Quel ne fut ma stupéfaction lorsque je suis tombé, il y a une heure à peine, sur le passage suivant de l'admirable biographie écrite par Rosamund Bartlett, Tolstoy, A Russian Life [Profile Books, 2013, p. 114-115] :
"Il n'y avait tout simplement aucune tradition théologique écrite en Russie, à la différence des Eglises catholiques et protestantes, et lorsque l'art de la peinture d'icône déclina au cours du XIXe siècle, après que l'Eglise Orthodoxe a été transformée en un département de l'Etat, c'est la littérature qui prit la place laissée vacante. Ainsi que Gustavson le souligne, le peuple russe commença instinctivement à comprendre le rôle de la littérature comme théologie : "Les images créées par l'artiste étaient considérées avec tout le sérieux de mots qui révèlent la Vérité". La prose de Tolstoï est célébrée pour son réalisme, mais c'est un réalisme très emblématique et de nature religieuse."
Dans Ce bien qui fait mal à l'âme, la littérature comme expérience morale, je défends très exactement la même idée : la littérature doit être comprise comme icône, dès lors qu'elle le lieu où le Bien se manifeste et se rend visible dans ces incarnations que sont Jean Valjean, Mgr Bienvenu, Billy Budd ou le Prince Mychkine, et c'est pour cette raison qu'elles nous touchent et nous bouleversent à jamais.
La littérature comme manifestation du Bien, comme agathophanie, peut-on en revenir à de tels arrières-mondes ? Et pourtant : "Les personnages que nous avons évoqués peuvent, à cette lumière, être « lus » comme des icônes du Bien, et c’est précisément parce qu’ils s’avancent ainsi vers nous que nous les accueillons avec cordialité, tendresse et amour" [Conclusion, p. 261]. Je comprends mieux les raisons de mon insuccès ! Tolstoï, Dostoïevski, Melville et Hugo étaient avant tout des écrivains religieux ! Leurs romans ne mettent pas en scène des personnages moraux, mais de puissantes figures qui doivent seulement être appréhendées d'un point de vue théologique ou métaphysique (ce qui ne veut pas dire selon les lunettes d'une foi particulière). Voilà ce que le sérieux de la lecture exige, qu'on le veuille ou non. Et c'est certainement ce qui dérange le plus !
On se forme l'esprit et le sentiment par les conversations, Pascal
lundi 17 décembre 2018
Recension dans la Revue Etudes
Revue Etudes, juillet 2018, par Gildas Labey
"Quoi de commun entre le personnage de Jean, dans L'angoisse de Salomon de Romain Gary, celui du prince Mychkine, dans L'idiot de Dostoïevski, de Billy, dans Billy Budd, marin d'Hermann Melville, de l'évêque Myriel et de Jean Valjean, dans Les Misérables, d'Anton, dans La pitié dangereuse de Stefan Zweig, d'autres personnages chez Vassili Grossman et Lioudmila Oulitskaïa ? Michel Terestchenko, écrivain et philosophe, montre que, par chacun de ces personnages, fait irruption, sans réflexion ni calcul, une bonté instauratrice ou dévastatrice (comme chez Zweig), puissance et beauté de la vie même, qui fait ressortir le mal du mal et en avive les assauts. On est loin des « bons sentiments » consolateurs, des vertus recommandables, des impératifs moraux. D'où le titre de l'ouvrage, emprunté à un propos des Misérables, après que l'évêque Myriel a donné à Jean Valjean les chandeliers qu'il lui avait volés – geste apparemment insensé – et qui le sauve d'une nouvelle condamnation : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu'on appelle le bagne, l'évêque lui avait fait mal à l'âme. » Tel est ce bien qui fait mal : il saisit un être malgré lui, l'arrache « presque au mépris de sa volonté propre » au cours coutumier de sa vie pour l'engager sur une voie radicale, pour le meilleur ou le pire. D'une écriture limpide, d'une grande acuité d'analyse, ce livre remarquable se conclut par une réflexion sur le sens du roman : ni représentation ni image de la vie, mais présence de la vie même, « manifestée en tant qu'elle nous apparaît », le roman est pour son lecteur l'occasion d'une expérience véritable et, ici, d'une expérience morale."
Ne croyez pas que je cherche à me mettre en avant, en publiant cette aimable chronique de la Revue Etudes. L'honnêteté m'invite à vous dire que "Ce bien qui fait mal à l'âme" a été accueilli, dans la presse, qu'elle soit écrite ou radiophonique, avec la plus parfaite indifférence. Mise à part une très élogieuse chronique sur France Inter de Christilla Pellé-Rouël - et qui m'a fait rougir - aucune émission, ni sur France Culture ni ailleurs, n'a cherché à en parler, à la différence des ouvrages précédents qui avaient reçu bien meilleur accueil médiatique.
Est-ce parce que cette publication ne serait pas digne de la moindre discussion ou recension ? Nombre de mes amis dans le milieu littéraire et qui ont aimé le livre m'ont donné de tout autres raisons, quoique différentes les unes des autres. Qu'un livre traitant de la littérature et du bien - c'était le titre initial qui n'a pas été retenu - tombe dès sa publication dans le silence le plus total comme une pierre au fond de l'eau m'a surpris, je l'avoue, et laissé longtemps perplexe. Le fait est qu'il n'a pas trouvé sa place. Sans doute est-ce qu'évoquer la puissance impitoyable du bien tient de la provocation. La thèse résultait pourtant d'une analyse serrée d'oeuvres magnifiques.
Nul ressentiment dans cette petite mise au point, soyez-en assurés. J'aurais plutôt tendance à penser que ce mur du silence a quelque chose de symptomatique. Le mal intéresse davantage !
www.revue-etudes.com
"Quoi de commun entre le personnage de Jean, dans L'angoisse de Salomon de Romain Gary, celui du prince Mychkine, dans L'idiot de Dostoïevski, de Billy, dans Billy Budd, marin d'Hermann Melville, de l'évêque Myriel et de Jean Valjean, dans Les Misérables, d'Anton, dans La pitié dangereuse de Stefan Zweig, d'autres personnages chez Vassili Grossman et Lioudmila Oulitskaïa ? Michel Terestchenko, écrivain et philosophe, montre que, par chacun de ces personnages, fait irruption, sans réflexion ni calcul, une bonté instauratrice ou dévastatrice (comme chez Zweig), puissance et beauté de la vie même, qui fait ressortir le mal du mal et en avive les assauts. On est loin des « bons sentiments » consolateurs, des vertus recommandables, des impératifs moraux. D'où le titre de l'ouvrage, emprunté à un propos des Misérables, après que l'évêque Myriel a donné à Jean Valjean les chandeliers qu'il lui avait volés – geste apparemment insensé – et qui le sauve d'une nouvelle condamnation : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu'on appelle le bagne, l'évêque lui avait fait mal à l'âme. » Tel est ce bien qui fait mal : il saisit un être malgré lui, l'arrache « presque au mépris de sa volonté propre » au cours coutumier de sa vie pour l'engager sur une voie radicale, pour le meilleur ou le pire. D'une écriture limpide, d'une grande acuité d'analyse, ce livre remarquable se conclut par une réflexion sur le sens du roman : ni représentation ni image de la vie, mais présence de la vie même, « manifestée en tant qu'elle nous apparaît », le roman est pour son lecteur l'occasion d'une expérience véritable et, ici, d'une expérience morale."
Ne croyez pas que je cherche à me mettre en avant, en publiant cette aimable chronique de la Revue Etudes. L'honnêteté m'invite à vous dire que "Ce bien qui fait mal à l'âme" a été accueilli, dans la presse, qu'elle soit écrite ou radiophonique, avec la plus parfaite indifférence. Mise à part une très élogieuse chronique sur France Inter de Christilla Pellé-Rouël - et qui m'a fait rougir - aucune émission, ni sur France Culture ni ailleurs, n'a cherché à en parler, à la différence des ouvrages précédents qui avaient reçu bien meilleur accueil médiatique.
Est-ce parce que cette publication ne serait pas digne de la moindre discussion ou recension ? Nombre de mes amis dans le milieu littéraire et qui ont aimé le livre m'ont donné de tout autres raisons, quoique différentes les unes des autres. Qu'un livre traitant de la littérature et du bien - c'était le titre initial qui n'a pas été retenu - tombe dès sa publication dans le silence le plus total comme une pierre au fond de l'eau m'a surpris, je l'avoue, et laissé longtemps perplexe. Le fait est qu'il n'a pas trouvé sa place. Sans doute est-ce qu'évoquer la puissance impitoyable du bien tient de la provocation. La thèse résultait pourtant d'une analyse serrée d'oeuvres magnifiques.
Nul ressentiment dans cette petite mise au point, soyez-en assurés. J'aurais plutôt tendance à penser que ce mur du silence a quelque chose de symptomatique. Le mal intéresse davantage !
samedi 15 décembre 2018
La nouvelle anthropologie chinoise
La Revue internationale d'anthropologie sociale et culturelle cArgo publie un passionnant dossier consacré à la nouvelle anthropologie chinoise. Passionnant et savant. Les articles, en anglais ou français, peuvent être téléchargés sur le site de la Revue
www.cargo.canthel.fr
En voici le sommaire
Éditorial par Erwan Dianteill & Francis Affergan [Télécharger]
Dossier : The new Chinese anthropology / La nouvelle anthropologie chinoise Coordonné par Ji Zhe & Liang Yongjia
Introduction. Toward a New Chinese Anthropology par Ji Zhe & Liang Yongjia [Download]
The Double Rupture. Central Themes of Historical Anthropology in Contemporary China par Zhang Yahui [Download]
Pour une réévaluation de l’histoire et de la civilisation. Les sources françaises de l’anthropologie chinoise par Xu Lufeng & Ji Zhe [Télécharger]
The Anthropological Study of Religion in China: Contexts, Collaborations, Debates, and Trends par Liang Yongjia [Download]
The “Minzu” Conjecture. Anthropological Study of Ethnicity in post-Mao China par Aga Zuoshi [Download]
Writing Chinese Ethnography of Foreign Societies par Chen Bo [Download]
Le Patrimoine Culturel Immatériel en Chine : enjeux anthropologique et politique. Récits d’expériences croisées d’une Convention UNESCO par Wang Jing [Télécharger]
Afterword: A View from a Relationist Standpoint par Wang Mingming [Download]
Varia
En voici le sommaire
Éditorial par Erwan Dianteill & Francis Affergan [Télécharger]
Dossier : The new Chinese anthropology / La nouvelle anthropologie chinoise Coordonné par Ji Zhe & Liang Yongjia
Introduction. Toward a New Chinese Anthropology par Ji Zhe & Liang Yongjia [Download]
The Double Rupture. Central Themes of Historical Anthropology in Contemporary China par Zhang Yahui [Download]
Pour une réévaluation de l’histoire et de la civilisation. Les sources françaises de l’anthropologie chinoise par Xu Lufeng & Ji Zhe [Télécharger]
The Anthropological Study of Religion in China: Contexts, Collaborations, Debates, and Trends par Liang Yongjia [Download]
The “Minzu” Conjecture. Anthropological Study of Ethnicity in post-Mao China par Aga Zuoshi [Download]
Writing Chinese Ethnography of Foreign Societies par Chen Bo [Download]
Le Patrimoine Culturel Immatériel en Chine : enjeux anthropologique et politique. Récits d’expériences croisées d’une Convention UNESCO par Wang Jing [Télécharger]
Afterword: A View from a Relationist Standpoint par Wang Mingming [Download]
Varia
Gilets jaunes. Que faire ? Qu'en penser aujourd'hui ?
En ces temps de commentaires bavards, voici une analyse remarquable d'Alain Caillé qui fait la synthèse des raisons, anciennes et profondes, de la crise dont le mouvement des Gilets jaunes est l'expression, ouvrant sur l'initiative "convivialiste" pleine de promesse face à l'urgence. Après quoi, entrons dans la ronde du AH !
Gilets jaunes. Que faire ? Qu’en penser aujourd’hui ? par le club des convivialistes.
La crise des formes actuelles de la démocratie que la révolte des gilets jaunes fait éclater au grand jour est si profonde, si complexe, si multidimensionnelle, si lourde d’ambivalences, si riche de belles promesses ou a contraire de lourdes menaces, qu’elle défie toute analyse rapide et à chaud. Personne ne peut raisonnablement se hasarder à prédire comment les choses vont évoluer en France dans les semaines ou les mois qui viennent. Dans cette conjoncture extraordinairement indéterminée, il faut néanmoins essayer de fixer quelques points de repère à peu près assurés, tant sur la nature de la crise que sur son issue souhaitable.
Lénine, on s’en souvient, disait qu’une situation est révolutionnaire lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en-haut ne peuvent plus. Ce n’est pas exactement le cas aujourd’hui, ne serait-ce que parce les gilets jaunes n’aspirent pas à une révolution dont il n’existe par ailleurs plus de modèle et plus guère de champions. Il est clair cependant que ceux qui « ne sont rien » n’en peuvent plus, et que les « premiers de cordée » n’ont plus de prise sur le cours des événements. Mais personne n’a plus prise sur rien, c’est là le deuxième trait à retenir. Dans une société désormais totalement atomisée par quarante ans d’hégémonie d’idéologie néolibérale et de règne d’un capitalisme rentier et spéculatif, il n’y a plus guère de collectifs mais uniquement des individus, des particules élémentaires prises dans des mouvements browniens, qui essaient de retrouver un peu de chaleur humaine et de sens en se référant à des communautés mi réelles mi fantasmatiques. Prise dans la course à la mondialisation, toujours plus intense, toujours plus accélérée, la société française, comme les autres, se fragmente en au moins quatre grands blocs de population qui s’ignorent et s’éloignent toujours plus les uns des autres : 1. Les « élites » qui tirent profit de la mondialisation et pourraient aussi bien vivre ailleurs que là ; 2. Les catégories bien intégrées qui jouissent de revenus, d’un statut et d’une position à peu près assurés (fonctionnaires, salariés en CDI dans des entreprises prospères, dirigeants de PME qui marchent, etc.) ; 3. Les marginalisés, souvent issus de l’immigration, qui vivent dans les « cités » et ont le plus grand mal à accéder au marché de l’emploi ; 4. Les précaires, travailleurs au SMIC, petits retraités, petits commerçant incertains de leur avenir, jeunes au RSA, etc. Ces quatre blocs ne forment plus UNE société. C’est dans le quatrième, qui correspond à peu près à la « France périphérique », que se recrute la grande majorité des gilets jaunes. Si l’augmentation des taxes sur les carburants, sur le diesel notamment, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, la goutte d’essence qui a déclenché l’explosion, c’est à la fois pour des raisons objectives et subjectives. La baisse du pouvoir d’achat des catégories sociales les plus pauvres engendrées (au moins temporairement) par les diverses mesures gouvernementales est attestée par toutes les statistiques. Ajoutée à l’augmentation insolente de celui des plus riches, désormais dispensés d’ISF, elle a provoqué un sentiment d’injustice et une colère qui ne sont pas près de s’apaiser. L’annonce du retrait de cette augmentation ne règle rien. Car ce qu’il faut faire payer au pouvoir actuel, ce n’est pas tant, ce n’est plus tant le montant de la taxe ou d’autres prélèvements, que le mépris qu’il affiche envers les moins bien lotis, rendus responsables de leur sort. Ce déni de reconnaissance, de commune humanité et de commune socialité, n’est pas pardonnable. Face à lui on retrouve le sens du commun. Là où il n’y avait plus qu’isolement et désolation on ressent à nouveau la chaleur et la joie d’être ensemble. Comme dans les mouvements des places, il y a quelques années, c’est aussi ce sentiment qui alimente ce qu’on pourrait appeler le mouvement des carrefours ou de la supposée « plus belle avenue du monde ». Mais une autre dimension, inédite, entre en jeu. Les divers mouvements des places visaient le plus souvent à abattre des dictatures locales. Les gilets jaunes s’en prennent à un pouvoir démocratiquement élu, à l’occasion d’une mesure dont l’enjeu est d’ampleur mondiale : la transition énergétique. À quoi il faut ajouter que se sentant trahis par les élus, étant d’ailleurs massivement abstentionnistes, radicalement « horizontalistes » à l’exact opposé de la verticale du pouvoir affichée par le président Macron, ils refusent toute représentation même issue de leurs rangs. Personne n’est habilité à parler à leur place. Mais face à la multiplicité des problèmes soulevés, comment pourraient-ils parler d’une seule voix et ne pas multiplier des revendications nécessairement contradictoires ?
C’est ici que les analyses développées depuis quelques années par des centaines d’intellectuels alternatifs, théoriciens ou praticiens, français ou étrangers, qui se réclament du convivialisme, peuvent se révéler utiles. Par delà leurs divergences politiques et idéologiques, unis par le sentiment de l’urgence face aux risques d’effondrement planétaire, climatique, écologique, économique, démocratique et moral, ils ont en partage quatre principes qui devraient servir de cadre à toute revendication politique. Le principe de commune humanité s’oppose à toutes les discriminations. Le principe de commune socialité affirme que la première richesse pour les humains est celle des rapports sociaux qu’ils entretiennent, la richesse de la convivance. Le principe de légitime individuation pose le droit de chaque humain à être reconnu dans sa singularité. Le principe d’opposition maîtrisée et créatrice affirme qu’il faut « s’opposer sans se massacrer » (M. Mauss). Tout ceci ne fait pas à soi seul, et de loin, un programme politique. Mais de ces principes il est possible de dériver au moins deux séries de propositions qui semblent particulièrement pertinentes dans le contexte actuel.
En premier lieu, il est clair que tant l’extrême richesse que la misère rendent impossible l’application de ces quatre principes. Dans la mesure où c’est l’explosion des inégalités qui est le premier facteur du dérèglement climatique et écologique, la transition écologique ne pourra s’effectuer que si - principe de Rawls généralisé - elle préserve, au minimum, les conditions matérielles de vie des moins bien lotis (et les améliore, au contraire dans les pays pauvres) et mette à contribution d’abord les plus riches. Augmenter le prix de l’essence, et en particulier du diesel, est nécessaire mais n’est socialement acceptable que si cette augmentation est compensée par une augmentation au moins proportionnelle des bas revenus. Dès cette année il est possible d’engager 40 milliards d’euros au bénéfice des ménages les plus modestes en réaffectant dans le projet de Loi de Finances pour 2019 une partie des avantages exorbitants dont vont bénéficier les entreprises. En effet, le « crédit d’impôt emploi-compétitivité » (CICE) – égal à 6 % du montant des salaires inférieurs à 2,5 fois le Smic versés par les entreprises en 2018 – sera versé pour la dernière fois en 2019, pour un montant de l’ordre de 20 milliards. Il sera remplacé la même année par une baisse des cotisations sociales patronales du même montant. Si bien que, en 2019, les entreprises recevront deux fois le CICE ou son équivalent : 40 milliards, du jamais vu ! Mais, plus généralement, c’est une véritable politique des revenus, durable, qui garantisse à tous, inconditionnellement, un revenu minimum décent qu’il s’agit d’instaurer dans le cadre d’une politique active de lutte contre l’exode fiscal, ce qui passe sans doute par une substitution progressive d’un impôt sur les patrimoine (sur l’actif net) à l’impôt sur le revenu, trop aisément délocalisable et dissimulable.
Par ailleurs, le mouvement des gilets jaunes rend évident ce que tout le monde ressentait déjà : notre système de démocratie représentative parlementaire est à bout de souffle. Cela n’implique pas qu’il faudrait se passer de toute forme de représentativité, au risque de basculer dans le chaos et l’impuissance collective. Mais il nous faut inventer de nouvelles formes d’équilibre entre démocratie représentative, démocratie d’opinion et démocratie directe. Cette dernière pourrait se déployer dans le cadre d’une généralisation de Conventions de citoyens (ou de Conférences de consensus) ayant pour finalité d’éclairer les décisions majeures en matière de politiques publiques ; complétée éventuellement par le tirage au sort annuel d'une Chambre de 500 citoyens – qui pourrait être une quatrième Chambre en plus de l’Assemblée nationale, du parlement, du Conseil économique, social et environnemental. Cette Chambre serait dotée du pouvoir de convoquer un référendum si le Parlement adopte des décisions contraires aux conclusions des Conventions de citoyens. De telles conventions existeraient au plan local, régional et national. Leurs travaux et discussions seraient relayés par la télévision.
« S’opposer sans se massacrer » énonce le quatrième principe convivialiste. Autant dire qu’il ne pourra y avoir d’évolution sociale et démocratique positive que non violente, ce que revendique très justement la majorité des gilets jaunes. Reste à savoir comment conserver ou alimenter l’unité de ceux qui, comme nombre de gilets jaunes sans doute, se reconnaissent dans les principes et les propositions présentés ici. Une solution, adoptée par tout un ensemble de réseaux civiques et écologiques est d’arborer un badge, un badge avec le mot AH !, un nom qui n’appartient à aucun groupe particulier mais à tous, à tout le monde et à personne. Ah !, comme avancer en humanité, anti-hubris, alter humanisme. Contre la folie des grandeurs, de l’argent, du pouvoir et des idéologies (www.ah-ensemble.org)
Le club des convivialistes réunit en France deux centaines d’intellectuels, théoriciens et praticiens. Pour en savoir plus, vous pouvez lire Le Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance (Bord de l’eau, 2013) qui a été traduit dans une dizaine de langues.
www.lesconvivialistes.org
Gilets jaunes. Que faire ? Qu’en penser aujourd’hui ? par le club des convivialistes.
La crise des formes actuelles de la démocratie que la révolte des gilets jaunes fait éclater au grand jour est si profonde, si complexe, si multidimensionnelle, si lourde d’ambivalences, si riche de belles promesses ou a contraire de lourdes menaces, qu’elle défie toute analyse rapide et à chaud. Personne ne peut raisonnablement se hasarder à prédire comment les choses vont évoluer en France dans les semaines ou les mois qui viennent. Dans cette conjoncture extraordinairement indéterminée, il faut néanmoins essayer de fixer quelques points de repère à peu près assurés, tant sur la nature de la crise que sur son issue souhaitable.
