Marc Bekoff, Les émotions des animaux, trad. Nicolas Waquet, Rivages poche, 2013.
Est-il nécessaire de déployer un formidable arsenal scientifique pour découvrir ce qui semble être une évidence que le bon sens suffit à connaître ? Les animaux éprouvent des émotions et ils ne nous apparaissent certainement pas comme de simples mécaniques dénuées de conscience dont le comportement est ordonné par la relation stimulus réflexe.
Personne ayant noué des relations proches et aimantes avec un animal ne serait, semble-t-il, incité à soutenir une conception aussi abstraite et stéréotypée, tant elle est éloignée de l'expérience qu'il vit au jour le jour. Pourtant, même dans le monde des éthologues et des spécialistes du comportement animal, attribuer aux animaux des émotions reste une faute capitale, une manière de commettre sans précaution le péché d'anthropomorphisme.
Apercevoir des signes de joie, de tristesse, de souffrance, de gaieté, observer les amusements du jeu ou les rituels du deuil, les expressions du rire ou du chagrin, c'est attribuer indûment aux animaux des manières d'être au monde et de se comporter avec les autres qui sont le propre de l'homme. Tout en étant conscient de transgresser un tabou, Marc Bekoff assume, avec la plus grande assurance, cet anthropomorphisme. C'est là un des apports les plus intéressants de son livre.
Ethologue de renommée mondiale, l'auteur se présente comme un chercheur et un homme amoureux des animaux, invitant à mieux les connaître, à les respecter et à et modifier nos comportements à leur égard. Entre le scientifique, répondant aux règles les plus rigoureuses de l'objectivité, et la personne qui défend avec passion cette cause, nul conflit ni contradiction. La connaissance n'est pas l'ennemie de l'action ni de l'engagement : dans certains cas, elle y conduit. Nulle nécessité non plus d'être indifférent à son objet pour l'observer avec exactitude. Là encore, c'est souvent le contraire : le regard sera d'autant plus attentif et désireux de saisir cliniquement ce qui se montre qu'il est porté par une passion, une ouverture affective qui est le geste même de l'amour. Et dans ce regard, c'est, la vaste palette des émotions éprouvées par les animaux qui apparaît dans son extraordinaire et émouvante variété.
Sans doute, nul être humain ne peut se mettre à la place d'un mammifère, d'un oiseau ou d'un poisson, ni avoir une idée de ce qu'il vit et éprouve – la sympathie s'arrête à cette impossibilité. Mais, à défaut de pouvoir appliquer l'analogie des expériences – je connais votre joie par la joie que j'ai éprouvée, votre tristesse par la tristesse qui m'a frappée – du moins peut on savoir aux signes qu'ils manifestent – et certainement cette connaissance sera-t-elle augmentée par des années d'observation et d'étude – que ce que ce sont là bel et bien des émotions, positives ou négatives, joyeuses ou déplaisantes, de confiance ou de crainte, et non des signes de l'ordre du « comme si » dont on ne peut tirer aucune conclusion.
L'imagination ne trouvera pas à se mettre en branle pour exercer ce transport hors de soi qui est caractéristique du mouvement de la sympathie. Mais ce défaut et cette limite n'interdisent pas de constater l'existence d'émotions que nous pouvons désigner comme telles parce que nous en éprouvons aussi. L'anthropomorphisme, écrit Bekoff, est « un outil linguistique qui permet aux humains d'accéder aux pensées et aux sentiments des animaux ». Le mot important est « linguistique ». La meilleure volonté du monde ne nous dira jamais ce qu'est vivre la vie émotionnelle d'un animal, la manière dont un cochon, un singe, une baleine, un éléphant, un perroquet, une louve sont présents au monde, mais, dotés de tout l'équipement neuroanatomique et neurochimique nécessaire à l'expérience des sentiments et des émotions, ces activités neuronales peuvent être observées et désignées anthropomorphiquement comme des émotions et des sentiments. Le livre fourmille d'exemples éclairants et émouvants. C'est tout un monde qu'une vie d'étude et de lectures scientifiques fait défiler sous nos yeux, attestant que toutes les espèces, à des degrés divers, sont douées de capacités émotives et affectives, jusqu'aux sangsues d'Australie "qui sont des parents dévoués".
