Voici le texte que j'ai écrit deux jours avant les attentats de Paris et que je devais prononcer à Lille dans le cadre du cycle de conférences, organisées par Cité Philo. La conférence a finalement été maintenue. Naturellement, il était impossible de prononcer ce texte. J'en ai repris les idées principales. Un riche débat avec le public s'en est suivi, lors d'une rencontre qui a duré près de deux heures et demi.
Comment les citoyens qui souhaiteraient exercer leur droit à un examen critique des politiques publiques menées au nom de la « guerre contre le terrorisme » - l'expression doit être mise entre guillemets - peuvent-ils exercer cette légitime demande ? Car, de fait, et il faut d'abord insister sur ce point : même dans ce domaine, cette exigence démocratique est légitime.
Cette « guerre » - et elle vise principalement les groupes jihadistes appartenant aux diverses mouvances de l'islamisme radical - se mène dans des zones obscures qui relèvent de la sécurité nationale, de la raison d'État, où les activités des agences de renseignement, les opérations militaires, les décisions politiques, sont couvertes par le secret défense. Dans les faits, elle est tout entière conduite dans un espace où les décisions et les actions échappent à la publicité et à la discussion publique, et cette « discrétion » est justifiée par des raisons essentiellement sécuritaires. Dans le même temps, l'État dispose seul, dans cette affaire, de l'information à laquelle nous autres citoyens n'avons pas accès et lui seul peut présenter au public un discours de légitimation qui ne fait l'objet d'aucune discussion critique – en réalité, il est très largement exempté de l'obligation de donner ses raisons, bien que les politiques menées le soient en notre nom et dans notre intérêt. Manuel Valls pouvait ainsi déclarer sur Europe 1, dimanche 8 novembre : « Nous faisons face à un ennemi extérieur et un ennemi intérieur, à des filières qui sont bien sûr en Syrie et en Irak et tous les jours nos services de renseignement, la DSI (Défense et sécurité internationale ), arrêtent, interpellent des individus qui peuvent représenter un danger ». Nul journaliste ne lui demanda d'apporter le moindre supplément d'information à ces affirmations invérifiables, ni de s'expliquer sur l'emploi, dangereusement connoté, de la notion d'« ennemi intérieur ».
La nécessaire recherche d'une voie médiane critique
Il y a dans cet exercice de la souveraineté de l'État – et peut-être est-ce seulement dans le domaine sécuritaire qu'il reste encore véritablement souverain, ce qui présente bien des avantages - quelque chose que nous devons interroger, même si, formellement, la liberté d'action dont les agences gouvernementales bénéficient est en partie encadrée par des textes législatifs, telle la loi sur le renseignement, entrée en vigueur le 3 octobre 2015. Nous ne voulons pas dire que la lutte contre le terrorisme doive s'exercer dans une candeur qui exigerait que tout soit exposé dans la lumière du jour. Cela serait, évidemment, tout à fait naïf. Mais est-ce à dire que nous autres citoyens soyons entièrement dépossédés de tout droit de regard, que nous devions nous contenter de prendre pour argent comptant ce dont les autorités nous assurent mais qu'aucune autorité indépendante ne vient vérifier ? Comment dès lors trouver un juste milieu ? Un juste milieu entre la sécurité et la garantie des libertés publiques ? Entre la publicité et le secret, l'information et la discrétion, la parole et le silence ? Entre le nécessaire combat contre des formes d'ultra violence, légitimée par une idéologie religieuse meurtrière tout à la fois hyper moderne et archaïque, et la préservation des principes constitutifs d'une société démocratique ? Quelle pourrait bien être cette voie médiane entre les contraintes de l'action politique responsable et les principes éthico-juridiques qui fondent notre système, lorsque le respect du droit devient de plus en plus « élastique » ?
