au bon fonctionnement de la Cité.

En ce sens, le texte fait de l’argent une « institution divine », un objet de spiritualité.

Bien que cela prend tout son sens dans le contexte expliqué, on sait grâce aux faits historiques que l’argent n’a pas toujours été un objet de vertu. En effet, regardons la traite négrière et la colonisation, rythmées de conquêtes politiques et de vénalité, où ce qui transparaît comme le besoin d’une Nation est initié au détriment d’autres hommes. D’ailleurs, Robinson dans Vendredi ou les limbes du Pacifique se retrouve sur cette île après être parti à la conquête du Nouveau Monde. On pourrait se dire que sa cupidité l’a mené à la perdition, littéralement.

« L’homme vénal sait faire taire ses instincts meurtriers et asociaux […] pour ne laisser parler que sa propension à la coopération, son goût pour les échanges fructueux, son sens de la solidarité humaine ». En voilà une affirmation qui confirmerait la situation de Robinson. Retrouvé seul sur l’île, sans vénalité à assouvir, sans hommes avec qui commercer, monnayer, se voit épris de ses instincts primitifs, comme revenu à la vie sauvage, en en perdant même son dialecte.

Néanmoins semble transparaître une ambiguïté entre la définition de la spiritualité et l’argent. La spiritualité est ce qui est indépendant de la matière. Or, la spiritualité telle qu’elle est définie dans le texte perd tout son sens lorsqu’il s’agit de l’accumulation des richesses pour satisfaire un désir insatiable.
D’ailleurs, Aristote reconnaît les bienfaits de l’argent mais il fait émerger la problématique de l’accumulation des richesses.

Nathanaël Chemli a dit…

La lecture de ce texte est saisissante… Tout d’abord parce qu’il résonne avec un autre, à savoir celui de Dickens (Les temps difficiles). L’auteur anglais manie si bien son art qu’il permet à son lecteur d’approfondir des thèses hautement philosophiques. Ce type de littérature permet au lecteur d’imaginer ce que serait la réalisation de ces idées abstraites mais aussi, et surtout, de percevoir leurs limites. Dans le roman de Dickens, l’ironie permet de critiquer l’utilitarisme et non pas d’en faire l’apologie. Grâce à son texte, on peut considérer une société dans laquelle cette théorie philosophique règnerait en maître et d’en tirer toutes les conséquences. Dans son texte, faute d’utiliser l’ironie, Tournier joue de paradoxes en paradoxes : « Malheureusement ce sont presque toujours des hommes désintéressés qui font l’histoire (…) ». Il est difficile de ne pas être très étonné lorsqu’on lit cette phrase pour la première fois. Peut-être sommes-nous trop kantien (ou pas assez) pour ne pas sursauter à la lecture de cette phrase ?
Cette réaction est une des raisons de l’interêt profond de ce texte, il nous oblige à penser. La réflexion kantienne qui coule dans nos veines nous met face à nos propres pré-compréhensions du politique, de la morale et de l’économie. Si Kant ne s’interroge pas sur la question de fait mais de droit pour penser la moralité, l’extrait que nous avons mis en évidence nous contraint à la première question. La réalité politique est le lieu d’un combat, celui du Bien. En effet, c’est en son nom que l’homme agit et détruit. En s’appropriant l’idée du Bien comme moteur, il devient extrêmement facile de se débarrasser du petit caillou trainant dans nos chaussures que nous appelons le scrupule. Ce que Tournier met en évidence à travers ce texte c’est que l’insociabilité (les passions) de l’homme n’est en rien contrecarrer par le désintérêt. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, le désintérêt n’est pas la condition de possibilité de la vie en société et de la liberté. C’est par le biais d’une passion, beaucoup moins noble, que l’homme peut atteindre une manière d’être au monde beaucoup plus humaine : la vénalité. L’argent n’est pas seulement un moyen d’échange mais la condition du salut d’une humanité qui s’est laissée tromper par ses illusions morales. En effet, cette main invisible (l’égoïsme, la vénalité) qui se joue de nous pour que nous puissions mieux jouer le jeu de la société n’est pas celle d’un malin génie. Au contraire, de ce point de vue, elle rend possible la liberté et la jouissance humaine.
Toutefois, si cette théorie semble sortir l’homme du mauvais état dans lequel il s’était mis, elle n’échappe pas à la critique inverse. Une société dans laquelle la vertu cardinale n’est autre que la vénalité pose un certain nombre de problèmes. Tout d’abord celui de savoir jusqu’où peut aller cet égoïsme ? Si la main invisible est censée réguler les passions tristes des hommes à partir d’une autre passion, elle ne permet pas en revanche de limiter l’égoïsme. Autrement dit, la violence que l’on trouvait dans le règne du désintérêt pourrait se métamorphoser dans celle-ci sous un autre visage. Plus profondément encore, on pourrait se demander quel type d’être humain va émerger de cette société. Si l’on pousse l’homme à se développer à partir d’une vertu qui était jadis un péché, on peut légitimement s’interroger sur ses conséquences. Quel type d’homme cherche-t-on, consciemment ou non, à faire apparaître par le biais de cette doctrine économico-politique ?