Lénine, on s’en souvient, disait qu’une situation est révolutionnaire lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et ceux d’en-haut ne peuvent plus. Ce n’est pas exactement le cas aujourd’hui, ne serait-ce que parce les gilets jaunes n’aspirent pas à une révolution dont il n’existe par ailleurs plus de modèle et plus guère de champions. Il est clair cependant que ceux qui « ne sont rien » n’en peuvent plus, et que les « premiers de cordée » n’ont plus de prise sur le cours des événements. Mais personne n’a plus prise sur rien, c’est là le deuxième trait à retenir. Dans une société désormais totalement atomisée par quarante ans d’hégémonie d’idéologie néolibérale et de règne d’un capitalisme rentier et spéculatif, il n’y a plus guère de collectifs mais uniquement des individus, des particules élémentaires prises dans des mouvements browniens, qui essaient de retrouver un peu de chaleur humaine et de sens en se référant à des communautés mi réelles mi fantasmatiques. Prise dans la course à la mondialisation, toujours plus intense, toujours plus accélérée, la société française, comme les autres, se fragmente en au moins quatre grands blocs de population qui s’ignorent et s’éloignent toujours plus les uns des autres : 1. Les « élites » qui tirent profit de la mondialisation et pourraient aussi bien vivre ailleurs que là ; 2. Les catégories bien intégrées qui jouissent de revenus, d’un statut et d’une position à peu près assurés (fonctionnaires, salariés en CDI dans des entreprises prospères, dirigeants de PME qui marchent, etc.) ; 3. Les marginalisés, souvent issus de l’immigration, qui vivent dans les « cités » et ont le plus grand mal à accéder au marché de l’emploi ; 4. Les précaires, travailleurs au SMIC, petits retraités, petits commerçant incertains de leur avenir, jeunes au RSA, etc. Ces quatre blocs ne forment plus UNE société. C’est dans le quatrième, qui correspond à peu près à la « France périphérique », que se recrute la grande majorité des gilets jaunes. Si l’augmentation des taxes sur les carburants, sur le diesel notamment, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, la goutte d’essence qui a déclenché l’explosion, c’est à la fois pour des raisons objectives et subjectives. La baisse du pouvoir d’achat des catégories sociales les plus pauvres engendrées (au moins temporairement) par les diverses mesures gouvernementales est attestée par toutes les statistiques. Ajoutée à l’augmentation insolente de celui des plus riches, désormais dispensés d’ISF, elle a provoqué un sentiment d’injustice et une colère qui ne sont pas près de s’apaiser. L’annonce du retrait de cette augmentation ne règle rien. Car ce qu’il faut faire payer au pouvoir actuel, ce n’est pas tant, ce n’est plus tant le montant de la taxe ou d’autres prélèvements, que le mépris qu’il affiche envers les moins bien lotis, rendus responsables de leur sort. Ce déni de reconnaissance, de commune humanité et de commune socialité, n’est pas pardonnable. Face à lui on retrouve le sens du commun. Là où il n’y avait plus qu’isolement et désolation on ressent à nouveau la chaleur et la joie d’être ensemble. Comme dans les mouvements des places, il y a quelques années, c’est aussi ce sentiment qui alimente ce qu’on pourrait appeler le mouvement des carrefours ou de la supposée « plus belle avenue du monde ». Mais une autre dimension, inédite, entre en jeu. Les divers mouvements des places visaient le plus souvent à abattre des dictatures locales. Les gilets jaunes s’en prennent à un pouvoir démocratiquement élu, à l’occasion d’une mesure dont l’enjeu est d’ampleur mondiale : la transition énergétique. À quoi il faut ajouter que se sentant trahis par les élus, étant d’ailleurs massivement abstentionnistes, radicalement « horizontalistes » à l’exact opposé de la verticale du pouvoir affichée par le président Macron, ils refusent toute représentation même issue de leurs rangs. Personne n’est habilité à parler à leur place. Mais face à la multiplicité des problèmes soulevés, comment pourraient-ils parler d’une seule voix et ne pas multiplier des revendications nécessairement contradictoires ?
C’est ici que les analyses développées depuis quelques années par des centaines d’intellectuels alternatifs, théoriciens ou praticiens, français ou étrangers, qui se réclament du convivialisme, peuvent se révéler utiles. Par delà leurs divergences politiques et idéologiques, unis par le sentiment de l’urgence face aux risques d’effondrement planétaire, climatique, écologique, économique, démocratique et moral, ils ont en partage quatre principes qui devraient servir de cadre à toute revendication politique. Le principe de commune humanité s’oppose à toutes les discriminations. Le principe de commune socialité affirme que la première richesse pour les humains est celle des rapports sociaux qu’ils entretiennent, la richesse de la convivance. Le principe de légitime individuation pose le droit de chaque humain à être reconnu dans sa singularité. Le principe d’opposition maîtrisée et créatrice affirme qu’il faut « s’opposer sans se massacrer » (M. Mauss). Tout ceci ne fait pas à soi seul, et de loin, un programme politique. Mais de ces principes il est possible de dériver au moins deux séries de propositions qui semblent particulièrement pertinentes dans le contexte actuel.
En premier lieu, il est clair que tant l’extrême richesse que la misère rendent impossible l’application de ces quatre principes. Dans la mesure où c’est l’explosion des inégalités qui est le premier facteur du dérèglement climatique et écologique, la transition écologique ne pourra s’effectuer que si - principe de Rawls généralisé - elle préserve, au minimum, les conditions matérielles de vie des moins bien lotis (et les améliore, au contraire dans les pays pauvres) et mette à contribution d’abord les plus riches. Augmenter le prix de l’essence, et en particulier du diesel, est nécessaire mais n’est socialement acceptable que si cette augmentation est compensée par une augmentation au moins proportionnelle des bas revenus. Dès cette année il est possible d’engager 40 milliards d’euros au bénéfice des ménages les plus modestes en réaffectant dans le projet de Loi de Finances pour 2019 une partie des avantages exorbitants dont vont bénéficier les entreprises. En effet, le « crédit d’impôt emploi-compétitivité » (CICE) – égal à 6 % du montant des salaires inférieurs à 2,5 fois le Smic versés par les entreprises en 2018 – sera versé pour la dernière fois en 2019, pour un montant de l’ordre de 20 milliards. Il sera remplacé la même année par une baisse des cotisations sociales patronales du même montant. Si bien que, en 2019, les entreprises recevront deux fois le CICE ou son équivalent : 40 milliards, du jamais vu ! Mais, plus généralement, c’est une véritable politique des revenus, durable, qui garantisse à tous, inconditionnellement, un revenu minimum décent qu’il s’agit d’instaurer dans le cadre d’une politique active de lutte contre l’exode fiscal, ce qui passe sans doute par une substitution progressive d’un impôt sur les patrimoine (sur l’actif net) à l’impôt sur le revenu, trop aisément délocalisable et dissimulable.
Par ailleurs, le mouvement des gilets jaunes rend évident ce que tout le monde ressentait déjà : notre système de démocratie représentative parlementaire est à bout de souffle. Cela n’implique pas qu’il faudrait se passer de toute forme de représentativité, au risque de basculer dans le chaos et l’impuissance collective. Mais il nous faut inventer de nouvelles formes d’équilibre entre démocratie représentative, démocratie d’opinion et démocratie directe. Cette dernière pourrait se déployer dans le cadre d’une généralisation de Conventions de citoyens (ou de Conférences de consensus) ayant pour finalité d’éclairer les décisions majeures en matière de politiques publiques ; complétée éventuellement par le tirage au sort annuel d'une Chambre de 500 citoyens – qui pourrait être une quatrième Chambre en plus de l’Assemblée nationale, du parlement, du Conseil économique, social et environnemental. Cette Chambre serait dotée du pouvoir de convoquer un référendum si le Parlement adopte des décisions contraires aux conclusions des Conventions de citoyens. De telles conventions existeraient au plan local, régional et national. Leurs travaux et discussions seraient relayés par la télévision.
« S’opposer sans se massacrer » énonce le quatrième principe convivialiste. Autant dire qu’il ne pourra y avoir d’évolution sociale et démocratique positive que non violente, ce que revendique très justement la majorité des gilets jaunes. Reste à savoir comment conserver ou alimenter l’unité de ceux qui, comme nombre de gilets jaunes sans doute, se reconnaissent dans les principes et les propositions présentés ici. Une solution, adoptée par tout un ensemble de réseaux civiques et écologiques est d’arborer un badge, un badge avec le mot AH !, un nom qui n’appartient à aucun groupe particulier mais à tous, à tout le monde et à personne. Ah !, comme avancer en humanité, anti-hubris, alter humanisme. Contre la folie des grandeurs, de l’argent, du pouvoir et des idéologies (www.ah-ensemble.org)
Le club des convivialistes réunit en France deux centaines d’intellectuels, théoriciens et praticiens. Pour en savoir plus, vous pouvez lire Le Manifeste convivialiste. Déclaration d’interdépendance (Bord de l’eau, 2013) qui a été traduit dans une dizaine de langues.
mercredi 7 novembre 2018
Mémoire et histoire, et la nécessaire distinction des ordres
Il est des jours où vous vous demandez si vous êtes bien éveillé, si vous n'avez pas la berlue ou si vous n'êtes pas entré dans l'ère des grandes régressions.
Qu'on puisse songer à honorer la mémoire du Maréchal Pétain aux côtés des autres héros et maréchaux de la Grande Guerre, dont il fait incontestablement partie, est une idée si étrange - c'est vraiment le moins qu'on puisse dire - qu'on se demande franchement ce qu'il lui prend, à notre président. N'avait-il pas travaillé, et sérieusement paraît-il, aux côtés de Paul Ricoeur et collaboré à la rédaction de La mémoire, l'histoire, l'oubli ? Aurait-il oublié la différence première entre le travail de l'historien, la démarche scientifique qui lui est propre et qui laisse place au sens de la complexité et le travail de la mémoire, qui est social et politique, et, par conséquent, d'une toute autre nature ?
Ici, il ne s'agit pas de connaître, mais de conserver le souvenir, et désormais, hélas, c'est généralement le souvenir du pire, tel qu'il s'incarne dans des actes dont des hommes furent très précisément responsables. L'idée qu'on puisse séparer le héros qu'ils ont pu être à un moment de leur vie des grands crimes qu'ils commirent par la suite, fut-ce dans le déclin de leur grand âge, est politiquement, socialement et mémoriellement, non seulement une erreur, mais surtout une faute - une faute grave de surcroît, dès lors qu'elle conduit à la division, à la polémique et non au rassemblement. Pour le dire en bref, la politique de la mémoire, avec ses rites, ses commémorations et ses récits, obéit à des raisons éthiques en vu d'unir les citoyens autour d'un socle de valeurs communes indiscutées et qui sont appelées à être transmises. La recherche de la "vérité" historique - en réalité, c'est bien davantage une interprétation - n'a que faire de cette vocation, dès lors que la connaissance est, en sciences humaines, controversée, sujette à discussion et objection. Si de nombreux historiens protestent ce soir, et je me joins à eux, ce n'est pas pour des raisons morales ni pour s'indigner, mais, et selon des arguments principalement épistémologiques, pour dénoncer une confusion et, là c'est moi qui parle, rétablir la distinction pascalienne des ordres qui est si nécessaire à la paix sociale. Car, au bout du compte, c'est cela qui est en jeu et qui est inutilement ébranlé.
Ici, il ne s'agit pas de connaître, mais de conserver le souvenir, et désormais, hélas, c'est généralement le souvenir du pire, tel qu'il s'incarne dans des actes dont des hommes furent très précisément responsables. L'idée qu'on puisse séparer le héros qu'ils ont pu être à un moment de leur vie des grands crimes qu'ils commirent par la suite, fut-ce dans le déclin de leur grand âge, est politiquement, socialement et mémoriellement, non seulement une erreur, mais surtout une faute - une faute grave de surcroît, dès lors qu'elle conduit à la division, à la polémique et non au rassemblement. Pour le dire en bref, la politique de la mémoire, avec ses rites, ses commémorations et ses récits, obéit à des raisons éthiques en vu d'unir les citoyens autour d'un socle de valeurs communes indiscutées et qui sont appelées à être transmises. La recherche de la "vérité" historique - en réalité, c'est bien davantage une interprétation - n'a que faire de cette vocation, dès lors que la connaissance est, en sciences humaines, controversée, sujette à discussion et objection. Si de nombreux historiens protestent ce soir, et je me joins à eux, ce n'est pas pour des raisons morales ni pour s'indigner, mais, et selon des arguments principalement épistémologiques, pour dénoncer une confusion et, là c'est moi qui parle, rétablir la distinction pascalienne des ordres qui est si nécessaire à la paix sociale. Car, au bout du compte, c'est cela qui est en jeu et qui est inutilement ébranlé.
samedi 3 novembre 2018
Critique du mérite
A propos d'un article de Anca Mihalache, doctorante en philosophie à la Sorbonne et ancienne élève de l'ENS Ulm, paru sur le site du journal Libération : "Sciences humaines, le jeunes chercheurs à l'épreuve du néolibéralisme académique".
Tout se passe comme s'il était entendu que la réussite n'était qu'une affaire de mérite individuel et ne dépendait pas des formations que la société favorise ou au contraire tolère avec une certaine indifférence. Voilà ce qu'il en est aujourd'hui des "humanités" en général, et de la recherche en sciences humaines en particulier : la loi du marché fait qu'on ne les poursuit qu'au prix d'un engagement, d'un renoncement, d'un dévouement proche du sacrifice. Peut-être n'est-ce pas à proprement parler "injuste", mais c'est infiniment désolant. Nous savons tous comme il est plus aisé de trouver sa place sur le marché du travail, lorsque l'on s'oriente vers les sciences, les technologies ou le commerce. Quiconque bénéficie de cet environnement social favorable (éducation, valorisation de certaines tâches, etc.) est en dette vis-à-vis de la société plus qu'il n'est en droit de retirer uniquement pour lui-même, comme une propriété lui appartenant, les bénéfices (en termes de revenu, de statut) liés à son "mérite". On aura beau faire l'apologie de la méritocratie et de l'ascenseur social, si l'on entend par mérite une qualité qui nous revient en propre, et à nous seul, c'est bel et bien là une illusion.
Notons qu'une telle illusion n'est pas constitutive du libéralisme, du moins de tout libéralisme. John Rawls fait une critique radicale du mérite, et c'est un libéral.
www.liberation.net
Tout se passe comme s'il était entendu que la réussite n'était qu'une affaire de mérite individuel et ne dépendait pas des formations que la société favorise ou au contraire tolère avec une certaine indifférence. Voilà ce qu'il en est aujourd'hui des "humanités" en général, et de la recherche en sciences humaines en particulier : la loi du marché fait qu'on ne les poursuit qu'au prix d'un engagement, d'un renoncement, d'un dévouement proche du sacrifice. Peut-être n'est-ce pas à proprement parler "injuste", mais c'est infiniment désolant. Nous savons tous comme il est plus aisé de trouver sa place sur le marché du travail, lorsque l'on s'oriente vers les sciences, les technologies ou le commerce. Quiconque bénéficie de cet environnement social favorable (éducation, valorisation de certaines tâches, etc.) est en dette vis-à-vis de la société plus qu'il n'est en droit de retirer uniquement pour lui-même, comme une propriété lui appartenant, les bénéfices (en termes de revenu, de statut) liés à son "mérite". On aura beau faire l'apologie de la méritocratie et de l'ascenseur social, si l'on entend par mérite une qualité qui nous revient en propre, et à nous seul, c'est bel et bien là une illusion.
Notons qu'une telle illusion n'est pas constitutive du libéralisme, du moins de tout libéralisme. John Rawls fait une critique radicale du mérite, et c'est un libéral.
jeudi 11 octobre 2018
Ce bien qui fait mal à l'âme, La littérature comme expérience morale et métaphysique
Texte de la conférence prononcée hier à l'école doctorale de l'université de Lyon III:
En matière de vertu, il n'est pas rare que nous saisissions plus de choses que nous n'en comprenons clairement et que ce soit le regard qui nous fasse progresser.
Iris Murdoch, La souveraineté du bien
Je vous remercie infiniment de m'avoir invité en ce lieu prestigieux à l'occasion de la parution du livre qui donne titre à mon intervention de ce jour. Et je mesure la difficulté à laquelle je suis confronté tant il est aisé de parler du mal, les aspects étant multiples et l'intérêt jamais démenti, alors que du bien il semblerait qu'il y ait si peu à dire. Le fait est que s'il fallait se nourrir de ce que la tradition philosophique nous livre à ce propos, tout se passe comme si nous étions inévitablement renvoyés à la première aube et que pas grand chose n'ait été gagné sur le temps qui nous sépare de Platon. A distance des siècles, l'idée du Bien garde plus que jamais un air d'imperceptible mystère, à moins que ce ne soit, plus vraisemblablement, une illusion linguistique dont il convient de se déprendre, tant il est vrai que nous ne savons pas de quoi nous parlons lorsque nous parlons du bien. L'incertitude sur l'idée métaéthique du bien a laissé place aux procédures rationnelles d'élaboration du juste et malgré les innombrables débats que la théorie de la justice a suscités depuis une quarantaine d'années, nous sommes là en terrain plus sûr, puisque la méthode empruntée a au moins le mérite de rester « métaphysiquement à la surface », selon l'aveu de Rawls lui-même. Cette mise à l'écart de toute ancrage métaphysique est la condition d'un accord possible entre les partenaires du jeu constitutionnel que Rawls élabore, dans le cadre d'une société respectueuse de la diversité des opinions et du « fait du pluralisme » et bien disposée à ne pas faire des doctrines philosophiques et des croyances religieuses une cause de disputes insolubles, voire de conflits meurtriers. A quoi s'ajoute, la notation de Vassili Grossman que, au nom du bien, ce sont toujours les pires crimes qui ont été commis. On pourrait multiplier à l'infini les objections, langagières, politiques, psychologiques, et même philosophiques, que suscite l'idée du bien laquelle repose tranquillement à l'ère post-métaphysique dans le cimetière abandonné des arrière mondes.
Peu de philosophes seraient aujourd'hui disposés à écrire sérieusement le Bien avec une majuscule, pas plus qu'ils ne le seraient à engager le Mal sur la voie d'une telle hypostase. Seuls quelques écrivains, poètes ou romanciers de grand renom certes, se sont aventurés sur ce terrain – Alexandre Wat, Gustaw Herling, J.-M. Coetzee ou Norman Mailer – mais précisément ce sont des hommes de mots et non de concepts, en sorte qu'il serait imprudent de se fier à leur intuition, confuse et vague, cela va sans dire. Il nous faudra pourtant revenir sur ce préjugé puisque ce sont vers de puissantes figures de la littérature que nous allons bientôt nous tourner. Dans les temps modernes, les ressources les plus fécondes viennent d'abord des philosophes écossais du XVIIIe qui réfutent le présupposé selon lequel l'homme est un être uniquement mu par la considération de son intérêt propre, ne se rapportant à autrui que selon des stratégies égoïstes, conscientes ou inconscientes, lors même qu'elles prennent les apparences du désintéressement le plus sincère. C'est avec cette psychologie morale du soupçon que Hutcheson, Hume et Adam Smith rompent, accordant leur pleine confiance aux dispositions pré-intentionnelles à la bienveillance et à la sympathie. Le désintéressement altruiste, qui se donne pour fin le bien d'autrui, loin d'être une illusion des apparences, se donne à voir dans des actes qui suscitent une approbation sans mélange.
Mais irions-nous jusqu'à dire que les actes de bienveillance ou de bonté humaines que nous applaudissons comme des évidences moralement indiscutables – les actions héroïques des sauveteurs des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple - constituent des manifestations du Bien ? Que le Bien s'y donne à voir, au-delà du bien qu'il fait ? Après tout, on a pu voir dans les camps d'extermination le lieu du Mal (écrit en majuscule), et cela au-delà des souffrances inexprimables subies par les victimes. En sorte qui ni le Bien ni le Mal ne sont déduits de leurs effets ; comme le remarque George Moore dans les Principia Ethica, le bien et le mal sont connus, non analytiquement mais synthétiquement. Et pourrait-on aller jusqu'à soutenir que cette épiphanie du Bien, cette agathophanie, s'éprouve, non seulement dans une intuition intellectuelle, mais inséparablement dans une expérience, impitoyable de surcroît ?
Malgré le titre du livre, on aura compris qu'une telle expérience aussi subversive est bien plus que morale, elle est proprement métaphysique Si elle conduit à une obligation plus irrécusable que tout devoir et toute obligation, c'est que quiconque a fait cette expérience ne peut plus s'y soustraire, pour le meilleur ou pour le pire. Le Bien « ne fait pas de quartier », pour reprendre l'expression d'un ami qui m'est cher, Alain Caillé, et cela devient, à proprement parler, une affaire de vie et de mort. Je soutiendrai que le lieu d'une telle manifestation et d'une telle implication est, poussée à son intensité la plus haute, la littérature. Et plutôt que de parler de façon générale, je m'efforcerai de comprendre ce qui passe, pour les personnages autant que pour nous autres lecteurs, dans un roman où le Bien se révèle dans son énergie, impitoyable en effet, Les Misérables de Victor Hugo.
Brève anecdote
Vous me pardonnerez de revenir sur une anecdote personnelle qui est, à mes yeux, hautement significative du « point de vue » auquel je refuse de renoncer. Une fois le manuscrit du Un si fragile vernis d'humanité achevé, il fut soumis au processus habituel de relecture et de correction de la part de l'éditeur. La personne remarquable avec laquelle je travaillais à l'époque fit toutes sortes de suggestions en vue d'améliorer la clarté, la pertinence du propos – et les remarques étaient parfois assez rudes, croyez-moi. Toutes furent acceptées, sauf une : l'invitation à supprimer le passage suivant que je refusais sans discussion possible : Que les valeurs auxquelles l'être altruiste - [en l'occurrence, il s'agissait des sauveteurs ] - adhère soient relatives à son éducation, à sa culture, à ses convictions religieuses, ne conduit nullement à relativiser le sens de son action qui acquiert une espèce de portée absolue, parce qu'en elle se manifeste la réalité méta-éthique du Bien. Epiphanie du Bien dans l'acte jaillissant d'une obligation éprouvée au plus intime de soi et qui engage la totalité des facultés de l'être. On dira peut-être qu'il n'y a rien d'autre qui se donne à voir dans l'acte altruiste, rayonnant en sa propre lumière, que l'humaine dignité portée à son plus haut point de perfection. Mais il n'est nul besoin de prêter au Bien les traits d'une réalité transcendante, divine, ou de l'inscrire au ciel platonicien des Idées, pour le désigner comme tel. Si l'être altruiste est un homme de bien, ce n'est pas seulement en raison du bien qu'il fait, comme si son acte, indépendamment de son effet, n'avait pas de valeur propre ; au-delà du bénéfice du destinataire, quelque chose se donne à voir, ineffablement saisi par intuition comme la présence ici manifestée – au Chambon par exemple – du Bien incarné. […] Ce Bien, nous ne pouvons le définir, il se donne en une manifestation ineffable dans des figures visibles qui, en l'évidence de leur paraître, se recommandent à notre louange. Ici nous pouvons seulement faire silence. « Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire », écrit René Char [Recherches de la base et du sommet]. Si je cite ce passage, ce n'est évidemment pas pour succomber à une sorte d'auto-complaisance, mais pour faire comprendre le lien qui existe entre ce travail, maintenant un peu ancien, consacré à la destructivité humaine et à l'altruisme et le dernier livre qui aurait pu s'intituler : La littérature et le bien. L'intérêt n'est pas dans le lien, évidemment, mais dans l'intuition persistante que cette continuité travaille et cherche à approfondir.
Les Misérables et l'expérience impitoyable du Bien
On connaît le mot de Bataille, répété à l'envi comme une vérité d'Evangile : « Si la littérature ne s'intéresse pas au mal, elle devient vite ennuyeuse ». La thèse implicite est que si le bien devait constituer la matière d'une œuvre littéraire, celle-ci verserait inévitablement dans l'ennui ou, ce qui est le même, dans une littérature édifiante sans réelle valeur artistique. Je soutiendrai au contraire que la littérature apporte à quiconque s'interroge sur le bien des ressources inépuisables de réflexion et d'un intérêt dont la nature n'est pas seulement théorique mais proprement thérapeutique. Pouvait-il, au reste, en aller autrement dès lors que les œuvres choisies étaient Temps difficiles de Dickens, L'idiot de Dostoïevski, Billy Budd de Herman Melville ou encore Les Misérables de Victor Hugo ?
Je m'en tiendrai aujourd'hui à ce dernier roman qui aura beau avoir été placé au panthéon de la littérature nationale, avec ses personnages qui font comme partie de la famille, Cosette, Fantine, Jean Valjean, Javert, et surtout Gavroche, le gamin fée, s'est-on attardé assez à percevoir et enseigner l'extraordinaire puissance qui le traverse ? La capacité maléfique tout d'abord des institutions humaines lorsqu'elles brisent un être fruste mais bon et le tourne à n'être plus qu'un bloc de haine et de férocité. Tel nous apparaît Jean Valjean au sortir du bagne et, dans cette présentation, Hugo se montre un disciple de Rousseau. On le voit jusque dans la manière dont l'évêque de Digne, Myriel Bienvenu, cherche la cause sociale des crimes plutôt que d'incriminer au premier chef une nature humaine déchue dès le péché originel : « Il disait : Voyons le chemin par où la faute a passé ».