La volonté de tenir, en ces affaires, la position équilibrée d'un « juste milieu » exige que nous soyons collectivement, et pas seulement individuellement, en mesure d'exercer une vigilance qui ne soit ni une critique systématique de nos propres politiques (ignorant la réalité indiscutable – et elle est terrible - de la menace à laquelle nous devons faire face), ni une licence accordée à l'État à la faveur d'une passivité qui ne se scandaliserait d'aucune transgression ni ne demanderait jamais de comptes. Les politiques menées jusqu'à présent ont pourtant été impuissantes à éradiquer le mal, quand elles n'ont pas été manifestement désastreuses. Pour le dire, en bref : quelle place doit-on accorder, dans la lutte contre le terrorisme, à la parole et à la discussion critique, c'est-à-dire à la réflexion en commun ? Sont-elles inévitablement conduites à s'effacer et à se taire ? Et, s'il devait en être ainsi, qu'adviendrait-il alors de la démocratie elle-même et des principes qui la fondent ? Ces questions sont évidemment complexes et, certainement, n'existe-t-il pas de réponses toutes faites. Il faut néanmoins les poser.
Si le travail de la réflexion peut nous être de quelque utilité, c'est dans la mesure où il nous aide à formuler de façon un peu claire les problèmes tels qu'ils se présentent, sous leurs multiples aspects. Cela exige, tout d'abord, que nous ne soyons pas pris dans l'urgence et l'immédiateté de la menace terroriste, que nous acceptions de pratiquer, pour un instant au moins, ce que Socrate appelait un « loisir récréatif » : une mise à distance, une distanciation « intellectuelle » d'avec nos peurs, et les discours et les pratiques qui se nourrissent d'elles. Une liberté de l'esprit assez stoïcienne pour se détacher des passions aveuglantes et des opinions où la raison se perd et renonce à son droit de comprendre.
Quelle vision rationnelle, à la fois analytique et critique, peut-on avoir de la violence djihadiste et de la manière dont les démocraties occidentales y ont fait face depuis le 11-Septembre ? Pour résumer la thèse générale que je défends dans L'ère des ténèbres1, je dirais ceci : tout se passe comme si « la guerre contre le terrorisme » s'était déployée dans une logique manichéenne du « eux » et du « nous », entretenant mimétiquement des violences en miroir sur un espace déterritorialisé dans le mépris du droit, conduisant à des dynamiques de transformation interne de nos sociétés, qui menacent nos principes et remettent gravement en cause nos libertés fondamentales.
La tentation du pire
Commençons par une affirmation préliminaire : le terrorisme islamiste ne constitue pas tant une menace qui mettrait en danger l'intégrité territoriale des sociétés démocratiques, qu'une crise dans laquelle se trouve testée leur capacité de faire face et de répondre aux dangers réels qui les menacent dans la fidélité « spirituelle » à leurs principes. Dans la mesure où le djihadisme islamiste est une réalité avec laquelle nous devrons compter sans doute pendant des décennies, la question fondamentale est de savoir ce qu'il restera de nos sociétés dans une génération ? Comment auront-elles résisté ? S'il y a lieu de s'inquiéter, c'est en raison des politiques qui ont été menées dès le lendemain des attentats du 11-Septembre par le gouvernement des États-Unis. Ne disons pas qu'il s'agit des États-Unis seulement et que nous autres Français ne sommes pas concernés. Demandons-nous honnêtement ce qu'il adviendrait en France si un attentat comparable à celui du 11-Septembre avait lieu ? Et pour beaucoup de spécialistes du renseignement, l'hypothèse que survienne un événement de cette ampleur dans notre pays est hautement probable. Sommes-nous préparés à ne pas céder à la tentation du pire ? Telle est, en effet, la question fondamentale.