S'en tiendra-t-on, cependant, à ce constat qui n'est déjà pas rien, tant les résistances sont solides ? Le geste qui suit s'invite comme une conséquence logique : le devoir de protéger les animaux des souffrances effroyables que les hommes leur infligent et dont la conscience devrait arrêter les formes les plus manifestement inacceptables. Reconnaissons, toutefois, à quel point les mentalités et les comportements ont changé durant les dernières décennies, en partie grâce à des livres comme ceux de Marc Bekoff. Le souci de la cause animale n'a pas seulement conduit à une réforme juridique faisant échapper les animaux, désormais reconnus comme des êtres doués de sensibilité, à la sphère des objets, c'est toute une sphère de plus en plus de vaste de la conscience publique qui s'est emparée de cette cause pour dénoncer les cruautés dont bien peu s'inquiétaient jusqu'à des temps récents et surtout pour modifier, à grande échelle, nos pratiques alimentaires et vestimentaires. Nul besoin d'être un défenseur radical du bien-être animal, ni de partager les présupposés philosophiques de l'antispécisme – et visiblement Bekoff appartient à ce courant de pensée qui insiste sur la continuité entre l'homme et l'animal lesquels se distinguent par degrés seulement, mais non par nature – pour admettre que les animaux éprouvent des émotions et qu'il convient d'en tirer, à titre individuel et collectif, toutes les conséquences éthiques, économiques et politiques qui s'imposent. Et là, reconnaissons que beaucoup reste à faire. Il en va, non seulement du sort réservé aux animaux, mais de notre humanité.
7 commentaires:
J'ai adoré votre article concernant le livre de Marc Bekoff
D autant plus que j ai été bénévole dans un refuge pour chiens et chats pendant 4ans 6 à 8h par jour et que maintenant je suis dogsitter !je suis très investie et concernée par la cause animale pour autant je suis passée par plusieurs étapes de réflexions et encore à l heure d aujourd'hui j essaie de trouver un juste équilibre entre l amour pour les animaux et ne pas faire de l anthropomorphisme qui en fait n est pas bon pour eux !on peut porter énormément d amour à son animal mais j ai appris et surtout compris que les considérer comme des humains et les éduquer comme tel n etait en aucun cas bénéfique pour eux bien au contraire !ils doivent rester à leur place de chiens pour être équilibrés dans leur comportement...
Bref y aurait beaucoup à dire et à débattre sur le sujet..
Surtout que je n'ai évoqué qu un sujet parmis tant d autres..en autre comme par exemple le côté extrême des personnes prônant la protection animale.. en tous cas vous m avez donné envie de lire le livre en question et vos prochains commentaires
L’animal de Descartes, est, heureusement, bien mort. La place revient à l’animal vital. Cette « pitié première » que nous donne Rousseau, semble, non pas donner de crédit de l’homme à l’homme, mais de l’homme au monde.
Ce que Marc Bercoff semble assumer, cet anthropomorphisme, ne montre pas une faiblesse d’interprétation, mais bien une puissance sans fond. Ne voyons-nous pas de l’amour dans les yeux d’un chien ? De la colère ? De la curiosité ? De la tristesse ? Sont-ils de simple machine ? Au-delà des données scientifiques, le mystère de ces êtres nous donne une raison de les aimer, de vouloir les comprendre.
Une vérité humaine-trop-humaine se trouve derrière cette pitié, au monde et aux autres espèces.
Hugo écrivait, à raison « L’enfer n’existe pas pour les animaux, ils y sont déjà. ». Alors devrions-nous tomber dans cet enfer fataliste ?
Malivoir Armand, étudiant en M2 de philosophie , URCA.
L’anthropomorphisme présent dans l’interprétation des émotions des animaux traduit un rapport entre l’humain et l’animal, un lien qui véhicule des sentiments d’affections et de compassion, pouvant mener à une volonté de protection. En ce sens, l’analyse anthropomorphiste a tendance à « favoriser » le sort de certains animaux, en particulier des animaux de compagnie. En revanche, il en va différemment lorsque cette interprétation s’applique à l’évaluation de leur intelligence, et ces différences montrent la nécessité d’objectivité imposée au scientifique qui, comme l’affirme Marc Bekoff, n’entre donc nullement en contradiction avec la passion que l’on peut vouer aux animaux.
Les sensations et émotions diffèrent entre chaque individu, chaque corporalité est unique et ressent les choses à sa manière, mais cela ne nous empêche en aucun cas de comprendre et de poser des mots sur le ressenti d’autrui. De même, Marc Bekoff considère l’anthropomorphisme comme un outil linguistique indispensable et même imposé à l’humain qui cherche à étudier l’animal, à étudier un corps au langage différent du sien. En ce sens, il s’agit de tenter une traduction qui serait la plus légitime et la plus fidèle à la réalité que possible, mais qui ne demeurera qu’une interprétation. D’où l’importance de la méthodologie, de l’objectivité et la rigueur scientifique qui permettront la meilleure interprétation.