Attardons-nous sur cette figure dont le portrait ouvre le roman et qu'on oublie généralement dans le tableau. Je n'entrerai pas dans le détail des enjeux de cette incarnation évangélique de l'hospitalité et du don de soi dont la bégninité apparente compose en creux une sorte d'anti-Rancé. C'est ainsi que Hugo le construit, semant très précisément quoique discrètement les indices d'un christianisme délié des orgueilleuses austérités de la Trappe et des redoutables fondations dogmatiques que l'augustinisme du XVIIe siècle avait restaurées. Il convient, néanmoins, de ne pas se laisser abuser lorsque, faussement candide, le romancier évoque « les enfantillages presque divins de la bonté », les « puérilités sublimes » de l'évêque Bienvenu. Cette charité un peu niaise, un peu puérile aura trompé bien des lecteurs avertis, jusque Lamartine ou Flaubert que le roman avait indigné, malgré son admiration pour le « vieux crocodile » : « Ce sont des mannequins, des bonshommes en sucre, à commencer par Monseigneur Bienvenu, écrit-il en juillet 1862. Soit, mais avec quelle force le voit-on maintenant se dresser, ce bonhomme, lorsqu'il accueille l'ex-bagnard venu frappé à sa porte après avoir été chassé de toutes les auberges du village et même d'un chenil ? Hugo donne à cette scène toute l'énergie d'une dramaturgie puissamment maîtrisée, mais dont il faut entendre les réponses, aussi performatives qu'un rite initiatique. Et, de fait, c'est bel et bien à un rite de cette sorte auquel nous sommes conviés non seulement d'assister, mais aussi de participer. Et à cet instant, nous ne sommes plus dans un roman dont on pourrait se contenter de raconter l'histoire et les diverses péripéties, pas davantage dans un texte à analyser, sous toutes les coutures. Nous sommes les acteurs du drame, littéralement pris à la gorge autant que l'est Jean Valjean qui n'y comprend goutte.
Souvenez-vous de la scène. L'entrée de l'ex-bagnard, comme un défi, comme une provocation, faite pour susciter la peur et justifier d'avance un nouveau refus : « Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf ans au bagne » Après le bref récit des rejets qu'il vient de subir, après la demande : « Voulez-vous que je reste ? » vient cette réponse, sublime de simplicité : « Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus ». Stupéfait, Jean Valjean croit à un malentendu : « L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table. Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ça. Avez-vous bien entendu ? Je suis un galérien. Un forçat ! Je viens des galères […] Voilà ! Tout le monde m'a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir vous ? » Et de nouveau, comme dans un surenchérissement : « Madame Magloire, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcôve ». Ce n'est pas une réponse, c'est une sentence dont j'aurais volontiers fait le titre de l'ouvrage, si celui choisi n'avait également été tiré de Hugo.
La stupéfaction qui s'ensuit n'est rien en comparaison de celle qui l'attend lorsque, au terme d'une nuit où s'arrachant aux rêveries d'une réalité chancelante et qui vacillera toujours aux grandes heures d'épreuve – le moi est vraiment sans identité chez Hugo – il commet le vol des couverts en argent. Ce mal, dont avant la rencontre avec le petit Saint-Gervais, il n'est déjà plus capable.
L'homme que les gendarmes ramènent chez l'évêque porte sur son visage cet air « morne et abattu », qui sont comme les stigmates de son passé. Mais s'enchaîne soudain une série de stupeurs, surtout lorsque Mgr Bienvenu lui fait presque reproche de n'avoir emporté qu'une partie des objets qu'il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donné les chandeliers aussi […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? » « Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre. ». L'émotion qui saisit l'ancien forçat autant que le lecteur vient du contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don qui échappe à toute norme et que rien ne prépare. « Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir ». Après quoi vient le marché anti faustien qui scelle entre Bienvenu et Jean Valjean la vocation qui arrache ce dernier au mal et le tournera bientôt définitivement au bien ; rupture inaugurale qui ouvre à la rédemption dont Les Misérables feront le récit :
- N'oubliez pas, n'oubliez jamais que m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme. Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec solennité : - Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu. [1, 2, 12]
br> Paroles sublimes, certes, et qui laissent interdit, mais, à y bien réfléchir, de quel droit un homme, aussi vertueux et saint soit-il, peut-il décider de l'orientation qu'un autre homme doit donner à son existence et disposer à sa place de son âme ? De fait, c'est là une bien étrange transaction.
Une transaction bien peu « morale »
Ces paroles de consécration ne peuvent être entendues ni au sens psychologique, ni au sens moral. À la manière d'un baptême, elles tranchent un conflit – titre du chapitre : « L'évêque travaille » - entre, d'une part, les forces d'obscurcissement de l'âme – l'esprit de perdition, le mal – et, d'autre part, le bien, Dieu. Rien en tout cas qui ait à voir avec un contrat qui formaliserait la relation juridique entre deux partenaires liés par des intérêts communs, ni non plus avec la profession de foi du renonçant qui prononce librement ses vœux et s'engage à jamais à pratiquer l'ascèse et la vertu. Etonnante allusion, au contraire, et mensongère, à une promesse, à une parole qui n'a jamais été donnée par Jean Valjean de consacrer les objets volés et son existence tout entière à l'honnêteté et au bien. Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence radicale, différente certes, mais plus puissante que toutes celles qu'il avait subies jusqu'alors - « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » - que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu'on appelle le bagne, l'évêque lui avait fait mal à l'âme, comme une clarté trop vive lui eût fait mal aux yeux en sortant des ténèbres ». La bonté du geste ne suffit à dire ce qui ici se donne à voir et qui arrache et qui effraie presque. La bonté ouvre à l'au-delà d'une présence qui se manifeste en elle, le bien dans son autorité impitoyable et son aveuglante souveraineté. Voudrais-je rendre perceptible le traumatisme de la vision noétique du Bien dans l'allégorie de la caverne, ce sont ces pages des Misérables qui me serviraient de guide. Cette perception traumatique, en cela qu'elle transforme à l'instant même l'être qui l'éprouve, a toutes les allures d'une expérience de mort imminente. Je plaisante à peine.
Jean Valjean, quoiqu'il n'ait pas été l'auteur de cette transaction, quoiqu'il ait vécu le don qui la précède et la prépare comme un traumatisme, quoiqu'il subisse ce qui lui advient avec une passivité empreinte d'effroi, ne cessera de tirer dans ses actes et ses décisions à venir, tout ce que ce geste et ce rachat impliquaient d'exigence absolue. Tout se passe comme si le don dans son excès avait conféré à l'évêque une sorte de droit de propriété sur Jean Valjean. De là vient que se conjuguent ici les obligations d'une nature spirituelle – ce sera jusqu'au sacrifice ultime - et le langage quasi économique de l'achat et de la transaction. Toute autre personne, consciente de ses droits, aurait refusé ce marché comme une atteinte odieuse à sa liberté et à sa dignité. S'il en va autrement, c'est que Valjean est et restera à jamais un être arraché, un misérable. « Je suis le malheureux, je suis le dehors », dira-t-il encore lors de la scène de l'aveu de son identité à Marius, vers la fin du roman [V, 7, 1]. Arraché une première fois par la condamnation que lui vaut le vol d'un morceau de pain ; ici de nouveau arraché par la consécration qui le voue au bien. Mais arraché à quoi ? À son ancien moi ? Et de quel droit ?
Pour Hugo, seule compte, non pas l'identité incertaine du moi, généralement ramenée à ses appétits égoïstes, à ses rôles sociaux ou à ses fonctions, mais la trajectoire de l'âme, soit qu'elle se dégrade soit qu'elle se libère et se purifie, selon les forces qui s'exercent sur elle : « L'homme n'est pas un cercle à un seul centre ; c'est une ellipse à deux foyers. Les faits sont l'un, les idées sont l'autre » [IV, 7, 1]. Cette ubiquité de l'homme est la meilleure définition que l'on puisse donner de la conscience, note Guy Rosa. Et quelle obligation était plus puissante que d'être désormais à la hauteur de ce don insensé des chandeliers ? Quel acte était mieux capable de libérer l'âme du moi et de l'égoïsme ?2 Lorsque viendront ses dernières heures, les chandeliers seront encore là sur la cheminée, comme l'éternel rappel d'une obligation non contractée, si absolue qu'il ne sera jamais possible d'y répondre que par défaut : « Ils sont en argent ; mais pour moi ils sont en or, ils sont en diamant ; ils changent les chandelles qu'on y met en cierges. Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est content de moi. J'ai fait ce que j'ai pu. » [V, 9, 5].
Dans ses actions, dans son existence à venir, Jean Valjean sera à jamais mesuré par un excès : l'excès du don et de la bonté. Ce que le don de l'évêque introduit, ce n'est pas la dynamique maussienne d'une obligation de rendre et de rendre toujours plus, mais, consacrée par les paroles qui vouent Jean Valjean au bien, une obligation d'être la hauteur du geste qui inaugure dans sa vie un nouveau commencement, une vocation qui sera toujours et nécessairement en défaut de sa tâche. Le schéma d'analyse qu'il convient d'adopter n'est pas psychologique – quelle que soit la place laissée à l'inconscient : autre manière de défaire le moi -, il n'entre pas non plus dans les cadres de la morale dont les principes sont ici bafoués (mensonge, mépris des droits de la personne et de sa liberté) : il est proprement spirituel et théologique.
L'aspect théologique - en l'occurrence il est proprement chrétien - se voit à ceci que la bonté de l'évêque, qui voue et prédestine Jean Valjean à une vie nouvelle, correspond analogiquement au don premier de l'amour divin que rien en l'homme ne mérite, qu'il devra, une fois baptisé, imiter mais qu'il ne pourra jamais égaler, moins encore surpasser. En sorte qu'il n'est pas de juste, en effet, qui, au terme de sa vie, puisse dire rien de plus, quelques soient le bien et les sacrifices accomplis et la vertu dont il aura fait preuve : j'ai fait ce que j'ai pu.
S'il s'agit de correspondre autant que faire se peut à cette prédestination humaine au Bien, ce n'est pas à la faveur d'un choix de la volonté pure et désintéressée, mais d'une obéissance, au sens où l'entend Simone Weil : « La volonté est obéissance et non résolution ». Jean Valjean est l'incarnation de cette obéissance poussée jusqu'à bout de ce qu'elle implique de sacrifice et de désappropriation de soi – grand retour dans l'oeuvre du quiétisme du Grand Siècle avec lequel on supposait à tort que Hugo avait rompu.
La double énergie du bien
Il ne faudrait pas en conclure, cependant, que la manifestation du bien est toujours la source d'une régénération. Rien ne révèle davantage sa nature proprement subversive et, pour cette raison, destructrice de l'ordre social, que la manière dont Javert y répond.
Ce que Javert personnifie, le roman le dit dès sa première confrontation avec Jean Valjean : « L'ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la société tout entière » [1, 5, 13]. Il y a dans ce fanatique absolu qui « n'admettait pas d'exceptions » ce que dira Hannah Arendt à propos d'Eichmann : une « obéissance de cadavre »3, un homme pour qui toute atteinte aux autorités, à la loi et à l'ordre social est une offense, jaillirait-elle de la bonté humaine, c'est-à-dire d'une loi qui est au-dessus de la loi. Javert « eût arrêté son père s'évadant du bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l'eût fait avec une sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu ». On eu pu dire de lui, ce que Hugo dit du révolutionnaire Cimourdain dans Quatrevingt-Treize : « Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il y avait en lui de l'absolu ». Tous deux incarnent, dans leur « vertu inaccessible et glaciale », des inexorables (titre que Hugo avait songé à donner à ce dernier roman).
La bonté qui « désorganise » l'ordre social, la bonté opposée à la justice qui est application de la loi et qui ne fait acception de personne, pas même de soi, la bonté folle qui dans son excès est au-dessus de toute morale, Javert l'éprouvera dans ce qu'elle a de proprement destructeur lorsque Jean Valjean le sauve de l'exécution, après qu'il a été capturé par les insurgés, refusant de « prendre sa revanche », ainsi que l'invite Javert : « Vous m'ennuyez. Tuez-moi plutôt […] Allez-vous en, dit Jean Valjean » [V, 1, 19]. Jean Valjean déchargera les pistolets en l'air - titre du chapitre : « Jean Valjean se venge » - et Javert, chose plus insensée encore, le laissera partir alors qu'il est prêt à se livrer et qu'il tient enfin celui dont la capture imminente l'avait, en une autre circonstance, conduit au point de la jouissance et, si l'on entend l'allusion, de l'orgasme4. Voici qu'il se trouve confronté à une crise intérieure où la parfaite identité à soi qu'il avait toujours connue et qui l'avait tenu à l'abri de toute interrogation, de tout conflit de conscience, se défait : « Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être simple » [V, 4, 1]. En libérant Jean Valjean, il avait, à son insu presque, du moins à l'encontre de tous ses principes, répondu à une dette :
Sa situation était inexprimable. Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain pied avec un repris de justice, et lui payer un service avec un autre service ; se laisser dire : Va-t-en, et lui dire à son tour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être ; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience ; que toutes ces absurdités se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce dont il était atterré. Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui eût fait grâce, et une chose l'avait pétrifié, c'était que, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean. Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus. [V, 4, 1]
C'est toute l'économie du don et du contre-don - grâce pour grâce - qui ici impose sa force subversive, créant entre les partenaires une loi de l'échange réciproque. Si cette économie circulaire est insupportable, ce n'est pas parce qu'elle constitue un « fait social total », comme dans les sociétés qu'étudie Marcel Mauss, mais, au contraire, parce qu'elle remet en cause, ébranle, attaque l'ordre social et ses normes géométriques, tels que Javert les connaît et les épouse. Et d'où vient la dette subrepticement contractée ? De la bonté initiale de Jean Valjean qui s'impose à Javert avec toute la pesanteur d'une obligation qui, dans son excès, réduit en poussière ses principes et son sens du devoir, car, de fait, ce qu'il découvre, perdu, anéanti, c'est que « il y a donc quelque chose de plus que le devoir » :
Jean Valjean, c'était là le poids qu'il avait sur l'esprit. Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les points d'appui de toute sa vie s'écroulaient devant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers Javert l'accablait. [Id.]
La bonté folle de l'évêque avait illuminé l'âme de Jean Valjean ; la bonté de Jean Valjean accable l'âme de Javert. Double énergie de la bonté, comme de l'amour, qui conduit l'un à la régénération, l'autre à un sentiment de négation, de totale dégradation de soi :
Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d'être bon. Donc il se dépravait. [Id.]
Métaphysiquement, c'est là la corruption monstrueuse du monde dans lequel il avait toujours vécu, celui des tribunaux, des « sentences exécutoires », de la police et de l'autorité, le monde des choses et des places établies : « défini, coordonné, enchaîné, précis, circonscrit, limité, fermé » où « tout est prévu » et au profit de quoi ? de l'irrégulier, de l'inattendu, de « l'ouverture désordonnée du chaos », de ces « régions inférieures » qui sont le fait « des rebelles, des mauvais et des misérables » et que la bonté difforme, celle de Jean Valjean puis la sienne, l'appelle à rejoindre.
Que reste-t-il ? Une « immense difficulté d'être » que Javert résoudra seulement par le suicide, la noyade dans le gouffre du fleuve, où son corps est emporté, sans laisser trace de convulsions, rejoignant à son tour « la foule invisible des misérables », note Guy Rosa,5 cette « race des bohêmes dont il était ». La bonté l'aura vaincu, non pour le sauver, mais anéantir ce qui à quoi son identité tenait. Titre du chapitre : « Javert déraille ». La bonté fut pour l'un source de vie et de résurrection, pour l'autre, force de désorganisation et de destruction et qui mène à la mort. Double énergie du bien, comme de l'amour, qui sauve l'un et détruit l'autre, selon que l'être est en mesure ou non de l'accueillir. C'est là une proposition parfaitement conforme à certaine interprétation théologique du paradis et de l'enfer.
Le bien au-delà de la bonté
Je voudrais conclure cet exposé trop long, et je m'en excuse, avec ces paroles si justes d'Iris Murdoch qui était tout à la fois une philosophe de premier plan et une romancière à part entière : « Le bien est toujours au-delà du donné et c'est de cet au-delà qu'il exerce son autorité ». Nul roman plus que Les Misérables n'offre au bien un espace d'apparition plus exigeant et c'est cette exigence, je crois, que nous sommes invité à nous mesurer à notre tour. Parce qu'il est sans merci, on ne saurait réduire le bien à ses conséquences ni ses effets bénéfiques et certainement échappe-t-il à tout calcul des utilités. Si le bien se manifeste comme bonté, nous ne sommes pas la mesure de la bonté du bien. Ramenée à la considération éclairée de nos intérêts ou de notre bonheur, la notion de bonté est frappée d'équivoque. Raison pour laquelle Malebranche rechignait à dire de Dieu qu'il est bon : « Enfants que nous sommes, toujours nous voulons un Dieu qui réponde à nos désirs, chacun ne pouvant manquer de se considérer comme le « centre de l'univers ». Jean Valjean, tel un nouveau Job, apprendra ce qu'il en coûte de tomber entre les mains du Bien au prix d'épreuves qui le conduisent au bord du gouffre et du désespoir. Il fallait tout le génie de Hugo pour nous entraîner sur le chemin de cette expérience crucifiante et de l'arrachement sans répit et sans limite – la loi et l'ordre du monde volent en éclat - à quoi ce roman-icône nous invite, ère post-métaphysique ou pas. Si je dis « roman-icône », c'est, en effet, parce que le roman est un espace d'apparition où ce qui se montre, se révèle nous engage à notre tour dans une expérience métaphysique irrécusable où notre liberté ne s'éprouve pas comme choix, intention ou « bonne volonté », mais comme obéissance à ce qui la saisit et nous élève sans pitié au-delà des attentes de notre petit moi. Rien n'est plus effrayant ni plus magnifique.
Je vous remercie de votre attention.
En matière de vertu, il n'est pas rare que nous saisissions plus de choses que nous n'en comprenons clairement et que ce soit le regard qui nous fasse progresser.
Iris Murdoch, La souveraineté du bien
Je vous remercie infiniment de m'avoir invité en ce lieu prestigieux à l'occasion de la parution du livre qui donne titre à mon intervention de ce jour. Et je mesure la difficulté à laquelle je suis confronté tant il est aisé de parler du mal, les aspects étant multiples et l'intérêt jamais démenti, alors que du bien il semblerait qu'il y ait si peu à dire. Le fait est que s'il fallait se nourrir de ce que la tradition philosophique nous livre à ce propos, tout se passe comme si nous étions inévitablement renvoyés à la première aube et que pas grand chose n'ait été gagné sur le temps qui nous sépare de Platon. A distance des siècles, l'idée du Bien garde plus que jamais un air d'imperceptible mystère, à moins que ce ne soit, plus vraisemblablement, une illusion linguistique dont il convient de se déprendre, tant il est vrai que nous ne savons pas de quoi nous parlons lorsque nous parlons du bien. L'incertitude sur l'idée métaéthique du bien a laissé place aux procédures rationnelles d'élaboration du juste et malgré les innombrables débats que la théorie de la justice a suscités depuis une quarantaine d'années, nous sommes là en terrain plus sûr, puisque la méthode empruntée a au moins le mérite de rester « métaphysiquement à la surface », selon l'aveu de Rawls lui-même. Cette mise à l'écart de toute ancrage métaphysique est la condition d'un accord possible entre les partenaires du jeu constitutionnel que Rawls élabore, dans le cadre d'une société respectueuse de la diversité des opinions et du « fait du pluralisme » et bien disposée à ne pas faire des doctrines philosophiques et des croyances religieuses une cause de disputes insolubles, voire de conflits meurtriers. A quoi s'ajoute, la notation de Vassili Grossman que, au nom du bien, ce sont toujours les pires crimes qui ont été commis. On pourrait multiplier à l'infini les objections, langagières, politiques, psychologiques, et même philosophiques, que suscite l'idée du bien laquelle repose tranquillement à l'ère post-métaphysique dans le cimetière abandonné des arrière mondes.
Peu de philosophes seraient aujourd'hui disposés à écrire sérieusement le Bien avec une majuscule, pas plus qu'ils ne le seraient à engager le Mal sur la voie d'une telle hypostase. Seuls quelques écrivains, poètes ou romanciers de grand renom certes, se sont aventurés sur ce terrain – Alexandre Wat, Gustaw Herling, J.-M. Coetzee ou Norman Mailer – mais précisément ce sont des hommes de mots et non de concepts, en sorte qu'il serait imprudent de se fier à leur intuition, confuse et vague, cela va sans dire. Il nous faudra pourtant revenir sur ce préjugé puisque ce sont vers de puissantes figures de la littérature que nous allons bientôt nous tourner. Dans les temps modernes, les ressources les plus fécondes viennent d'abord des philosophes écossais du XVIIIe qui réfutent le présupposé selon lequel l'homme est un être uniquement mu par la considération de son intérêt propre, ne se rapportant à autrui que selon des stratégies égoïstes, conscientes ou inconscientes, lors même qu'elles prennent les apparences du désintéressement le plus sincère. C'est avec cette psychologie morale du soupçon que Hutcheson, Hume et Adam Smith rompent, accordant leur pleine confiance aux dispositions pré-intentionnelles à la bienveillance et à la sympathie. Le désintéressement altruiste, qui se donne pour fin le bien d'autrui, loin d'être une illusion des apparences, se donne à voir dans des actes qui suscitent une approbation sans mélange.
Mais irions-nous jusqu'à dire que les actes de bienveillance ou de bonté humaines que nous applaudissons comme des évidences moralement indiscutables – les actions héroïques des sauveteurs des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, par exemple - constituent des manifestations du Bien ? Que le Bien s'y donne à voir, au-delà du bien qu'il fait ? Après tout, on a pu voir dans les camps d'extermination le lieu du Mal (écrit en majuscule), et cela au-delà des souffrances inexprimables subies par les victimes. En sorte qui ni le Bien ni le Mal ne sont déduits de leurs effets ; comme le remarque George Moore dans les Principia Ethica, le bien et le mal sont connus, non analytiquement mais synthétiquement. Et pourrait-on aller jusqu'à soutenir que cette épiphanie du Bien, cette agathophanie, s'éprouve, non seulement dans une intuition intellectuelle, mais inséparablement dans une expérience, impitoyable de surcroît ?
Malgré le titre du livre, on aura compris qu'une telle expérience aussi subversive est bien plus que morale, elle est proprement métaphysique Si elle conduit à une obligation plus irrécusable que tout devoir et toute obligation, c'est que quiconque a fait cette expérience ne peut plus s'y soustraire, pour le meilleur ou pour le pire. Le Bien « ne fait pas de quartier », pour reprendre l'expression d'un ami qui m'est cher, Alain Caillé, et cela devient, à proprement parler, une affaire de vie et de mort. Je soutiendrai que le lieu d'une telle manifestation et d'une telle implication est, poussée à son intensité la plus haute, la littérature. Et plutôt que de parler de façon générale, je m'efforcerai de comprendre ce qui passe, pour les personnages autant que pour nous autres lecteurs, dans un roman où le Bien se révèle dans son énergie, impitoyable en effet, Les Misérables de Victor Hugo.