Voyez qu'un récent sondage, réalisé quelques mois après les attentats du mois de janvier à Paris, nous apprend que 52% des Français sont désormais favorables au rétablissement de la peine de mort, en particulier, à l'égard des auteurs d'attentats terroristes – une progression de 7 points par rapport à l'année dernière. Et que dire de l'indifférence avec laquelle a été accueilli en France le rapport de la commission sénatoriale américaine, déclassifié en décembre 2014, sur les actes de torture commis par la CIA dans des centres de détention secrets, répartis dans le monde entier, en Europe également, et les mensonges que l'agence de renseignement livra sans discontinuer aux plus hautes autorités de l'exécutif sur l'efficacité de ces méthodes ? A-t-on dénoncé avec la vigueur nécessaire la parole prononcée par le président Obama lorsqu'il déclara, le 2 mai 2011, à la face du monde entier qu'avec l'exécution de Ben Laden « justice est faite ». Mais quelle est cette justice qui n'est pas autre chose que la loi du talion et de la vengeance ? En d'autres temps, cela eût fait hurler les consciences éclairées, bien au-delà du cercle militant des défenseurs des droits de l'homme. Ou encore : comment ne pas s'inquiéter du peu de protestation qu'a soulevé le vote par l'Assemblée Nationale, en juillet 2015, de la loi sur le renseignement laquelle va plus loin encore que le Patriot Act dans les moyens de surveillance légalement accordés aux agences de renseignement, en-dehors de toute autorisation judiciaire ? Une relative indifférence dont témoigne encore le peu de conséquences qu'ont eu sur l'opinion publique les révélations faites par Edward Snowden du système de surveillance global édifié par la NSA et qui auraient dû nous alerter et nous mobiliser collectivement. J'ajouterai à ces pièces d'un puzzle désolant que nul en France ne s'est véritablement ému d'apprendre que le président Hollande, tout comme le président Obama, autorise des exécutions ciblées qui ne sont pas autre chose que des assassinats, et cela visiblement en l'absence de tout scrupule. Le scrupule est pourtant une obligation morale qu'on ne saurait prendre à la légère dans ce genre de décision. Ne faudrait-il pas davantage s'inquiéter sérieusement de la multiplication sous la présidence Obama du recours aux drones armés, lesquels ont fait au total plus de deux milles victimes civiles, dites « collatérales ». Que dire encore des centaines de milliers de morts civils que fit l'intervention militaire américaine en Irak en 2003, justifiée par un mensonge éhonté que la France eut, en son temps, le mérite de ne pas accepter. Une grande partie des désastres auxquels on assiste aujourd'hui au Moyen-Orient est le résultat de cette intervention. Mais quid de l'intervention de la France et de la Grande-Bretagne en Libye laquelle est allée bien au-delà de la protection des populations civiles de Benghazi, visée par la résolution 1973 du Conseil de Sécurité des Nations-Unies ? L'on pourrait multiplier les exemples et montrer que notre conscience morale et plus généralement notre respect des normes fondamentales, sont devenus extraordinairement élastiques, dès lors qu'il s'agit de lutter contre le terrorisme. Quelle image les démocraties donnaient-elles d'elles-mêmes alors que défilaient sur les écrans du monde entier les images des détenus humiliés et torturés dans la prison américaine d'Abou Ghraib en Irak ? Aussi est-ce une sanglante ironie de voir les otages de l'État islamique être symboliquement revêtus, avant d'être égorgés, de l'uniforme orange en vigueur à Guantanamo. On ne saurait mieux exprimer par la puissance de l'image ces violences en miroir qui se répondent mimétiquement, ouvrant à des dynamiques sanglantes dont nous ne voyons aujourd'hui pas la fin.