Le mouvement antispéciste se montre radical, et non extrême, dans sa volonté de protéger ce qu’il nomme « les autres animaux », puisque l’antispécisme considère l’être humain comme une espèce animale. En effet, ce mouvement interroge les pratiques culturelles impliquant les animaux, les critique et y propose des alternatives. Il semble que le contexte écologique mondial s’accorde avec une telle façon de considérer la situation des animaux, et que malgré les changements juridiques effectués à leur égard, l’anthropomorphisme ne suffit pas à convaincre de la nécessité sanitaire, politique et éthique de leur protection (et en ce sens de la protection de l’environnement). L’être humain semble pourtant avoir un très grand intérêt à se pencher sur ce sujet.
Bonjour Monsieur,
Il est vrai que, hélas, nous avons ce besoin d’appui scientifique pour admettre que nous nous apercevons des similitudes éthiques (le simple fait d’utiliser ce terme peut-être dérangeant) avec une autre espèce que celle humaine. Depuis des siècles, nous avons été inculqués d’une certaine suprématie vis-à-vis de l’espèce animale, qui n’est pas de nature « raisonnable » mais « sensible », Aristote est l’un des premiers à faire cette distinction. Je considère qu’il est légitime de s’intéresser aux animaux, leurs mœurs et leur langage, essayer de les comprendre nous permet de vivre en harmonie avec eux, en dehors d’un conflit de supériorité. Je suis d’accord avec vous sur le fait que « les mentalités et comportements ont changé durant les dernières décennies », je m’aventure à dire même bien plus que des décennies, si l’on rappelle Descartes, par exemple, pour qui les animaux étaient dépourvus de sensibilité… et maintenant, la pensée a grandi, nous reconnaissons désormais les animaux comme des êtres doués de sensibilité, et même avec des droits ! La preuve, comme vous dites, que nous sommes prêts à modifier notre façon de vivre, pour les reconnaître comme des « sujets de droits »…
Lucero
M1 EAD Philosophie
Le retour de la question animale est indissociable de la raréfaction des espèces et de leurs milieux, dans une période que certains nomment déjà l’anthropocène. Il est intéressant de se re-plonger dans certaines conceptions plus anciennes de l’animalité afin de déceler la terrible ironie à l’œuvre dans la façon dont nous nous ressaisissons de cette question.
Pour le philosophe humaniste italien PALMIERI « Beaucoup d’animaux certes sont supérieurs aux hommes par leurs sens (…) mais seulement dans la mesure où les sens les fixes aux choses présentes, car il ne connaissent que peu, voire rien du tout du passé où de ce qui doit advenir » de cela il en précise la condition humaine « L’homme a pour lui la raison, grâce à laquelle, reprenant les choses du passé, il examine et indique celle du présent et prévoit celles de l’avenir, de sortes qu’il (…) peut préparer toutes choses nécessaires à son gouvernement et à sa gestion. ». Pour MARX il en va de même puisque l’animal est prisonnier de son monde et d’une certaine immédiateté, l’animal ne se distingue pas de son activité vitale « Il est cette activité », a contrario de l’Homme qui peut produire « à la mesure de toutes espèces ». Et pour Heidegger on retrouve la même distinction l’animal est Nur-noch-leben « rien de plus que vie » tandis que l’Homme a « la capacité d’anticiper ( Entschlos-senheit) quelque chose à titre de fondement de son action et de sa décision ».
Il est assez ironique que la Philosophie se ressaisisse de la question animale précisément au moment où nos « capacités d’anticipation » pointent vers l’anthropocène sans que rien ne puisse être entrepris pour nous détourner de cet évènement. Avec l’Anthropocène l’Homme est saisi tel que piégé dans son immédiateté lui aussi, incapable de « préparer toutes choses nécessaires à son gouvernement » : comme un animal.
Pourtant la tendance qui se dégage dans la reprise de la question animale n’est pas faite dans ce sens. On ne montre jamais l’Homme comme un animal parmi les autres, mais on procède à l’inverse en familiarisant l’animal à la condition humaine. On parle de « parents » sangsues, de « langage » des corbeaux etc…Après s’être rendus « Maîtres et possesseurs de la Nature » et en bon tortionnaires, nous offrons une dernière mesquinerie au monde animal : en les associant à notre éthos afin d’en tolérer la présence et le partage du vivre-ensemble sur une même planète.