Brève anecdote
Vous me pardonnerez de revenir sur une anecdote personnelle qui est, à mes yeux, hautement significative du « point de vue » auquel je refuse de renoncer. Une fois le manuscrit du Un si fragile vernis d'humanité achevé, il fut soumis au processus habituel de relecture et de correction de la part de l'éditeur. La personne remarquable avec laquelle je travaillais à l'époque fit toutes sortes de suggestions en vue d'améliorer la clarté, la pertinence du propos – et les remarques étaient parfois assez rudes, croyez-moi. Toutes furent acceptées, sauf une : l'invitation à supprimer le passage suivant que je refusais sans discussion possible : Que les valeurs auxquelles l'être altruiste - [en l'occurrence, il s'agissait des sauveteurs ] - adhère soient relatives à son éducation, à sa culture, à ses convictions religieuses, ne conduit nullement à relativiser le sens de son action qui acquiert une espèce de portée absolue, parce qu'en elle se manifeste la réalité méta-éthique du Bien. Epiphanie du Bien dans l'acte jaillissant d'une obligation éprouvée au plus intime de soi et qui engage la totalité des facultés de l'être. On dira peut-être qu'il n'y a rien d'autre qui se donne à voir dans l'acte altruiste, rayonnant en sa propre lumière, que l'humaine dignité portée à son plus haut point de perfection. Mais il n'est nul besoin de prêter au Bien les traits d'une réalité transcendante, divine, ou de l'inscrire au ciel platonicien des Idées, pour le désigner comme tel. Si l'être altruiste est un homme de bien, ce n'est pas seulement en raison du bien qu'il fait, comme si son acte, indépendamment de son effet, n'avait pas de valeur propre ; au-delà du bénéfice du destinataire, quelque chose se donne à voir, ineffablement saisi par intuition comme la présence ici manifestée – au Chambon par exemple – du Bien incarné. […] Ce Bien, nous ne pouvons le définir, il se donne en une manifestation ineffable dans des figures visibles qui, en l'évidence de leur paraître, se recommandent à notre louange. Ici nous pouvons seulement faire silence. « Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire », écrit René Char [Recherches de la base et du sommet]. Si je cite ce passage, ce n'est évidemment pas pour succomber à une sorte d'auto-complaisance, mais pour faire comprendre le lien qui existe entre ce travail, maintenant un peu ancien, consacré à la destructivité humaine et à l'altruisme et le dernier livre qui aurait pu s'intituler : La littérature et le bien. L'intérêt n'est pas dans le lien, évidemment, mais dans l'intuition persistante que cette continuité travaille et cherche à approfondir.
Les Misérables et l'expérience impitoyable du Bien
On connaît le mot de Bataille, répété à l'envi comme une vérité d'Evangile : « Si la littérature ne s'intéresse pas au mal, elle devient vite ennuyeuse ». La thèse implicite est que si le bien devait constituer la matière d'une œuvre littéraire, celle-ci verserait inévitablement dans l'ennui ou, ce qui est le même, dans une littérature édifiante sans réelle valeur artistique. Je soutiendrai au contraire que la littérature apporte à quiconque s'interroge sur le bien des ressources inépuisables de réflexion et d'un intérêt dont la nature n'est pas seulement théorique mais proprement thérapeutique. Pouvait-il, au reste, en aller autrement dès lors que les œuvres choisies étaient Temps difficiles de Dickens, L'idiot de Dostoïevski, Billy Budd de Herman Melville ou encore Les Misérables de Victor Hugo ?
Je m'en tiendrai aujourd'hui à ce dernier roman qui aura beau avoir été placé au panthéon de la littérature nationale, avec ses personnages qui font comme partie de la famille, Cosette, Fantine, Jean Valjean, Javert, et surtout Gavroche, le gamin fée, s'est-on attardé assez à percevoir et enseigner l'extraordinaire puissance qui le traverse ? La capacité maléfique tout d'abord des institutions humaines lorsqu'elles brisent un être fruste mais bon et le tourne à n'être plus qu'un bloc de haine et de férocité. Tel nous apparaît Jean Valjean au sortir du bagne et, dans cette présentation, Hugo se montre un disciple de Rousseau. On le voit jusque dans la manière dont l'évêque de Digne, Myriel Bienvenu, cherche la cause sociale des crimes plutôt que d'incriminer au premier chef une nature humaine déchue dès le péché originel : « Il disait : Voyons le chemin par où la faute a passé ».
Attardons-nous sur cette figure dont le portrait ouvre le roman et qu'on oublie généralement dans le tableau. Je n'entrerai pas dans le détail des enjeux de cette incarnation évangélique de l'hospitalité et du don de soi dont la bégninité apparente compose en creux une sorte d'anti-Rancé. C'est ainsi que Hugo le construit, semant très précisément quoique discrètement les indices d'un christianisme délié des orgueilleuses austérités de la Trappe et des redoutables fondations dogmatiques que l'augustinisme du XVIIe siècle avait restaurées. Il convient, néanmoins, de ne pas se laisser abuser lorsque, faussement candide, le romancier évoque « les enfantillages presque divins de la bonté », les « puérilités sublimes » de l'évêque Bienvenu. Cette charité un peu niaise, un peu puérile aura trompé bien des lecteurs avertis, jusque Lamartine ou Flaubert que le roman avait indigné, malgré son admiration pour le « vieux crocodile » : « Ce sont des mannequins, des bonshommes en sucre, à commencer par Monseigneur Bienvenu, écrit-il en juillet 1862. Soit, mais avec quelle force le voit-on maintenant se dresser, ce bonhomme, lorsqu'il accueille l'ex-bagnard venu frappé à sa porte après avoir été chassé de toutes les auberges du village et même d'un chenil ? Hugo donne à cette scène toute l'énergie d'une dramaturgie puissamment maîtrisée, mais dont il faut entendre les réponses, aussi performatives qu'un rite initiatique. Et, de fait, c'est bel et bien à un rite de cette sorte auquel nous sommes conviés non seulement d'assister, mais aussi de participer. Et à cet instant, nous ne sommes plus dans un roman dont on pourrait se contenter de raconter l'histoire et les diverses péripéties, pas davantage dans un texte à analyser, sous toutes les coutures. Nous sommes les acteurs du drame, littéralement pris à la gorge autant que l'est Jean Valjean qui n'y comprend goutte.
Souvenez-vous de la scène. L'entrée de l'ex-bagnard, comme un défi, comme une provocation, faite pour susciter la peur et justifier d'avance un nouveau refus : « Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf ans au bagne » Après le bref récit des rejets qu'il vient de subir, après la demande : « Voulez-vous que je reste ? » vient cette réponse, sublime de simplicité : « Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus ». Stupéfait, Jean Valjean croit à un malentendu : « L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table. Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ça. Avez-vous bien entendu ? Je suis un galérien. Un forçat ! Je viens des galères […] Voilà ! Tout le monde m'a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir vous ? » Et de nouveau, comme dans un surenchérissement : « Madame Magloire, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcôve ». Ce n'est pas une réponse, c'est une sentence dont j'aurais volontiers fait le titre de l'ouvrage, si celui choisi n'avait également été tiré de Hugo.
La stupéfaction qui s'ensuit n'est rien en comparaison de celle qui l'attend lorsque, au terme d'une nuit où s'arrachant aux rêveries d'une réalité chancelante et qui vacillera toujours aux grandes heures d'épreuve – le moi est vraiment sans identité chez Hugo – il commet le vol des couverts en argent. Ce mal, dont avant la rencontre avec le petit Saint-Gervais, il n'est déjà plus capable.
L'homme que les gendarmes ramènent chez l'évêque porte sur son visage cet air « morne et abattu », qui sont comme les stigmates de son passé. Mais s'enchaîne soudain une série de stupeurs, surtout lorsque Mgr Bienvenu lui fait presque reproche de n'avoir emporté qu'une partie des objets qu'il lui avait donnés : « Ah ! Vous voilà ! Je suis aise de vous voir. Eh bien, mais ! Je vous avais donné les chandeliers aussi […] Pourquoi ne les avez-vous pas emportés avec vos couverts ? » « Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vénérable évêque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre. ». L'émotion qui saisit l'ancien forçat autant que le lecteur vient du contraste entre le naturel des propos et le caractère insensé du don qui échappe à toute norme et que rien ne prépare. « Jean Valjean était comme un homme qui va s'évanouir ». Après quoi vient le marché anti faustien qui scelle entre Bienvenu et Jean Valjean la vocation qui arrache ce dernier au mal et le tournera bientôt définitivement au bien ; rupture inaugurale qui ouvre à la rédemption dont Les Misérables feront le récit :
- N'oubliez pas, n'oubliez jamais que m'avez promis d'employer cet argent à devenir honnête homme. Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'évêque avait appuyé sur ces paroles, en les prononçant. Il reprit avec solennité : - Jean Valjean, mon frère, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre âme que je vous achète ; je la retire aux pensées noires et à l'esprit de perdition, et je la donne à Dieu. [1, 2, 12]
br> Paroles sublimes, certes, et qui laissent interdit, mais, à y bien réfléchir, de quel droit un homme, aussi vertueux et saint soit-il, peut-il décider de l'orientation qu'un autre homme doit donner à son existence et disposer à sa place de son âme ? De fait, c'est là une bien étrange transaction.
Une transaction bien peu « morale »
Ces paroles de consécration ne peuvent être entendues ni au sens psychologique, ni au sens moral. À la manière d'un baptême, elles tranchent un conflit – titre du chapitre : « L'évêque travaille » - entre, d'une part, les forces d'obscurcissement de l'âme – l'esprit de perdition, le mal – et, d'autre part, le bien, Dieu. Rien en tout cas qui ait à voir avec un contrat qui formaliserait la relation juridique entre deux partenaires liés par des intérêts communs, ni non plus avec la profession de foi du renonçant qui prononce librement ses vœux et s'engage à jamais à pratiquer l'ascèse et la vertu. Etonnante allusion, au contraire, et mensongère, à une promesse, à une parole qui n'a jamais été donnée par Jean Valjean de consacrer les objets volés et son existence tout entière à l'honnêteté et au bien. Il y a là quelque chose de proprement insensé qui saisit Valjean comme une violence radicale, différente certes, mais plus puissante que toutes celles qu'il avait subies jusqu'alors - « Il sentait indistinctement que le pardon de ce prêtre était le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eût encore été ébranlé » - que le narrateur résume, plus loin, dans un puissant oxymore : « Au sortir de cette chose difforme et noire, qu'on appelle le bagne, l'évêque lui avait fait mal à l'âme, comme une clarté trop vive lui eût fait mal aux yeux en sortant des ténèbres ». La bonté du geste ne suffit à dire ce qui ici se donne à voir et qui arrache et qui effraie presque. La bonté ouvre à l'au-delà d'une présence qui se manifeste en elle, le bien dans son autorité impitoyable et son aveuglante souveraineté. Voudrais-je rendre perceptible le traumatisme de la vision noétique du Bien dans l'allégorie de la caverne, ce sont ces pages des Misérables qui me serviraient de guide. Cette perception traumatique, en cela qu'elle transforme à l'instant même l'être qui l'éprouve, a toutes les allures d'une expérience de mort imminente. Je plaisante à peine.
Jean Valjean, quoiqu'il n'ait pas été l'auteur de cette transaction, quoiqu'il ait vécu le don qui la précède et la prépare comme un traumatisme, quoiqu'il subisse ce qui lui advient avec une passivité empreinte d'effroi, ne cessera de tirer dans ses actes et ses décisions à venir, tout ce que ce geste et ce rachat impliquaient d'exigence absolue. Tout se passe comme si le don dans son excès avait conféré à l'évêque une sorte de droit de propriété sur Jean Valjean. De là vient que se conjuguent ici les obligations d'une nature spirituelle – ce sera jusqu'au sacrifice ultime - et le langage quasi économique de l'achat et de la transaction. Toute autre personne, consciente de ses droits, aurait refusé ce marché comme une atteinte odieuse à sa liberté et à sa dignité. S'il en va autrement, c'est que Valjean est et restera à jamais un être arraché, un misérable. « Je suis le malheureux, je suis le dehors », dira-t-il encore lors de la scène de l'aveu de son identité à Marius, vers la fin du roman [V, 7, 1]. Arraché une première fois par la condamnation que lui vaut le vol d'un morceau de pain ; ici de nouveau arraché par la consécration qui le voue au bien. Mais arraché à quoi ? À son ancien moi ? Et de quel droit ?
Pour Hugo, seule compte, non pas l'identité incertaine du moi, généralement ramenée à ses appétits égoïstes, à ses rôles sociaux ou à ses fonctions, mais la trajectoire de l'âme, soit qu'elle se dégrade soit qu'elle se libère et se purifie, selon les forces qui s'exercent sur elle : « L'homme n'est pas un cercle à un seul centre ; c'est une ellipse à deux foyers. Les faits sont l'un, les idées sont l'autre » [IV, 7, 1]. Cette ubiquité de l'homme est la meilleure définition que l'on puisse donner de la conscience, note Guy Rosa. Et quelle obligation était plus puissante que d'être désormais à la hauteur de ce don insensé des chandeliers ? Quel acte était mieux capable de libérer l'âme du moi et de l'égoïsme ?2 Lorsque viendront ses dernières heures, les chandeliers seront encore là sur la cheminée, comme l'éternel rappel d'une obligation non contractée, si absolue qu'il ne sera jamais possible d'y répondre que par défaut : « Ils sont en argent ; mais pour moi ils sont en or, ils sont en diamant ; ils changent les chandelles qu'on y met en cierges. Je ne sais pas si celui qui me les a donnés est content de moi. J'ai fait ce que j'ai pu. » [V, 9, 5].
Dans ses actions, dans son existence à venir, Jean Valjean sera à jamais mesuré par un excès : l'excès du don et de la bonté. Ce que le don de l'évêque introduit, ce n'est pas la dynamique maussienne d'une obligation de rendre et de rendre toujours plus, mais, consacrée par les paroles qui vouent Jean Valjean au bien, une obligation d'être la hauteur du geste qui inaugure dans sa vie un nouveau commencement, une vocation qui sera toujours et nécessairement en défaut de sa tâche. Le schéma d'analyse qu'il convient d'adopter n'est pas psychologique – quelle que soit la place laissée à l'inconscient : autre manière de défaire le moi -, il n'entre pas non plus dans les cadres de la morale dont les principes sont ici bafoués (mensonge, mépris des droits de la personne et de sa liberté) : il est proprement spirituel et théologique.
L'aspect théologique - en l'occurrence il est proprement chrétien - se voit à ceci que la bonté de l'évêque, qui voue et prédestine Jean Valjean à une vie nouvelle, correspond analogiquement au don premier de l'amour divin que rien en l'homme ne mérite, qu'il devra, une fois baptisé, imiter mais qu'il ne pourra jamais égaler, moins encore surpasser. En sorte qu'il n'est pas de juste, en effet, qui, au terme de sa vie, puisse dire rien de plus, quelques soient le bien et les sacrifices accomplis et la vertu dont il aura fait preuve : j'ai fait ce que j'ai pu.
S'il s'agit de correspondre autant que faire se peut à cette prédestination humaine au Bien, ce n'est pas à la faveur d'un choix de la volonté pure et désintéressée, mais d'une obéissance, au sens où l'entend Simone Weil : « La volonté est obéissance et non résolution ». Jean Valjean est l'incarnation de cette obéissance poussée jusqu'à bout de ce qu'elle implique de sacrifice et de désappropriation de soi – grand retour dans l'oeuvre du quiétisme du Grand Siècle avec lequel on supposait à tort que Hugo avait rompu.
La double énergie du bien
Il ne faudrait pas en conclure, cependant, que la manifestation du bien est toujours la source d'une régénération. Rien ne révèle davantage sa nature proprement subversive et, pour cette raison, destructrice de l'ordre social, que la manière dont Javert y répond.
Ce que Javert personnifie, le roman le dit dès sa première confrontation avec Jean Valjean : « L'ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la société tout entière » [1, 5, 13]. Il y a dans ce fanatique absolu qui « n'admettait pas d'exceptions » ce que dira Hannah Arendt à propos d'Eichmann : une « obéissance de cadavre »3, un homme pour qui toute atteinte aux autorités, à la loi et à l'ordre social est une offense, jaillirait-elle de la bonté humaine, c'est-à-dire d'une loi qui est au-dessus de la loi. Javert « eût arrêté son père s'évadant du bagne et dénoncé sa mère en rupture de ban. Et il l'eût fait avec une sorte de satisfaction intérieure que donne la vertu ». On eu pu dire de lui, ce que Hugo dit du révolutionnaire Cimourdain dans Quatrevingt-Treize : « Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il y avait en lui de l'absolu ». Tous deux incarnent, dans leur « vertu inaccessible et glaciale », des inexorables (titre que Hugo avait songé à donner à ce dernier roman).
La bonté qui « désorganise » l'ordre social, la bonté opposée à la justice qui est application de la loi et qui ne fait acception de personne, pas même de soi, la bonté folle qui dans son excès est au-dessus de toute morale, Javert l'éprouvera dans ce qu'elle a de proprement destructeur lorsque Jean Valjean le sauve de l'exécution, après qu'il a été capturé par les insurgés, refusant de « prendre sa revanche », ainsi que l'invite Javert : « Vous m'ennuyez. Tuez-moi plutôt […] Allez-vous en, dit Jean Valjean » [V, 1, 19]. Jean Valjean déchargera les pistolets en l'air - titre du chapitre : « Jean Valjean se venge » - et Javert, chose plus insensée encore, le laissera partir alors qu'il est prêt à se livrer et qu'il tient enfin celui dont la capture imminente l'avait, en une autre circonstance, conduit au point de la jouissance et, si l'on entend l'allusion, de l'orgasme4. Voici qu'il se trouve confronté à une crise intérieure où la parfaite identité à soi qu'il avait toujours connue et qui l'avait tenu à l'abri de toute interrogation, de tout conflit de conscience, se défait : « Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être simple » [V, 4, 1]. En libérant Jean Valjean, il avait, à son insu presque, du moins à l'encontre de tous ses principes, répondu à une dette :
Sa situation était inexprimable. Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain pied avec un repris de justice, et lui payer un service avec un autre service ; se laisser dire : Va-t-en, et lui dire à son tour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être ; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience ; que toutes ces absurdités se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce dont il était atterré. Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui eût fait grâce, et une chose l'avait pétrifié, c'était que, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean. Où en était-il ? Il se cherchait et ne se trouvait plus. [V, 4, 1]
C'est toute l'économie du don et du contre-don - grâce pour grâce - qui ici impose sa force subversive, créant entre les partenaires une loi de l'échange réciproque. Si cette économie circulaire est insupportable, ce n'est pas parce qu'elle constitue un « fait social total », comme dans les sociétés qu'étudie Marcel Mauss, mais, au contraire, parce qu'elle remet en cause, ébranle, attaque l'ordre social et ses normes géométriques, tels que Javert les connaît et les épouse. Et d'où vient la dette subrepticement contractée ? De la bonté initiale de Jean Valjean qui s'impose à Javert avec toute la pesanteur d'une obligation qui, dans son excès, réduit en poussière ses principes et son sens du devoir, car, de fait, ce qu'il découvre, perdu, anéanti, c'est que « il y a donc quelque chose de plus que le devoir » :
Jean Valjean, c'était là le poids qu'il avait sur l'esprit. Jean Valjean le déconcertait. Tous les axiomes qui avaient été les points d'appui de toute sa vie s'écroulaient devant cet homme. La générosité de Jean Valjean envers Javert l'accablait. [Id.]
La bonté folle de l'évêque avait illuminé l'âme de Jean Valjean ; la bonté de Jean Valjean accable l'âme de Javert. Double énergie de la bonté, comme de l'amour, qui conduit l'un à la régénération, l'autre à un sentiment de négation, de totale dégradation de soi :
Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d'être bon. Donc il se dépravait. [Id.]
Métaphysiquement, c'est là la corruption monstrueuse du monde dans lequel il avait toujours vécu, celui des tribunaux, des « sentences exécutoires », de la police et de l'autorité, le monde des choses et des places établies : « défini, coordonné, enchaîné, précis, circonscrit, limité, fermé » où « tout est prévu » et au profit de quoi ? de l'irrégulier, de l'inattendu, de « l'ouverture désordonnée du chaos », de ces « régions inférieures » qui sont le fait « des rebelles, des mauvais et des misérables » et que la bonté difforme, celle de Jean Valjean puis la sienne, l'appelle à rejoindre.
Que reste-t-il ? Une « immense difficulté d'être » que Javert résoudra seulement par le suicide, la noyade dans le gouffre du fleuve, où son corps est emporté, sans laisser trace de convulsions, rejoignant à son tour « la foule invisible des misérables », note Guy Rosa,5 cette « race des bohêmes dont il était ». La bonté l'aura vaincu, non pour le sauver, mais anéantir ce qui à quoi son identité tenait. Titre du chapitre : « Javert déraille ». La bonté fut pour l'un source de vie et de résurrection, pour l'autre, force de désorganisation et de destruction et qui mène à la mort. Double énergie du bien, comme de l'amour, qui sauve l'un et détruit l'autre, selon que l'être est en mesure ou non de l'accueillir. C'est là une proposition parfaitement conforme à certaine interprétation théologique du paradis et de l'enfer.
Le bien au-delà de la bonté
Je voudrais conclure cet exposé trop long, et je m'en excuse, avec ces paroles si justes d'Iris Murdoch qui était tout à la fois une philosophe de premier plan et une romancière à part entière : « Le bien est toujours au-delà du donné et c'est de cet au-delà qu'il exerce son autorité ». Nul roman plus que Les Misérables n'offre au bien un espace d'apparition plus exigeant et c'est cette exigence, je crois, que nous sommes invité à nous mesurer à notre tour. Parce qu'il est sans merci, on ne saurait réduire le bien à ses conséquences ni ses effets bénéfiques et certainement échappe-t-il à tout calcul des utilités. Si le bien se manifeste comme bonté, nous ne sommes pas la mesure de la bonté du bien. Ramenée à la considération éclairée de nos intérêts ou de notre bonheur, la notion de bonté est frappée d'équivoque. Raison pour laquelle Malebranche rechignait à dire de Dieu qu'il est bon : « Enfants que nous sommes, toujours nous voulons un Dieu qui réponde à nos désirs, chacun ne pouvant manquer de se considérer comme le « centre de l'univers ». Jean Valjean, tel un nouveau Job, apprendra ce qu'il en coûte de tomber entre les mains du Bien au prix d'épreuves qui le conduisent au bord du gouffre et du désespoir. Il fallait tout le génie de Hugo pour nous entraîner sur le chemin de cette expérience crucifiante et de l'arrachement sans répit et sans limite – la loi et l'ordre du monde volent en éclat - à quoi ce roman-icône nous invite, ère post-métaphysique ou pas. Si je dis « roman-icône », c'est, en effet, parce que le roman est un espace d'apparition où ce qui se montre, se révèle nous engage à notre tour dans une expérience métaphysique irrécusable où notre liberté ne s'éprouve pas comme choix, intention ou « bonne volonté », mais comme obéissance à ce qui la saisit et nous élève sans pitié au-delà des attentes de notre petit moi. Rien n'est plus effrayant ni plus magnifique.
Je vous remercie de votre attention.
jeudi 6 septembre 2018
Amour et désespoir
Ce n'est pas pour se faire un coup de com', mais puisque l'amour est le thème au programme français-philosophie des classes préparatoires, voici le livre, "Amour et désespoir", tiré de ma thèse, que j'ai publié en 2000 dans la collection Points aux éditions du Seuil et sa brève présentation. Après tout, il n'y a pas tant d'ouvrages consacrés à ce sujet si délicat, si ce n'est quelques fabrications grand public d'une qualité discutable.