Le risque d'un suicide démocratique
Aucun tribunal américain, pénal ou civil, n’a jugé les principaux responsables qui autorisèrent ces méthodes de torture, lesquelles, au regard du droit international public et même du droit domestique, auraient été qualifiées de crimes. Parce que ces hommes, le vice-président des États-Unis, le ministre de la Défense et le président lui-même, se trouvaient au plus haut sommet de l'État, de telles poursuites judiciaires, la tenue de procès publics et les condamnations qui s'en seraient probablement suivies étaient, politiquement, tout simplement inenvisageables. Dès les premiers jours de son mandat, le président Obama ferma définitivement la porte à toute aventure judiciaire qui incriminerait les pratiques de l'administration précédente, avec lesquelles il promettait de rompre. Ces actes sont laissés au jugement de l'Histoire, mais nous savons maintenant, grâce au rapport extrêmement détaillé du Sénat américain, quels ils furent et dans quelle absence de cadre et de contrôle, avec quelle impunité totale, ils s'exercèrent. Quant à l'argument de la légitime défense, il servit et continue de servir aux gouvernants de couverture et de justification à toutes sortes d'opérations, voire de crimes, au mépris des conditions strictes fixées par l'article 51 de la Charte de l'ONU2. C'est encore cet argument juridique, mais tordu et falsifié, qui sert de justification publique à l'intervention militaire de la France en Irak, et désormais en Syrie, sans que nous sachions au juste si la poursuite des objectifs visés – on sait maintenant de source officielle quels ils sont : l'élimination, un euphémisme pour dire la liquidation pure et simple, de terroristes français susceptibles de commettre, de diriger ou de commanditer des attentats dans notre pays – a la moindre chance d'être rempli par ces moyens, ce dont on peut légitimement douter. Ne disons donc pas que la peine capitale a été définitivement abolie en France. La réalité, c'est qu'elle a été publiquement rétablie (même si, dans les faits, les opérations secrètes y ont toujours eu recours). Ce rétablissement public de la peine capitale à l'égard de citoyens français soupçonnés de constituer une menace grave, sinon imminente, pour le pays, semble ne gêner personne, et certainement n'embarrasse-t-il aucun de ces intellectuels sur médiatisés qui font régulièrement la une des hebdomadaires à grand tirage. C'est pourtant là le signe manifeste d'une régression morale collective.
Nous entendons régulièrement sur nos chaînes de radio ou télévisées que tel chef terroriste a été tué – c'est-à-dire liquidé – par les forces spéciales, françaises ou autres, au Yémen, en Syrie, en Afghanistan ou ailleurs dans le monde. La diffusion par le gouvernement d'une information qui, en d'autres temps aurait été gardé secrète, est couverte par la certitude qu'elle n'éveillera aucune contestation d'ampleur : elle sera, au contraire, considérée comme digne d'approbation. Autrement dit, l'annonce publique de la liquidation des ennemis de la République relève d'une stratégie politiquement profitable. N'est-ce pas ce que la population dans sa majorité attend et à quoi qu'elle applaudit ? Mais comment ne pas s'inquiéter d'un consentement qui, pour tacite qu'il soit, n'en est pas moins manifeste ? La régression morale est suffisamment avancée pour que ce qui devait rester secret et confidentiel – la commission d'un crime - puisse désormais être publiquement annoncé, sans crainte de protestation et en toute innocence.
Les questions que nous sommes en droit, que nous avons même le devoir de poser aux dirigeants des démocraties occidentales sont pourtant bien moins accommodantes : qu'avons-nous fait ? au nom de quels principes supérieurs ? dans quels buts et avec quels résultats ? Au vu du développement exponentiel de l'islamisme radical depuis 2001, le résultat n'est pas à la hauteur des attentes. C'est peu dire ! Mais quelle politique de santé qui aurait conduit à la propagation d'une épidémie plutôt qu'à son éradication ne ferait pas, au minimum, l'objet d'un sérieux examen critique ? Pour bien des raisons, on est en droit d'affirmer que c'est la pire politique envisageable qui a été suivie par les démocraties occidentales depuis le 11-Septembre. S'il en est bien ainsi, nous devons nous demander comment nous répondrions, en France, à un attentat mené par l'État islamique qui ferait, non pas seulement dix-sept victimes – ce qui est déjà atroce – mais des centaines, voire des milliers de morts civils, incluant des femmes et des enfants ? Il est impératif que nous envisagions à l'avance quelle réponse nous adopterions collectivement face à une telle catastrophe ? Encore faut-il comprendre quelle est la véritable nature de la catastrophe qui nous menace et qui, selon toute vraisemblance, nous attend.