Nathanaël Chemli, M1 Philosophie

John Germond a dit…

“La vénalité est une vertu cardinale”. Voilà une assertion qui tire toute sa substance de son caractère subversif. Lancée au milieu d’une conversation, sans avoir soigneusement pris le temps de sélectionner ses interlocuteurs, elle pourrait faire grincer bien des dents. Ceci dit, bien qu’il semble aisé d’y voir l’influence des théories d’obédience libérale, il n’en reste pas moins que ce texte recèle un potentiel énorme, tant le questionnement de fond semble pertinent et actuel. L’idée selon laquelle le commerce et les échanges adoucissent les mœurs est une vieille lune de la pensée libérale. Pour autant, est-il préférable de laisser la violence glisser du concret vers le symbolique ? En effet, l’efficience économique s’accompagne mécaniquement d’une violence symbolique. Elle induit une concurrence et une compétition généralisée, conduisant invariablement à une stratification sociale forte et, de fait, à tracer la ligne entre les gagnants et les perdants d’un système. Plus encore, la souffrance et la misère humaine inhérentes aux couches les plus “basses” de la société peuvent revêtir une infinité de formes. Cet aspect protéiforme de la souffrance, bien qu’il puisse être considéré comme étant préférable aux déferlements de violence jadis coutumiers, ne doit pas être minimisé. Cette conception utopiste de la cupidité relève peut-être d’un aveuglement idéologique, en ce sens qu’un choix n’est jamais neutre, il laisse toujours entrevoir les préoccupations d’un auteur. Sur ce point, Goethe disait de l’homme qu’il projetait sur le monde un peu de ce qu’il portait en lui. C’est peut-être la critique de fond que je permettrais humblement d’adresser à ce texte. L’auteur semble parfois agréger un ensemble d’arguments non-démontrés, qui parfois relèvent plutôt des goûts personnels de l’auteur. Il est possible de percevoir (et c’est une bonne chose) l’enthousiasme de l’auteur pour les thèses qu’il défend, peut-être au détriment de la neutralité. Il semble complexe de dégager des lois invariantes qui permettraient de tracer une fois pour toute une ligne de démarcation entre, d’un côté, les hommes désintéressés qui ne s’occupent que de leurs affaires et, de l’autre, les hommes désintéressés par les biens matériels qui seraient les moteurs de la destruction générale. L’immense réservoir que constitue l’Histoire de l’humanité permet d’offrir maints contre-exemples permettant d’infirmer l’une ou l’autre de ces thèses. Cependant, le fil directeur traversant l’ensemble du texte me semble très pertinent et mérite effectivement un intérêt tout particulier. Bien que la vénalité produise des effets délétères, ces derniers semblent bien moins nocifs que ceux engendrés par les déchaînements de violence dont les hommes du passé ont pu être les témoins. La vénalité n’est donc pas la panacée, mais c’est un moindre mal certain.