"L'amour véritable, parfait, n'est-il pas celui qui conduit à l'abnégation, à l'anéantissement, au sacrifice de soi ? Échappant à toute considération égoïste, ne doit-il pas être proprement désintéressé ? Telle est l'idée principale que soutint Fénelon, à la fin du XVIIe siècle, donnant forme de système à des doctrines que de nombreux auteurs avaient exposées avant lui. S'en suivit une controverse considérable qui mit aux prises les plus grands esprits de l'époque. Furent développés de part et d'autre des arguments qui gardent une actualité surprenante pour tous ceux qui s'interrogent sur les notions d'intérêt et de désintéressement, d'égoïsme et d'altruisme, c'est-à-dire sur les mobiles de l'action humaine et la nature des sentiments qui l'anime."
Pour ceux qui ne connaissent pas le versant théologique, je vous recommande vivement Anders Nygren, Eros et Agapè (réédité aux éditions du Cerf en 2009 par mon amie, la psychanalyste Lucrèce Luciani). Je vous recommande également de Paul Audi, Le pas gagné de l'amour, Galilée, 2016
"L'amour véritable, parfait, n'est-il pas celui qui conduit à l'abnégation, à l'anéantissement, au sacrifice de soi ? Échappant à toute considération égoïste, ne doit-il pas être proprement désintéressé ? Telle est l'idée principale que soutint Fénelon, à la fin du XVIIe siècle, donnant forme de système à des doctrines que de nombreux auteurs avaient exposées avant lui. S'en suivit une controverse considérable qui mit aux prises les plus grands esprits de l'époque. Furent développés de part et d'autre des arguments qui gardent une actualité surprenante pour tous ceux qui s'interrogent sur les notions d'intérêt et de désintéressement, d'égoïsme et d'altruisme, c'est-à-dire sur les mobiles de l'action humaine et la nature des sentiments qui l'anime."
Pour ceux qui ne connaissent pas le versant théologique, je vous recommande vivement Anders Nygren, Eros et Agapè (réédité aux éditions du Cerf en 2009 par mon amie, la psychanalyste Lucrèce Luciani). Je vous recommande également de Paul Audi, Le pas gagné de l'amour, Galilée, 2016
dimanche 26 août 2018
La vraie grandeur de ce que représente la Bible
Vous me suivrez peut-être plus difficilement sur cette voie, il n'empêche...
Voici les lignes, consacrées à la question de Dieu et le mal, sur lesquelles s'achève le beau livre, savant et très instructif, de Jean Bottéro, Naissance de Dieu, La Bible et l'historien [Folio, 1992, p. 177-179]. Il se nourrit des dernières avancées de la recherche scientifique pour faire le récit d'une des plus belles "inventions", conçues par l'esprit humain. Que l'on soit croyant ou non est sans importance, dès lors qu'il s'agit de reconnaître la richesse et l'inépuisable fécondité - notez bien que je ne parle pas de vérité - de ces sources très lointaines. Je fais mon credo de ce principe : rester assez ouverts et accueillants pour ne nous priver de rien de ce qui est beau, noble et profond. C'est par ignorance et préjugé crasse qu'on n'ouvre pas la Bible. Nul ne scandalise qu'on invite à partager Sophocle ou Euripide. Pour quelle raison devrait-on s'inquiéter de la recommandation de lire les Psaumes, les Prophètes ou Le Livre de Job ? Bêtise et ignorance, nulle émancipation là ni liberté de l'esprit, malgré qu'on en ait ! Ce sont des chefs d'oeuvre d'une extraordinaire puissance émotionnelle et beauté poétique.
"La vraie grandeur de ce que représente la Bible
Cette admiration doit grandir encore si l'on s'avise que le problème de la juste rétribution divine s'était déjà posé à Babylone, où dès le haut IIe millénaire, pour le moins, on connait le thème de l' « honnête qui veut savoir pourquoi il est malheureux », lequel thème, sur un millier d'années, s'est trouvé développé et discuté en trois ou quatre œuvres d'un certain souffle. Dans cette civilisation magnifique, peut-être la première au monde à avoir mérité ce titre ; où, étayées par une force politique et militaire par moments colossale, les « inventions » culturelles ne se comptent pas : la métallurgie du bronze, l'écriture, la comptabilité, la jurisprudence, la mise en ordre « scientifique » de l'univers, les recherches « philosophiques » sous le mode de la mythologie, la mathématique, l'astronomie, la médecine, les premiers linéaments d'une logique du savoir, sans parler d'infinies réussites dans tous les domaines – jamais le problème n'a été véritablement saisi dans toute son ampleur et résolu autrement que par un rappel de l'inconstance des dieux et un timide espoir que tout s'arrangerait : réponse dérisoire, indigne de grands esprits, mais bien à la mesure, après tout, d'une pensée religieuse qui, en dépit d'efforts évidents, en est toujours restée, au bout du compte, à un polythéisme et un anthropomorphisme terre à terre.
Et voilà Israël, microscopique à l'échelle du géant mésopotamien ; qui n'a jamais compté véritablement sur la scène politique ; qui n'a jamais vaincu dans de grandes batailles ; qui, lui-même totalement débiteur sur le plan culturel, de ses prédécesseurs et de ses voisins (en particulier Babylone), n'a jamais rien inventé, n'a rien laissé au monde dans le domaine de la technique et de la science – voilà ce peuple exigu, qui, en moins d'un millénaire, parvient, non seulement à poser en vérité, sous toutes ses dimensions, mais à résoudre un des plus hauts problèmes de la pensée religieuse, à peine entrevu et, en somme, laissé pour compte, par ces puissants et immortels Babyloniens ! Voilà cette poignée de fidèles d'un Dieu d'abord obscur, qui, par le seul attachement à Sa personne et la seule force de leur foi en Lui, sans même le secours de la pensée rationnelle, bien avant que cette dernière se soit imposée et ait donné ses preuves chez les Grecs, non seulement fait de ce Dieu le Seul et Unique de tout l'Univers, mais arrive en quelques siècles à une intériorisation, un anoblissement de la religiosité tels que personne ne les a dépassés depuis et qu'il faut bien le reconnaître, bon gré mal gré, les deux millénaires qui nous ont faits ce que nous sommes en ont vécu, et nous-mêmes en vivons toujours, n'ayant rien trouvé de mieux et de plus haut dans ce domaine. Car le christianisme, qui reste, jusqu'à nouvel ordre, au propre cœur de la civilisation occidentale, aujourd'hui conquérante du globe, n'a rien ajouté ni modifié d'essentiel au yahvisme et au judaïsme, ni sur le plan de la théologie proprement dite, ni sur celui du comportement religieux : et même, en se posant comme religion universelle de salut, n'a-t-il, avant tout, voulu réaliser le sublime idéal proposé par le Second-Isaïe ?
Que l'on adhère ou non à son message, qu'on le rattache ou non à Dieu, la Bible résume évidemment un des plus hauts moments de l'histoire humaine. Et quand l'homme devrait encore changer beaucoup, on ne pourra jamais arracher de son passé ce glorieux millénaire : qui donc, même après une vie tourmentée et plusieurs fois remise en question, est jamais arrivé à abolir les souvenirs lumineux de son enfance."
Voici les lignes, consacrées à la question de Dieu et le mal, sur lesquelles s'achève le beau livre, savant et très instructif, de Jean Bottéro, Naissance de Dieu, La Bible et l'historien [Folio, 1992, p. 177-179]. Il se nourrit des dernières avancées de la recherche scientifique pour faire le récit d'une des plus belles "inventions", conçues par l'esprit humain. Que l'on soit croyant ou non est sans importance, dès lors qu'il s'agit de reconnaître la richesse et l'inépuisable fécondité - notez bien que je ne parle pas de vérité - de ces sources très lointaines. Je fais mon credo de ce principe : rester assez ouverts et accueillants pour ne nous priver de rien de ce qui est beau, noble et profond. C'est par ignorance et préjugé crasse qu'on n'ouvre pas la Bible. Nul ne scandalise qu'on invite à partager Sophocle ou Euripide. Pour quelle raison devrait-on s'inquiéter de la recommandation de lire les Psaumes, les Prophètes ou Le Livre de Job ? Bêtise et ignorance, nulle émancipation là ni liberté de l'esprit, malgré qu'on en ait ! Ce sont des chefs d'oeuvre d'une extraordinaire puissance émotionnelle et beauté poétique.
"La vraie grandeur de ce que représente la Bible
Cette admiration doit grandir encore si l'on s'avise que le problème de la juste rétribution divine s'était déjà posé à Babylone, où dès le haut IIe millénaire, pour le moins, on connait le thème de l' « honnête qui veut savoir pourquoi il est malheureux », lequel thème, sur un millier d'années, s'est trouvé développé et discuté en trois ou quatre œuvres d'un certain souffle. Dans cette civilisation magnifique, peut-être la première au monde à avoir mérité ce titre ; où, étayées par une force politique et militaire par moments colossale, les « inventions » culturelles ne se comptent pas : la métallurgie du bronze, l'écriture, la comptabilité, la jurisprudence, la mise en ordre « scientifique » de l'univers, les recherches « philosophiques » sous le mode de la mythologie, la mathématique, l'astronomie, la médecine, les premiers linéaments d'une logique du savoir, sans parler d'infinies réussites dans tous les domaines – jamais le problème n'a été véritablement saisi dans toute son ampleur et résolu autrement que par un rappel de l'inconstance des dieux et un timide espoir que tout s'arrangerait : réponse dérisoire, indigne de grands esprits, mais bien à la mesure, après tout, d'une pensée religieuse qui, en dépit d'efforts évidents, en est toujours restée, au bout du compte, à un polythéisme et un anthropomorphisme terre à terre.
Et voilà Israël, microscopique à l'échelle du géant mésopotamien ; qui n'a jamais compté véritablement sur la scène politique ; qui n'a jamais vaincu dans de grandes batailles ; qui, lui-même totalement débiteur sur le plan culturel, de ses prédécesseurs et de ses voisins (en particulier Babylone), n'a jamais rien inventé, n'a rien laissé au monde dans le domaine de la technique et de la science – voilà ce peuple exigu, qui, en moins d'un millénaire, parvient, non seulement à poser en vérité, sous toutes ses dimensions, mais à résoudre un des plus hauts problèmes de la pensée religieuse, à peine entrevu et, en somme, laissé pour compte, par ces puissants et immortels Babyloniens ! Voilà cette poignée de fidèles d'un Dieu d'abord obscur, qui, par le seul attachement à Sa personne et la seule force de leur foi en Lui, sans même le secours de la pensée rationnelle, bien avant que cette dernière se soit imposée et ait donné ses preuves chez les Grecs, non seulement fait de ce Dieu le Seul et Unique de tout l'Univers, mais arrive en quelques siècles à une intériorisation, un anoblissement de la religiosité tels que personne ne les a dépassés depuis et qu'il faut bien le reconnaître, bon gré mal gré, les deux millénaires qui nous ont faits ce que nous sommes en ont vécu, et nous-mêmes en vivons toujours, n'ayant rien trouvé de mieux et de plus haut dans ce domaine. Car le christianisme, qui reste, jusqu'à nouvel ordre, au propre cœur de la civilisation occidentale, aujourd'hui conquérante du globe, n'a rien ajouté ni modifié d'essentiel au yahvisme et au judaïsme, ni sur le plan de la théologie proprement dite, ni sur celui du comportement religieux : et même, en se posant comme religion universelle de salut, n'a-t-il, avant tout, voulu réaliser le sublime idéal proposé par le Second-Isaïe ?
Que l'on adhère ou non à son message, qu'on le rattache ou non à Dieu, la Bible résume évidemment un des plus hauts moments de l'histoire humaine. Et quand l'homme devrait encore changer beaucoup, on ne pourra jamais arracher de son passé ce glorieux millénaire : qui donc, même après une vie tourmentée et plusieurs fois remise en question, est jamais arrivé à abolir les souvenirs lumineux de son enfance."
samedi 25 août 2018
Flaubert, présence de l'écrivain
Présence de l'écrivain : un passage de sublime beauté, tiré de la Correspondance de Gustave Flaubert.
L'écrivain doit être « présent partout et visible nulle part » écrit Flaubert dans sa Correspondance où l'idéal revient, en permanence, d'un art impersonnel *. Un an auparavant il écrivait à Louise Collet: « C'est une délicieuse chose que d'écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. » Et Flaubert d'ajouter comme dans un enchantement, alors qu'il venait d'achever une scène de Madame Bovary :
« Aujourd'hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entre-fermer leurs paupières noyées d'amour. »**
__________
* Lettre à Louise Collet, 18 avril 1854, in Correspondance, Folio classique, Gallimard, Paris, 1998, p. 294.
** 23 décembre 1853, id., p. 271.
L'écrivain doit être « présent partout et visible nulle part » écrit Flaubert dans sa Correspondance où l'idéal revient, en permanence, d'un art impersonnel *. Un an auparavant il écrivait à Louise Collet: « C'est une délicieuse chose que d'écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. » Et Flaubert d'ajouter comme dans un enchantement, alors qu'il venait d'achever une scène de Madame Bovary :
« Aujourd'hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d'automne, sous des feuilles jaunes, et j'étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu'ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s'entre-fermer leurs paupières noyées d'amour. »**
__________
* Lettre à Louise Collet, 18 avril 1854, in Correspondance, Folio classique, Gallimard, Paris, 1998, p. 294.
** 23 décembre 1853, id., p. 271.
La tâche de l'artiste selon Joseph Conrad
La tâche de l'artiste, telle que la présente Joseph Conrad dans les dernières lignes de l'admirable préface à Le Nègre du Narcisse (1897) :
"Arracher, le temps d'un souffle, les mains occupées aux travaux de la terre, obliger les hommes absorbés par la vision d'objectifs lointains à contempler autour d'eux une image de formes, de couleurs, de lumière et d'ombres ; les faire s'arrêter, l'espace d'un regard, d'un soupir, d'un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu'il n'est donné qu'à bien peu d'entre nous d'atteindre. Mais quelquefois, par ceux qui ont du mérite et de la chance, même cette tâche-là se trouve accomplie. Et lorsqu'elle est accomplie – ô merveille ! - toute la vérité de la vie s'y trouve : un moment de vision, de soupir, de sourire, et le retour à un éternel repos."
Plus haut, il avait exposé les moyens dont l'art doit user pour atteindre l'objectif si difficile à atteindre qui est d'éveiller nos sens à la vérité de la vie et à "unir les hommes les uns autres et l'humanité tout entière au monde visible". Le souci artistique de faire sentir la présence du monde, cette exigence de vérité s'accompagne d'une conscience tout aussi aiguë de la solidarité humaine.
"Tout art doit donc s'adresser d'abord aux sens, et un objectif artistique qui s'exprime à l'aide de mots écrits doit aussi faire passer son appel par les sens, si sa noble intention est d'atteindre les sources secrètes de nos réactions émotives. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestivité magique de la musique, qui est l'art par excellence. Et ce n'est que par une dévotion complète et inébranlable à la parfaite fusion de la forme et de la substance, ce n'est pas un soin incessant et inlassable apporté au contour et à la sonorité des phrases qu'on peut approcher de la plasticité de la couleur, et que la lumière de suggestivité magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots usés et effacés par des siècles d'insouciant usage. L'effort sincère pour accomplir cette tâche créatrice, pour aller aussi loin dans cette voie que les forces peuvent le lui permettre, sans se laisser abattre par les hésitations, la lassitude et les reproches, est la seule justification valable de qui écrit en prose."
Voilà à quelle hauteur les grands maîtres, ces hommes d'un rude labeur - Flaubert ne se comparait-il à un "casseur de cailloux" ? - exigent que nous plaçions toujours la barre. Et c'est parce que ces "ouvriers de l'art" se sont soumis à une ascèse aussi éprouvante que nous avons envers eux une immense dette, une dette d'amour, et une immense gratitude
"Arracher, le temps d'un souffle, les mains occupées aux travaux de la terre, obliger les hommes absorbés par la vision d'objectifs lointains à contempler autour d'eux une image de formes, de couleurs, de lumière et d'ombres ; les faire s'arrêter, l'espace d'un regard, d'un soupir, d'un sourire, tel est le but, difficile et fuyant, et qu'il n'est donné qu'à bien peu d'entre nous d'atteindre. Mais quelquefois, par ceux qui ont du mérite et de la chance, même cette tâche-là se trouve accomplie. Et lorsqu'elle est accomplie – ô merveille ! - toute la vérité de la vie s'y trouve : un moment de vision, de soupir, de sourire, et le retour à un éternel repos."
Plus haut, il avait exposé les moyens dont l'art doit user pour atteindre l'objectif si difficile à atteindre qui est d'éveiller nos sens à la vérité de la vie et à "unir les hommes les uns autres et l'humanité tout entière au monde visible". Le souci artistique de faire sentir la présence du monde, cette exigence de vérité s'accompagne d'une conscience tout aussi aiguë de la solidarité humaine.
"Tout art doit donc s'adresser d'abord aux sens, et un objectif artistique qui s'exprime à l'aide de mots écrits doit aussi faire passer son appel par les sens, si sa noble intention est d'atteindre les sources secrètes de nos réactions émotives. Il lui faut aspirer de toutes ses forces à plasticité de la sculpture, à la couleur de la peinture, à la suggestivité magique de la musique, qui est l'art par excellence. Et ce n'est que par une dévotion complète et inébranlable à la parfaite fusion de la forme et de la substance, ce n'est pas un soin incessant et inlassable apporté au contour et à la sonorité des phrases qu'on peut approcher de la plasticité de la couleur, et que la lumière de suggestivité magique peut jouer furtivement à la surface banale des mots, des vieux, vieux mots usés et effacés par des siècles d'insouciant usage. L'effort sincère pour accomplir cette tâche créatrice, pour aller aussi loin dans cette voie que les forces peuvent le lui permettre, sans se laisser abattre par les hésitations, la lassitude et les reproches, est la seule justification valable de qui écrit en prose."
Voilà à quelle hauteur les grands maîtres, ces hommes d'un rude labeur - Flaubert ne se comparait-il à un "casseur de cailloux" ? - exigent que nous plaçions toujours la barre. Et c'est parce que ces "ouvriers de l'art" se sont soumis à une ascèse aussi éprouvante que nous avons envers eux une immense dette, une dette d'amour, et une immense gratitude
vendredi 24 août 2018
Du désir éperdu de littérature, selon Jean-Jacques Rousseau
Du désir éperdu de littérature, selon Jean-Jacques Rousseau, lorsque l'âge venu et avec lui l'amer constat que l'on n'a pas encore vécu et qu'il est désormais tard, trop tard pour aimer et être aimé, du moins avec cette ivresse de la jeunesse - "Vous êtes si jolies, mais la barque s'éloigne", se lamente Apollinaire - il ne reste plus qu'à vivre dans le monde infiniment libre de l'imagination créatrice où tout est possible.
Cet extrait bouleversant du livre IX des Confessions est cité par Jérôme Thélot dans son admirable essai, Les avantages de la vieillesse et de l'adversité, essai sur Jean-Jacques Rousseau (Encre Marine, 2015) qu'il a eu la bonté de m'adresser. J'avais déjà été impressionné par la profonde lecture qu'il donne de L'Idiot (et qui a beaucoup inspiré les analyses que j'ai consacrées à ce roman dans Ce bien qui fait mal à l'âme), et ce dernier opus ne fait pas exception : il est d'une intelligence et d'une écriture remarquables.
Mais laissons la parole à Jean-Jacques qui, plus que jamais, se fait ici notre ami, notre frère.
"Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière, sans avoir dans sa plénitude aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance et qui, faute d'objets, s'y trouvait comme comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs. […] Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu. […] Je savais que le temps d'aimer était passé, je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu durant mes belles années. […] Que fis-je en cette occasion ? […] L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jetta dans le pays des chimères [me dit écrire La Nouvelle Héloïse], et ne voyant rien d'existant qui fut digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur.
[…] Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres, fidèles, tels que j'en trouvais jamais ici-bas […] Epris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais à l'amant et l'ami [Saint-Preux] le plus qu'il m'était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais […] C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, que [Sophie d'Houdetot] venait me voir […] Elle vint ; je la vis ; j'étais ivre d'amour ; cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en Mme d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que Mme d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais orner l'idole de mon cœur […] Hélas, ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que malheureuse pour une jeune femme dont le cœur était plein d'un autre amour »
J.J. Rousseau, Les Confessions, Oeuvres Complètes, I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 426-440 ; cité par Jérôme Thélot, Les avantages de la vieillesse et de l'adversité, essai sur Jean-Jacques Rousseau, Encre Marine, 2015, p. 47.
Cet extrait bouleversant du livre IX des Confessions est cité par Jérôme Thélot dans son admirable essai, Les avantages de la vieillesse et de l'adversité, essai sur Jean-Jacques Rousseau (Encre Marine, 2015) qu'il a eu la bonté de m'adresser. J'avais déjà été impressionné par la profonde lecture qu'il donne de L'Idiot (et qui a beaucoup inspiré les analyses que j'ai consacrées à ce roman dans Ce bien qui fait mal à l'âme), et ce dernier opus ne fait pas exception : il est d'une intelligence et d'une écriture remarquables.
Mais laissons la parole à Jean-Jacques qui, plus que jamais, se fait ici notre ami, notre frère.
"Les souvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent à réfléchir sur le point où j'étais parvenu, et je me vis déjà sur le déclin de l'âge, en proie à des maux douloureux, et croyant approcher du terme de ma carrière, sans avoir dans sa plénitude aucun des plaisirs dont mon cœur était avide, sans avoir donné l'essor aux vifs sentiments que j'y sentais en réserve, sans avoir savouré, sans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je sentais dans mon âme en puissance et qui, faute d'objets, s'y trouvait comme comprimée, sans pouvoir s'exhaler autrement que par mes soupirs. […] Dévoré du besoin d'aimer sans jamais l'avoir pu satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu. […] Je savais que le temps d'aimer était passé, je sentais trop le ridicule des galants surannés pour y tomber, et je n'étais pas homme à devenir avantageux et confiant sur mon déclin, après l'avoir été si peu durant mes belles années. […] Que fis-je en cette occasion ? […] L'impossibilité d'atteindre aux êtres réels me jetta dans le pays des chimères [me dit écrire La Nouvelle Héloïse], et ne voyant rien d'existant qui fut digne de mon délire, je le nourris dans un monde idéal, que mon imagination créatrice eut bientôt peuplé d'êtres selon mon cœur.
[…] Oubliant tout à fait la race humaine, je me fis des sociétés de créatures parfaites, aussi célestes par leurs vertus que par leurs beautés, d'amis sûrs, tendres, fidèles, tels que j'en trouvais jamais ici-bas […] Epris de mes deux charmants modèles, je m'identifiais à l'amant et l'ami [Saint-Preux] le plus qu'il m'était possible ; mais je le fis aimable et jeune, lui donnant au surplus les vertus et les défauts que je me sentais […] C'était un peu par goût, à ce que j'ai pu croire, mais beaucoup pour complaire à Saint-Lambert, que [Sophie d'Houdetot] venait me voir […] Elle vint ; je la vis ; j'étais ivre d'amour ; cette ivresse fascina mes yeux, cet objet se fixa sur elle ; je vis ma Julie en Mme d'Houdetot, et bientôt je ne vis plus que Mme d'Houdetot, mais revêtue de toutes les perfections dont je venais orner l'idole de mon cœur […] Hélas, ce fut bien tard, ce fut bien cruellement brûler d'une passion non moins vive que malheureuse pour une jeune femme dont le cœur était plein d'un autre amour »
J.J. Rousseau, Les Confessions, Oeuvres Complètes, I, Bibliothèque de la Pléiade, p. 426-440 ; cité par Jérôme Thélot, Les avantages de la vieillesse et de l'adversité, essai sur Jean-Jacques Rousseau, Encre Marine, 2015, p. 47.
mardi 24 avril 2018
La culture chinoise de la liberté, Jérôme Blutel
Je remercie infiniment Jérôme Blutel, étudiant en philosophie au Sepad de l'université de Reims et sinologue averti, de nous avoir offert cette analyse de la culture chinoise de la liberté.