La catastrophe, ce ne fut pas, aux États-Unis, seulement les 2973 morts que firent les attentats du 11-Septembre. La catastrophe, ce fut l'établissement des centres de détention secrets, autorisé une semaine plus tard par le président Bush. La catastrophe, ce fut la pratique à grande échelle des extraditions et des exécutions extra judiciaires. Ce fut, dès janvier 2002, l'ouverture du camp de Guantanamo. Ce fut la casuistique à laquelle se livrèrent les juristes de la Maison-Blanche et du Ministère de la Défense pour donner une justification légale à la pratique de la torture. Ce fut, face à une attaque d'une gravité sans précédent et qui avait frappé au cœur la première démocratie, la violation systématique des principes et des lois qui structurent une démocratie et qui lui donnent son ossature morale. Une telle violation signait la victoire de Ben Laden. Car, dans le fait, sans que l'on s'en soit avisé à l'époque, tel était très exactement le but ultime qu'avaient visé ces attentats.
Le chef d'Al-Qaeda s'en était ouvertement expliqué à un journaliste d'Al-Jazeera, le 21 septembre 2001 : « Je vous le dis, la liberté et les droits de l'homme sont condamnés aux États-Unis. Le gouvernement des États-Unis entraînera le peuple américain – et l'Occident en général – dans un enfer insupportable et une vie étouffante ». Le but, le plan, était ainsi de faire tomber, tête baissée, les démocraties dans le piège d'un cycle de violences sans fin qui les conduirait à la violation de leurs principes et de leurs normes. Et ce piège a parfaitement fonctionné. Pour le dire de façon un peu emphatique, mais qui n'a rien d'excessif : le but du djihadisme islamiste est de créer les conditions d'une terreur qui conduiront les démocraties au suicide, afin de pouvoir triompher d'elles. Aussi est-ce ce suicide – la remise en cause peut-être définitive de certaines de nos libertés et de nos droits fondamentaux (le droit à la privauté et à l'inviolabilité de la personne) – dont nous devons envisager la possibilité, au cas où un attentat d'une gravité extrême se produirait en France. Plus que la possibilité, nous devons faire comme si un telle catastrophe avait déjà eu lieu. Rappelons que dans notre amère expérience de pensée, la catastrophe à laquelle nous songeons ne porte pas sur l'attentat lui-même, mais sur les conséquences qu'il aurait sur notre système politique et normatif - ce que j'appelle le suicide démocratique. Une telle éventualité exige de reconnaître que nos systèmes démocratiques sont, en réalité, fragiles et vulnérables, que l'ardeur avec laquelle nous pensons être disposés à en défendre les principes et les institutions est susceptible d'être amoindrie, et peut-être même tout à fait abolie, si certaines circonstances particulièrement dramatiques venaient à se présenter. Et il est d'une importance cruciale d'avoir conscience de cette vulnérabilité : non seulement de notre système politique dans son ensemble, mais de la nôtre en tant qu'individu et citoyen.
Se représenter une telle situation, avec toute la vivacité d'imagination dont nous sommes capables, conduit à adopter une approche « catastrophiste » de la crise. Il y a cependant, à ce propos, des malentendus à dissiper. Le « catastrophisme éclairé », pour reprendre le titre d'un célèbre ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, n'entend pas faire de la catastrophe un événement inéluctable qu'aucune action ou politique ne serait plus en mesure d'empêcher. Loin de toute forme de fatalisme, le catastrophisme éclairé demande qu'on fasse comme si la catastrophe avait déjà eu lieu pour l'empêcher d'advenir. Autrement dit, une telle démarche de l'esprit s'inscrit dans une conception fondamentalement optimiste, et non défaitiste, comme on le pense trop souvent, de l'action humaine. Il est inutile pour l'heure de développer davantage ce point. Ce qui m'importe, c'est d'appliquer aux inquiétudes qui nous préoccupent la démarche inventive, créatrice, que libère la représentation d'une catastrophe systémique où seraient profondément remis en cause les principes de base d'une démocratie ordonnée. C'est cela que nous devons imaginer, car tel est le but qui est au cœur du projet de l'islamisme djihadiste. Il faut donc en dire quelques mots, ainsi que de l'idéologie qui l'anime.