Pourtant la leçon à retirer de l’anthropocène n’est-elle pas précisément de voir l’animal, le végétal et les milieux comme ceux qu’ils sont où, en étant pour eux-mêmes et tels qu’eux-mêmes, ils nous offrent à nous, les conditions essentielles du vivre ?
JeanBaptiste BESCH, M1 EAD Philosophie
Bien que nous considérions de plus en plus les animaux, le regard, comme souligné dans l’article, que nous portons sur eux reste tout de même fortement anthropomorphique, et par conséquent spéciste.
Nous admettons aisément qu’un singe, un chien ou un cheval puisse ressentir de la joie, de la colère ou de la peur, mais qu’en est-il des invertébrés tels que les insectes, les mollusques ou les crustacés ?
Cela ne fait plus aucun doute, actuellement, que cette différence d’appréhension s’explique par la manière dont nous considérons les animaux. Plus l’animal est semblable à l’Animal vaniteux, plus il sera considéré par se dernier.
Cependant, je souhaiterai souligner un autre point en lien avec le terme « linguistique ». En effet, bien qu’entendu dans l’article comme « message neuronal », nous associons les sentiments au langage, verbal et non verbal. Par exemple, lorsque nous avons mal, suite à une blessure, il est courant de le verbaliser oralement et corporellement. Si la douleur n’est pas exprimée, est-elle présente ?
Le langage est le point nodal de la conscience pour grand nombre d’auteurs.
Ainsi, si nous attribuons aux chiens, aux chevaux, aux singes, aux ours, aux rats, aux loups des sentiments, bien plus qu’aux poissons, aux limaces, aux mouches ou encore aux méduses, c’est sans car nous ne parvenons pas à communiquer avec eux. De fait, il est plus difficile de considérer que ces animaux possèdent une conscience, et donc un système sensitif développé.
Nous pouvons nous questionner sur cet aspect : les sentiments doivent-ils nécessairement être exprimés pour être considérés ?
J’ajoute à ma réflexion une vidéo que je vous invite à visionner, illustrant les incroyables capacités de communication de Koko le Gorille, éduquée par l'éthologue Penny Patterson : https://www.youtube.com/watch?v=fR1UPjpcSqM&ab_channel=LeMonde
Bonjour Monsieur,
Je partage les ressentis que vous exposez ici. Mais j'aurais tendance à répondre différemment à la question que vous exposez ("Est-il nécessaire de déployer un formidable arsenal scientifique pour découvrir ce qui semble être une évidence que le bon sens suffit à connaître ?"). Les scientifiques reconnaissent aujourd'hui que les animaux non-humains partagent un ensemble de caractéristiques important avec les êtres humains. L'éthologue Yves Christen déploie dans son ouvrage "L'animal est-il une personne ?" l'état des connaissances scientifiques à ce sujet. Il cite de nombreux spécialistes - dont Marc Bekoff. D'après Yves Christen, le consensus scientifique en la matière défend que les animaux non-humains ressentent des émotions. Et, comme vous l'expliquez, le bon sens suffit à tirer de nos expériences personnelles - non scientifiques - la même conclusion que ces spécialistes. Mais en appeler à l'évidence ou au bon sens n'est, du point de vue des scientifiques qu'ils sont, pas suffisant en ce que le bon sens nous a parfois trompés. Le bon sens nous poussait à croire que la vitesse d'un corps en chute libre était proportionnelle à la masse du corps. Galilée démontra cependant que cette intuition - bien que très largement partagée - était illusoire.
L'anthropomorphisme est donc perçu, à mon sens, par les scientifiques comme un biais duquel il faut essayer de s'affranchir pour s'assurer que les conclusions soient les plus solides possibles. Il s'agit d'une précaution méthodologique utile pour le scientifique et ses pairs. Aussi, la méfiance à l'égard de l'anthropomorphisme ne coïnciderait pas nécessairement avec une indifférence envers l'objet étudié. Marc Bekoff et Yves Christen regardent le monde animal avec objectivité et avec émotion et passion.
Malgré tout ça, je vous rejoins sur l'intérêt émotionnel de l'anthropomorphisme. Les personnes utilisant un langage anthropomorphique pour décrire les animaux non-humains ont une propension à venir en aide aux animaux en détresse plus grande que celle de la population générale. La cause animale ne saurait donc s'en passer.
Sélim A. EAD philosophie.
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