La lecture de On Liberty, de J.S. Mill, ainsi que le cours de M. Terestchenko sur le libéralisme politique, m’a conduit à interroger la culture chinoise sur la liberté. A travers sa langue déjà, et l’apparition du mot et du concept au XIXe siècle, précisément avec la traduction par Yan Fu du texte de Mill. Comprendre cette genèse est important si l’on veut lire correctement la politique de la République Populaire de Chine, et plus largement le monde sinisé. C’est aussi important pour ne pas s’y cantonner : il faut aller à rebours pour voir ce qui, dans l’histoire chinoise, s’est exprimé dans le silence. Ce que nous pensons avec le mot liberté, je me permettrai d’en user afin de donner un sens plus restreint à certaines expériences de la pensée chinoise.
Aujourd’hui plus que jamais, avec l’inquiétude grandissante de l’Occident face au corsetage de la société civile par Xi Jinping, il semble opportun de faire se réfléchir les libertés. La sortie en français de Tianxia, tout sous un même ciel, par Zhao Tingyang, est aussi une occasion pour éclairer ce que je me propose de développer, en gardant à l’esprit qu’une position prudente et critique est nécessaire, sur l’interprétation de certains textes classiques, comme sur certaines données historiques.
I. Eleuthéria, Libertas et Freiheit
J’aimerais commencer en rappelant d’où notre chère liberté nous est venue, et ce qu’elle signifie. Se sont condensés dans ce terme des siècles de traductions, de mutations, d’apports et d’idées philosophiques. Pour rester dans la tradition, on ne peut pas échapper à l’éleutheria ἐλευθερία des Grecs : l’étymologie classique renvoie à la racine grecque ελευθ- « aller où bon vous semble » (το εθειν οπου ερα).
Cette signification pose la liberté dans le champ politique, puisqu’est ἐλεύθερος, libre, celui qui n’est pas esclave mais maître, et va où il veut. Des recherches plus récentes, notamment celles de Benveniste, ont lié ce mot à la racine leudh- qui signifie « croître, se développer ». Cette même racine aurait donné l’allemand Leute, gens. Ainsi la liberté ne serait pas seulement une « non contrainte » de mouvement ou d’action, mais la capacité de croître jusqu’au faîte de ses possibilités (donnée par une communauté génique). Liberi, « les enfants » (légitimes) provient de la même racine et nous donne libertas, traduction latine d’ἐλευθερία. Mais pour croître à son faîte il est parfois nécessaire d’installer un tuteur, d’où la conception latine d’une liberté « verticale ». Celle ci ne semble possible qu’au sein d’une structure hiérarchique ordonnée. Pour éclairer la distinction de deux types de liberté, verticale et horizontale, je vous cite ce passage de Penser entre les langues, d’Heinz Wismann :
« La liberté, au sens étymologique, participe en français de la relation du pater familias à ses fils ; on n’est libre que dans la mesure où le père nous protège. Le terme allemand Freiheit provient du lien d’amitié noué entre les frères qui, en cas de guerre, s’enchainaient et se ruaient ainsi sur les légions romaines. Chacun était le garant de l’autre, mais tous signifiaient aussi par cet enchainement leur refus de l’esclavage auquel les aurait voué inévitablement leur défaite. L’univers des frères renvoie quant à lui à l’éleuthéria (…) ; il est donc plutôt démocratique, horizontal. Le mode de la constitution de la confrérie qui n’est pas native implique la possibilité d’une autre voie que celle offerte par l’alternative suivante : soit être père soi-même (investi de l’autorité), soit rester enfant (soumis à l’autorité). » [p. 50]
Je précise que si Wismann rapproche ici le terme Freiheit de l’éleuthéria, c’est pour une similitude qui n’est pas d’ordre linguistique. Freiheit comme freedom, a une autre racine. C’est l’adjectif indo-européen priyos qui décrit ce lien « fraternel » entre « siens » et « chers », le même qui donne Freundschaft et friendship. Freiheit ne renvoie pas nécessairement à une communauté génique, ce qui est le cas du grec et du latin, il serait donc plus inclusif qu’exclusif.
Ces lignes sont, il me semble, d’une importance capitale pour comprendre les tensions dynamiques de notre liberté, mais aussi comment la Chine se situe par rapport à elles. Même si les mots employés aujourd’hui, en Europe, viennent pour beaucoup du latin avec sa conception verticale, des rencontres sémantiques ont infusé le mot de liberté. Si bien que Hobbes pouvait déjà écrire : « et in monarchia, subditi sunt multi tudo, et, quamquam paradoxum sit, rex est populus » (et dans la monarchie, les sujets sont la multitude, et, bien que ce soit un paradoxe, le roi est le peuple), où les deux perspectives semblent se mêler, avec en arrière plan l’idée directrice d’une certaine justice, d’un ordre juste.
Mais la justice est-elle la liberté, ou la liberté est-elle d’agir justement ? Est-il juste d’être libre, ou est-on libre d’être juste ?
II. Questions chinoises : construction de l’orthodoxie confucéenne
Ce sont des interrogations similaires qui ont travaillé les penseurs de la Chine antique : Mencius, à la suite de Confucius, pense qu’il est dans la nature de l’homme d’agir bien, autant que l’eau de couler vers le bas. Si l’eau gicle vers le haut, c’est qu’elle y a été contrainte par pression, il en est de même pour l’homme qui fait le mal. Xunzi pense au contraire que la nature de l’homme est mauvaise (性惡 xing’e) et qu’il convient de rectifier sa nature par la culture et les rites. Mencius autant que Xunzi sont classés parmi les confucéens. Il faut comprendre qu’à l’époque troublée de Confucius, dans le souvenir de la paix des Zhou, le penseur a voulu systématiser les rites de ces derniers. Les appliquant au Tianxia 天下, à l’ensemble du monde connu (littéralement « (tout ce qui est) sous le ciel »), il universalise un type de rapport qui ordonnera la politique comme la pensée, la pensée restant pour l’essentiel politique (et la politique… « pratique »).
Voici ce que répond Confucius à un duc du royaume de Qi, qui l’interroge sur l’art politique : « 孔子對曰:君君,臣臣,父父,子子。 » 論語, XII, 11 (« maître Kong répondit : que le seigneur agisse en seigneur, le vassal agira en vassal, comme lorsque le père agit en père, le fils agit en fils » Entretiens, XII, 11 ; il s’agit en fait -dans la réponse- d’une série de 4 caractères doublés, le premier de chaque paire a valeur substantive, le second verbale, les connecteurs logiques rendus dans la traduction viennent du rythme et du parallélisme). Plus loin il affirme : « 政者正也,子帥以正,孰敢不正。», XII, 17 (« le gouvernement, c’est la droiture, si vous commandez avec droiture, qui oserait ne pas être droit ? »).
La hiérarchie, par un système de filiation extrêmement élaboré et des rites associés, va s’inspirer du modèle familial pour l’étendre au pays :
« 子曰:能以禮讓為國乎,何有 ?不能以禮讓為國,如禮何 。» IV, 13 (« le maître dit : on peut bâtir un pays grâce aux rites et à l’humilité, n’est-il pas ? Ne pourrait-on pas bâtir un pays grâce aux rites et à l’humilité, qu’ils ne serviraient à rien. »). Le pouvoir va descendre de l’empereur jusqu’aux vassaux les plus inférieurs du système, sans qu’il y ait d’esclaves à proprement parler. C’est déjà là une raison pour laquelle le mot même de « liberté » n’a pas d’équivalent dans la langue chinoise classique. Puisque nul homme n’était esclave d’un autre, et nul homme libre de ne pas obéir aux rites (le seigneur non plus, ni l’empereur plus tard, dépendant des rites et du Ciel). Il n’existe que des rapports 君 / 臣 (seigneur-souverain / serviteur-vassal), sur le modèle du rapport 父 / 子 (père / fils) qui s’enchâssent du Ciel (天) jusqu’à la Terre (地). Il n’y a pas de classe exclue du système de la justice (義), tout doit avoir sa place dans l’ordre cosmico-politique. Les titres-fonctions, à l’image de ceux du réseau familial, sont très nombreux. Ils ont une forte valeur normative (le ming « nom, nommer » donnera chez les confucéens la doctrine dite 正名 zhengming, « rectification des noms »).
Il faut ajouter ici que la vertu confucéenne par excellence est 仁 ren, ou vertu d’humanité : la clé sémantique est celle de l’homme, à gauche, avec le chiffre deux à droite, qui a aussi une valeur sémantique et non phonétique (deux se prononce er, et 仁 ren est homonyme de 人 ren, homme). C’est à dire qu’il n’y a d’humanité que dans le lien social. L’homme confucéen est l’homo sociabilis, et la société est familiale (le modèle de référence est patriarcal, vertical : l’ascendance du père sur le fils, du frère ainé sur le cadet, de l’homme sur la femme). Ce lien est sacré, faisant dire à Confucius, quand le duc de She déclare la droiture de son clan telle que, si un père vole un mouton son fils témoignera contre lui : « 吾黨之直者異於是,父為子隱,子為父隱,直在其中矣。» XIII, 18 (« dans mon clan, la droiture est différente, le père dissimule son fils, et le fils dissimule son père : c’est ici que réside la droiture. »). Est juste, avant tout, la protection des liens socio-familiaux : d’où la « piété filiale » chinoise.
Les premiers siècles de l’empire voient s’hybrider la pensée confucéenne avec un système légal dur, hérité des Légistes et d’une conception humaine de Xunzi quasi hobbesienne. Honte et peur se mêlent dans la régulation des conduites. La pensée taoïste joue également un rôle de premier plan, et a pu aider à construire quelques ponts avec notre conception de la liberté. Mais il n’est de « liberté » que dans le respect absolu des rites, et aussi avec le taoïsme, dans la maîtrise / lâcher-prise du corps (du sien comme des autres).
III. Rencontre
A la fin du XIXe siècle, alors que les puissances occidentales se disputent le contrôle commercial de la Chine, la dynastie des Qing est à bout de souffle. Les lettrés chinois se désolent de la décadence et de l’impuissance du pays. Certains, voyageant en Europe, pensent qu’il faut aller plus loin que la fameuse maxime des réformateurs : « 中學為體,西學為用 » (« les enseignements chinois pour essence/pour corps, et les enseignements occidentaux pour la pratique »), faisant référence à la supériorité technique de l’Occident et celle chinoise, culturelle et morale.
C’est ainsi que Yan Fu, après un séjour en Angleterre, vient à se persuader que des réformes plus profondes, d’ordre culturel, sont nécessaires en Chine. Il traduit un nombre considérable d’oeuvres philosophiques et scientifiques européennes, les faisant découvrir à la Chine qui n’avait accès alors qu’à des succédanés. L’un de ces textes était On Liberty de John Stuart Mill. Jusqu’à ce moment, pour traduire ce concept les intellectuels chinois avaient recours au mot « 里勃而特 » libo’er’te, soit un équivalent phonétique sans aucun sens. Puisant dans le corpus classique, Yan Fu va trouver ce qu’il pense être un équivalent, et créé le terme aujourd’hui employé dans l’usage courant pour traduire liberté : 自由 ziyou.
A l’origine les caractères exactes qu’il employa furent 自繇, le second étant une variante de 由, avec le même sens. 自 signifie « soi », « soi-même » et 由 « cause, raison, de, par », ce qui se traduirait littéralement en français par «(être / ce qui est) sa propre cause ». Cette traduction se rapproche des latins ex se, ou même causa sui. Il a cependant conscience de l’insuffisance de cette traduction, notamment pour ce qu’évoque 自由 ziyou à l’esprit sinisé :
« 中文自繇,常含放誕,恣睢,無忌憚諸劣義。» (« le ziyou chinois contient ordinairement (le sens de) licence gratuite, d’arbitraire, sans respect ni crainte de faire le mal ou le juste »). Un équivalent de ce sens peut être rendu en français par « ni foi ni loi ». Je trouve intéressante cette comparaison puisqu’en Occident la religion, la « foi », a longtemps constitué la bride garantissant le respect de la justice. Or, rien de tel en Chine si ce ne sont ces fameux liens et rites associés, sacralisant la société et son « bon ordre ».
Pour régler ce problème de traduction, puisque Yan Fu vit bien sûr un tout autre sens de liberté à la lecture de Mill, il titra sa traduction « 群己權界 » qunji quanjie, littéralement « les frontières ( 界 ) des droits ( 權 ) entre soi-même ( 己 ) et les autres ( 群 ) ». Cependant les traductions ultérieures, et celles faisant référence aujourd’hui, titrent : « 論自由 » lun ziyou , traduction - aujourd’hui - littérale de On Liberty.
Des penseurs de la première moitié du XIXe siècle utiliseront ce concept et le feront fructifier jusqu’aux « Lumières Chinoises » (五四運動 mouvements du 4 mai -1919- ), puis jusque la révolution de 1949. Cependant l’individualisme qui semblait aller de pair avec cette nouvelle notion de liberté, si elle prit notamment dans une partie de la jeunesse républicaine et communiste, eut du mal à s’imprimer véritablement dans la culture. Un passage de Mill, au chapitre Of Individuality, n’a pu que faire écho et impressionner Yan Fu à sa lecture : « whatever is not a duty is a sin » (tout ce qui n’est pas un devoir est un péché/crime). La critique que Mill fait de cette maxime « calviniste » n’a pu que « réveiller » Yan Fu « de son sommeil dogmatique » confucéen. Et à lui de faire des liens avec la pensée taoïste du 無為 wuwei, souvent mal traduit par « non-agir ». Il s’agit en fait d’un « non-intervenir », voire d’un « agir selon le cours des choses, selon le Dao ». En d’autres termes : ne pas contrarier le développement naturel des choses. La métaphore de Mill « … just as many have thought that trees are a much finer thing when clipped into pollards, or cut out in figure of animals , than as nature made them »(«… comme autant ont cru que les arbres étaient bien meilleurs taillés (…) plutôt que tels que la nature les fit ») n’a pu qu’évoquer les ressources de la pensée taoïste chinoise. Celle-ci a été un refuge pour les intellectuels désirant une certaine « liberté » au sein de la société traditionnelle chinoise, un refuge. Au delà de la police rituelle, qui finit par revenir « en-decà ». Développer cette pensée et sa finesse serait trop long ici, et ce n’est pas le sujet, même s’il y a de profondes divergences et nuances avec les parallèles qui peuvent être faits. Car les écrits du « libéralisme » politique ont du immanquablement évoquer à l’esprit de Yan Fu, et des autres intellectuels chinois ce passage du DaoDe Jing ( 道德經 ) :
« 我無為而民自化 / 我好靜而民自正 / 我無事而民自富 / 我無欲而民自樸 », LVII, 133 (« je n’interviens pas et le peuple change de lui-même, j’aime la tranquillité et le peuple se corrige de lui-même, je n’interviens pas dans leurs affaires et le peuple s’enrichit de lui-même, je suis sans désir et le peuple se rend simple de lui-même »)
On sent clairement les possibles affinités des deux pensées au sein de ce passage, tout autant que les tensions pouvant les tenir à distance. Le taoïsme, s’il n’a pas conceptualisé la liberté comme telle, en a au moins offert l’expérience. Autant intellectuelle que physique, et spirituelle (la non conceptualisation est une richesse, quand celle ci permet de lire dans une expérience, la confusion de ce que nous pouvons séparer au sein même de notre liberté : politique, psychologique, métaphysique ). Cependant, l’individualisme est difficilement miscible avec la pensée politique chinoise. Même si elle a été abondamment traitée au XIXe siècle, avec Hu Shi par exemple, et qu’elle entraînera des mutations profondes dans la vie culturelle chinoise. Elle aura en fait plus de succès à l’échelle de la nation, de la société plutôt que de l’individu. La RPC et le traumatisme de la révolution culturel ne feront qu’accentuer ce manque de sens attaché à l’individu en soi, et donc à la liberté individuelle. Ce qui fait dire à Zhao Tingyang :
« Depuis le “mouvement du 4 mai” de 1919, des critiques considèrent que la culture chinoise s’oppose à la liberté et aux droits de l’individu.(…) La réalité est que faute de prendre l’individu comme unité politique, le problème de la liberté individuelle n’était pas posé. Il n’y avait pas d’opposition. » p. 298, note 12.
Même si ce dernier souhaite construire une théorie politique soucieuse de l’individu, on sent qu’il peine à sortir de l’ancienne trinité 天下-国-家 (Tianxia / monde - nation / Etat - famille) analysée par l’auteur. La « Nouvelle Démocratie » (« 新民主主义 ») est une « dictature démocratique du peuple / populaire » (« 人民民主专政 »), mots de Mao qui reprend le vocabulaire bolchevik. Si les termes du vocabulaire démocratique sont aujourd’hui soigneusement contrôlés, et souvent évités, c’est qu’un propos de Mao dirige encore toute la politique du pays : « 有利于团结全国各族人民,而不是分裂人民 » (du seul moyen de juger ce qui, politiquement, est bon : « ce qui est profitable à l’unité des peuple du pays -différentes ethnies -, et ce qui ne divise pas le peuple », « 关于正解处理人民内部矛盾的问题 » Sur les problèmes du traitement correct des contradictions internes du peuple ). Et ce propos vient s’insérer parfaitement dans la pratique culturelle chinoise.
Aujourd'hui, le mariage d’un consumérisme croissant hybridé au nouvel « empire » chinois communiste, jongle avec une liberté dont les contours restent fuyants. L’individu économique est fort, mais reste flou au sein de la famille et de l’état. Avec la censure et l’auto-censure - historique depuis les Légistes -, les individus et l’état s’emploient tous au même jeu. Celui de la fameuse stratégie chinoise : pas tant remporter que contrôler, dominer l’autre sans même que le joug soit perceptible. Au moins jusqu’au moment où l’ordre installé est menacé. 自由 ziyou dans son étymologie même est lié à l’individualité, or la seule unité indivisible reste la société (jusqu’au 天下 Tianxia de Zhao Tingyang). Peut-on légitimement parler d’une société libre sans liberté individuelle claire ? Sans individu ? Lorsque se confondent égoïsme et individualisme ? Il n’y a qu’à regarder les visages peints par Yue Minjun, leurs sourires standardisés produits à la chaîne. Le même rictus d’un ego sans personne.
Il est clair que la liberté chinoise est la liberté d’agir justement, le juste étant l’idéal confucéen d’une société ordonnée et donc pacifiée. Une liberté contrainte, mais tout autrement que la contrainte rousseauiste.
Est juste l’unité ; est absolument libre tout ce qui achève et maintient cette unité.
Une telle conception peut être attrayante, surtout dans cette période de mondialisation et d’instabilité « culturelle », des valeurs. Mais je me pose la question suivante : la société, fut-elle chinoise, fut-elle mondiale, peut-elle être à l’abri du même « effondrement » moral qu’expérimenta Mill à ses vingt ans ? Cette mort ou écroulement intérieur, que nous décrit si bien M. Terestchenko dans son dernier livre, peut-elle être celle d’une société entière ?
Peut-être que ce qui est absolument libre, ayant pour fin l’unité, est la pensée incarnée et son mouvement de va et vient, si chère au taoïstes. Au moins aussi chère que notre liberté. L’expérience incontrôlée d’une vie, et seulement ainsi maîtrisable, sans être contrôlable. Un concept de liberté qu’il resterait à créer.
J’aimerais conclure ici, en vous partageant ces belles lignes de S. Zweig, citées par M. Terestchenko dans Ce bien qui fait mal à l’âme. Elles me semblent, quelque part, à propos.
« Je commence à me rendre compte qu’une véritable sympathie n’a rien de commun avec un courant électrique qu’on met et qu’on enlève à volonté et que le fait de s’occuper du sort d’autrui vous enlève un peu de votre liberté. »(p. 210)
Ressources bibliographiques
Billeter Jean-François, Chine trois fois muette, éd. Allia, 2000.
Cheng Anne, Histoire de la pensée chinoise, éd. du Seuil, 1997.
Mayfair Mey-hui Yang, dir, Chinese Religiosities : Afflictions of Modernity and State Formation, University of California Press, 2008.
Mill John Stuart, On Liberty, Penguin Books, 1859, rééd. 1985.
Terestchenko Michel, Ce bien qui fait mal à l'âme, la littérature comme expérience morale, éd. Don Quichotte, 2018.
Romano Claude, Eleutheria, in Vocabulaire européen des philosophies, éd du Seuil / Dict. du Robert, 2014.
Wismann Heinz, Penser entre les langues, Flammarion, 2012, rééd. 2014.
Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, éd. du Cerf, 2018.
Ressources chinoises
Je ne préfère pas donner de traductions en références. Le mieux est de privilégier les éditions bilingues et commentées, et la confrontation des traductions. L’idéal serait de s’y pencher après l’étude de la grammaire chinoise classique, pour les textes anciens.
Note sur la traduction
Les traductions du chinois et de l’anglais sont personnelles.
La lecture de On Liberty, de J.S. Mill, ainsi que le cours de M. Terestchenko sur le libéralisme politique, m’a conduit à interroger la culture chinoise sur la liberté. A travers sa langue déjà, et l’apparition du mot et du concept au XIXe siècle, précisément avec la traduction par Yan Fu du texte de Mill. Comprendre cette genèse est important si l’on veut lire correctement la politique de la République Populaire de Chine, et plus largement le monde sinisé. C’est aussi important pour ne pas s’y cantonner : il faut aller à rebours pour voir ce qui, dans l’histoire chinoise, s’est exprimé dans le silence. Ce que nous pensons avec le mot liberté, je me permettrai d’en user afin de donner un sens plus restreint à certaines expériences de la pensée chinoise.
Aujourd’hui plus que jamais, avec l’inquiétude grandissante de l’Occident face au corsetage de la société civile par Xi Jinping, il semble opportun de faire se réfléchir les libertés. La sortie en français de Tianxia, tout sous un même ciel, par Zhao Tingyang, est aussi une occasion pour éclairer ce que je me propose de développer, en gardant à l’esprit qu’une position prudente et critique est nécessaire, sur l’interprétation de certains textes classiques, comme sur certaines données historiques.
I. Eleuthéria, Libertas et Freiheit
J’aimerais commencer en rappelant d’où notre chère liberté nous est venue, et ce qu’elle signifie. Se sont condensés dans ce terme des siècles de traductions, de mutations, d’apports et d’idées philosophiques. Pour rester dans la tradition, on ne peut pas échapper à l’éleutheria ἐλευθερία des Grecs : l’étymologie classique renvoie à la racine grecque ελευθ- « aller où bon vous semble » (το εθειν οπου ερα).