Le jihadisme et la légitimation idéologique de l'ultra violence
Pour comprendre les formes nouvelles qu'a pris l'islamisme radical, en quoi il se distingue des mouvements fondamentalistes intégristes (qu'il s'agisse du salafisme ou du wahhabisme), il faut s'arrêter aux principes de la doctrine élaborée, dans les années soixante, par un des idéologues les plus influents du djihadisme contemporain, l'égyptien Sayid Qutb.
Membre de la confrérie des Frères Musulmans, Qtub fut interné par Nasser pendant neuf ans dans le camp de concentration de Tira et condamné à mort en 1966. Il n'est pas utile d'entrer, pour l'heure, dans le détail du parcours de cet homme qui fut d'abord un homme de lettres respecté, avant qu'il en vienne à donner une tournure radicale à son interprétation de l'islam. Disons, pour aller à l'essentiel, que celle-ci repose tout entière sur la distinction entre, d'une part, l'islam et, d'autre part, la période pré-islamique des ténèbres (jâhiliyya). Sur la base de cette distinction s'établit une grille de lecture qui n'est pas historique, mais intemporelle et transcendante et qui s'applique, de façon proprement manichéenne, à toute société humaine, y compris aux sociétés musulmanes existantes : « Est jahilite toute société humaine qui n'est pas musulmane de facto, toute société où l'on adore un autre objet que Dieu et Lui seul […] Ainsi, il faut ranger dans cette catégorie l'ensemble des sociétés qui existent de nos jours sur terre », écrit-il dans Signes de piste. Toute société qui obéit à un autre principe que la souveraineté unique de Dieu doit être combattue et détruite, qu'elle se réclame ou non de l'islam. De là vient que les islamistes radicaux s'attaqueront, tout autant aux sociétés occidentales honnies, « l'ennemi lointain » qu'aux sociétés musulmanes, « l'ennemi proche », qui se sont structurées sur le modèle occidental de la souveraineté de l'État-nation. Au cœur de l'idéologie de Qutb se trouve un profond dualisme entre le barbare et le divin, entre l'islam et la jâhiliyya, qui ne laisse place à aucune situation intermédiaire.
Par conséquent, selon Qutb et ses disciples, l'idée qu'il existe quelque chose comme des droits humains inaliénables, appartenant à l'homme en tant que tel, est un blasphème qui insulte la souveraineté divine, tout autant que les principes de l'autonomie du droit positif, la distinction entre la sphère privée et la sphère publique, les droits de la conscience, la tolérance, etc. Entre l'homme et Dieu, toutes les médiations institutionnelles et normatives doivent être abolies : la législation doit reposer sur la seule loi divine.
A l'instauration de ce projet universel, tout à la fois révolutionnaire et archaïque, tout musulman, d'où qu'il vienne et quelle que soit sa nationalité d'origine, doit participer activement. Le jihad, au sens où Qutb l'entend, n'a pas la signification primordiale d'un combat spirituel personnel contre la tentation des passions, relevant de la piété privée, et les moyens qu'il doit prendre ne sont pas seulement ceux de la persuasion et de la prédication, mais, inévitablement, de la violence : « Le Livre n'est plus opératoire, écrit-il encore, c'est au sabre de prendre le relais. » Il en résulte une obligation individuelle au jihad armé, dès lors qu' « à tout moment et en tout lieu, tout musulman est tenu de combattre et de tuer tous les ennemis de l'Islam, mais sans esprit d'hostilité », explique Olivier Carré.