John Germond (Etudiant en M1 Philosophie)

EB a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
EB a dit…

Nous aurons ici deux approches. L’une en rapport étroit avec le livre auquel l’article fait référence et l’autre dans une vision plus élargie.
Dans cet extrait du chapitre 3 du livre de Michel Tournier « Vendredi ou les limbes du Pacifique », l’éloge de l’argent que l’auteur fait tenir à son Robinson, parait bien relevé du procédé rhétorique de l’éloge paradoxal. C’est dans le but de susciter notre réflexion sur le thème de l’argent et de la recherche de la richesse que l’auteur choisi délibérément de nous interloquer. Comment l’argent, l’appât du gain, d’ordinaire liés à une démarche non-vertueuse pourraient-ils se révéler de nature à favoriser un agir humain plus moral que dans le cas où l’action serait désintéressée ?
Si l’on s’en tient au livre, Robinson fait cet éloge lorsque qu’il est encore imbu des valeurs de l’occident, basées sur l’exploitation des ressources tant humaines que naturelles. Un rapport à la nature que Pierre Hadot dans son livre « Le voile d’Isis » qualifie de Prométhéen en opposition à une attitude Orphique. Lorsque M Tournier nous appelle à prendre à lettre la notion d’ « Age d’or » comme période idéale où l’argent se poserait en grand pacificateur des rapports entre les hommes, il ne fait que nous provoquer pour nous mettre en situation d’inconfort et donc en position propice à la réflexion. En effet, il ne fait aucun doute que l’auteur en appelle au contraire à une attitude orphique face à la nature, dans un rapport non-violent, symbiotique et contemplatif. C’est du reste la métamorphose qui s’opérera en Robinson à la fin de l’ouvrage et qui l’amènera à rejeter l’avidité et le matérialisme pour rester sur Speranza.
Maintenant, dans une considération plus générale de cet éloge de l’Argent, nous pourrions convoquer ici Yuval Harari au travers de son ouvrage « Sapiens : une brève histoire de l'humanité ». L’argent y est présenté en tant que moteur de la conquête du monde par l’humain. Dans son aptitude à coopérer, l’humain se différencie des autres êtres vivants et du monde. Il s’est ainsi rendu maître et possesseur de la nature. Selon Harari, notre capacité à coopérer, à agir collectivement, se fonde sur notre propension à l’imagination. Nous nous appuyons sur des valeurs fictives pour réguler notre capacité à vivre ensemble et l’argent est l’une de ces fictions. L’argent serait ainsi l’une des plus grandes inventions de l’humanité qui permet de communiquer où que l’on soit et quelle que soit la langue, se posant en tant que valeur universelle. L’argent se situerait ainsi au-dessus des valeurs morales ou idéologiques, à l’exemple du Dollars respecté quels que soient les idéaux politiques tant en Chine qu’en Russie et ce même au plus fort des tensions.
Cependant, pouvons-nous pour autant affirmer que les rapports vénaux seront plus féconds en termes de paix et de respect de l’humain qu’un agir en quête d’idéal purement désintéressé ?
Nous serions ici bien éloignés de l’impératif kantien nous enjoignant à ne considérer autrui qu’en tant que fin et jamais comme moyen. Dans notre modèle sociétal, nous avons tous les jours la démonstration des résultats d’un monde dans lequel l’argent et l’avidité guident principalement l’action : destruction de l’environnement et du vivant, exploitation de l’humain, mise en péril de la vie telle que nous la connaissons sur terre….
Nous sommes ici confrontés au péril contre lequel Yuval Hariri nous met en garde : confondre le fictif et la réalité et ce quitte à faire souffrir les entités réelles.
Il semblerait que si l’argent fait avancer le confort, il ne fait pas pour autant avancer l’humanité dans ses valeurs et, si certes se sont souvent les combats désintéressés qui ont fait l’histoire et fait couler le sang, ce sont aussi ceux qui font progresser moralement l’humanité.