Cette signification pose la liberté dans le champ politique, puisqu’est ἐλεύθερος, libre, celui qui n’est pas esclave mais maître, et va où il veut. Des recherches plus récentes, notamment celles de Benveniste, ont lié ce mot à la racine leudh- qui signifie « croître, se développer ». Cette même racine aurait donné l’allemand Leute, gens. Ainsi la liberté ne serait pas seulement une « non contrainte » de mouvement ou d’action, mais la capacité de croître jusqu’au faîte de ses possibilités (donnée par une communauté génique). Liberi, « les enfants » (légitimes) provient de la même racine et nous donne libertas, traduction latine d’ἐλευθερία. Mais pour croître à son faîte il est parfois nécessaire d’installer un tuteur, d’où la conception latine d’une liberté « verticale ». Celle ci ne semble possible qu’au sein d’une structure hiérarchique ordonnée. Pour éclairer la distinction de deux types de liberté, verticale et horizontale, je vous cite ce passage de Penser entre les langues, d’Heinz Wismann :
« La liberté, au sens étymologique, participe en français de la relation du pater familias à ses fils ; on n’est libre que dans la mesure où le père nous protège. Le terme allemand Freiheit provient du lien d’amitié noué entre les frères qui, en cas de guerre, s’enchainaient et se ruaient ainsi sur les légions romaines. Chacun était le garant de l’autre, mais tous signifiaient aussi par cet enchainement leur refus de l’esclavage auquel les aurait voué inévitablement leur défaite. L’univers des frères renvoie quant à lui à l’éleuthéria (…) ; il est donc plutôt démocratique, horizontal. Le mode de la constitution de la confrérie qui n’est pas native implique la possibilité d’une autre voie que celle offerte par l’alternative suivante : soit être père soi-même (investi de l’autorité), soit rester enfant (soumis à l’autorité). » [p. 50]
Je précise que si Wismann rapproche ici le terme Freiheit de l’éleuthéria, c’est pour une similitude qui n’est pas d’ordre linguistique. Freiheit comme freedom, a une autre racine. C’est l’adjectif indo-européen priyos qui décrit ce lien « fraternel » entre « siens » et « chers », le même qui donne Freundschaft et friendship. Freiheit ne renvoie pas nécessairement à une communauté génique, ce qui est le cas du grec et du latin, il serait donc plus inclusif qu’exclusif.
Ces lignes sont, il me semble, d’une importance capitale pour comprendre les tensions dynamiques de notre liberté, mais aussi comment la Chine se situe par rapport à elles. Même si les mots employés aujourd’hui, en Europe, viennent pour beaucoup du latin avec sa conception verticale, des rencontres sémantiques ont infusé le mot de liberté. Si bien que Hobbes pouvait déjà écrire : « et in monarchia, subditi sunt multi tudo, et, quamquam paradoxum sit, rex est populus » (et dans la monarchie, les sujets sont la multitude, et, bien que ce soit un paradoxe, le roi est le peuple), où les deux perspectives semblent se mêler, avec en arrière plan l’idée directrice d’une certaine justice, d’un ordre juste.
Mais la justice est-elle la liberté, ou la liberté est-elle d’agir justement ? Est-il juste d’être libre, ou est-on libre d’être juste ?
II. Questions chinoises : construction de l’orthodoxie confucéenne
Ce sont des interrogations similaires qui ont travaillé les penseurs de la Chine antique : Mencius, à la suite de Confucius, pense qu’il est dans la nature de l’homme d’agir bien, autant que l’eau de couler vers le bas. Si l’eau gicle vers le haut, c’est qu’elle y a été contrainte par pression, il en est de même pour l’homme qui fait le mal. Xunzi pense au contraire que la nature de l’homme est mauvaise (性惡 xing’e) et qu’il convient de rectifier sa nature par la culture et les rites. Mencius autant que Xunzi sont classés parmi les confucéens. Il faut comprendre qu’à l’époque troublée de Confucius, dans le souvenir de la paix des Zhou, le penseur a voulu systématiser les rites de ces derniers. Les appliquant au Tianxia 天下, à l’ensemble du monde connu (littéralement « (tout ce qui est) sous le ciel »), il universalise un type de rapport qui ordonnera la politique comme la pensée, la pensée restant pour l’essentiel politique (et la politique… « pratique »).
Voici ce que répond Confucius à un duc du royaume de Qi, qui l’interroge sur l’art politique : « 孔子對曰:君君,臣臣,父父,子子。 » 論語, XII, 11 (« maître Kong répondit : que le seigneur agisse en seigneur, le vassal agira en vassal, comme lorsque le père agit en père, le fils agit en fils » Entretiens, XII, 11 ; il s’agit en fait -dans la réponse- d’une série de 4 caractères doublés, le premier de chaque paire a valeur substantive, le second verbale, les connecteurs logiques rendus dans la traduction viennent du rythme et du parallélisme). Plus loin il affirme : « 政者正也,子帥以正,孰敢不正。», XII, 17 (« le gouvernement, c’est la droiture, si vous commandez avec droiture, qui oserait ne pas être droit ? »).
La hiérarchie, par un système de filiation extrêmement élaboré et des rites associés, va s’inspirer du modèle familial pour l’étendre au pays :
« 子曰:能以禮讓為國乎,何有 ?不能以禮讓為國,如禮何 。» IV, 13 (« le maître dit : on peut bâtir un pays grâce aux rites et à l’humilité, n’est-il pas ? Ne pourrait-on pas bâtir un pays grâce aux rites et à l’humilité, qu’ils ne serviraient à rien. »). Le pouvoir va descendre de l’empereur jusqu’aux vassaux les plus inférieurs du système, sans qu’il y ait d’esclaves à proprement parler. C’est déjà là une raison pour laquelle le mot même de « liberté » n’a pas d’équivalent dans la langue chinoise classique. Puisque nul homme n’était esclave d’un autre, et nul homme libre de ne pas obéir aux rites (le seigneur non plus, ni l’empereur plus tard, dépendant des rites et du Ciel). Il n’existe que des rapports 君 / 臣 (seigneur-souverain / serviteur-vassal), sur le modèle du rapport 父 / 子 (père / fils) qui s’enchâssent du Ciel (天) jusqu’à la Terre (地). Il n’y a pas de classe exclue du système de la justice (義), tout doit avoir sa place dans l’ordre cosmico-politique. Les titres-fonctions, à l’image de ceux du réseau familial, sont très nombreux. Ils ont une forte valeur normative (le ming « nom, nommer » donnera chez les confucéens la doctrine dite 正名 zhengming, « rectification des noms »).
Il faut ajouter ici que la vertu confucéenne par excellence est 仁 ren, ou vertu d’humanité : la clé sémantique est celle de l’homme, à gauche, avec le chiffre deux à droite, qui a aussi une valeur sémantique et non phonétique (deux se prononce er, et 仁 ren est homonyme de 人 ren, homme). C’est à dire qu’il n’y a d’humanité que dans le lien social. L’homme confucéen est l’homo sociabilis, et la société est familiale (le modèle de référence est patriarcal, vertical : l’ascendance du père sur le fils, du frère ainé sur le cadet, de l’homme sur la femme). Ce lien est sacré, faisant dire à Confucius, quand le duc de She déclare la droiture de son clan telle que, si un père vole un mouton son fils témoignera contre lui : « 吾黨之直者異於是,父為子隱,子為父隱,直在其中矣。» XIII, 18 (« dans mon clan, la droiture est différente, le père dissimule son fils, et le fils dissimule son père : c’est ici que réside la droiture. »). Est juste, avant tout, la protection des liens socio-familiaux : d’où la « piété filiale » chinoise.
Les premiers siècles de l’empire voient s’hybrider la pensée confucéenne avec un système légal dur, hérité des Légistes et d’une conception humaine de Xunzi quasi hobbesienne. Honte et peur se mêlent dans la régulation des conduites. La pensée taoïste joue également un rôle de premier plan, et a pu aider à construire quelques ponts avec notre conception de la liberté. Mais il n’est de « liberté » que dans le respect absolu des rites, et aussi avec le taoïsme, dans la maîtrise / lâcher-prise du corps (du sien comme des autres).
III. Rencontre
A la fin du XIXe siècle, alors que les puissances occidentales se disputent le contrôle commercial de la Chine, la dynastie des Qing est à bout de souffle. Les lettrés chinois se désolent de la décadence et de l’impuissance du pays. Certains, voyageant en Europe, pensent qu’il faut aller plus loin que la fameuse maxime des réformateurs : « 中學為體,西學為用 » (« les enseignements chinois pour essence/pour corps, et les enseignements occidentaux pour la pratique »), faisant référence à la supériorité technique de l’Occident et celle chinoise, culturelle et morale.
C’est ainsi que Yan Fu, après un séjour en Angleterre, vient à se persuader que des réformes plus profondes, d’ordre culturel, sont nécessaires en Chine. Il traduit un nombre considérable d’oeuvres philosophiques et scientifiques européennes, les faisant découvrir à la Chine qui n’avait accès alors qu’à des succédanés. L’un de ces textes était On Liberty de John Stuart Mill. Jusqu’à ce moment, pour traduire ce concept les intellectuels chinois avaient recours au mot « 里勃而特 » libo’er’te, soit un équivalent phonétique sans aucun sens. Puisant dans le corpus classique, Yan Fu va trouver ce qu’il pense être un équivalent, et créé le terme aujourd’hui employé dans l’usage courant pour traduire liberté : 自由 ziyou.
A l’origine les caractères exactes qu’il employa furent 自繇, le second étant une variante de 由, avec le même sens. 自 signifie « soi », « soi-même » et 由 « cause, raison, de, par », ce qui se traduirait littéralement en français par «(être / ce qui est) sa propre cause ». Cette traduction se rapproche des latins ex se, ou même causa sui. Il a cependant conscience de l’insuffisance de cette traduction, notamment pour ce qu’évoque 自由 ziyou à l’esprit sinisé :
« 中文自繇,常含放誕,恣睢,無忌憚諸劣義。» (« le ziyou chinois contient ordinairement (le sens de) licence gratuite, d’arbitraire, sans respect ni crainte de faire le mal ou le juste »). Un équivalent de ce sens peut être rendu en français par « ni foi ni loi ». Je trouve intéressante cette comparaison puisqu’en Occident la religion, la « foi », a longtemps constitué la bride garantissant le respect de la justice. Or, rien de tel en Chine si ce ne sont ces fameux liens et rites associés, sacralisant la société et son « bon ordre ».
Pour régler ce problème de traduction, puisque Yan Fu vit bien sûr un tout autre sens de liberté à la lecture de Mill, il titra sa traduction « 群己權界 » qunji quanjie, littéralement « les frontières ( 界 ) des droits ( 權 ) entre soi-même ( 己 ) et les autres ( 群 ) ». Cependant les traductions ultérieures, et celles faisant référence aujourd’hui, titrent : « 論自由 » lun ziyou , traduction - aujourd’hui - littérale de On Liberty.
Des penseurs de la première moitié du XIXe siècle utiliseront ce concept et le feront fructifier jusqu’aux « Lumières Chinoises » (五四運動 mouvements du 4 mai -1919- ), puis jusque la révolution de 1949. Cependant l’individualisme qui semblait aller de pair avec cette nouvelle notion de liberté, si elle prit notamment dans une partie de la jeunesse républicaine et communiste, eut du mal à s’imprimer véritablement dans la culture. Un passage de Mill, au chapitre Of Individuality, n’a pu que faire écho et impressionner Yan Fu à sa lecture : « whatever is not a duty is a sin » (tout ce qui n’est pas un devoir est un péché/crime). La critique que Mill fait de cette maxime « calviniste » n’a pu que « réveiller » Yan Fu « de son sommeil dogmatique » confucéen. Et à lui de faire des liens avec la pensée taoïste du 無為 wuwei, souvent mal traduit par « non-agir ». Il s’agit en fait d’un « non-intervenir », voire d’un « agir selon le cours des choses, selon le Dao ». En d’autres termes : ne pas contrarier le développement naturel des choses. La métaphore de Mill « … just as many have thought that trees are a much finer thing when clipped into pollards, or cut out in figure of animals , than as nature made them »(«… comme autant ont cru que les arbres étaient bien meilleurs taillés (…) plutôt que tels que la nature les fit ») n’a pu qu’évoquer les ressources de la pensée taoïste chinoise. Celle-ci a été un refuge pour les intellectuels désirant une certaine « liberté » au sein de la société traditionnelle chinoise, un refuge. Au delà de la police rituelle, qui finit par revenir « en-decà ». Développer cette pensée et sa finesse serait trop long ici, et ce n’est pas le sujet, même s’il y a de profondes divergences et nuances avec les parallèles qui peuvent être faits. Car les écrits du « libéralisme » politique ont du immanquablement évoquer à l’esprit de Yan Fu, et des autres intellectuels chinois ce passage du DaoDe Jing ( 道德經 ) :
« 我無為而民自化 / 我好靜而民自正 / 我無事而民自富 / 我無欲而民自樸 », LVII, 133 (« je n’interviens pas et le peuple change de lui-même, j’aime la tranquillité et le peuple se corrige de lui-même, je n’interviens pas dans leurs affaires et le peuple s’enrichit de lui-même, je suis sans désir et le peuple se rend simple de lui-même »)
On sent clairement les possibles affinités des deux pensées au sein de ce passage, tout autant que les tensions pouvant les tenir à distance. Le taoïsme, s’il n’a pas conceptualisé la liberté comme telle, en a au moins offert l’expérience. Autant intellectuelle que physique, et spirituelle (la non conceptualisation est une richesse, quand celle ci permet de lire dans une expérience, la confusion de ce que nous pouvons séparer au sein même de notre liberté : politique, psychologique, métaphysique ). Cependant, l’individualisme est difficilement miscible avec la pensée politique chinoise. Même si elle a été abondamment traitée au XIXe siècle, avec Hu Shi par exemple, et qu’elle entraînera des mutations profondes dans la vie culturelle chinoise. Elle aura en fait plus de succès à l’échelle de la nation, de la société plutôt que de l’individu. La RPC et le traumatisme de la révolution culturel ne feront qu’accentuer ce manque de sens attaché à l’individu en soi, et donc à la liberté individuelle. Ce qui fait dire à Zhao Tingyang :
« Depuis le “mouvement du 4 mai” de 1919, des critiques considèrent que la culture chinoise s’oppose à la liberté et aux droits de l’individu.(…) La réalité est que faute de prendre l’individu comme unité politique, le problème de la liberté individuelle n’était pas posé. Il n’y avait pas d’opposition. » p. 298, note 12.
Même si ce dernier souhaite construire une théorie politique soucieuse de l’individu, on sent qu’il peine à sortir de l’ancienne trinité 天下-国-家 (Tianxia / monde - nation / Etat - famille) analysée par l’auteur. La « Nouvelle Démocratie » (« 新民主主义 ») est une « dictature démocratique du peuple / populaire » (« 人民民主专政 »), mots de Mao qui reprend le vocabulaire bolchevik. Si les termes du vocabulaire démocratique sont aujourd’hui soigneusement contrôlés, et souvent évités, c’est qu’un propos de Mao dirige encore toute la politique du pays : « 有利于团结全国各族人民,而不是分裂人民 » (du seul moyen de juger ce qui, politiquement, est bon : « ce qui est profitable à l’unité des peuple du pays -différentes ethnies -, et ce qui ne divise pas le peuple », « 关于正解处理人民内部矛盾的问题 » Sur les problèmes du traitement correct des contradictions internes du peuple ). Et ce propos vient s’insérer parfaitement dans la pratique culturelle chinoise.
Aujourd'hui, le mariage d’un consumérisme croissant hybridé au nouvel « empire » chinois communiste, jongle avec une liberté dont les contours restent fuyants. L’individu économique est fort, mais reste flou au sein de la famille et de l’état. Avec la censure et l’auto-censure - historique depuis les Légistes -, les individus et l’état s’emploient tous au même jeu. Celui de la fameuse stratégie chinoise : pas tant remporter que contrôler, dominer l’autre sans même que le joug soit perceptible. Au moins jusqu’au moment où l’ordre installé est menacé. 自由 ziyou dans son étymologie même est lié à l’individualité, or la seule unité indivisible reste la société (jusqu’au 天下 Tianxia de Zhao Tingyang). Peut-on légitimement parler d’une société libre sans liberté individuelle claire ? Sans individu ? Lorsque se confondent égoïsme et individualisme ? Il n’y a qu’à regarder les visages peints par Yue Minjun, leurs sourires standardisés produits à la chaîne. Le même rictus d’un ego sans personne.
Il est clair que la liberté chinoise est la liberté d’agir justement, le juste étant l’idéal confucéen d’une société ordonnée et donc pacifiée. Une liberté contrainte, mais tout autrement que la contrainte rousseauiste.
Est juste l’unité ; est absolument libre tout ce qui achève et maintient cette unité.
Une telle conception peut être attrayante, surtout dans cette période de mondialisation et d’instabilité « culturelle », des valeurs. Mais je me pose la question suivante : la société, fut-elle chinoise, fut-elle mondiale, peut-elle être à l’abri du même « effondrement » moral qu’expérimenta Mill à ses vingt ans ? Cette mort ou écroulement intérieur, que nous décrit si bien M. Terestchenko dans son dernier livre, peut-elle être celle d’une société entière ?
Peut-être que ce qui est absolument libre, ayant pour fin l’unité, est la pensée incarnée et son mouvement de va et vient, si chère au taoïstes. Au moins aussi chère que notre liberté. L’expérience incontrôlée d’une vie, et seulement ainsi maîtrisable, sans être contrôlable. Un concept de liberté qu’il resterait à créer.
J’aimerais conclure ici, en vous partageant ces belles lignes de S. Zweig, citées par M. Terestchenko dans Ce bien qui fait mal à l’âme. Elles me semblent, quelque part, à propos.
« Je commence à me rendre compte qu’une véritable sympathie n’a rien de commun avec un courant électrique qu’on met et qu’on enlève à volonté et que le fait de s’occuper du sort d’autrui vous enlève un peu de votre liberté. »(p. 210)
Ressources bibliographiques
Billeter Jean-François, Chine trois fois muette, éd. Allia, 2000.
Cheng Anne, Histoire de la pensée chinoise, éd. du Seuil, 1997.
Mayfair Mey-hui Yang, dir, Chinese Religiosities : Afflictions of Modernity and State Formation, University of California Press, 2008.
Mill John Stuart, On Liberty, Penguin Books, 1859, rééd. 1985.
Terestchenko Michel, Ce bien qui fait mal à l'âme, la littérature comme expérience morale, éd. Don Quichotte, 2018.
Romano Claude, Eleutheria, in Vocabulaire européen des philosophies, éd du Seuil / Dict. du Robert, 2014.
Wismann Heinz, Penser entre les langues, Flammarion, 2012, rééd. 2014.
Zhao Tingyang, Tianxia, tout sous un même ciel, éd. du Cerf, 2018.
Ressources chinoises
Je ne préfère pas donner de traductions en références. Le mieux est de privilégier les éditions bilingues et commentées, et la confrontation des traductions. L’idéal serait de s’y pencher après l’étude de la grammaire chinoise classique, pour les textes anciens.
Note sur la traduction
Les traductions du chinois et de l’anglais sont personnelles.
samedi 21 avril 2018
Loi asile et immigration : relire Les raisins de la colère de John Steinbeck
"Les errants, les émigrants, étaient devenus des nomades. Des familles qui avaient jusque-là vécu sur un lopin de terre, dont toute l'existence s'était déroulée sur leurs quarante arpents, qui s'étaient nourries – bien ou chichement – du produit de leurs quarante arpents, avaient maintenant tout l'Ouest comme champ de pérégrinations. Et elles erraient à l'aventure, à la recherche de travail ; des flots d'émigrants déferlaient sur les autostrades et des théories de gens stationnaient dans les fossés bordant les routes. Et derrière ceux-là, il en arrivait toujours d'autres. Ces régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest avaient été habitées jusque-là par une population agrarienne que l'industrialisation n'avait pas touchée ; des paysans simples, qui n'avaient pas subi le joug du machinisme et qui ignoraient combien une machine peut-être un instrument puissant et dangereux entre les mains d'un seul homme. Ils n'avaient pas connu les paradoxes de l'industrialisation à outrance et avaient gardé un jugement assez sain pour discerner toute l'absurdité de la vie industrielle.
Et brusquement, les machines les chassèrent de chez eux et les envoyèrent peupler les grandes routes. Et, avec la vie nomade, les autostrades, les campements improvisé, la peur de la faim et la faim elle-même, une métamorphose s'opéra en eux. Les enfants qui n'avaient rien à manger, le mouvement ininterrompu, tout cela les changea. Ils étaient devenus des nomades. L'hostilité qu'ils rencontraient partout les changea, les souda, les unit – cette hostilité qui poussait les habitants des petites villes et des villages à se grouper et à s'armer comme s'il s'agissait de repousser une invasion – section d'hommes munis de manches de pioches, calicots et boutiquiers munis de fusils de chasse – de défendre le monde contre leurs propres concitoyens.
Le flot perpétuellement renouvelé des émigrants fit régner la panique dans l'Ouest. Les propriétaires tremblaient pour leurs biens. Des hommes qui n'avaient jamais connu la faim la voyaient dans les yeux des autres. Des hommes qui n'avaient jamais eu grand chose à désirer voyaient le désir brûler dans les regards de la misère. Et pour se défendre, les citoyens s'unissaient aux habitants de la riche contrée environnante et ils avaient soin de mettre le bon droit de leur côté en se répétant qu'ils étaient bons et que les envahisseurs étaient mauvais, comme tout homme doit le faire avant de se battre."
John Steinbeck, Les raisins de la colère, XXI
L'époque n'est pas la même, les émigrants ne viennent pas des mêmes contrées – ces terres de l'intérieur dont ils avaient chassé entre les deux guerres par les mauvaises récoltes, l'endettement et l'industrialisation de l'agriculture – mais c'est la même errance, la même hostilité face au danger d'invasion – le mythe du grand remplacement – la même solidarité et la même profonde humanité entre les miséreux en quête de l'Eldorado que décrit John Steinbeck dans Les raisins de la colère, ce chef d'oeuvre que nos représentants seraient bien avisés de lire au moment de voter la loi asile et immigration.
Si vous n'avez pas encore lu ce roman, n'attendez plus. Tout y est : la fraternité simple en butte à l'impitoyable cruauté, l'âpreté de la nature avec son goût de poussière, nourricière malgré tout, et au-dessus des hommes et des animaux le ciel impavide qui nous unit communément. Le roman s'achève sur la scène biblique d'une jeune femme, mère d'un enfant mort-né, qui donne le sein dans une grange à un homme à l'agonie, alors que les cataractes de pluies les ont chassé des wagons de marchandises où ils avaient cherché refuge le temps de la cueillette des plants de coton.
Et brusquement, les machines les chassèrent de chez eux et les envoyèrent peupler les grandes routes. Et, avec la vie nomade, les autostrades, les campements improvisé, la peur de la faim et la faim elle-même, une métamorphose s'opéra en eux. Les enfants qui n'avaient rien à manger, le mouvement ininterrompu, tout cela les changea. Ils étaient devenus des nomades. L'hostilité qu'ils rencontraient partout les changea, les souda, les unit – cette hostilité qui poussait les habitants des petites villes et des villages à se grouper et à s'armer comme s'il s'agissait de repousser une invasion – section d'hommes munis de manches de pioches, calicots et boutiquiers munis de fusils de chasse – de défendre le monde contre leurs propres concitoyens.
Le flot perpétuellement renouvelé des émigrants fit régner la panique dans l'Ouest. Les propriétaires tremblaient pour leurs biens. Des hommes qui n'avaient jamais connu la faim la voyaient dans les yeux des autres. Des hommes qui n'avaient jamais eu grand chose à désirer voyaient le désir brûler dans les regards de la misère. Et pour se défendre, les citoyens s'unissaient aux habitants de la riche contrée environnante et ils avaient soin de mettre le bon droit de leur côté en se répétant qu'ils étaient bons et que les envahisseurs étaient mauvais, comme tout homme doit le faire avant de se battre."