Nous avons là, dans des textes explosifs écrits au sein de l'univers concentrationnaire nassérien, tous les éléments d'un processus de violences extrêmes, idéologiquement justifiées et qui, une vingtaine d'années plus tard, devaient puissamment inspirer Oussama Ben Laden. La guerre sainte, proclamée par les djihadistes contre les Occidentaux mais également contre les États musulmans et leurs ressortissants, jugés traîtres à la foi, ne connaîtra pas de fin avant la victoire finale. Cette idéologie qui légitime « religieusement » le combat pour le triomphe universel de l'islam s'est trouvée renforcée, dans le monde arabo-musulman, par un puissant imaginaire apocalyptique de la fin des temps.
La nécessaire émergence d'une communauté mondiale
Nulle défaite n'est en mesure d'arrêter la détermination de ces combattants qui ne craignent pas la mort, qui utilisent, au nom d'une idéologie totalement rétrograde, les moyens de communication les plus modernes et les plus sophistiqués, pour attirer à eux des recrues, venues du monde entier, et même de nos propres pays, lesquelles répondront aveuglément aux obligations meurtrières d'une religion réduite à son credo le plus simplificateur. Voilà à quoi nous avons affaire, et qui est sans précédent dans l'histoire contemporaine des grands conflits politiques et idéologiques. Il y a lieu d'être saisis d'effroi. Quant à savoir comment nous devons répondre à ce défi mortel, la vérité est triste à dire : nul aujourd'hui ne sait comment s'y prendre. La seule chose certaine, c'est que nous devons nous rassembler pour trouver les réponses efficaces qui seront, en partie militaires, mais en partie seulement, sans renoncer aux principes éthiques et juridiques qui structurent nos sociétés, autrement dit sans y perdre notre âme.
Pour l'heure, la France participe contre Daech à de maigres opérations militaires aériennes qui sont ou bien excessives ou bien insuffisantes et, ce faisant, nous nous exposons imprudemment et, sans doute, inutilement à des représailles mortelles. Nul résultat substantiel ne sera obtenu sans intervention de dizaines de milliers de troupes au sol. Mais c'est à un prix du sang qu'aucun État occidental n'est disposé à payer. De sorte que pour l'heure, nous en faisons trop ou pas assez et sommes condamnés à garder « le couteau à la main », pour reprendre une formule de Machiavel dans Le Prince, étant tout à la fois armés et désarmés, ce qui est la pire des situations. Nous louvoyons à vue, sans stratégie claire ni plan directeur, manipulés par des intérêts locaux qui nous échappent, et les figures du mal sont partout. Pour un mort que fait l'État islamique, Bachard el-Assad en fait sept et Daech, malgré l'atrocité insoutenable de ses actes de barbarie, bénéficie d'une légitimité auprès des populations sunnites en Irak que nous aurions tort de sous estimer : le fait est que les troupes du califat ont été accueillies par elles en libérateurs ! Quelle stratégie poursuivons-nous, alors que la guerre civile en Syrie, avec ces deux cent mille morts, réveille des luttes entre États rivaux – la Turquie, l'Iran, l'Arabie Saoudite - en vue de s'assurer une hégémonie régionale et que menace à tout moment d'exploser le conflit, irrésolu depuis des décennies, entre l'État d'Israël et les palestiniens. Et cette poudrière est en partie le résultat d'interventions visant l'idéal insensé d'introduire la démocratie par la force. Quelle folie !
Comme on peut le déduire de ce tableau sommaire, il est plus que douteux que les États soient les acteurs les mieux à même de résoudre cette crise. Celle-ci s'adresse à la communauté mondiale dans son ensemble, l'enjoignant de prendre conscience d'elle-même, de trouver des formes d'organisation institutionnelles et de se doter de moyens en mesure de faire respecter la concorde entre les hommes tout en réduisant les inégalités économiques qui les divisent avec tant d'injustice et qui les dressent parfois les uns contre les autres. La violence des hommes est toujours, pour une large part, le fruit de la misère et de l'humiliation. L'ultra violence islamiste n'échappe pas à cette loi. C'est peu dire que la tâche devant nous est immense. Mais elle seule est de nature à réenchanter l'avenir et à offrir à nos enfants l'espérance raisonnable d'un monde meilleur.
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