John Steinbeck, Les raisins de la colère, XXI
L'époque n'est pas la même, les émigrants ne viennent pas des mêmes contrées – ces terres de l'intérieur dont ils avaient chassé entre les deux guerres par les mauvaises récoltes, l'endettement et l'industrialisation de l'agriculture – mais c'est la même errance, la même hostilité face au danger d'invasion – le mythe du grand remplacement – la même solidarité et la même profonde humanité entre les miséreux en quête de l'Eldorado que décrit John Steinbeck dans Les raisins de la colère, ce chef d'oeuvre que nos représentants seraient bien avisés de lire au moment de voter la loi asile et immigration.
Si vous n'avez pas encore lu ce roman, n'attendez plus. Tout y est : la fraternité simple en butte à l'impitoyable cruauté, l'âpreté de la nature avec son goût de poussière, nourricière malgré tout, et au-dessus des hommes et des animaux le ciel impavide qui nous unit communément. Le roman s'achève sur la scène biblique d'une jeune femme, mère d'un enfant mort-né, qui donne le sein dans une grange à un homme à l'agonie, alors que les cataractes de pluies les ont chassé des wagons de marchandises où ils avaient cherché refuge le temps de la cueillette des plants de coton.
jeudi 22 mars 2018
Samah Jabr, Derrière les fronts
Un grand merci à notre amie Brooke Maddux, psychiatre psychanalyste, philosophe en formation au SEPAD de l'université de Reims, de nous avoir offert sa recension du livre de Samah Jabr, Derrière les fronts, Chroniques d'une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation. Qu'il soit clair que c'est le témoignage de la souffrance humaine en situation de conflit et la résistance à laquelle elle conduit qui nous intéresse ici, non la récupération politique dont il pourrait faire l'objet.
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur,
le complexe d’infériorité,
le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.
A. Césaire, Discours sur le Colonialisme
Unless above himself he can
Erect himself, how poor a thing is man!
Henry David Thoreau, Plea for Captain John Brown (1859)
La lecture de l'article de Michel Terestchenko sur son blog à propos de Vaclav Havel, comme d'ailleurs l'appel à soutenir l'ONG « Save the Children », et plus récemment l'article sur la contribution du port du voile à une certaine représentation du corps, m'ont donné envie de partager une récente lecture. J'ai eu le plaisir de rencontrer l'auteure, ma collègue, la Dr Samah Jabr, à son cabinet à Ramallah en Cisjordanie, à l'automne dernier. Un film documentaire, "Derrière les Fronts,résistances et résiliences en Palestine", tourné autour de sa personne et de ses engagements, par la réalisatrice française, Alexandra Dols, est sorti en début d'année en France ; on peut encore le voir sur quelques écrans. Le livre, Derrière les Fronts : une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, doit sortir aux éditions PMN (Premiers Matins de Novembre, 28 mars 2018).
Ce livre est un recueil d'articles publiés par divers organes de presse entre l'année 2003 et 2017, pour la plupart traduits de l'anglais. Si ces textes s'inscrivent résolument du côté de la résistance, ce ne sont point des pamphlets. Ils sont soigneusement documentés, ne lésinent jamais sur les informations précises : dates, chiffres, événements politiques et sociaux, références historiques. En plus, comme le souligne le philosophe tunisien, Youssef Seddik, dans sa lumineuse préface, l'écriture est authentique et belle. Samah Jabr y voit une dette à la grand-mère qui a enchanté de ses contes son enfance à Jérusalem, mais on peut y voir aussi une revanche de la parole sur l'omerta familiale, dictée par la peur et la honte, concernant la détention interminable d'un jeune oncle, accusé d'avoir participé à un attentat.
La psychiatre, et surtout la psychothérapeute, est aussi une résistante ; et le dialogue, l'articulation des deux vocations, constitue le fil rouge du livre. Héritière reconnaissante d'un autre psychiatre résistant, Franz Fanon, et douée comme lui pour l'écriture, Jabr y décline sous toutes ses formes les effets délétères de l'occupation israélienne de la Palestine sur les 3,8 millions de personnes qui la subissent quotidiennement.
La vie sous l'oppression et la soumission à l'injustice, dit l'auteure, sont incompatibles avec la santé psychologique. Humiliation, torture, détentions arbitraires répétées et prolongées, dislocation des familles, disqualification des pères impuissants à nourrir et à protéger leurs familles, fractures de la communauté, attaques sur l'identité – et surtout une forme subtile d'aliénation propre à la guerre d'usure ici menée, et qui fait du citoyen délégitimé, sans papiers, sans droits et souvent sans travail, un collaborateur à son corps défendant. Tout ceci aboutit à une « destruction du sens », une « colonisation de l'âme » qui efface l'histoire et ampute le sujet de tout avenir. L'écriture, puissamment évocatrice mais toujours pudique, alterne commentaire philosophique, réflexion clinique et récit. Au fil des pages, nous rencontrons Mustafa, Ahmed, Fatima et tant d'autres dont la Dr Jabr se fait la scribe fidèle et le sobre témoin. Un tel est rendu psychotique par ses années de détention, le corps de telle autre clame par ses douleurs lesquelles échappent à tout diagnostic, le deuil impossible d'un fils froidement exécuté sans procès. La Dr Jabr se refuse à la haine mais en comprend les expressions. Comme Fanon, (ou comme Henry David Thoreau, philosophe américain de la désobéissance civile au 19è siècle, dans son texte célèbre sur l’exécution du militant, John Brown) elle comprend comment la pulsion violente s'empare de l'opprimé. Elle déplore l'acte mais n'en juge pas l'auteur. Le constat d'un système de deux poids, de deux mesures, revient souvent sous sa plume : l'argument de la folie est avancé pour disculper les israéliens qui se livrent à des actes de violence sur des palestiniens, alors que ni le jeune âge ni la souffrance psychique ne sont pris en compte lorsqu'il s'agit d'un passage à l'acte palestinien sur un soldat de l'occupation.
Mais la Dr Jabr ne se limite pas à décrire l'état des lieux des victimes, elle célèbre aussi leur obstination à vivre (« ils coupent nos oliviers, on les replante... »), leur capacité à rebondir qu'elle refuse d'appeler, comme le veut la mode, « résilience ». La résilience consiste, en effet, à surmonter une expérience traumatique pour la mettre derrière soi, voire la transformer en quelque chose de positif. Dans le cas de la Palestine occupée, le trauma est chronique. Il dure depuis des décennies, depuis la Nakba (la « catastrophe ») de 1948, et se renouvelle tous les jours. Pour y faire face, nous explique l'auteure, le peuple, éprouvé en permanence, doit mobiliser individuellement et collectivement son sumud. Qu'est-ce le sumud ? Le mot « remonte à l'époque où les palestinien.ne.s défiaient le mandat britannique », et désigne une attitude face à l'oppression faite d'endurance mais aussi d'un refus actif et créatif de se soumettre. On pense aux lucioles, ces êtres fragiles et minuscules qui brillent dans la nuit, élevées par le cinéaste et philosophe, Pier Paulo Pasolini, au rang de métaphore de ce qui s’opposerait aux ténèbres du totalitarisme par sa volonté de survivance et de résistance.3
A l'instar d'un Fanon, d'un Havel voire d'un Mandela, Jabr pourrait faire sien ce propos du premier, exprimé dans une lettre écrite peu avant sa mort en 1961 à son ami Roger Taïeb : Nous ne sommes rien sur terre, si nous ne sommes pas d’abord l’esclave d’une cause, celle des peuples et celle de la justice et de la liberté. Son travail de tous les jours consiste à consoler, soigner, et encourager les palestinien.ne.s, traumatisé.e.s par la colonisation, dans leur combat pour sortir de la « zone du non-être » 4 comme Fanon désignait, dans un autre contexte politique, l'espace où sont condamné.e.s à se mouvoir des personnes sans lieu, sans droit, sans identité administrative et à l'histoire niée.
Politiser la psychiatrie, psychiatriser la politique, on y flaire le danger. De telles manipulations des catégories de pensée produisent des amalgames et des analogies là où s'imposeraient des articulations. Au pire, cela nous donne les internements psychiatriques des régimes totalitaires, des conseils en torture des psychologues de Guantanamo, la désignation et prise en charge comme malades mentaux de dissidents et d'opposants à la tyrannie. Mais il y a plus subtil. Je me souviens, à l'époque où je travaillais comme psychiatre dans le secteur public d'une banlieue populaire de Paris avec une forte population de maghrébins « issus » comme on dit, « de l'immigration », m'être posé la question suivante : Et si, à ces personnes dont le sentiment d'existence et d'identité souffre de relégation et de discrimination –sociales, culturelles, économiques – on fournissait des outils politiques pour se faire entendre et respecter, pour exercer une vraie influence sur les décisions qui affectent leur communauté, ne verrait-on pas disparaître, ou au moins s’atténuer, leurs « pathologies » dépressives, anxieuses, phobiques, psychosomatiques, addictives voire psychotiques ? L'impuissance devant les injustices de la nature, les contingences du hasard, devant notre finitude même, sont le propre de la condition humaine. La perte de dignité, l'humiliation qui sont les produits de l'impuissance politique devant l'oppression sont une aberration et ont un remède. Samah Jabr appelle cela le sumud, la clef de la libération intérieure sans laquelle la libération de son peuple risque de rester vœu pieux.
Il y a au moins trois points sur lesquels le Dr Jabr peut se trouver attaquée. D'aucuns vont lui rétorquer que la psychothérapeute se doit de s'occuper de la singularité, et ne saurait soigner la communauté prise dans ses impasses collectives. La déontologie médicale et l'éthique se sont d'ailleurs souvent croisés les fers. Il y a quelques mois aux USA, plus d'un millier de psychiatres, professeurs de psychiatrie et travailleurs en santé mentale sont monté.e.s au créneau pour défier la sacro-sainte « Goldwater Rule » qui voudrait qu'aucun.e praticien.ne ne s'autorise à émettre un avis sur l'aptitude mentale d'un individu sans l'avoir examiné et évalué en entretien. Ces collègues états-uniennes ont considéré que le danger que représente pour le pays l'actuel Président fait du partage de leurs impressions et inquiétudes une obligation éthique. De la même façon, Samah Jabr en est venue à penser, au fil de ses années de travail comme clinicienne, qu'il est impossible de soigner ses compatriotes sans tenir compte des effets délétères de l'occupation qu'elles subissent. Aussi, l'écoute, pour être thérapeutique, doit-elle valider et légitimer les raisons de leur souffrance, les libérer de la honte qui les habite et mobiliser leur rage impuissante vers une résistance effective.
On peut aussi s’interroger sur l'importance donnée par Samah à la notion d'identité. A notre époque, le mot identité – après avoir été ennobli par des penseurs comme Paul Ricoeur – a fort mauvaise presse. Il se trouve associé au communautarisme, aux populismes de tous bords, au repliement sur soi et au refus de l'autre. Il est donc mal vu par certains de mettre au premier plan le sentiment d'identité, d'appartenance à un peuple, à une terre, voire à une communauté religieuse. Pour la Dr Jabr, si nous l'avons bien lue, la possibilité d'aller à la rencontre de l'autre, et à terme de se réconcilier avec l'adversaire, est indissociable d'un premier ancrage. Il ne saurait avoir de l'autre pour un sujet condamné à errer dans une « zone de non-être ». First things first, comme on dit en anglais. Nomination, filiation, sécurité physique et psychique – nul prétendrait qu'il ne s'agisse là de prérequis pour qu'un enfant s'ouvre au monde. Idem, peut-on le penser, pour l'habitant, arrêté dans son envol, de la Palestine occupée. (Sur ce nécessaire attachement à un lieu, on pourra lire les dernières pages magnifiques du livre de George Perec, Espèces d'espaces.) Le troisième point est peut-être le plus délicat, et Samah Jabr a payé le prix lourd des incompréhensions à ce propos. Dans un article de son recueil, elle confie toute la douleur qu'a provoqué chez elle la rupture d'une longue amitié à cause d'une prétendue « haine des juifs » extrapolée de quelques propos, plutôt modérés, sur la quête impossible « d'un partenaire israélien pour la paix ».
Le philosophe et théoricien politique italien, Antonio Gramsci, disait de lui-même dans ses Lettres de Prison, « Je suis pessimiste par l'intelligence mais optimiste par la volonté. » Un tel attelage de la lucidité à l'espérance, de la réflexion à l'engagement dans l'action, ressort de chaque page de ce petit livre remarquable dont je vous recommande évidemment la lecture.
Dr Brooke Maddux Psychiatre, psychanalyste, membre du UK/US Mental Health Network for Palestine, créé par la Dr Samah Jabr et la pédopsychiatre américaine, Elizabeth Berger https://ukpalmhn.com
Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur,
le complexe d’infériorité,
le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme.
A. Césaire, Discours sur le Colonialisme
Unless above himself he can
Erect himself, how poor a thing is man!
Henry David Thoreau, Plea for Captain John Brown (1859)
La lecture de l'article de Michel Terestchenko sur son blog à propos de Vaclav Havel, comme d'ailleurs l'appel à soutenir l'ONG « Save the Children », et plus récemment l'article sur la contribution du port du voile à une certaine représentation du corps, m'ont donné envie de partager une récente lecture. J'ai eu le plaisir de rencontrer l'auteure, ma collègue, la Dr Samah Jabr, à son cabinet à Ramallah en Cisjordanie, à l'automne dernier. Un film documentaire, "Derrière les Fronts,résistances et résiliences en Palestine", tourné autour de sa personne et de ses engagements, par la réalisatrice française, Alexandra Dols, est sorti en début d'année en France ; on peut encore le voir sur quelques écrans. Le livre, Derrière les Fronts : une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation, doit sortir aux éditions PMN (Premiers Matins de Novembre, 28 mars 2018).
Ce livre est un recueil d'articles publiés par divers organes de presse entre l'année 2003 et 2017, pour la plupart traduits de l'anglais. Si ces textes s'inscrivent résolument du côté de la résistance, ce ne sont point des pamphlets. Ils sont soigneusement documentés, ne lésinent jamais sur les informations précises : dates, chiffres, événements politiques et sociaux, références historiques. En plus, comme le souligne le philosophe tunisien, Youssef Seddik, dans sa lumineuse préface, l'écriture est authentique et belle. Samah Jabr y voit une dette à la grand-mère qui a enchanté de ses contes son enfance à Jérusalem, mais on peut y voir aussi une revanche de la parole sur l'omerta familiale, dictée par la peur et la honte, concernant la détention interminable d'un jeune oncle, accusé d'avoir participé à un attentat.
La psychiatre, et surtout la psychothérapeute, est aussi une résistante ; et le dialogue, l'articulation des deux vocations, constitue le fil rouge du livre. Héritière reconnaissante d'un autre psychiatre résistant, Franz Fanon, et douée comme lui pour l'écriture, Jabr y décline sous toutes ses formes les effets délétères de l'occupation israélienne de la Palestine sur les 3,8 millions de personnes qui la subissent quotidiennement.
La vie sous l'oppression et la soumission à l'injustice, dit l'auteure, sont incompatibles avec la santé psychologique. Humiliation, torture, détentions arbitraires répétées et prolongées, dislocation des familles, disqualification des pères impuissants à nourrir et à protéger leurs familles, fractures de la communauté, attaques sur l'identité – et surtout une forme subtile d'aliénation propre à la guerre d'usure ici menée, et qui fait du citoyen délégitimé, sans papiers, sans droits et souvent sans travail, un collaborateur à son corps défendant. Tout ceci aboutit à une « destruction du sens », une « colonisation de l'âme » qui efface l'histoire et ampute le sujet de tout avenir. L'écriture, puissamment évocatrice mais toujours pudique, alterne commentaire philosophique, réflexion clinique et récit. Au fil des pages, nous rencontrons Mustafa, Ahmed, Fatima et tant d'autres dont la Dr Jabr se fait la scribe fidèle et le sobre témoin. Un tel est rendu psychotique par ses années de détention, le corps de telle autre clame par ses douleurs lesquelles échappent à tout diagnostic, le deuil impossible d'un fils froidement exécuté sans procès. La Dr Jabr se refuse à la haine mais en comprend les expressions. Comme Fanon, (ou comme Henry David Thoreau, philosophe américain de la désobéissance civile au 19è siècle, dans son texte célèbre sur l’exécution du militant, John Brown) elle comprend comment la pulsion violente s'empare de l'opprimé. Elle déplore l'acte mais n'en juge pas l'auteur. Le constat d'un système de deux poids, de deux mesures, revient souvent sous sa plume : l'argument de la folie est avancé pour disculper les israéliens qui se livrent à des actes de violence sur des palestiniens, alors que ni le jeune âge ni la souffrance psychique ne sont pris en compte lorsqu'il s'agit d'un passage à l'acte palestinien sur un soldat de l'occupation.
Mais la Dr Jabr ne se limite pas à décrire l'état des lieux des victimes, elle célèbre aussi leur obstination à vivre (« ils coupent nos oliviers, on les replante... »), leur capacité à rebondir qu'elle refuse d'appeler, comme le veut la mode, « résilience ». La résilience consiste, en effet, à surmonter une expérience traumatique pour la mettre derrière soi, voire la transformer en quelque chose de positif. Dans le cas de la Palestine occupée, le trauma est chronique. Il dure depuis des décennies, depuis la Nakba (la « catastrophe ») de 1948, et se renouvelle tous les jours. Pour y faire face, nous explique l'auteure, le peuple, éprouvé en permanence, doit mobiliser individuellement et collectivement son sumud. Qu'est-ce le sumud ? Le mot « remonte à l'époque où les palestinien.ne.s défiaient le mandat britannique », et désigne une attitude face à l'oppression faite d'endurance mais aussi d'un refus actif et créatif de se soumettre. On pense aux lucioles, ces êtres fragiles et minuscules qui brillent dans la nuit, élevées par le cinéaste et philosophe, Pier Paulo Pasolini, au rang de métaphore de ce qui s’opposerait aux ténèbres du totalitarisme par sa volonté de survivance et de résistance.3
A l'instar d'un Fanon, d'un Havel voire d'un Mandela, Jabr pourrait faire sien ce propos du premier, exprimé dans une lettre écrite peu avant sa mort en 1961 à son ami Roger Taïeb : Nous ne sommes rien sur terre, si nous ne sommes pas d’abord l’esclave d’une cause, celle des peuples et celle de la justice et de la liberté. Son travail de tous les jours consiste à consoler, soigner, et encourager les palestinien.ne.s, traumatisé.e.s par la colonisation, dans leur combat pour sortir de la « zone du non-être » 4 comme Fanon désignait, dans un autre contexte politique, l'espace où sont condamné.e.s à se mouvoir des personnes sans lieu, sans droit, sans identité administrative et à l'histoire niée.
Politiser la psychiatrie, psychiatriser la politique, on y flaire le danger. De telles manipulations des catégories de pensée produisent des amalgames et des analogies là où s'imposeraient des articulations. Au pire, cela nous donne les internements psychiatriques des régimes totalitaires, des conseils en torture des psychologues de Guantanamo, la désignation et prise en charge comme malades mentaux de dissidents et d'opposants à la tyrannie. Mais il y a plus subtil. Je me souviens, à l'époque où je travaillais comme psychiatre dans le secteur public d'une banlieue populaire de Paris avec une forte population de maghrébins « issus » comme on dit, « de l'immigration », m'être posé la question suivante : Et si, à ces personnes dont le sentiment d'existence et d'identité souffre de relégation et de discrimination –sociales, culturelles, économiques – on fournissait des outils politiques pour se faire entendre et respecter, pour exercer une vraie influence sur les décisions qui affectent leur communauté, ne verrait-on pas disparaître, ou au moins s’atténuer, leurs « pathologies » dépressives, anxieuses, phobiques, psychosomatiques, addictives voire psychotiques ? L'impuissance devant les injustices de la nature, les contingences du hasard, devant notre finitude même, sont le propre de la condition humaine. La perte de dignité, l'humiliation qui sont les produits de l'impuissance politique devant l'oppression sont une aberration et ont un remède. Samah Jabr appelle cela le sumud, la clef de la libération intérieure sans laquelle la libération de son peuple risque de rester vœu pieux.
Il y a au moins trois points sur lesquels le Dr Jabr peut se trouver attaquée. D'aucuns vont lui rétorquer que la psychothérapeute se doit de s'occuper de la singularité, et ne saurait soigner la communauté prise dans ses impasses collectives. La déontologie médicale et l'éthique se sont d'ailleurs souvent croisés les fers. Il y a quelques mois aux USA, plus d'un millier de psychiatres, professeurs de psychiatrie et travailleurs en santé mentale sont monté.e.s au créneau pour défier la sacro-sainte « Goldwater Rule » qui voudrait qu'aucun.e praticien.ne ne s'autorise à émettre un avis sur l'aptitude mentale d'un individu sans l'avoir examiné et évalué en entretien. Ces collègues états-uniennes ont considéré que le danger que représente pour le pays l'actuel Président fait du partage de leurs impressions et inquiétudes une obligation éthique. De la même façon, Samah Jabr en est venue à penser, au fil de ses années de travail comme clinicienne, qu'il est impossible de soigner ses compatriotes sans tenir compte des effets délétères de l'occupation qu'elles subissent. Aussi, l'écoute, pour être thérapeutique, doit-elle valider et légitimer les raisons de leur souffrance, les libérer de la honte qui les habite et mobiliser leur rage impuissante vers une résistance effective.
On peut aussi s’interroger sur l'importance donnée par Samah à la notion d'identité. A notre époque, le mot identité – après avoir été ennobli par des penseurs comme Paul Ricoeur – a fort mauvaise presse. Il se trouve associé au communautarisme, aux populismes de tous bords, au repliement sur soi et au refus de l'autre. Il est donc mal vu par certains de mettre au premier plan le sentiment d'identité, d'appartenance à un peuple, à une terre, voire à une communauté religieuse. Pour la Dr Jabr, si nous l'avons bien lue, la possibilité d'aller à la rencontre de l'autre, et à terme de se réconcilier avec l'adversaire, est indissociable d'un premier ancrage. Il ne saurait avoir de l'autre pour un sujet condamné à errer dans une « zone de non-être ». First things first, comme on dit en anglais. Nomination, filiation, sécurité physique et psychique – nul prétendrait qu'il ne s'agisse là de prérequis pour qu'un enfant s'ouvre au monde. Idem, peut-on le penser, pour l'habitant, arrêté dans son envol, de la Palestine occupée. (Sur ce nécessaire attachement à un lieu, on pourra lire les dernières pages magnifiques du livre de George Perec, Espèces d'espaces.) Le troisième point est peut-être le plus délicat, et Samah Jabr a payé le prix lourd des incompréhensions à ce propos. Dans un article de son recueil, elle confie toute la douleur qu'a provoqué chez elle la rupture d'une longue amitié à cause d'une prétendue « haine des juifs » extrapolée de quelques propos, plutôt modérés, sur la quête impossible « d'un partenaire israélien pour la paix ».
Le philosophe et théoricien politique italien, Antonio Gramsci, disait de lui-même dans ses Lettres de Prison, « Je suis pessimiste par l'intelligence mais optimiste par la volonté. » Un tel attelage de la lucidité à l'espérance, de la réflexion à l'engagement dans l'action, ressort de chaque page de ce petit livre remarquable dont je vous recommande évidemment la lecture.
Dr Brooke Maddux Psychiatre, psychanalyste, membre du UK/US Mental Health Network for Palestine, créé par la Dr Samah Jabr et la pédopsychiatre américaine, Elizabeth Berger https://ukpalmhn.com
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